Un père plaide coupablera, c'est la (possible) dernière dignité pour le héros malheureux de Juré n°2. Clint Eastwood plaide non moins coupable devant les filles qu'il enrôle dans ses films, moins pour se faire pardonner d'elles (il est unforgiven, l'impardonné même) que pour leur adresser des lettres mortes. Cette sanction-là est autrement plus redoutable que l'escalade par la face nord de l'un des sommets des Alpes suisses dans The Eiger Sanction (1975). Eiger dit l'épieu, c'est la blessure au flanc d'un Roi pêcheur, le cœur blessé d'un père dont les aveux sont des lettres mortes.
Dans Juré n°2, la victime, tuée dans un accident de la route durant une nuit battue par la pluie, a un double dans le cinéma de Clint Eastwood : la journaliste de Jugé coupable (1999). Le cinéaste y tenait le rôle d'un vieux confrère qui la draguait en la poussant à picoler, avant qu'elle ne décède dans des circonstances semblables, accident de voiture et éthylisme, pluie diluvienne et nocturne. Dans le même film, le journaliste borderline qui reprenait l'enquête de sa consœur comme une créance de sang trouvait encore le temps de malmener sa fillette en l'emmenant au zoo comme on traverse le Louvre en quatrième vitesse dans Bande à part de Jean-Luc Godard. L'enfant tombait de sa poussette, ses joues bientôt croûtées de pansements colorés. Un raccord incroyable passait alors par le trou noir du pare-brise du véhicule de la journaliste morte pour y retrouver dans son lit le visage de lumière de sa petite fille.
Dans Juré n°2, Kendall Carter est interprétée par Francesca Eastwood, la petite fille de Jugé coupable qui l'est de son auteur.
Les incurables blessures de la malédiction d'un père
« Que les tourbillons et les brouillards t’enveloppent ! que les incurables blessures de la malédiction d’un père frappent tous tes sens ! » hurle le roi Lear à Goneril, l'aînée de ses trois filles (I, 4). Chez Clint Eastwood, les incurables blessures de la malédiction d'un père éclairent au contraire tous nos sens par l'entremise de la présence dans ses films de ses filles, Alison et Francesca, quatrième et septième de ses huit enfants. Si le fils incarne la continuité dans la transmission des arts et le passage des générations (Kyle Eastwood y joue le neveu de Hank Williams dans Honkytonk Man en 1982, un vrai musicien qui participera à composer plusieurs musiques des films de son père à partir des années 90), les filles sont, elles, les porteuses d'une autre lumière, plus dure, plus blessante.
Avec elles, Clint Eastwood plaide coupable mais à seule fin de soutenir la malédiction d'avoir été un mauvais père.
Sans prendre en compte ses apparitions durant son enfance, dans Bronco Billy (1980) et La Corde raide (1984) de Richard Tuggle que son père produit, Alison Eastwood joue dans Les Pleins pouvoirs (1997), Minuit dans le jardin du bien et du mal (1998) et La Mule (2018). Dans le premier film, une étudiante en beaux-arts reconnaît le tour de main d'un vieux dessinateur amateur qui fréquente les musées de Washington, doublé d'un voleur dont la virtuosité a pour blessure une fille devenue procureure et dont ses activités illégales l'ont longtemps tenu éloigné.
Dans le deuxième film tourné comme Juré n°2 à Savannah en Géorgie, elle offre une aide décisive à l'enquête entreprise par un journaliste new-yorkais durant un procès défrayant la chronique judiciaire locale. Minerva, la prêtresse vaudoue qui en est l'autre accompagnatrice, le prévient qu'il lui faudra préférer à la compagnie des morts celle des vivants. C'est Mandy qu'il doit aimer, non elle. Alison Eastwood revient enfin dans La Mule pour y tenir le rôle de la fille d'un senior qui a fait passer devant ses responsabilités familiales son travail et les plaisirs illicites du convoi de drogue pour un cartel mexicain. Quand le vieil horticulteur plaide coupable, sa fille prénommée Iris et qui l'a souvent haï s'en amuse pourtant en disant qu'elle saura enfin le trouver quand elle aura besoin de lui parler.
Francesca Eastwood insiste autrement sur le désaveu de la figure paternelle. La petite fille de Jugé coupable avait pour fantôme la journaliste qu'elle aurait pu devenir si son père n'avait pas provoqué sa mort involontairement. Quinze ans plus tard, elle joue une serveuse dans Jersey Boys (2014), l'histoire de Frankie Valli des Four Seasons, immense chanteur dont le récit consacré est celui de ses blessures : les dettes à éponger d'un ami et pilier du groupe et la mort par overdose de sa fille aînée, abandonnée par un père contraint à enchaîner les tournées.
Francesca Eastwood revient enfin dans Juré n°2 pour y périr comme mourait la journaliste de Jugé coupable. La différence tient à ce que la fillette coïncide avec la victime et que l'irresponsabilité est ce que la loi doit sanctionner.
La sanction des lettres mortes
Juré n°2 offre peut-être l'ultime prestation du héros eastwoodien. Ce qui s'y parachève est un achèvement. Le héros qui pouvait hier transgresser la règle du droit en s'autorisant d'une loi qui lui était, sinon supérieure, du moins hétérogène, plaide désormais son droit à l'exception pour la seule et unique raison que les jeunes pères de famille qui ont réussi à s'extraire des affres de l'alcool représentent de bien meilleurs citoyens que d'anciens délinquants.
Le silence du héros interloqué lors de la toute dernière séquence du film vient de loin à y repenser : c'est le mutisme de l'Homme sans nom que le jeune Clint Eastwood incarnait dans les westerns de Sergio Leone. La mythification d'un archétype du genre minéralisait en fait ce qui ne sera plus ensuite de s'éroder. Il n'y a de héros qu'à trahir les créances de sang ; ainsi, le serment avec le fantôme de l'aimée de ne jamais plus renouer avec la violence (Impitoyable, 1992). Et quand le serment est respecté, en autorisant même à s'arracher de la colle des convictions religieuses, le spectre du meurtre d'une fille par son père est l'image qui s'impose quand même. Cette image est le cachet secret d'un récit sous la forme d'une lettre adressée par un ami du héros à la fille de sang d'un entraîneur de boxe qu'elle ne lira probablement jamais, rejoignant celles que son père n'aura cessé de lui envoyer.
Un père plaide coupablera, c'est la (possible) dernière dignité pour le héros malheureux de Juré n°2. Clint Eastwood plaide non moins coupable devant les filles qu'il enrôle dans ses films, moins pour se faire pardonner d'elles (il est unforgiven, l'impardonné même) que pour leur adresser des lettres mortes. Cette sanction-là est autrement plus redoutable que l'escalade par la face nord de l'un des sommets des Alpes suisses dans The Eiger Sanction (1975). Eiger dit l'épieu, c'est la blessure au flanc d'un Roi pêcheur, le cœur blessé d'un père dont les aveux sont des lettres mortes.
8 novembre 2024