La greffe prend et ne prend pas, à la fois. Le paradoxe le plus productif du moyen-métrage Free Party consisterait alors en ce que sa fiction, simple comme bonjour, propose l'histoire d'une greffe manquée, alors que le film lui-même semble avérer qu'une autre aurait réussi, mais dans une optique ou selon une perspective différente. Ce serait alors dans la différence des plans de composition où des greffes prennent ou non que le quatrième court-métrage de Fred Gélard occuperait décisivement une position qui lui assurerait de valoir davantage que l'énième exemple d'une déclinaison de ce naturalisme soft (petits récits, identifications faciles, caution documentaire)dominant largement le cinéma français actuel. Au risque, aussi, que l'inégal bonheur des greffes caractérisant le film, en vertu de ce qu'il raconte ou représente d'un côté et de ce dont il est l'histoire ou la présentation de l'autre, privilégie son auteur au détriment ou sur le dos de son jeune personnage. Si le risque est au contraire assumé et tenu jusqu'au point où la divergence des plans de composition apparaîtrait aussi retorse et torsadée que les dreadlocks électriques de la jeune femme dont s'éprend le héros, alors le film l'emporterait moins contre le personnage qu'en sa secrète faveur. Ce dernier étant secrètement invité à recommencer après avoir échoué, à essayer de nouveau, revenant ici ou repartant ailleurs, dès lors qu'il aura su tirer avec le spectateur à ses côtés des leçons d'un échec profitable et par conséquent détaché de toute valeur de sanction terminale ou définitive.
Sur le plan du scénario, la greffe raterait en ceci que Julien (Martin Combes, tout en fébrilité), parti pour retrouver son demi-frère Max (Pierre Lottin, tout en fragilité moins extérieure qu'intériorisée, rentrée) dans une communauté de travellers installée dans une forêt cévenole pour y organiser l'été d'échevelées free parties, échoue à renouer des liens avec lui. Et, plus généralement, à trouver en dépit de sa bonne volonté ses marques dans un monde certes accueillant mais dont les codes ou conventions in fine lui auraient échappé. La sanction prendrait même pour Julien un visage dont le reflet lui serait renvoyé par une boule à facettes flashy ou un miroir à trois faces : le visage d'un frère cadet impuissant à raffermir une relation distendue avec son aîné ; celui aussi d'un garçon à peine sorti de l'adolescence et épris de Lise, une Djette dont le sens revêche de l'hédonisme et la désir farouche d'autonomie ne l'autorisent pas à s'arrêter pour se retourner en arrière et rattraper celui qui n'arrive plus à la suivre dans ses trips ; le visage enfin d'un jeune homme fasciné par un mode de vie communautaire et méconnu mais trop novice pour se donner le temps de faire siennes ses régulations internes (s'agissant en particulier du rapport aux psychotropes consommés à l'occasion des soirées festives organisées). Si Free Party se cantonnait à organiser jusqu'à son terme une fiction punitive à l'encontre de son personnage, en raison notamment de sa jeunesse, de ses fantasmes (la reconstitution d'un roman familial boiteux, l'intégration sans souci d'une communauté idéale) ou d'un habitus qui l'empêcherait de s'acculturer au sein du campement d'un groupe de nomades parmi lesquels vit son demi-frère au titre d'ingénieur du son et programmateur de soirées électroniques (techno, dub et house), il n'y aura alors vraiment pas grand-chose à penser. Sinon que son auteur se serait abandonné à un bad trip autoritaire qui, raccord avec des tendances profondes d'un cinéma actuellement plébiscité en festival, contredirait en conséquence son supposé attachement avec le monde qu'il désire représenter et dans lequel il souhaiterait voir sa fiction s'y épanouir comme une fleur.
Or, sur le plan esthétique, autrement dit celui où se présente et consiste le film lui-même, dans sa forme comme dans les supports matériels qui l'auront rendu effectif, Fred Gélard manifeste un authentique souci d'inscription documentaire de sa fiction, celle-ci ondoyant dans un cadre suffisamment hospitalier pour s'y glisser comme un poisson dans l'eau. En même temps qu'il y aurait là comme une véritable affinité entre le film en tant que petit monde en soi et le monde même qu'il documente et d'où il tire le fil désirant de sa fiction. Jusqu'au point, d'ailleurs, où les fêtes ne relèvent plus seulement de l'arrière-plan documentaire mais appartiennent, comme c'est le cas pour la dernière d'entre elle, à la construction fictionnelle d'un récit en mimétisme du monde où il s'inscrit. Ce monde sous-exposé et peu vu par les médias, marginal pour les uns et minoritaire pour les autres, repose en effet sur des principes à la fois libertaires et communautaires, autonomes et temporaires de plaisir partagé et de solidarité qui auront été également ou idéalement prolongés sur le versant – dès lors que les financements traditionnels font défaut – d'une production certes soutenue par le CNC et les Films du Bois Sacré mais ouverte aussi aux investissements amicaux autorisés par le crowdfunding (la plate-forme participative Touscoproducteurs, essentielle dans l'étape de postproduction du film). Free Party nomme comme on l'a compris le monde des DJ mixant parfois sans autorisation officielle des transes électroniques organisées par ces nomades que l'on appelle en imitation de réalités sociales irlandaises travellers. Mais le titre délivrerait à cet égard aussi la vérité esthétique d'un film dont on imagine sans forcer qu'il a été réalisé par un petit groupe d'amis vivant son rapport au cinéma comme une fête accueillie par la communauté des travellers. Et dont le financement aura reposé pour partie sur une communauté spontanément constituée de coproducteurs mobilisés pour que Free Party ait lieu. Un film, aussi modeste soit-il, en tant que piraterie (la fiction mimant pour pirater le documentaire et vice-versa), comme zone d'autonomie temporaire (une TAZ dans le vocabulaire de Hakim Bey – et quelques drapeaux noirs accréditeraient ici, plus précisément qu'une accointance westernienne, cette dimension essentiellement pirate qui s'avouerait encore avec le nom de l'auteur des frissonnantes compositions atmosphériques qu'on y entend, Greg Corsaro).
La greffe prend et ne prend pas, à la fois. Pourtant, dans l'intervalle, il y aura eu des tentatives pas si infructueuses, comme celle où Julien, d'abord moqué pour ses goûts musicaux (le rock) et la pratique de la guitare sèche, arrive à greffer ou pirater des loops de guitare électrique sur des boîtes à rythmes électroniques en suscitant l'intérêt de Lise que son demi-frère fréquente occasionnellement et dont il s'éprend à son tour dans une dynamique classique de triangulation mimétique. Il y en aura eu encore des tentatives, Julien insistant pour rester aux côtés de son frère ou des travellers quand ce dernier cherche à préserver une certaine distance entre eux, décidant d'adopter par mimétisme les signes extérieurs de la communauté (la veste kaki, le pantalon militaire, la coupe de cheveux punk) jusqu'à aller auprès de certains teufeurs à la consommation d'acides qui lui retournent le cerveau. On pouvait craindre légitimement que les visions colorées l'assaillant à cette occasion se restreignent à des pointes de psychédélisme hétéroclites aux humeurs naturalistes ou impressionnistes dominantes. Mais elles dénotent sensiblement des rapports velléitaires et finalement équivoques (de piratage, pourquoi pas) entretenus par Julien avec son monde d'adoption, reposant sur un mixte de rivalité mimétique avec un frère aîné secrètement admiré, de promesses de sexualité un brin fantasmatiques et de représentations toutes faites d'une communauté dont les règles ne s'incorporent pas le temps court d'un été post-bac.
Ces visions délirantes manifesteraient sur un versant subjectif le symptôme d'un piratage manqué ou d'une greffe ratée, alourdie par tout un hors-champ de la fiction qui pourrait être résumé par ce mot renvoyé au visage de Julien par son demi-frère Max : l'héritier, c'est lui et non l'autre qui, n'ayant pas hérité de la même filiation paternelle, aura préféré se constituer ailleurs qu'en famille d'autres modes de socialisation. Si la greffe ne prend pas, c'est peut-être aussi parce que l'héritier (celui qui est le fils d'un médecin mais peut-être le moins aimé des deux frères par leur mère) aura imperceptiblement hérité d'une vision du monde lui assurant de fallacieuses croyances en termes d'intégration communautaire facilitée. Cependant, Free Party garantit dans ses dernières minutes que si des greffes prennent (sur le plan esthétique) et d'autre non (sur le plan fictionnel), des affects se seront malgré tout faufilés entre deux frères séparés par des origines familiales caractérisées par un strabisme divergent et, corrélativement, des trajectoires de socialisation différenciées. Car, c'est l'aîné qui extrait de son bad trip son cadet, arrivé au bout d'une dérive équivalente à une désorientation. C'est Max qui sort la tête de l'eau de Julien sans conditionner cette aide sur de quelconques motivations ou retours de manivelle du ressentiment. Et, ce faisant, l'aigreur qui pouvait poindre entre eux finit dans une saine dissipation qui se transforme dans la dernière séquence en sens de la légèreté et de l'ouverture garantissant que les échecs passés ne signifient pas automatiquement leur reproduction à venir.
Accueilli à la croisée des chemins par un chien agressif, environné par d'autres chiens accompagnant bon nombre de travellers séjournant dans leur camtars, Julien voit sur son chemin l'éloignant de la forêt cévenole un chien se présentant à lui avec une bonté aussi discrète que décisive. D'un chien à un autre, c'est une reconnaissance qui aurait été attestée, gagnée malgré tout à l'arrachée. Julien n'en a pas fini avec les travellers dont les corps électrisés de récits comptent plus que les signes extérieurs du folklore qui leur est associé, il pourra revenir parmi eux, plus tard et plus sereinement, vacciné quant à la place qu'il pourrait éventuellement occuper dans un monde social que l'on n'intègre pas seulement pour des raisons de roman familial compliqué, de pulsions fantasmatiques inavouées ou de désœuvrement post-adolescent et estival. A sa manière, piratant des greffes différentes comme des cheveux noués en dreadlocks électriques, Free Party aura proposé l'air de rien un Bildungsroman l'ayant préservé de tout pittoresque, au nom duquel le nomadisme représente autant l'affaire d'une communauté à l'écart des normes de la sédentarité que celle d'un jeune homme pris dans l'apprentissage d'une place encore à conquérir. On comprendra enfin que cette place est aussi celle à laquelle aspire un jeune réalisateur dans le mouvement d'un désir pirate fait de greffes qui prennent quand d'autres ne prennent pas et que les arrangements économiques du cinéma français actuel – en soi une communauté pas toujours aisément intégrable – ne facilitent guère (après moult sélections en festivals, Free Party, seulement disponible sur Vimeo à la demande, attend toujours d'être distribué en salles).
Le 19 septembre 2015
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