The Great Gatsby de Baz Lurhmann

Champ : Gatsby en ses fêtes comme Baz Luhrmann en ses films

 

Dans le douzième et dernier épisode de la saison 5 de la série Entourage (2008) produite par l'acteur Mark Wahlberg, on y voit son double fictionnel, Vincent Chase, incarner Nick Carraway, le narrateur de The Great Gastby (1925) de Francis Scott Fitzgerald, dans une adaptation fictive mise en scène par Martin Scorsese dans son propre rôle. Peut-on dire que cette adaptation scorsesienne est devenue réalité avec le cinquième long-métrage du réalisateur australien Baz Luhrmann ? En effet, on ne peut pas ne pas penser à Aviator (2004) de Martin Scorsese devant un film qui montre pendant plus de deux heures un milliardaire excentrique interprété par Leonardo DiCaprio et dont les dépenses somptuaires durant l'entre-deux-guerres ne camouflent pas complètement une irrémissible fêlure secrète. Le double sens du montage comme compacteur et accélérateur narratif et comme manifestation d'une identité schizophrénique tel que le pratique sous le regard de Martin Scorsese Thelma Schoonmaker, la monteuse de la plupart de ses films dont Aviator, aura certes laissé la place ici à la fluidité numérique d'enchaînements graphiques balançant entre le présent d'une narration indexée sur la dépression du mélancolique Nick Carraway (Tobey Maguire) et le passé d'une remémoration portant sur l'impossible amour de Jay Gatsby (Leonardo DiCaprio) et de Daisy Buchanan (Carey Mulligan), la cousine du narrateur. Cette réinvention cinématographique de la narration du roman original autorise ainsi Baz Luhrmann (qui est son propre scénariste et son propre producteur) à plier les grands moments spectaculaires propices à l'évocation de l'atmosphère dépensière et voluptueuse des grandes fêtes organisées par la grande bourgeoisie new-yorkaise durant les années folles dans le creux des vagues d'un ressouvenir à l'humeur océanique. « Car c'est ainsi que nous allons, barques luttant contre un courant qui nous ramène sans cesse vers le passé » est ainsi l'ultime phrase écrite par un homme qui aura écopé de la blessure de son ami et qui aura fait de cet héritage la possibilité d'une mue salvatrice le faisant passer d'agent de change à écrivain fitzgeraldien.Ainsi, cette perspective narrative privilégierait la relation amicale entre Nick et Jay plutôt qu'elle ne servirait à mettre en valeur l'histoire du ratage amoureux entre Gatsby et Daisy dont le récit écrit par son cousin concentre en lui une puissance rédemptrice valable pour tous. Pour Gatsby rendu à la vérité de sa grandeur amoureuse là où les tabloïds l'ont présenté comme un escroc victime d'un fait divers sordide. Pour Daisy respectée dans une fragilité sociale qui lui donne à préférer le statu quo d'une stabilité matérielle lui faisant défaut aux aléas d'un homme à la richesse suspecte et dont l'amour sincère, s'il revient de loin, n'arrive que trop tard. Pour Nick enfin qui ne sort subjectivement de cette catastrophe générale (et l'on sait que F. Scott Fitzgerald est un grand artiste du désastre, lui qui affirmait que « toute vie est bien entendu un processus de démolition ») qu'en devenant le gardien littéraire de ces vérités, réalisant ainsi un potentiel jusque-là étouffé par ses activités de courtier en bourse (une bourse aveugle au krachqui l'emportera en octobre 1929).

 

Et si l'on se souvient que Aviator avait parfois des allures wellesiennes lorsqu'il s'agissait de rendre compte de la vitesse médiatique prise par un « nabab » (Le Dernier nabab est l'ultime roman inachevé de F. Scott Fitzgerald en 1941) dont l'ambition démiurgique ne cessait de trébucher sur les symptômes d'un malheur existentiel venu de loin, on se dit alors que The Great Gatsby de Baz Luhrmann aura également pris soin de ne pas abandonner la référence à Citizen Kane (1941), loin s'en faut. Comme s'il fallait justement en profiter pour vérifier que le film d'Orson Welles avait peut-être été influencé par le roman de F. Scott Fitzgerald, ne serait-ce que pour la grandeur d'amitiés l'emportant en puissance formelle et lyrique sur des histoires d'amour amoindries par les compromis sociaux. L'amitié rompue entre Charles Kane et Jedediah Leland dans Citizen Kane reste la grande scène sentimentale du film d'Orson Welles quand le désamour est voué à la médiocrité relationnelle des partenaires (le divorce d'avec Emily comme le départ d'avec son amante Susan). Ainsi, le coup de fil tant attendu par Jay Gatsby avant qu'il ne soit assassiné dans sa piscine par le mari de la maîtresse de Tom Buchanan ne sera pas donné par Daisy (qui a de toute façon préféré demeurer avec son mari volage), mais par Nick lui-même. Au-delà de ce changement diégétique par lequel Baz Luhrmann a substitué comme meurtrier de Gatsby le mari de la maîtresse de Tom Buchanan à ce dernier afin d'établir que le refus des riches à se salir les mains consiste à pousser les pauvres à se les salir à leur place (seule manière pour le réalisateur de toucher quelque chose de juste concernant une misère populaire autrement ripolinée), cette séquence en montage parallèle est très belle. Notamment en ceci qu'elle prétend attribuer la sonnerie du téléphone à l'action de Daisy alors qu'elle finira par interrompre son geste, pour finalement révéler que l'auteur du coup de fil est en fait son cousin qui aura compris avant elle (puisque le combiné a été décroché par un majordome) l'horreur de ce qui est alors en train de s'accomplir. De ce point de vue-là, The Great Gatsby rejoint par des voies moins strictement cinématographiques le grand film étasunien sorti ce début d'année à savoir être à la fois fitzgeraldien et wellesien, autrement dit à montrer la beauté secrète des amours masculines indicibles ultimement privilégiée au désastre réel des amours hétérosexuelles confirmées : The Master de Paul Thomas Anderson.

 

 

Avec Zack Snyder (dans le cadre des films d'action), Baz Luhrmann est (dans celui du genre mélodramatique) l'autre grand réalisateur rococoactuel travaillant à Hollywood. Rococo désigne ce style succédant au baroque qui, issu de l'architecture pour se propager principalement aux arts décoratifs et à la peinture dans tout le Saint-Empire romain germanique et en Europe du sud entre 1730 et 1770, a caractérisé ces œuvres ostentatoires témoignant d'une grande profusion formelle, au risque d'une prodigalité frisant la surcharge ornementale « rocaille ». Pourquoi dire de ces réalisateurs qu'ils produisent des œuvres rococo, sinon pour insister sur ce paradoxe selon lequel l'extrême profusion formelle dont leurs films pleins comme des œufs se gargarisent écrase moins qu'elle ne témoigne aussi d'un lyrisme authentique enivré du pressentiment pour les riches de l'effondrement qui vient (la révolution française hier, quelle révolution pour demain ?). Ainsi, Watchmen (2009) d'après la bande dessinée éponyme d'Alan Moore et Dave Gibbons (1986-1987), outre que d'exposer déjà la vision la plus radicalement critique de la figure du super-héros (montré ici dans sa fonction réactionnaire de gardien de l'ordre politique existant), montre l'assassinat du personnage de l'ancien justicier et paria Rorschach, pourtant le plus cynique du groupe, comme la possibilité ultime d'un sacrifice rédempteur au nom de la vérité rendue publique du cynisme plus caché soudant le reste de son équipe. Ainsi, Sucker Punch (2011), dont les chansons pop donnent au film un côté Moulin rouge ! assumé (un film réalisé par Baz Luhrmann en 2001), pousse le sens de l'imagerie visuelle et kitsch (par exemple les tranchées de la première guerre mondiale remplies de soldats-zombies à dégommer) aussi loin qu'il le peut, du moment où cette imaginaire transpire l'effort ultime d'une jeune femme internée dans un hôpital psychiatrique afin de mentalement transfigurer (et donc de tragiquement accepter) la lobotomie qui l'attend. Il y aurait ainsi plus de beauté lyrique et tragique dans les blockbusters rococo de Zack Snyder que dans les bidules régressifs machinés sans grâce par des tâcherons aussi lourdingues que Michael Bay (par exemple la série Transformers). Et cette beauté secrète ou obscure, cachée dans les boursouflures du monstre cinématographique, autoriserait dès lors d'en faire passer la pilule parfois écœurante.

 

Le constat est relativement identique avec Baz Luhrmann qui ne craint par exemple pas de mobiliser avec son deuxième long-métrage tout l'attirail audiovisuel issu de l'esthétique publicitaire de la chaîne musicale MTV pour y frotter la vieille langue shakespearienne afin de vérifier que l'amour résiste malgré tout à la gangue du clip, ainsi qu'à toutes les formes de capture marchande visant la jeunesse urbaine (Roméo + Juliette en 1996). Revenu des fastes inutiles de Australia (2008) dans lequel l'exotisme colonial peinait à trouver des supports de transfiguration lyrique originaux, Baz Luhrmann revient avec The Great Gatsby à ce qu'il sait faire le mieux : faire triompher la lumière d'un lyrisme aux origines littéraires (c'est encore La Dame aux camélias d'Alexandre Dumas fils dans Moulin rouge !) en la réverbérant sur les surfaces les moins réfléchissantes offertes par l'imagerie hollywoodienne la plus spectaculaire. Retrouvant 16 ans après Roméo + Juliette Leonardo DiCaprio et faisant résonner, entre autres chansons chantées par Beyoncé et Lana Del Rey et arrangées par Jay-Z, Love Is Blindness de U2 reprise par Jack White et Love Is A Drug de Roxy Music (comme le fit Zack Snyder à la fin de Sucker Punch) reprise par The Bryan Ferry Orchestra, The Great Gatsby propose la triple perspective à partir de laquelle il assure fermement la nécessité de l'adaptation du roman éponyme de F. Scott Fitzgerald. Et, moins original certes que Roméo + Juliette (qui jouait à fond de cette hétérogénéité frictionnelle entre imagerie MTV baveuse et langue classique révolue afin de montrer que l'éternel amoureux triomphait de la succession des modes), convainc in fine que le rococo peut valoir aussi comme masque pudique de celui qui vient de brosser en biais son subtil autoportrait.

 

 

D'abord, en posant les homologies (et ce sont les chansons qui assurent de manière structurale cette translation) entre l'époque décrite (les « années folles » précédant le krach boursier de 1929) et la période actuelle (happée par la crise économique de 2008), toutes deux soumises à la consumation spectaculaire dans des fêtes dispendieuses de richesses dont les origines frauduleuses risquent d'entraîner la faillite du système économique en place. Baz Luhrmann est ainsi un réalisateur de luxe qui filme le luxe (son film a coûté la bagatelle de 125 millions de dollars) pour autant que la prodigalité, contemporaine d'une décadence précédant de peu la catastrophe capitaliste qui vient, possède sa vérité définitive dans la figure (melvillienne) du faussaire et de l'escroc magnifique, qui dépense moins pour satisfaire l'entretien de sa propre gloire qu'il cherche à se rapprocher de l'objet de son désir. Les gesticulations bruyantes et pachydermiques masquent ainsi une secrète stratégie amoureuse qui demande à révéler celle mise en place par le réalisateur lui-même dans son film. Ensuite, en articulant un régime de surfaces faites d'images numérisées se succédant en couches filmiques exprimant la superficialité du monde décrit avec une possibilité de restauration de (l'illusion de) la profondeur grâce à la technologie 3-D afin que cette tension formelle soutienne l'expression d'une incompressible contradiction entre désir de proximité (spatiale) et rappel d'une distance (temporelle) incontournable. Alors que Gatsby veut se rapprocher de Daisy en s'approchant de son cousin Nick qui habite de l'autre côté de la baie où réside Tom Buchanan, il ignore que l'écart à combler relève moins de l'espace que du temps consécutif au rendez-vous raté entre Gatsby et Daisy (le premier ayant promis dès son retour de la première guerre mondiale à la seconde le mariage assorti d'une richesse tardant trop à venir). Enfin, en faisant de l'ultime plan de son film montrant cette lumière verte clignant dans la nuit et tant chérie par Gatsby (puisqu'elle signalait de l'autre côté de la baie la présence de Daisy dans la demeure de Tom Buchanan) le signal d'un aveu. Celui que l'étalage volontariste ou forcené de la dépense somptuaire n'étouffera jamais l'existence d'un faible rayon émis par un cœur qui aime et rêve secrètement d'authenticité. Gatsby en ses fêtes comme Baz Luhrmann en ses films.

Contrechamp : Gatsby, c'est moi

L’apocalypse ou le motif de « fin du monde » a traversé l’œuvre de nombreux artistes, écrivains, peintres comme cinéastes. L'année précédente fut l'occasion de voir apparaître plusieurs rétrospectives sur cette thématique : que ce soit au Forum des images à Paris, des expositions d'oeuvres originales (à la galerie Thaddaeus Ropac à Pantin) ou même dans certains cinémas municipaux. Quel est le rapport entre la fin du monde et la filmographie proposée par Baz Luhrmann ? Ne présentent-elle pas des histoires portant sur autant la fin d'un cycle que le début d'une nouvelle ère ? Le terme apocalypse ne signifie-t-il pas le « dévoilement », la « révélation » d'une vérité ?
 


Le cinéaste australien commence sa carrière par le triptyque bien nommé du « rideau rouge » consacré au monde du spectacle, composé de Strictly Ballroom sorti en 1992 (Ballroom Dancing en français), Romeo + Juliet en 1996 ainsi que de Moulin Rouge ! en 2001. Le premier film se déroule dans l'univers sec et impitoyable des concours de danse de salon. Scott Hastings, jeune danseur talentueux, tente de briser les règles académiques imposées, en important de nouveaux pas tirés de danses non conventionnelles tel le flamenco. Il sera aidé dans sa tâche par une jeune femme, Fran, dont il tombera amoureux. Le second film est bien entendu la célèbre adaptation moderne de la pièce de théâtre éponyme de William Shakespeare. Deux jeunes gens, Romeo (interprété par Leonardo Di Caprio) et Juliet (interprétée par Claire Danes), tombent amoureux mais comment faire lorsque que leurs deux familles sont des ennemis mortels ? Le troisième et dernier film de la trilogie se déroule à Paris à la fin du XXème siècle. Un jeune dramaturge anglais, Christian (Ewan McGregor), tombe amoureux de Satine (Nicole Kidman), danseuse, chanteuse et courtisane au cabaret du Moulin Rouge. L'avant dernier long métrage, sorti en 2008, s'intitule Australia. Nicole Kidman y joue le rôle d'une aristocrate britannique venue en Australie pour régler les dernières affaires de son mari (décédé depuis peu). Une romance va peu à peu naître avec le convoyeur de bêtes ou drover, joué par Hugh Jackman.

L'amour est donc le point commun le plus évident dans la filmographie de Baz Luhrmann : Scott et Fran, Romeo et Juliet, Christian et Satine ainsi que Lady Sarah Ashley (référence évidente au grand amour de Scarlett O'Hara dans le film Gone With The Wind ou Autant en emporte le vent en français, réalisé en 1939 par Victor Fleming ainsi que George Cukor et Sam Wood, non crédités au générique) et le drover. Pourtant, il existe une autre similarité, moins visible dans cette filmographie : ces longs métrages présentent tous des mondes sur le déclin, qui vont être régis par de nouvelles règles, bref des mondes en pleine révolution. Cela passe par un possible renouvellement des règles de danses plus souples dans les concours pour le premier film, une réconciliation entre deux clans ennemis à la mort de leurs enfants dans le second et donc la fin d'un conflit meurtrier. Le troisième film présente le passage d'un siècle à un autre : les personnages sont à l'aube d'un nouvelle ère (marquée par la Belle époque). Australia, quant à lui, se déroule pendant la deuxième guerre mondiale, lors des bombardements japonais en Australie. Un monde à reconstruire en prenant en compte les aborigènes, colonisés et opprimés par l'empire britannique (les enfants envoyés sur des îles dans des missions pour être rééduqués à l'occidentale, les bars réservés aux « blancs »). Baz Luhrmann réalise donc des films de transition, fait surchauffer des mondes (les premières séquences de ses longs-métrages bouillonnent, presque jusqu'à l'épuisement) qui ne peuvent pas rester tels qu'ils sont : ils doivent imploser pour renaître autrement.

Le dernier long métrage, The Great Gatsby (2013) échappe-t-il à cette ligne ? Apparemment, non. Après Romeo + Juliet, cette seconde adaptation littéraire littérale (pour Moulin Rouge !, Baz Luhrmann n'a adapté qu'en partie La Dame aux camélias de Alexandre Dumas fils) tirée du roman éponyme de Francis Scott Fitzgerald écrit en 1925, se situe à New York à la veille du krach boursier de 1929 mais aussi entre les deux guerres mondiales. Les « nouveaux riches », vivant à West Egg comme Jay Gatsby, sont en concurrence avec les aristocrates, vivant à East Egg comme Tom Buchanan. Cette haine entre ces deux groupes, déjà entraperçue dans le film Titanic de James Cameron (en 1997, avec Leonardo Di Caprio), se manifeste par, de la part de Buchanan, un mépris total pour Gatsby (qui n'est pas un héritier et qui ne fait pas partie naturellement de sa caste) ainsi que de son train de vie considéré comme extravagant (la voiture jaune, les fêtes, sa luxueuse maison...) et de la part de ce dernier par une rage de s'élever au même niveau social, avoir les mêmes avantages tel le personnage balzacien de Rastignac. Il ne faut pas oublier aussi que Tom Buchanan a beaucoup perdu de sa superbe : de champion sportif universitaire reconnu, il devient un aristocrate que plus rien ne distingue des autres, autre élément qui motive aussi sa jalousie envers un homme que toute la société distingue. Une dernière chose peut encore les départager. Si les intentions de Gatsby sont dans un premier temps très floues, nous comprenons très vite pourquoi il mène ce train de vie, pourquoi il dépense autant pour organiser des fêtes aussi luxueuses. Une séquence résume très bien cette idée : Gatsby est sur le ponton, face à la maison de Daisy Buchanan, la femme qu'il aime. Il tend le bras vers l'horizon comme s'il voulait abolir la distance qui le sépare d'elle. Ses fêtes sont adressées uniquement à Daisy, réduire la distance qui existe entre eux. Elle est l'unique destinataire de ces soirées. Pour preuve, Gatsby ne se montre que très rarement à ces occasions. Buchanan, quant à lui, préfère prendre ses distances avec les gens. Ce n'est pas lui qui va assassiner Gatsby pour venger la mort accidentelle de sa maîtresse mais qui va dépêcher le mari de cette dernière pour se salir les mains à sa place. Ce n'est pas l'aristocratie qui va vers le « parvenu » Gatsby mais bien ce dernier qui va se démener pour accéder au sommet de l'échelle sociale. Tom Buchanan s'enfuit avec sa femme pour échapper aux retombées de la mort de sa maîtresse et du mari de ce dernier alors que Gatsby reste chez lui à attendre un coup de fil de la part de Daisy sans se préoccuper du danger.
 



L’ascension sociale de Gatsby passe par un changement radical de nom : James Gatz devient Jay Gatsby. Peut-être pour éliminer ainsi par la même occasion une possible consonance juive ? Un climat raciste et antisémite règne aux Etats-Unis à cette époque : Tom Buchanan ne cite-t-il pas un ouvrage fictif, intitulé L'Essor des empires de couleur par un dénommé Goddard, prônant la suprématie de la race blanche ? N'est-ce pas en 1921 que paraît dans ce même pays The International Jew (en français, Le Juif international) écrit par le capitaliste Henry Ford et repris par Adolf Hitler comme étant une de ses sources d'inspiration, qui démontre la dangerosité du peuple juif et de leur mauvaise influence sur les honnêtes gens (le terme de « germe » et de « nettoyage » sont d'ailleurs abondement utilisé dans ce texte) ? Rappelons-nous le film de Woody Allen, sorti en 1983, Zelig, racontant l'histoire d'un homme doté de la capacité de se fondre dans la masse en changeant d'apparence. Il est tantôt acclamé, tantôt persécuté par l'opinion publique. N'est-ce pas là une nouvelle manière de démontrer l'antisémitisme ambiant même si le film se déroule dans les années 30, soit dix ans après l'histoire de The Great Gatbsy ? Pour tenter d'intégrer ce milieu tant convoité, Jay Gatsby se rapproche d'un milliardaire, Dan Cody et va recevoir une éducation digne d'un héritier puis grâce au marché noir (l'alcool était prohibé à cette époque) ainsi que dans d'autres affaires plus douteuses. Il va pouvoir s'enrichir de manière spectaculaire et donner des fêtes prestigieuses qui rappellent l'extravagance des spectacles montrés dans le cadre du célèbre cabaret parisien du Moulin Rouge dans le film éponyme.

Mais, et c'est d'ailleurs l'objet principal de ce film (ainsi que du livre), qui se cache derrière Jay Gatsby ? Comment comprendre cette « construction sociale » ? Est-ce un espion ? Un meurtrier ? Le proche d'un tsar russe ? Tous les potins vont bon train mais personne ne semble avoir approché Gatsby, certains pensent même que ce dernier n'existe tout simplement pas. Lurhmann semble prendre son temps avant de dévoiler le visage de ce fameux Gatsby (même si celui-ci était déjà révélé lors des campagnes publicitaires et des diverses bandes annonces diffusées sur Internet). Nous ne voyons qu'une vague silhouette qui se retire brusquement dans l'ombre, une main qui tire un rideau derrière une fenêtre, un homme de dos sur un ponton tendant la main vers une lumière verte. Pourquoi tout ce mystère ? Est-ce parce que tous les spectateurs ont en mémoire la prestation de Robert Redford dans la précédente adaptation de ce même roman en 1974 par Jack Clayton ? Pour sublimer la première rencontre entre Gatsby et Nick Carraway, le narrateur ? Ou tout simplement pour augmenter notre propre désir de voir cette figure si mythique et si mystérieuse à la fois ? D'ailleurs, lors des séquences à la maison de repos, le commentaire de Carraway est très éloquent : Gatsby est et restera un homme fascinant, probablement le plus important dans sa vie. Nous savons donc dès le début que la rencontre entre ces deux personnages est décisive pour ce dernier : la séquence, racontée de son point, de vue le prouve. A l'apparition du visage de Jay correspond le lancement d'un éblouissant feu d'artifice, comme si d'une part c'était la seule manière de relâcher toute la tension accumulée par Lurhmann mais aussi par Carraway lui-même : sa cuite avec Buchanan, sa culpabilité puisqu'il connaît la maîtresse du mari de sa cousine mais d'autre part de supposer l'idée d'une éjaculation (la blancheur des lumières), d'une puissante jouissance (d'une délivrance?). Saluons au passage le jeu impeccable de Leonardo Di Caprio qui peut faire passer autant d'émotions en un seul regard.

 


 
La drogue et/ou l'alcool sont importants chez Lurhmann : elle survient souvent avant la rencontre des amoureux. Leonardo Di Caprio prend de l'ecstasy avant sa rencontre avec Juliet dans Romeo+Juliet, Ewan McGregor buvait de l'absinthe avant de voir pour la première fois Satine dans Moulin Rouge !, Nick Carraway veut prendre la plus belle cuite de sa vie par désœuvrement, à la soirée de son voisin. A chaque fois, la perception altérée des trois hommes est mise en scène : le rythme des séquences accélère, donne presque la nausée, les autres personnages sont montrés dans des postures absurdes, presque animales (ils se reniflent, grognent). C'est l'un des effets de la surchauffe générale du film qui permet de sublimer la rencontre amoureuse où le temps paraît suspendu, le calme semble momentanément revenir. Les deux personnages semblent à chaque fois dans un monde à part et échangent des regards qui manifestent une reconnaissance, le début d'un sentiment profond d'amitié ou d'amour. C'est la séquence de l'aquarium dans Romeo + Juliet, la séquence du duo musical dans la loge en forme d'éléphant de Satine et bien entendu la séquence de rencontre décrite précédemment entre Nick et Gatsby. Ces substances, liées au monde de la fête mais aussi à l'idée même de capitalisme comme dépense productive (une consommation débridée), sont annihilées par cette rencontre qui élève deux êtres de la lourdeur du monde qui les entoure. Romeo et Juliet ne se reconnaissent plus dans le monde mafieux et haineux de leurs familles respectives, Christian et Satine essaient de s'extirper d'un univers dicté par les pressions des financiers sur la création artistique et sur leur histoire d'amour (la situation que Baz Lurhmann connaîtra avec Australia, notamment sur la question de l'obligation d'un happy end) et enfin Carraway et Gastby qui se sont reconnus comme étant des êtres à part, dont le lien pouvait complètement être sorti du système capitaliste. Leur amitié se fortifie au fil du temps, l'une des étapes fondamentales étant la surprise de Gatsby quand, après avoir demandé un service à Nick, voit avec surprise que ce dernier ne veut rien en échange. C'est peut-être la première fois que Jay comprend ce qu'est une vraie amitié. Il serait peut-être temps d'écrire un axiome Lurhmannien : « Si et seulement si le capital s'identifie à une fête considérée comme une dépense productive (la dépense somptuaire servant à relancer le principe de de la logique de l'accumulation du capital) alors l'amour comme événement suspendant de l'intérieur la fête capitaliste appelle une dépense strictement improductive. ».

Pourquoi de donner une part plus importante à Nick Carraway alors que le couple le plus attendu est celui formé par Gatsby et Daisy Buchanan, son amour perdu de jeunesse ?Est-ce une volonté consciente du réalisateur ? Veux-t-il démontrer quelque chose de plus important, développer une idée non présente dans le livre de Fitzgerald, faire un commentaire sur la société américaine des années 20 ? Ne serions-nous dans un récit où les amitiés masculines sont plus importantes que les amours hétérosexuels ? C'était le cas chez le génial Orson Welles dans Citizen Kane (1941) mais aussi plus récemment dans The Master (2013) de Paul Thomas Anderson entre un maître et son « disciple » joués respectivement par Philip Seymour Hoffman et Joaquin Phoenix. Si le réalisateur reprend le principe du récit de Fitzgerald, c'est à dire une histoire racontée du point de vue de Nick Carraway, il donne un peu plus de liberté à ce personnage : celui-ci fait des retouches, écrit son roman sous nos yeux. Notamment la très belle séquence où Carraway change le titre de son tapuscrit : Gatsby se transforme en The Great Gatsby. Ce livre est comme un pied de nez à la mythique phrase de The Man Who Shot Liberty Valance (ou L'Homme qui tua Liberty Valance en français) réalisé en 1962 par John Ford : « Quand la légende dépasse la réalité, on imprime la légende. ». Ici, la légende Gatsby a été plus forte que son personnage : les journalistes s'emparent des divagations, parfois entretenues par Gatsby lui-même, lui attribuent un meurtre qu'il n'a pas commis et sont représentés comme des vautours agglutinés autour du corps de Gatsby pour obtenir des clichés. Nick Carraway lui offre la vérité, une belle preuve d'amitié ou d'amour. Ne serait-ce pas en vérité un contre-don offert par un auteur à la recherche d'inspiration à un homme qui lui a donné l'envie d'écrire ? D'ailleurs, il est intéressant de relever que l'écriture relève aussi ici d'une thérapie curative ; prescrite par un médecin, afin de combler l'absence de cet homme. Car, au début de l'histoire, Nick est un homme détruit, désabusé par un monde qui lui est étranger. Il est alcoolique, dépressif et vient d'être hospitalisé. Il vient de neiger, il fait froid. La dépression de ce personnage est partout. Rappelons-nous du début de Moulin Rouge ! : ce sont quasiment les mêmes situations. Deux hommes sont dans un état pitoyable. Ils viennent de perdre un être cher : Satine pour Christian et Gatsby pour Carraway. L'écriture reste dont la seule issue pour commencer le travail de deuil : accepter (c'est l'une des première phrase tapée par l'artiste tombant comme un couperet et ne donnant aucun espoir sur la fin) et surmonter cette perte. L'écriture pour ne pas se détruire mais aussi pour constater la puissance d'un personnage. Si The Great Gatsby reprend le début de Moulin Rouge, c'est que nous allons assister au déroulement d'un lien puissant qui concernera deux hommes et non un couple hétérosexuel. D'ailleurs, Baz Lurhmann évacue complètement la romance avortée, présente dans l'ouvrage de Fitzgerald entre Nick et Jordan, l'amie de Daisy Buchanan : ils n'ont plus la moindre relation amoureuse. Libéré de cette histoire, le narrateur est complètement dévoué à la relation qui va bouleverser sa vie entière.
 


La situation économique de Nick Carraway ne serait-il pas aussi une élément qui le rapproche de Gatsby ? C'est un aristocrate désargenté, obligé de travailler à Wall Street pour vivre. Son statut social l'oblige à vivre, non pas avec les membres de sa propre classe, mais à côté d'un « parvenu ». Son exil lui permet de se rapprocher d'un être qu'il n'aurait pas connu en temps normal. Naviguant entre les deux mondes, il est plus à même de comprendre la violence symbolique produite par les deux clans: ce fameux mépris, traduit par un corporatisme de classe d'un côté et de l'autre cette rage, cette volonté de faire partie à tout prix de cet univers fermé. Gatsby serait de ce point de vue un authentique self made man.

La situation des femmes de l'époque n'est pas brillante, encore plus dans le monde des aristocrates. Daisy Buchanan, qui en fait partie, n'est pas dupe. L’héroïne se décrit comme quelqu'un de désabusé, qui a une opinion sur tout. Elle a compris que les femmes n'ont aucun pouvoir dans ce monde dominé par les hommes : elles doivent être belles et stupides pour trouver rapidement un mari fortuné et être tranquille jusqu'à la fin de ses jours. Ses sentiments pour Gatsby sont sincères mais ce n'est pas dans un monde misogyne où les hommes et les femmes n'ont pas les mêmes droits que cet amour peut éclore tranquillement. La scène des retrouvailles (même si elle n'est pas aussi puissante que celle de la rencontre avec Carraway) est très émouvante. Jay Gatsby, qui avait tout calculé depuis le départ (nous comprenons que si Nick Carraway est le seul à avoir reçu une invitation à la fête de on voisin c'est tout simplement à cause de son lien de parenté avec Daisy), a tout organisé depuis l'embellissement du jardin de Nick (avec d'ailleurs une certaine désinvolture mais aussi une rapidité qui souligne un début de stress), l'achat des confiseries et des fleurs qui envahissent la salle à manger, jusqu'à la posture à avoir pour bien accueillir son aimée. Pourtant, il est pris au dépourvu au dernier moment. Une première déception : l'attention du spectateur est vissé au visage de Daisy. Quelle expression va-t-elle avoir quand elle reverra Gatsby ? On l'entend avoir une expression de surprise et d'enchantement dès qu'elle entre dans la pièce. Mais ce n'est pas la présence du héros qui déclenche cette réaction mais bien la légion de fleurs qui embaume le salon. Jay est sorti sous la pluie battante, fait le tour jusqu'à la porte d'entrée pour simuler une arrivée à l'improviste. Il a complètement perdu de sa superbe et dégouline d'eau de pluie. Toute sa fortune ne suffit plus. Il retrouve son statut de jeune premier, d'amoureux transi incontrôlable et intimidé. Après quelques moments d'hésitations et d'incompréhensions de part et d'autres, une idylle va renaître. Gatsby est sincère : il va même accomplir un acte ultime, preuve de son amour profond et désintéressé pour Daisy. Il va prendre en charge (au péril de sa vie) la responsabilité de la mort accidentelle de Myrtle, la maîtresse attitrée de Buchanan. Mais cet amour peut-il seulement être vivable dans un tel monde ? Non. Contrairement à Nick Carraway, Daisy n'a aucune autonomie financière. L'argent qu'elle dépense provient de la fortune personnelle de son mari. Elle est prisonnière. Virginia Woolf précise bien dans son ouvrage écrit en 1928 A Room of One's own (traduit tout d'abord par Une chambre à soi puis par Une pièce bien à soi, ce qui élimine tout raccourci genré, la chambre étant réservée aux femmes) la nécessité pour les femmes d'être indépendante financièrement, en percevant notamment une rente. Satine, du film Moulin Rouge !, ne voulait-elle pas devenir une grande artiste par ses propres moyens et semblait au départ vouloir se passer de relations amoureuses ? Jay Gatsby représente au départ une planche de salut : contrairement à son mari, il semble épris d'elle. Mais tout s'écroule lorsqu'elle découvre la vérité sur son enrichissement. A certains moments, Daisy avait déjà noté quelques ressemblances entre les deux hommes : ils privilégient les affaires à sa compagnie, sont secs et cassants au téléphone. Elle comprend alors que rien ne changera, que les deux hommes sont fondamentalement semblables. L'amour éprouvé pour Gatsby pourrait bien finir comme celui éprouvé pour son mari : de l'indifférence, de la haine. Peut-être serait-ce encore pire que sa situation présente. Aura-t-elle encore la possibilité de fuir une telle situation ? Autant alors rester avec un homme dont elle n'attend plus rien (ses frasques conjugales sont connues de tous et ont motivé plusieurs départs précipités) et qui ne pourra plus la surprendre.

Même si Nick Carraway n'est pas tendre avec Daisy et Tom Buchanan, dénonçant leur malhonnêteté et leur capacité à détruire moralement les gens, Baz Lurhmann ne tombe pas dans ce même travers. Le personnage n'est pas complètement cassé. En effet, le réalisateur reprend le même principe utilisé pour Romeo+Juliet : il modifie légèrement la fin pour créer une tension dramatique. En ce qui concerne l'adaptation du drame shakespearien, les deux amants se retrouvent dans une église de Vérone. Romeo, désespéré par la mort (simulée) de Juliet, fait ses adieux à la jeune fille. Le spectateur suit ses mouvements et remarque que son amante est sur le point de se réveiller. Tout à sa douleur, Romeo ne le remarque pas. Juliet ouvre les yeux, sourit à son amant mais ne peut à peine bouger ni parler. La tension est à son comble : la tragédie va-t-elle se poursuivre ? Oui. En touchant le bras de son amant, Juliet accélère le processus d'absorption du poison. Lurhmann offre un dernier moment intense entre les deux amants. Qu'en est-il de Gatsby ? Il attend un coup de fil de son aimée. Il est persuadé qu'elle va le faire. Pour tromper son attente, Jay décide de faire quelques longueurs dans sa piscine. Nous voyons en plans alternatifs, Nick Carraway et Daisy prendre un combiné. Le téléphone sonne chez Gatsby. Il entend son majordome expliquer à l'interlocuteur à quel point cet appel fera plaisir à son maître. Ce dernier pense immédiatement à Daisy. Un sourire illumine son visage. Puis il entend du bruit, se retourne et fait face à George B. Wilson, le mari désespéré venu vengé la mort de sa femme. Un coup part. Le corps de Gatsby retombe lentement dans la piscine. Au téléphone, Carraway hurle. Daisy repose le combiné : elle n'a composé aucun numéro. Cette séquence prouve que ce personnage n'est pas aussi cynique que Carraway le prétend. Daisy est vraiment amoureuse de Gatsby mais les pressions et les conditions sociales sont trop étouffantes, trop contraignantes pour qu'un amour sincère puisse éclore.

 


Le passé ne peut être ressuscité, tels sont les propos de Nick Carraway. Jusqu'à sa mort, Jay Gatsby pensera le contraire. La mise en scène de la dernière séquence autour de la piscine ainsi que celle sur le ponton amènent à penser que Gatsby a toujours eu de l'espoir en son amour pour Daisy. Sauf qu'en restant fixé sur ce lien, il est passé à côté d'une autre amitié (ou qui sait un autre amour) tout aussi forte et importante. N'est-ce pas Nick Carraway qui va rester jusqu'au bout, veillant inlassablement sur le corps de son ami pour chasser les derniers vautours ? N'est-ce pas lui qui se situe derrière la figure fantomatique de Gatsby sur le ponton ? Ce dernier n'avait plus qu'à se retourner et voir qu'il n'était plus seul, qu'il était vain de poursuivre un rêve inaccessible alors qu'un autre est possible. Finalement pourrait-on dire que ce film résume la carrière de Baz Lurhmann. Ce cinéaste, qui comme Gatsby est reconnu pour le faste et l'extravagance de des films/fêtes mais qui se sent seul et peu compris. Ne veut-il pas simplement nous démontrer à quel point il est sincère dans sa démarche et qu'il ne veut qu'être proche de nous.

Contre le contrechamp, tout contre

Quatre bonnes raisons de continuer encore un peu à filer le champ-contrechamp.

D'abord parce qu'il témoigne d'une générosité analytique dans l'effort qui est le vôtre et qui est héroïquement voué à la consécration auteuriste d'un artiste habituellement considéré comme un habile faiseur, mais guère plus. Cette relève d'un artiste dépensier et incompris que vous identifiez avec précision ici au personnage du roman de F. Scott Fitzgerald vous désigne, toutes choses égales par ailleurs, dans la même position structurale que Nick Carraway en regard de Jay Gatsby. Celle de l'ami dont l'amitié vaut pour l'autorisation de consigner par écrit une vérité partout ailleurs mutilée, le témoignage consacrant en retour son auteur au plus prometteur des devenirs écrivains.

 

Ensuite parce que vous imposez l'originale compréhension du geste luhrmanien en regard de l'idée (platonicienne-badiousienne) de l'événement amoureux comme exception à la règle de la dépense productive exigée par l'économie de retour sur investissement qu'est le capitalisme, y compris dans ses fastes somptuaires. C'est que vous montrez que l'amour est cette puissance de suspension de la fête capitaliste, en même temps qu'il institue la rédemption même de la fête désormais identifiée à la dépense improductive (au sens où elle ne détermine plus aucune valorisation et donc accumulation du capital). Par effet d'homologie, le film luhrmanien ne consisterait alors artistiquement que parce qu'il se soutient, de l'intérieur de la dépense capitaliste nécessaire à son financement, de l'horizon utopique, semblable à la lumière clignotante de l'autre côté du lac, d'une dépense improductive - le contre-don amoureux répondant symboliquement à l'amour des spectateurs dont vous êtes exemplairement.

 

Mais c'est encore la subtile distinction que vous établissez, en rapportant l'art littéraire fitzgeraldien à celui, cinématographique, d'Orson Welles (et de son héritier Paul Thomas Anderson aujourd'hui), entre l'amour raté de Daisy et Gatsby et l'amitié réussie de ce dernier et du cousin de Daisy, Nick. C'est que, pour vous, l'amour hétérosexuel ne cesse dans l’œuvre luhrmanienne d'être trahi par la pesanteur des rapports de classes et, corrélativement, des conditions sociales vouant inégalement les femmes à la compromission et les hommes à l'incompréhension. Alors que l'amitié masculine se comprend à vos yeux si beaux comme un amour relevant ses sujets, qu'il s'agisse du milliardaire assassiné mais sauvé par le geste littéraire de l'ami des serres fabuleuses des rapaces journalistiques, comme du courtier arraché à la pente catastrophique du capitalisme financier en cette veille de krach boursier au nom d'un salut artistique exigé au nom de l'obligation de vérité à l'adresse de l'autre.

 

 

Le 05 décembre 2014


Écrire commentaire

Commentaires: 0