Narimane Mari est la cinéaste des tabulae rasae parce qu’elle a mis l’enfance de son côté. L’enfance n’est pas la puérilité qui en est la captivité abêtissante, c’est la capacité imaginaire au plus élémentaire déplacement. L’enfance ouvre sur place des brèches au possible, écarte dans tout lieu des espaces autres – nouvelle aire, nouvelle ère. Avec l’enfance, l’histoire redevient un présent désirable au carrefour des possibles, un devenir saturé d’anachronismes comme un coffre au trésor bourré d’explosifs.
La table rase, c’est vraiment ainsi que procède Narimane Mari, super nana de l’éternel retour qui a la grâce de sauver le oui quand bien même règne partout le négatif. La vie ne serait pas la vie si elle n’était pas irréparable. C’est pourquoi l’on joue parce que le jeu est une manière de bricoler de l’enfance avec l’incurable.
Tout reprendre à zéro, donc, parce que, si le monde n’a pas changé de base, le cinéma si – celui de Narimane Mari, sa vérité basale. Le bouillonnement d’enfance insurrectionnelle de Loubia Hamra, les grands soulèvements insulaires et tectoniques de l’utopie dans Le Fort des fous, le repos en terre qui est un mystère de Holy days et le deuil qui est une banquet d'On a eu la journée bonsoir. Des films qui sont exactement au milieu du cinéma, à chaque fragment une exclamation, de chacun de leurs plans un éclat, un éclair qui fait notre étonnement. Des cristaux d'intensités pour des différences de potentiel – rires et ritournelles. Des bouts de ficelle pour n'en jamais voir le bout – remontages du temps subi. Des bouts d'enfance qui font tourbillonner l'origine dans les courants du devenir – des pied de nez au néant, des pirouettes cacahuète face au pire.
9-14 mai 2023
Les vagues roulent et reculent, des brassées majestueuses. Les rouleaux tournent et retournent, des plaques de lumière et d’argent dont le retrait a pour délivre les plages. Les vagues battent le blanc des yeux, elles branlent les oreilles avec le sable que vitrifie le soleil. De l’écume naissent les enfants d’Aphrodite, d’abord un puis deux puis toute une flopée criarde dont le nombre organique échappe à toute arithmétique – la meute avant l’émeute. Une marmaille nue, exubérance saliveuse et panique, des grains du sable partout sur la peau huileuse. De l’œuf du monde comme en parlait la cosmogonie Dogon s’épanche une coulée d’enfants, un écoulement de jaune (le soleil) et de blanc (la mer) dont la mêlée est une nouvelle enfance pour la sorcière qui en aura remué le chaudron.
Loubia Hamra est le premier long-métrage de Narimane Mari et son geste y engage d’emblée, et déjà, une enfance. L’enfance nécessaire à rendre grâce aux bouillonnements originaires qui font les éruptions et les irruptions, les levées du désir et les soulèvements politiques, les surrections telluriques et les insurrections populaires. L’enfance, c’est-à-dire l’insolence qui permet d’articuler une échappée (la guerre d’indépendance émancipée du roman national algérien et son enseignement autoritaire) à partir d’un échappement basal (un gamin pète, c’est la honte mais il a mal au ventre).
Quelle insolence, en effet. Au manque supposé de respect que devrait imposer une représentation sérieuse de la guerre d’indépendance algérienne, répondent tout ensemble un désir qui se joue d’abord dans le ventre, un souffle qui prend son envol dans les tripes d’enfants bourrés de fayots, un élan vital et volcanique qui rappelle que l’enthousiasme est l’affect par excellence témoignant pour Kant des effets de la Révolution française. L’insolence est ainsi prise au mot quand son noyau étymologique dit le refus de s’habituer à l’intolérable, de s’accoutumer à l’insupportable. Les ventres sont volcans, sont chaudrons. L’enfance de Narimane Mari est l’insolence même, un anarchisme qu’elle partage avec Jean Vigo (Zéro de conduite porte déjà dans ses entrailles une marmaille gonflée par l’abus de fayots), une poétique libertaire qui voit dans les haricots une matière explosive, des fusées qui s’envolent et pètent en trouant de rouge la longue nuit coloniale française.
L’insolence est là en effet, celle d’avoir reconnu dans l’enfance révolutionnaire algérienne un génie tempestaire, avec ses faiseurs de temps et de tempête, digne des cosmogonies de Jean Epstein.
Même la physiologie se ressaisit de part en part politiquement quand les ventres lourds de flatulences deviennent les ballons colorés d’une enfance qui nomme désormais la capacité générique de se lever. La langue égyptienne et l’usage du « Dégage » font signe vers les fraternités arabes de 2011, les pierres lancées évoquent l’intifada palestinienne, des bérets rappellent les solidarités anti-impérialistes de l’époque de la Tricontinentale. L’engagement est un dégagement, il est aussi éruption native, irruption vitale bousculant le cours linéaire de l’Histoire écrite par les vainqueurs pour en déchirer les pages de Satan. Le soulèvement est la relève des ventres tandis que le carnaval des enfants a la voracité de faire tomber les masques de la cochonnaille coloniale. Tout cela est aussi métaphorique que littéral, premier et second degré s’entremêlant comme la mer allée avec le soleil.
Les gros ventres ballonnés des gosses qui deviennent ainsi tam-tam et aérostats, pastèques et bombes atomiques – mille soleils. Loubia Hamra lance ainsi des fusées pour éclairer un présent obscurci, un cinéma de voyant qui accueille le rayonnement de l’avenir. Certains savaient en effet en 2013 que le peuple qui a tant manqué en Algérie un jour reviendrait. Et il est revenu avec le Hirak.
Pour cela, Narimane Mari invente sa propre méthode de jeu. Trouver la dizaine de gamins du côté de Bologhine et Pointe-Pescade qui voudraient bien s’amuser avec elle en accordant leurs désirs avec le sien sans avoir ainsi à les choisir, répéter plusieurs semaines avec eux avant de tourner le plus rapidement possible et sans filet, travailler avec Nasser Medjkane en l’invitant à mouler son regard sur les saillies hirsutes et électriques de la petite bande, bricoler des signes primitifs de la guerre de libération avec les objets du quotidien que l’on trouve à portée de mains, banderoles, ballons et cartons, cagoules, tissus et cosmétique.
D’un côté, la narration paraît si élémentaire (24 heures dans la vie d’enfants qui jouent à la révolution en la rejouant pour de vrai). Elle est pourtant vite compliquée par divers degrés de représentation, fiction et documentaire faisant une mêlée érotique (la guerre est rejouée par des enfants qui le sont des années 90, refaite à distance de la pédagogie nationaliste). De l’autre, ce jeu tournoyant de perspectives a pour pivot nucléaire un traumatisme familial qui concerne la mère de la cinéaste, Marsienne, qu’elle interprète ici. Le temps est hors de ses gonds, il déborde d’enfants et d’enfance baignés des eaux d’une profonde douleur maternelle.
Les enfants d’Aphrodite ont Mars-Arès pour père et ils jouent à la guerre en faisant la cour martiale aux représentations qui tenteraient de leur inculquer l’idée, très largement répandue et pourtant si sotte, d’être aussi sages que des images. Alors que les images ne sont sages en rien, bien au contraire. Elles débordent toujours le cadre, c’est une énergétique dont les opérations de conjonction sont de disjonction des liaisons habituelles, un jeu de forces dont la forme témoigne sans en arrêter l’élan, au risque assumé de l’informe, et toujours dans le souci de l’ailleurs qui est le hors-champ.
Jouer à la guerre, c’est d’abord repartir de la base (le mal au ventre) avant de faire table rase. C’est ensuite s’amuser de la répartition des rôles (et les filles d’engueuler les garçons quand ils les cantonnent à servir le manger alors qu’elles n’ont pas moins faim de libération, surtout Poupouna qui raccorde à elle seule les haricots rouges, la robe de Marsienne et la sienne, rouge à pois blancs). C’est enfin jouer sérieusement parce que, comme y a invité Friedrich Nietzsche, on a toute une vie d’adulte pour retrouver le sérieux que nous avions quand, enfants, nous étions pris par nos jeux.
L’enfance n’est pas la puérilité qui en est la captivité abêtissante, c’est la capacité imaginaire au plus élémentaire déplacement. L’enfance ouvre sur place des brèches au possible, écarte dans tout lieu des espaces autres – nouvelle aire, nouvelle ère. La révolution crève de ses gardiens, elle revit comme devenir révolutionnaire dont l’enfance a le secret logé profond dans le ventre des affamés.
Avec l’enfance, l’histoire redevient un présent désirable au carrefour des possibles, un devenir saturé d’anachronismes comme un coffre au trésor bourré d’explosifs. L’enfance fait fourcher le français, l’idiome colonial ramené à sa vérité de déchet. Elle fait aussi un terrain de jeu gothique du cimetière français de Bologhine. Quelques lampes-torche et un projecteur suffisent pour faire surgir des ombres géantes sur les murs blancs, redonner des ailes aux anges, remettre en mouvement les statues, réanimer les gisants. On y croise un fantôme, Michel Haas, l’aimé qui joue déjà avec sa mort avant d’y jouer davantage et même pour de vrai avec On a eu la journée bonsoir (2022).
C’est encore une histoire du cinéma, c’est en tous les cas une autre manière de la raconter, une histoire mineure quand elle a l’enthousiasme de ses minorités, une généalogie dont les enfants sont les points d’accroche particulier, des gosses de Jean Vigo à ceux du néoréalisme italien. Sans oublier les enfants de la guerre en Algérie : les enfants de J’ai huit ans (1961) de Yann Le Masson, Olga Poliakoff, Jacqueline Meppiel et René Vautier sur une idée de Frantz Fanon, ceux d’Une si jeune paix (1965) de Jacques Charby, le petit Redouane de Tahya Ya Didou ! (1971) de Mohamed Zinet, ceux de Brahim Tsaki et de La Fillette et le papillon (1983) d’Azzedine Meddour qui renvoie à J’ai huit ans, et puis les élèves indisciplinés de La Chine est encore loin (2008) de Malek Bensmaïl.
Et puis on pense également enfants de la guerre au Liban, par exemple avec Les Enfants de la guerre (1976) de Jocelyne Saab qui montre comment des enfants rejouent des scènes de la guerre qui a commencé et dont ils sont aussi les sujets traumatisés. On dira alors que le jeu a fonction de résilience, qu’il a valeur de réparation symbolique. C’est vrai mais cela ne suffirait pas. On préférera insister en parlant d’une aire de jeu, d’une troisième aire comme le dirait Giorgio Agamben en pensant à Donald Winicott, ni réelle ni symbolique, une zone où le ludique et le cathartique sont indiscernables, partagé par les films de Jean Rouch, des Maîtres fous (1956) à Moi, un Noir (1958).
On en profite également pour précise qu’il n’y a rien de commun ici avec le cinéma d’animation culturelle et de centre aéré d’un Guillaume Brac. En effet, Loubia Hamra est le film des synchronisations inaugurales, des premières disciplines, l’émergence remuante d’un corps collectif sorti d’un fond de grouillement et de gargouillement, un corps impersonnel qui peut alors défier la mort parce que les enfants n’en sont pas, n’en sont plus innocents. Tous les enfants dont la honte et la faim font leur soulèvement savent d’instinct que la mort est là, la mort toujours déjà promise.
Les enfants d’Aphrodite sont frères et sœurs de Dionysos (qui est comme Arès frère d’Aphrodite, c’est dire le mélange transgressif) et leur danse est une transe qui abolit les séparations devenues intolérables en rappelant au jeu qu’il a une lointaine origine archaïque, la part rituelle du sacré dont l’autre part est mythique. Le mythe est précisément ce que refuse Narimane Mari (il y a chez elle une méfiance profonde à l’égard du langage quand il est réduit au monolinguisme de l’autre) au profit stratégique du jeu qui est plongée du jour dans la nuit afin de brasser les eaux de tous les devenirs, minoritaire et révolutionnaire, devenirs-animaux également, enfants-singes, enfants-oiseaux de nuit, enfants-serpents, enfants-chats. Jacques Tourneur quoi. Quand le nouveau jour point, c’est avec les doigts de rose de l’aurore décrite par Homère. « Nouveau monde ! », c’est l’antique promesse d’Empédocle. L’œuf est refait mais l’image est plus surexposée et laiteuse que jamais. Si le bord de plage est l’espace transfrontalier à distance du côlon des colons, l’écume a cependant viré de sens. Les garçons voulaient être des hommes, ils risquent de finir omelette.
Rejouer la guerre des parents pour les enfants de 2010, c’est penser à leur enfance quand ils étaient plus jeunes encore à la fin des années 1990. C’est autrement dit avoir le désir d’en finir avec tous les colonialismes, domination française, autoritarisme d’État et réaction terroriste parce qu’il n’y a rien de plus opposé au devenir révolutionnaire que son étatisation au nom de la Révolution ou son obscurcissement mimétique par fanatisation islamiste. L’émancipation est une danse de jeunes maîtres fous, avec capes et masques de super-héros, des morts-vivants plus vifs que les représentants d’un pouvoir agonisant, et auréolés par les ritournelles électro et percussives de Zombie Zombie.
Narimane Mari s’est donc jetée à l’eau du premier film en invitant des enfants à lui faire remonter aux joues sa propre enfance. Aura jailli des flots un film aphrodisiaque, son premier, l’enfance de son art comme une éruption cosmique dédiée à une peuple mutilé de sa révolution mais toujours révolutionnaire quand il ne cède pas sur son enfance.
Loubia Hamra c’est la sensation rare d’un film comme d’un seul souffle, un seul jet ou une giclée puisant dans l’image finale du massacre des innocents le Petit poème des poissons de la mer d’Antonin Artaud. C’est une histoire de vent (mais différente des adieux en cinéma d’un autre génie tempestaire, Joris Ivens). Un pet dont le souffle bande notre enthousiasme. Un gaz d’échappement pour une échappée belle, une pétarade palpitante.
Loubia Hamra aura été un bouillon d’écume originaire, l’enfance de l’art qui est un vent de révolte gonflant d’ardeur les entrailles de la marmaille affamée, une méthode hétérodoxe et alternative pour envoyer valser les barbantes pédagogies. Des premières eaux brassées, vagues laiteuses et plages grumeleuses, aura émergé rien moins qu’un continent, Le Fort des fous. D’emblée, le deuxième long-métrage de Narimane Marie éclate en trois îles distinctes, trois panneaux comme des blocs compacts, des plaques tectoniques pour expérimenter un puissant dépli de l’utopie dont l’idée insiste. L’utopie travaillée à l’os et dans la durée, dialectiquement dégraissée de toute innocence.
L’impression est étonnante : oser le harassement pour lui arracher son secret. Comme si le film travaillait en profondeur nos sensibilités, avec une manière quasi-géophysique qui ferait écho avec d’autres films d’arpenteurs soucieux de la « communauté terrestre » (Achille Mbembe), Inland (2009) de Tariq Teguia, Babylon (2012), d’Ismaël, Youssef Chebbi et Ala Eddine Slim et Géologie de la séparation (2023) de Yosr Gasmi et Mauro Mazzocchi. La sensation tellurique est celle d’un immense déplacement, le morcellement sismologique d’une idée qui à l’origine promet de faire de l’espace de nulle part (où-topie) celui du bonheur (eu-topie) alors qu’elle aura trempé dans les pires projets biopolitiques, avec le colonialisme comme anéantissement et comme apprivoisement (Le Fort des fous fait alors un grand diptyque avec le récent De la conquête de Franssou Prenant).
Premier panneau : on entame avec le bloc colonial, l’arkhè qui pose d’emblée le tort fait à l’utopie comme idée pure ou – mieux ou pire – pure idée. La préhistoire de la conquête coloniale de l’Algérie repose alors sur un composé de plans-tableaux et de matériaux disparates. On continue de jouer mais le jeu est marqué d’indolence, assumant de frôler l’inconsistance. C’est un bastringue, la première mélopée du groupe Zombie Zombie nous le confirment. Le colonialisme à ses prémisses opère par instructions scolaires et exercices de plein air, toute une gymnastique qui est une orthopédie. Le colonialisme comme théâtre et représentation fonctionne aussi par usage parodique d’archives accablantes d’obscénité, avec effets de contamination assurés (les citations du colonel avérant l’homologie de la colonisation et de la domestication, le discours de Dakar de Nicolas Sarkozy en 2007, La Bédouine et le tuba de Charlus en 1909, un chant de l’armée française).
Une odeur sadienne émane ainsi des lieux, le lycée Bouamama ex-Descartes d’Alger où De Gaulle a séjourné, mêlée d’autres réminiscences littéraires, La Colonie pénitentiaire de Franz Kafka et Le Désert des Tartares de Dino Buzzati. Côté cinéma, la complication par le jeu des scènes d’une société disciplinaire pourrait convoquer les souvenirs de Salò (1975) de Pier Paolo Pasolini, Full Metal Jacket (1987) de Stanley Kubrick et Beau travail (1999) de Claire Denis. Le jeu de Narimane Mari, plus ironique, consiste surtout à en déplacer la cruauté dans les rapports biaisés de l’image et du son, en pensant peut-être à Carmelo Bene. D’un côté, la langue coloniale tient du baragouin, du volapük, c’est du bla-bla aussi mal embouché qu’une trompette rouillée. Le ventre est devenu baudruche (les mannequins qui balancent au vent et que l’on rapièce) et bidoche (les viandes rouges découpées à la hache par un boucher comme dans un film d’Alain Cavalier). De l’autre, l’atmosphère de caserne est affectée d’un désœuvrement si insidieux qu’il renvoie travaux théoriques et pratiques à une forme de vanité sans objet ni utilité. En diagonale, le dripping musical de Zombie Zombie se souvient de la reprise électrique de l’hymne US par Jimi Hendrix en faisant voisiner le détournement parodique de la Marseillaise avec le free jazz du saxophoniste Albert Ayler (on a pensé aussi à Archie Shepp, l’un des musiciens afro-américains qui a enchanté les rues d’Alger lors du Festival Panafricain de 1969).
Le colonialisme à son embouchure vérifie ainsi qu’il tient de l’utopie mais comme évidée de l’intérieur, dénoyautée de son eudémonisme, forme pure et a priori pouvant dès lors convenir à tous les pouvoirs. La représentation est exposition, comparution que son histoire s’enfonce loin dans le temps puisque apprivoisement et domestication ont commencé avec le néolithique. Les animaux, chiens, chats et volailles qui passent dans le champ rappellent que l’antique mythologie pastorale aura toujours déjà commencé avec eux, et qu’elle est bel et bien affaire de privauté et de privation.
Deux hommes se distinguent, un aîné qui somnole sur son lit, le plus souvent en retrait et son cadet qui fait des photos en faisant le mariole. Ils semblent faire bande à part dans un théâtre de paroles grommelées et de gestes déconnectés dont les tableaux muets ont pour objet de désosser l’archive coloniale afin d’en extirper le noyau mythique d’utopie. Le colonialisme qui se voulait à la fois célébration des noces du sabre et du goupillon et vocation à un destin universel est devenu le squelette d’un cours retors de science naturelle. L’utopie est après tout aussi une invention littéraire de Thomas More contemporaine du siècle des grandes découvertes ouvrant à l’ère de l’occidentalisation du monde. Un passage abstrait par des eaux sombres débouche sur le deuxième bloc dédié à la promesse utopique ressaisie dans sa dimension communautaire et égalitaire mais les deux survivants du premier bloc échouent sur la plage, comme dégueulés d’une bouche obscène et porteurs malgré eux d’un poison qui s’infiltre en corrompant le corps d’un nouvel œuf du monde.
C’est le deuxième bloc, il est le plus abstrait. Tabula rasa, encore une fois. On a l’impression d’être à Zabriskie Point, accueilli par une partition inédite de Popol Vuh pour film invisible de Werner Herzog. L’utopie s’y joue à nu. Elle s’y essaie du moins dans de vastes paysages de montagne dont on croirait qu’ils proviennent d’Algérie alors qu’ils ont été trouvés à la suite d’une dérivation hasardeuse sur l’île grecque de Cythère. Hérodote avait indiqué la présence d’un temple dédié à Aphrodite et c’est à proximité de l’île que serait apparue la déesse de l’amour et de la beauté, de la fécondité et du plaisir, à la suite du viol de Gaïa par Ouranos et sa castration par son fils Chronos. L’écume originaire possède ainsi une forte imprégnation « aphrogène » (Peter Sloterdijk) dont le lait archaïque réunirait les motifs entrecroisés, et peut-être même jumeaux, du paradis (à l’origine toujours déjà perdu) et de l’utopie (qui serait un paradis retrouvé en étant de toute pièce inventé). C’est surtout l’utopie du tournage que documente de loin ce deuxième panneau, une communauté disparate et bigarrée comme observée par ou une déesse lointaine, et qui rejouerait tous les premiers gestes de la construction communautaire, pas de danses esquissés et jeux (ventre contre ventre), avant les premiers morts, l’ancêtre qui s’en va (Michel Haas, à nouveau associé au grand passage) et l’innocent dont la mort conduit à la crise mimétique et la descente du groupe dans le souterrain.
L’île utopique est d’abord un ventre hospitalier pour une revisitation ludique, distante et minimaliste de La Tempête de William Shakespeare ou alors d’un épisode perdu de la série Lost (un point commun, c’est aussi La Mer de Charles Trenet), avant que la catabase n’induise une descente symbolique dans les forges infernales de la terre où palpite l’immémorial magma pulsionnel. Le ventre maternel est celui d’entrailles criminelles et fratricides. Il se trouve que l’histoire française du colonialisme est contemporaine d’un orientalisme qui se soutient en particulier des développements culturels offerts au mythe de Cythère comme l’île qui aurait été le site du paradis, de Couperin et Watteau à Nerval et Baudelaire, de Bougainville et Hugo à Verlaine, Debussy et Ravel. On n’est plus innocent de l’utopie. De cette innocence-là on en a fini, on a eu la journée. Une citation du Pier Paolo Pasolini tirée de La Séquence de la fleur de papier (1967) nous en avait déjà alerté dans le premier bloc et la fin de l’innocence se rejoue avec la communauté désœuvrée du bloc suivant.
Le coulissage de la partie centrale avec le dernier bloc est un forçage encore plus appuyé des manières artificielles du Fort des fous, qui est certes menacé par la théorie, mais qui s’en protège aussi par des plans très larges consacrant la puissance tectonique des paysages et des durées qui tirent de l’épuisement des disciplines préparatoires aux derniers efforts à fournir, qui seront les plus beaux. Avec le troisième panneau, tout explose à nouveau, tout recommence, once more. Si Narimane Mari est la cinéaste des tabulae rasae parce qu’elle a mis l’enfance de son côté, elle a fait que la table rase puisse opérer à l’intérieur même de son film, qui n’est pourtant que le second.
D’Alger à Cythère, de l’île à l’archipel : la Grèce. Un autre naufrage, celui de l’Europe avec la Grèce qui a donné naissance à la démocratie, la philosophie et la tragédie, l’Europe qui est devenue aujourd’hui un autre Chronos dévorant avidement ses enfants les moins commerçants. Une autre île, un squat anarchiste, Prosfygika à Athènes. Et le bloc est lui-même fait de blocs, une quinzaine, des plans fixes et longs offerts à une parole à la fois radicale et sophistiquée, brute de décoffrage, comme on ne l’avait jamais entendu chez la cinéaste. Les paroles alternées d’une avocate et d’un activiste procèdent par lentes descriptions de la situation, qui raconte une autre histoire de la colonisation, celle de la démocratie par un libéralisme qui en a de moins en moins besoin pour soumettre tout le vivant à la goinfrerie orgiaque du capital. Le recours à une traductrice démultiplie les vitesses. D’un côté, la description est infusion autant que détonation à mèche lente. De l’autre, la traduction accède à la dignité du concept permettant de retrouver confiance en l’utopie, même si l’on en n’est plus innocent. Parce que l’on n’espère pas sans la condition d’un inespérable, la leçon est d’Héraclite.
Et il y a la leçon de Peter Weiss, donnée dans Esthétique de la résistance : « Et même si rien ne devait se passer comme nous l’avions imaginé, cela ne changerait rien en nos espérances ». L’utopie, oui, mais comme l’enfance, sans l’innocence qui a pour synonyme aujourd’hui la stupidité organisée pour nous séparer de notre intelligence. Cette citation est l’une des dernières phrases ruminées durant la longue vieillesse de Jean-Luc Godard. La phrase est revenue comme un tourbillon barbare qui explose à la fin en cocktails Molotov, gerbes sororales et fraternelles vérifiant après Révolution Zendj (2013) de Tariq Teguia les liaisons souterraines entre la Grèce et l’Algérie.
Le Fort des fous est une image générique pour la fabrique concrète d’une idée à la pratique harassée, l’utopie malgré tout. L’utopie quand même, avec son enfance déliée de toute idée d’innocence, et son espérance pour les naufragés du Paradis perdu, qui le sont par anticipation du Royaume à venir.
« Tu manques au film » : c’est la petite souris qui le dit, entre le chuintement et le sourire, la vérité soufflée aux grandes oreilles de la montagne, la kabyle, si proche encore, et lointaine déjà. Et la montagne lui répond ceci qu’il y a sûrement plus important, à savoir la santé du petit chat qui s’est rétabli. Les dieux auront été cléments. Le noir inaugural alors s’illumine. Quand les dieux pensent, c’est un éclair, le tonnerre de l’idée marquant la connivence cosmique du miracle et de l’étonnement. L’idée vient ainsi en philosophie, un éclair zébrant la nuit de la pensée. La montagne c’est aussi le dieu qui s’y cache, Zeus et, pour sa fille Athéna, il a le visage éternel de Michel Haas.
Le temps est venu de se reposer. Holy days d’emblée le souffle dans son titre, un jeu de mot merveilleux de simplicité qui apparaît au milieu des nuages et le ciel est d’un gris. Une déliaison dans la langue anglaise relie en effet les vacances (holidays) au noyau sacré d’un repos bien mérité (shabbat ou dimanche) qui est pour les musulmans le vendredi, jour béni pour l’assemblée des croyants et la prière collective. Alors tout se mélange, vendredi-samedi-dimanche d’un nouveau genre, pas VSD mais un grand désœuvrement (on songe tant à Je, tu, il, elle de Chantal Akerman).
Le temps serait donc venu de se reposer mais le repos n’est pas le même selon qu’on le considère avec les yeux d’enfant de Narimane Mari (le tournage du Fort des fous l’aura lessivée) ou depuis le point de vue de son compagnon de jeu, l’artiste peintre Michel Haas (il décède le 18 mai 2019, Holy days est projeté en première mondiale au FID-Marseille deux mois plus tard, le 12 juillet). Il y a le repos des vivants et celui des morts et s’ils se superposent parfois, ils n’ont pas le même sens. Le sens s’y divise d’ailleurs : le repos des vivants qui a le goût de la terre où reposent ceux qui manquent ; le repos des morts qui est leur dépôt sous la terre, eux qui sont désormais reposés de la vie et des vivants qui peuvent être fatigants aussi. Le repos en cinéma invite à imaginer alors comment faire disposition de la déposition. Et le dispositif de faire bon accueil au repos du sens.
Nos amis du Maghreb l’ont dit en hommage à l’ami qui n’est plus ici : que la terre lui soit légère.
Celui qui manque au film – l’aimé pour elle et pour nous qui ne le connaissions pas c’était pourtant l’ami – barre désormais l’horizon d’un cinéma qui n’avait nul besoin d’un tel forçage pour se réinventer puisqu’il carbure à cela justement : la novation qui est élémentaire soulèvement. Le repos d’un cinéma jamais en repos. Un cinéma qui, en trois films seulement, revient à l’enfance mais celle d’avant l’enfance, stupéfiante régression, parce que la mort s’est interposée et qu’il n’y a pas avec elle à tergiverser (la mort est le non négociable même, on peut pourtant s’en amuser, quelle insolence, cela est la vie même). La table rase, c’est vraiment ainsi que procède Narimane Mari, fille de l’éternel retour qui a encore la force de sauver le oui quand bien même règne partout le négatif.
L’enfance, on y allait pour commencer (Loubia Hamra), on y revient désormais pour recommencer (Holy days) en attendant d’autres recommencements (On a eu la journée bonsoir). Entre-temps, le dehors n’est plus aux guerres d’hier et d’aujourd’hui, guerres de libération contre toutes les colonisations qui sont des apprivoisements, mais à la mort du compagnon, son absence irrémédiable et pourtant on ne peut pas ne pas continuer à jouer, malgré tout, la grande fatigue et la menace sourde de l’épuisement, grand vide, autre tabula rasa. La vie ne serait pas la vie si elle n’était pas irréparable. C’est pourquoi l’on joue, le jeu comme manière de bricoler l’enfance avec l’incurable.
Tout reprendre à zéro parce que, si le monde n’a pas changé de base, le cinéma si, celui de Narimane Mari, sa vérité basale. Le bouillonnement d’enfance insurrectionnelle de Loubia Hamra, c’est donc fini. Les grands soulèvements insulaires de l’utopie dans Le Fort des fous, c’est fini aussi. On avancera alors à tâtons, les plans chargés en énergie haptique. La discipline des plans longs et larges ont désormais fait place à des exercices d’approche à l’aveugle. L’optique appartient aux mains ; au son, ça balbutie comme jamais, marmonnements ou bégaiements. On palpe des surfaces en hérissant le poil qu’il y a au fond des yeux, celui de bêtes fabuleuses, tout un bestiaire ignoré. On vérifie avec une radicalité mutine le mutisme profond du cinéma de Narimane Mari, son geste qui a la mémoire du cinéma muet qui l’était moins que sourd à des paroles inaudibles pour le spectateur en réalité.
Narimane l’infante a la bouche pleine de la terre de son défunt. Cela ne se dit pas, se montre, parole muette. Holy days est un mystère, connaissance ludique et ésotérique de choses demeurées secrètes.
L’enfant Narimane tâtonne et les tâtonnements de Mari étonnent en rappelant à notre étonnement originaire : au cinéma, le monde est toujours plus grand que soi. Le spectateur retrouve ainsi l’enfant qu’il a oublié avoir été en levant les yeux, avant de se relever de son siège. Et peut-être, un jour, de se soulever. Tout est plus grand, les adultes sont des géants, un homme qui cherche moins à s’enfuir qu’à s’enfouir, une femme dont les formes épousent celles de la montagne kabyle. Tout est plus grand, l’âne comme les magots de l’atlas.
Le deuil est une affaire sérieuse et, là encore, il y va de l’insolence de Narimane Mari. Que le deuil soit alors l’invention de ses propres rituels, avec ses enfantillages et ses simagrées qui finissent, pierre après pierre, par faire à la fin un cairn. Avec ses singeries et ses âneries aussi, l’âne qui débande et le macaque qui s’essuie la bouche comme nous le ferions, nous leurs cousins. Et de se partager la pomme pourrie d’un tout petit paradis, pourrie parce que sans faute ni savoir. Que le deuil soit une ruche vrombissante de signes, un miel fait de picorée de poussins et de pattes de poulet comme celles de dinosaures, ses bourdonnements comme des tourbillons pour les oreilles. Une pépinière d’autres façons de filmer en « camérant » quand l’obsession fait tourner la toupie au bord du trou creusant le ventre du manque de l’aimé.
Des lignes d’erre sont ainsi tracées par elle qui a, tels Robert Walser et Walter Benjamin, l’enfance des petites choses sacrées. Et parmi elles vole un bourdon entre les pissenlits mangés par la racine.
Le repos est le temps de la débandade mais la détumescence du baudet répond également à l’appel autoritaire de son maître, le drôle voulant que l’animal soit le nom d’un grand maître du cinéma de divertissement, Yoda. C’est un gag qui tord la perspective d’un conte mutin et mutique sur l’amour qui est le seul royaume mythique autorisant ses sujets à jouir d’une bêtise partagée. Un mystère qui aurait pour secret aussi de rester sourd à la sirène appelant au retour dans le ventre de la terre mère. Il faut aussi se méfier de ses propensions, se reposer de l’action venimeuse de ses propres aiguillons. L’homme doit donc consentir à lâcher prise (Saadi Ikhelfoum). Une vieille ritournelle l’y aidera en apaisant la douleur dans son cœur qu’assombrit la tache sur sa poitrine. La tombe creusée est molle et fraîche aux pieds de l’homme qui fait de la mort qui vient une décision, un destin. La femme (grecque, issue de la communauté échouée du Fort des fous, Bilio Kaliakatsou) a les tétons dressés. Elle ne cesse pas de bander, branlée par l’univers entier qui lui envoie une blonde lynchienne (Julia Hilmer) en sachant partager le vedettariat avec les stars de l’atlas, les magots, pirates et trésor vivant.
L’âne Yoda est l’animal entre eux deux animaux qui font les bêtes. Il est l’intervalle même qui se refuse à être bâté, l’écart sauvage, moins serpent que chien, comme Roxy Miéville au milieu des couples et des mondes dans Adieu au langage (2014) de Jean-Luc Godard. La sauvagèreté de Narimane Mari tient bien dans l’étonnement de ses tâtonnements, qui relit à l’aveugle une nouvelle de D. H. Lawrence, L’Homme qui était mort (1927-1929), pour s’accorder sur le fait que le désœuvrement est un paradis, celui de la mise au repos des missions et vocations, pour « découvrir quel endroit étonnant est le monde phénoménal, bien plus merveilleux que tout salut ou cieux ».
Qu'un film soit capable de briser la mer gelée qui est en nous, moins comme la hache de Franz Kafka que comme la plante saxifrage chère à René Char. Qu'un film soit exactement au milieu du cinéma, à chaque fragment une exclamation, de chacun de ses plans un étonnement, un éclat, des cristaux d'intensités pour des différences de potentiel, rires et ritournelles. Des bouts de ficelle pour n'en pas voir le bout, jamais – remontages du temps subi. Des bouts d'enfance qui font tourbillonner l'origine dans les courants du devenir – pied de nez au néant, pirouettes cacahuète face au pire.
On a eu la journée bonsoir est ce film-là, un poème d'amour et de mort – et du désir demeuré désir.
La vie est faite de fragments qui ne se joignent pas – sauf au cinéma. La synthèse n'est pas récapitulative mais disjonctive, c'est le montage des instants où ont coagulé le bref et l'éternité, parfois comme stases et luxe contemplatif, d'autres fois comme de la nitroglycérine. Une quinzaine d'années de cinéma, des fragments retrouvés chez soi ou trouvés ailleurs, montés et remontés comme on jouerait en même temps à la marelle et à un marabout de ficelle. Des lambeaux d'intimité qui ont l'amitié de s'adresser non à tout le monde mais à n'importe, dans la grâce de l'impersonnel.
Dans le fatras encombré des durées il y a des instants, des fulgurances qui sont des trouvailles, le génie turbulent du kaïros contre le règne despotique de chronos, plus Bachelard que Bergson.
On a eu la journée bonsoir ne joue pas une partie d'échecs perdue d'avance contre la Mort. Mieux, le film de Narimane Mari rejoue les pièces détachées des vies vécues pour la beauté du jeu qui est la persévérance de l'être. Et que s'amusent encore longtemps les morts et les vivants, les uns qui ne le sont pas tant que ça et les autres qui sont plus mourants qu'ils ne le croient. L'insolence qui est l'enfance sans l'innocence est une danse de gosses au bord d'un volcan creusé par l'irrémédiable.
Nous sommes tous naufragés et rescapés, c'est pourquoi nous passons notre vie à lutter avec et contre la mémoire dont la condition est l'oubli. Nous refusons la chronique au nom des jaillissements de l'anachronique, la cascade des instants décisifs qui rebondissent sur le clinamen de l'écran. Avec le cinéma, l'aimé est déjà mort et va mourir, il ne cesse pas de mourir et de ne pas mourir. Le cinéma est la suspension du principe de contradiction, dont l'invention est contemporaine de la sémantique générale d'Alfred Korzybski comme de la théorie des quantas par Max Planck. Le chat roux de Michel et Narimane n'oublie pas qu'il a pour cousin lointain celui d'Erwin Schrödinger.
Le poème d'amour et de mort est celui de la mort comme l'événement obligeant à l'invention dans la recréation des liens reliant les disparus à leurs survivants, il est aussi celui de l'amour comme espace de jeu et de récréation de ses éternels enfants, il est encore et autrement dit celui du désir demeuré désir, qui est l'éternel battant les cartes et les rebattant dans le pli de nos existences mortelles, finies.
Michel est mort et Narimane est vivante et l'important tient à ce que la survie ne soit pas une moindre vie basculant dans la subsistance mais la consistance d'une vie continuant après la vie. On a eu la journée bonsoir est le film des adieux qui durent comme le désir en le faisant durer. La finitude qui s'impose aux vivants est un coup de dés infiniment recommencé par leurs survivants.
Dédié à la communauté aléatoire des amis de tous les temps, le générique rase l'eau qui s'assombrit et la marche de se faire patouille parce que la fête à la grenouille est un masque pour l'inconsolable. L'inconsolable des morts qui ne viennent jamais seules, Michel Haas, Nasser Medjkane, la mère Marcienne. L'inconsolable qui n'a que le jeu et l'amitié pour persévérer malgré l'insupportable. Des souvenirs en compagnie des amis avec qui faire un plan aura été un très sérieux divertissement. Et puis des secrets quand la vie du mourant est devenue intolérable aussi pour qui va lui survivre.
Ensuite le film de Narimane Mari se fait urne cinéraire et arche originaire, aveux cannibales susurrés comme un impossible secret et animaux de tout espace ou espèce, une liste poétique à la Prévert, les sculptures de récup et d'enfance de Michel qui est un géant au milieu de la matière peinte, le clochard céleste qui est un Charlot de Ménilmontant, un chien qui surgit comme seul y arrivait Roxy Miéville, les visages de la rue, connus et inconnus, qui aimantent le cadre en l'ouvrant aux flux de la vie courante, une flaque de lumière qui parcourt un mur en emportant avec elle comme des peintures pariétales, une plante d'intérieur et grimpante qui reprend du poil de la bête, la pieuvre d'un marché dont l'agonie est un sang d'encre aussi terrible que la baleine de Paul Gadenne.
Comme Michel Haas qui aura livré de grandes batailles sur le terrain du subjectile, Narimane a le goût de la figure et son essentielle précarité, sa vulnérabilité quand il s'agit pour elle se détacher du fond, papiers collés-décollés sur mur blanc, silhouette en haut d'un poteau qui pointe dans le soleil.
Et puis celui des mots qui sont tantôt des paroles jetées littéralement en l'air, tantôt des calligraphies, tantôt encore des confidences en style télégraphique, avec des messages téléphoniques qui sont des blagues d'amour à retardement, même après la fin et que le noir est là.
Narimane Mari sait bien qu'au cinéma il n'y a de langue qu'inconnue et de voix qu'étrangère, langue incompréhensible et voix inaudible qui ne sont à personne, et qui viennent toujours d'ailleurs.
Et puis il y a des éclats venant d'autres régions encore, la coupure électrique et le courant rétabli avec la voix d'Aladin Kerkar sortant de sa lampe le génie Nazim Hikmet, amour et tendresse d'Elvis Presley riant de sa déconfiture comme Polichinelle, Djibril Diop Mambéty qui a les yeux du Carre-four de Jacques Tourneur, les amours aquatiques de Dita Parlo et Jean Dasté chez Jean Vigo, Nat King Cole et Albert Ayler, les Zombie Zombie et Olivier Taffin, Charlot boxeur qui fait rire Michel du rire d'une enfance incorruptible.
Si Jean Vigo reste notre Atlante en cinéma, Narimane Mari qui est sa fiancée en est l'Antinéa, la sorcière qui fabrique avec des bouts d'enfance et de ficelle de quoi faire un banquet de l'incurable.
Avant l'enfance, il y a encore l'enfance. Avant Loubia Hamra (2013), existe en effet un petit film de Narimane Mari, Prologue (2007) offert à l'art de Michel Haas. Ce n'est pas un documentaire sur un artiste et son travail, matiérisme et cætera, mais un portrait malicieux et éparpillé dont la fantaisie se jouerait sur deux portées. La première serait un dialogue entre l'artiste et le critique d'art et pataphysicien Gilbert Lascault qui est une partie de patate chaude entre deux vieux gamins (les entendre parler est un véritable concert à deux voix), essayant quels mots employés ou non afin d'écrire l'article ou l'entretien qui aura l'insolence de se passer des agents du journalisme culturel.
On retient une formule géniale de poésie, celle de jubilation écartelée qui conviendra tellement à On a eu la journée bonsoir réalisé quinze ans plus tard. D'ailleurs, dans ce dernier film, on retrouve des images de Prologue, celles qui montrent Michel en Gulliver se promenant parmi un tapis de peinture, d'eau et de papier pour faire surgir des paysages avec le tranchant sismique de la main. Et Michel est transporté, il est soulevé par ses poumons d'où il tire sa ritournelle. L'enfant qui peint est un géant alors âgé de plus de soixante-dix. Jeunesse olympienne, ritournelle héraclitéenne.
L'autre portée est la manière de filmer et monter de Narimane Mari, comme aux aguets, avec la sensibilité électrique du félin dont les sens attrapent tout, les jeux de mots et les jeux de mains, et puis tous les visages de la rue au milieu desquels se disparaît puis réapparaît celui de Michel, autre mélange de couleurs, autre peinture. Le peintre est animal dans sa peinture et la cinéaste l'est aussi dans sa pratique. Elle a ses ritournelles qui s'entrelacent avec celles de son complice, des manières félines et volatiles, toute une conversation en archipel qui révèle le sens du titre. Prologue dit l'ouverture, le mot dit aussi ce qu'il y a avant le logos, le mutisme de l'infans qui prédispose avec l'enfance à l'art et ses mystères.
C'est pourquoi Prologue ressemble tellement à une bouche d'enfant qui s'ouvre en laissant entendre le souffle, le rire même, nécessaire à la voix qui donnera naissance à la parole.