Estivales documentaires

Le cinéma (sur son versant) documentaire, séparation et subalternité

 

 

 

Il n'y a pas de cinéma documentaire mais de cinéma saisi ou à ressaisir sur son versant documentaire. Documentaire, le cinéma l'a été d'emblée avec les frères Lumière, avant que les industries n'imposent pour des raisons commerciales évidentes l'économie de la fiction. Et l'est resté. Si tout film est de fiction, tout film est aussi un documentaire, a minima sur ses conditions matérielles et symboliques de production, y compris sur son imaginaire. Le cinéma est bifrons, bifide mais l'empire de la fiction a relégué le documentaire dans ses marges, à la périphérie. On appellera alors documentaire le cinéma qui réinscrit ce versant au centre de ses dispositifs.

 

 

 

Si le cinéma pris de face est dévolu à la fiction et à son hégémonie, le dos du cinéma est documentaire. Prendre le cinéma à partir de son dos, c'est déjà montrer que la fiction n'est pas le privilège d'une industrie culturelle, mais faire droit aux fictions de la vie quotidienne et à leur soustraction aux industries de la représentation. Sur son versant documentaire, le cinéma est par conséquent minoritaire, et plus disposé, peut-être, à être contraire, a contrario des logiques industrielles et représentatives qui exercent avec leurs conventions leur domination. Contraire ne serait-ce déjà que le cinéma (sur son versant) documentaire est plus accueillant, ouvert aux démarches égalitaires, celles qui sont respectueuses de la réciprocité dans l'acte même de filmer.

 

 

 

Le cinéma artificiellement séparé de l'un de ses deux versants est prolétarisé. Dans le champ de la création cinématographique, mieux dans celui de ses rapports de production, le documentaire est le subalterne de la fiction. Si ces films-là importent en vérité, c'est en documentant l'égalité de n'importe qui, filmeurs et filmés.

 

 

 

 

 

Tétralemme documentaire-minoritaire-contraire-égalitaire

 

 

 

 

 

Tout cela a été parfaitement décrit, parmi d'autres Edgar Morin, Christian Metz et Jean-Louis Comolli. C'est pourquoi l'attente est fébrile devant des films qui, moins financés que l'habituel du cinéma, tirent de leur pauvreté économique relative la vertu de la curiosité et des déplacements face à des réalités déjà existantes et, trop souvent, sous-exposées mais problématisées depuis le réel qui les empêche de coïncider avec elles-mêmes. Des films plus soucieux que d'autres, sûrement, de ce que Stanley Cavell a appelé « l’inquiétante étrangeté de l’ordinaire », à savoir ce familier qui ne l'est qu'en apparence. On retomberait là sur la Verfremdung de Bertolt Brecht, mal traduite par le terme d'éloignement ou, pire, de distanciation et que l'on a pu autrement et mieux traduire, notamment dans le monde anglo-saxon, par le terme d'estrangement repris par Siegfried Kracauer.

 

 

 

Les estivales documentaires auront trouvé leur circonstance dans la commission de juin de l'association Images en Bibliothèques pour examiner un panorama de 21 films contemporains, très différents dans leur forme et variés dans leur origine, et sauver ce qui peut l'être d'une grande idée du cinéma quand elle tient à son versant documentaire. Le cinéma qui fait droit aux fictions de la vie quotidienne comme à l'inquiétante étrangeté de l'ordinaire est aussi celui qui sait documenter ses procédures propres en témoignant du geste filmique comme d'un geste radicalement égalitaire et démocratique. En bricolant et nomadisant pour constituer sa propre place dans l'intervalle des places existantes, le cinéma (sur son versant) documentaire tire de son statut minoritaire et subalterne la possibilité d'être contraire, tant à l'hégémonie des industries culturelles, cinématographiques, et plus largement audiovisuelles et médiatiques, qu'à l'empire de la fiction et de la représentation, chèrement financée et profondément inégalitaire.

 

 

 

S'il y a des films qui comptent en vérité, c'est depuis le tétralemme documentaire-minoritaire-contraire-égalitaire. Qu'ils soient identifiés comme des fictions ou des documentaires n'est plus alors que l'effet d'une séparation qui, idéologique, n'a pas lieu d'être. Le cinéma est inséparé de ses deux versants ou bien n'est pas.

 

 

 

13 juillet 2024

Des nouvelles de là-haut de Paul Brihaye

 

 

 

Toute descente dans le souterrain est une descente à l'intérieur de soi et du monde d'images que chacun-e porte dans ses organes, en particulier son cœur. Le film d'études de Paul Brihaye cède à l'attraction mythique de la catabase, avec son chien luciférien (Nova), ses plans impressionnants (un effondrement par travelling ascendant) et sa fiction minimaliste (le rêve des adieux au grand-père enveloppe le risque de prolonger le séjour avant de convenir au caractère provisoire du passage). Il en recompose les acquis solides, Homère et Orphée, Dante et Virgile, qu'il épure cependant un peu trop, complaisant dans l'isolement autistique. Le bunker abrite toutefois un foyer d'adolescence, ce dédale dont il faut apprendre à sortir en douceur sans céder au sirène de son double Delt. Nova le chien promet, lui, qu'au dehors attend la vie nouvelle.

 

 

 

 

 

Sous un même toit de Wang Yu

 

 

 

 

 

Produit par le GREC, sélectionné notamment à Visions du Réel, Sous un même temps est un film de l'exil intérieur vécu comme une confinement. Un frère et une sœur d'origine chinoise y échangent depuis la fatigue du travail de jour dans un restaurant familial et la pensée lancinante d'un retour hypothétique. Le refus de tout dehors voudrait ainsi témoigner d'une poche d'exil, une monade filmée en pans coupés et plans fixes, reliée malgré le décalage horaire au pays natal ainsi qu'à l'Italie par le réseau des connexions de la téléphonie mobile. Le confinement subi souffre cependant d'une esthétique du cantonnement qui ajoute à la réclusion la claustration de la forme elle-même.

 

 

 

 

 

See Forever de Paul-Émile Baudour

 

 

 

 

 

De quoi nous instruisent donc les vidéos amateurs au sujet du World Trade Center ? Avant les attentats du 11 septembre 2001, les touristes y archivent leur joie d'intégrer l'architecture spectaculaire qui allégorise la domination par la finance du monde. Après 2001, les archives acocmpagnent la même propension à l'abri résilient du One World Trade Center. Dans l'intervalle, les ruines auront accueilli un temps du désastre dont le refoulement est un spectacle organisé à laquelle participent les touristes et vidéastes amateurs. La différence notable repose surtout sur les manières de filmer : le passage de l'analogique au numérique est marqué par un plus grand souci de l'image de soi et du storytelling. Le zoom, lui, demeure le procédé technique pour qui croit pouvoir abolir les distances. Les trois temps de la narration conduisent cependant à un montage adialectique. Les ruines y échouent en effet à être un accident dans l'ordre de la vidéographie générale du monde.

 

 

 

 

 

Ton œil de Thalie Alvestegui

 

 

 

 

 

Le portrait du jeune photographe Nanténé Traoré est plus qu'impressionniste. L'empathie assoit seule l'autorité du portraitiste qui se tient à la surface des choses en gage d'une tendresse partagée. Mais des bribes ne font pas la nécessité d'un regard. Le passionné d'images qui travaille les siennes en argentique est filmé tantôt en séance avec des ami-e-s, tantôt en train de préparer une expo photo. Les amorces laissent peu deviner. Et si sa présence est belle, elle ne suffit en rien à incarner le début d'un monde dont il se veut autant le témoin que l'acteur, celui de corps qui comptent en désirant se soustraire aux grilles en vigueur, tout particulièrement la norme du genre et sa logique binaire.

 

 

 

 

 

Un pincement au cœur de Guillaume Brac

 

 

 

 

 

D'aucuns disent pour le tancer que le cinéma de Guillaume Brac tient du centre aéré. Le consensus y souffle ses bulles d'apaisement dont les contenus se révèlent vite éventés, bien éloignées des abordages de ses maîtres préférés, Eric Rohmer et Jacques Rozier. On peut au moins apprécier que ses documentaires épargnent à ses figures féminines l'hystérie qui les (et nous) accable dans les fictions. Le duo de copines Linda et Irina scolarisées dans un lycée de Hénin-Beaumont se montre assez attachant, portée par une amitié qui les allège quand beaucoup d'éléments conspirent à plomber le ciel au-dessus de leur tête, crise sanitaire qui joue les prolongations, milieu familial précaire et avenir incertain (et pas un mot aussi sur la gestion politique de la ville depuis dix ans par l'extrême-droite et Steve Briois). On peut penser à Premières solitudes de Claire Simon, à Adolescentes de Sébastien Lifshitz. Quand l'amitié s'assombrit, Ornella, une troisième copine, préfère moins aiguiser les rivalités que neutraliser les inimitiés. À la fin, la plage enveloppe en les maternant des êtres hésitants et peu définis, filmés à l'âge des possibles. Tourné dans le cadre d'un atelier, Un pincement au cœur peut faire office aussi de brouillon pour le prochain long documentaire, Ce n'est qu'un au revoir.

 

 

 

 

 

Ostende de Michaël Blin

 

 

 

 

 

Le vieux Dino parle dans la portée de ses mots, poèmes et chansons qui flottent entre deux mondes, lui encore présent et l'autre qui a disparu, l'absente dont il est le témoin énamouré. Ses paroles tentent de trouver un rebond dans une fiction effleurée de l'autre côté de l'intermonde, avec un jeune homme au foulard et à moto, un enfant qui l'attend dans le bois, une femme qui brûle sur le papier des photos et des plans tournés en super-8. La présence de Bernardin Pelardi est touchante, sa voix qui a la malice de l'enfance et ses mots aussi précis que possible. La diaphanéité douce-amère de l'entreprise s'effiloche quelque peu à rester sur le seuil d'un montage poétique mais filandreux qui voudrait convertir un deuil personnel en rituel de passage impersonnel et mythologique.

 

 

 

 

 

Des idées de génie ? (Dans les bagages d'un grand patron) de Brice Gravelle

 

 

 

 

 

Philippe Ginestet est content de lui. Le patron numéro un du discount français s'est bâti un empire dont il est le zélé publicitaire. Refondateur militant et engagé du paternalisme de naguère en management festif, il joue tous les rôles. Le self-made-man à l'accent et la bonhomie du sud-ouest, le fils de maquignon qui s'est fait à la force du poignée en émerveillant Sophie de Menthon, promotrice de l'événement « J'aime ma boîte », l'animateur de séminaires divertissants offerts au gratin de ses « collaborateurs » incluant des délégués CGT. L'empereur de GIFI impose ainsi et sans forcer ses mises en scène au documentariste qui ne se fait pas prier pour s'en faire le relais. Ce dernier n'est pas moins content de lui, ravi d'avoir profité des largesses d'un patron qu'il égratigne si peu, reconnaissant derrière le dirigeant roué un grand enfant pour qui s'enrichir est une fête. Ces deux contentements amoindrissent considérablement les vertus de la distance critique. Rien de commun avec La Voix de son maître de Gérard Mordillat et Citizen Kane pourtant cités à l'entame du film. On serait plus proche pour le meilleur de la comédie sardonique Riens du tout de Cédric Klapisch. Et Brice Gravelle, qui est le preneur son de son film, est une figure comique un rien pathétique quand il cherche du regard Aurélie Martin, son opératrice, afin de nous faire comprendre bien sûr qu'il n'est dupe de rien. Pire, ces contentements complices encadrent un consentement érigé en culture d'entreprise, qui donnerait à rire s'il n'était pas une forme de capture salariale frôlant la démagogie et le sectarisme. Seul Benjamin Castaldi, ami du bonhomme, arrive à proférer – c'est dire... – le début d'une vérité qui autrement semblerait indicible : le gentil patron n'est un sauveur d'emplois (Tati) qu'à conserver son statut de profiteur. Le capital se porte bien, merci pour lui. Pour tous les autres, l'auto-intoxication fait l'effet d'une fête que l'on diffère par crainte de son lendemain.

 

 

 

 

 

Dans l'œil de l'occupant (Regards intimes des soldats allemands de l'Occupation) de Françoise Cros de Fabrique

 

 

 

 

 

Si la facture est télévisuelle, musique et commentaires dits par Romane Bohringer, les archives que contient ce documentaire racontent une histoire du regard dans l'Histoire de la Seconde Guerre mondiale. Films amateurs, parfois en super-8 couleur, et photographies tournées par des soldats de la Wehrmacht en France entre 1940 et 1943 établissent en effet la perspective des vainqueurs. Accompagnée de lecture d'extraits de lettres de six d'entre eux, l'archive s'impose en acte de guerre ambivalent tant les images parlent pour et contre ceux qui les font. D'un côté, les images légitiment la domination, parfois en se plaignant de ses excès, cadavres, pillages et destructions. De l'autre, elles fixent les frontières d'un imaginaire revanchard (après la défaite allemande de 1918), nationaliste (la France est une nation décadente), sexiste (les Parisiennes sont un butin sexuel méprisable) et raciste (les tirailleurs issus des colonies sont une insulte à la race aryenne). Visuelle et épistolaire, l'archive est le site d'une colonisation par le regard mais, en étant constituée d'images, elle abrite aussi la possibilité d'un à venir qui est celui de leur relecture symptomale et critique.

 

 

 

 

 

Le Centre d'Alexandre Donot et Raphaëlle Rivière

 

 

 

 

 

Le centre de formation de l'AS Saint-Étienne est la fabrique d'un corps collectif, un site avec son histoire glorieuse qui compense ses déboires présents, ses techniciens, ses soignants et ses éducateurs, ses savoirs et ses disciplines, toute une équipe dédiée à trouver les éléments qui intégreront la sélection professionnelle. L'institution est au travail de formation des corps individuels, une véritable orthopédie sociale. Dans ses marges peu explorées, des espoirs d'ascension sociale pour des adolescents entre 14 et 19 ans issus des classes populaires. Entre le centre et sa périphérie, le foot est une affaire de passes en tout genre, amis et mentors, mais la surface de réparation a pour bord le banc de touche où les plus nombreux finiront. La sélection opère ainsi le tri entre ceux qui restent sur le terrain et ceux qui en sortent. Le film observe d'un peu trop loin le travail de crible et de dribble pour parvenir à toucher à ses claquages et ses duretés.

 

 

 

 

 

La Renaissance de Nader Samir Ayache

 

 

 

 

 

Une drôle de petite machine. Un joueur d'oud d'origine tunisienne est victime d'un accident de voiture. Le film que Nader S. Ayache lui dédie est un agencement de prothèses, la fiction d'un jeu vidéo qui se greffe sur sa vie blessée pour en panser les brisures. D'un côté, l'accident fait fuir une vie par tous les bouts : Gabès la ville natale devenue irrespirable à cause de la pollution, l'exil dans l'écart du pays perdu et du pays d'accueil, le départ de Ben Ali en 2011 et l'assassinat de l'opposant politique Chokri Belaïd en 2013, les promesses envolées du printemps arabe et le coronavirus. De l'autre, une variation de La Jetée de Chris. Marker avec le cinéaste Jilani Saadi dans le rôle du maître du jeu offre ses machins ludiques, casque virtuel et gants haptiques qui changent de couleurs, en soin d'une existence déglinguée. Nader S. Ayache aime à bricoler ses dispositifs, on l'avait déjà noté avec La Guerre des centimes (2019) qui collait à la roue des livreurs à vélo organisés contre la précarité Uber. Machiner, c'est se raconter des histoires de double pour faire jouer à plein le miroir de la reconnaissance. Machiner, c'est moins faire le malin tout seul qu'avoir l'autre en remède.

 

 

 

 

 

Le Bateau de mon père de Cyril Bérard

 

 

 

 

 

Il n'y a pas d'héritage sans testament mais quand le second vient malheureusement à manquer, c'est le sens du premier qui perd en évidence comme en nécessité. C'est ce que tente d'évaluer avec beaucoup d'empathie le film de Cyril Bérard, attaché à témoigner de la situation de Florent Marteel, jeune marin-pêcheur dunkerquois de trente ans qui a repris l'activité familiale après le suicide de son père en 2019. Secondé par sa tante Marjorie qui s'occupe de la gestion financière et administrative de la petite entreprise, Florent est un homme de la mer qui, toujours pensif, semble regarder ailleurs que là où sont ses attaches familiales. L'épuisement des ressources halieutiques conjugué à la crise sanitaire est aussi celui d'un désir forcé par une histoire qui court jusqu'à dix générations. La pêche a ainsi le filet contrarié, son passé plus vivant que son présent. C'est la tante qui ramène de ses recherches généalogiques de quoi relancer le vivier de la tradition, quand elle perd de sa consistance pour son neveu qui voit qu'elle lui file comme un poisson entre les doigts.

 

 

 

 

 

Le Journal d'une femme nwar de Matthieu Bareyre

 

 

 

 

 

Rose est habitée par une colère éruptive. La bipolarité, son « pet au casque » dit-elle, n'est pas la cause de ses coulées pyroclastiques, mais la conséquence d'une violence aux foyers multiples : la brutalité fonctionnelle des institutions policière et psychiatrique, des origines togolaises malmenées par une histoire familiale mouvementée qui plongent ses racines dans l'histoire coloniale française. Sa colère est l'arme d'une femme toujours au bord de la crise de nerf. Mais quand elle est apaisée, c'est une pure poésie qui s'épanche d'elle en s'accordant avec ses lectures du moment comme Audre Lorde et Aimée Césaire. Mathieu Bareyre l'a rencontrée durant le tournage de son film précédent, L'Époque, et veut faire un film à ses côtés, au risque d'y perdre quelques plumes sur le plan des nerfs. La figure de Rose-Marie Alyoko Folly est séduisante tant elle s'offre autant qu'elle se refuse, se pliant au jeu du tournage pour en contester les relances. Elle ressemble alors au Jason du film de Shirley Clarke. Lorsque la crise est trop forte, l'internement l'emporte en laissant le réalisateur en larmes, désarmé. Le démuni se retourne alors au deux tiers de son film produit par le Théâtre de la Commune d'Aubervilliers sur ses propres images d'adolescence tournées en mini-DV, alors que son monde était celui d'une bourgeoisie bordelaise confite dans le racisme ordinaire. Le complexe du petit bourgeois français qui en soutient alors l'expression, variation du fardeau de l'homme blanc de Kipling, dit beaucoup d'un réalisateur qui a davantage besoin de l'autre que l'autre de lui-même ; c'est la limite réelle d'une entreprise qui voudrait faire résilience de la repentance. Le film retrouve cependant des forces avec le retour de Rose et un voyage en Inde qui l'emmène, elle et lui, vers des rivages vierges des aliénations intriquées de la race subie des deux côtés de leurs dissymétries.

 

 

 

 

 

Domus de janas de Myriam Raccah

 

 

 

 

 

L'arrière-pays sarde est peut-être toujours peuplé de créatures merveilleuses mais les légendes ne sont plus dites, quand elles ne sont pas oubliées par les anciens et seulement conservées dans les livres d'ethnologie. La réalisatrice parie pourtant, loin de tout folklore, pour leur vitalité, moins effacées de la mémoire qu'imperceptibles aux yeux et oreilles des profanes. Il suffit ainsi de prêter attention aux prières des vieilles paysannes, aux jeunes qui chantent et jouent de la musique, aux polyphonies d'Oliena qui font résonner les mystères secrets du mont Corrasi. Les braises des feux de la Saint Jean, il faudrait apprendre seulement les remuer un peu. Avancer un récit qui se prolonge dans un peu de fiction ou prêter attention à la fresque murale en trompe-l'œil peinte par Pina Monne, cette porte magique révélant que c'est la région entière qui est merveilleuse et son trésor pourrait être détruit par la canicule et les incendies qu'exacerbe le réchauffement climatique. Le domaine des fées dont il est question ici est celui des êtres porteurs d'un milieu charnel qui est moins replié sur lui-même qu'il est un pli de bienveillance et de solidarité, logé dans un coin de campagne comme un village magique ou une forteresse cachée – un Brigadoon en Sardaigne.

 

 

 

 

 

Les Repentis de Valentin Hénault

 

 

 

 

 

La condition rom n'appelle pas à la compassion et au misérabilisme, mais à la compréhension des formes qu'elle adopte en réponse aux forces qui tantôt l'accablent, tantôt la soutiennent. La ferveur religieuse est l'une de ses forces, qui sans discontinuer exige prières, discours et chansons pour cadrer ou recadrer tout ce qui pousse au débord et à l'excès, autrement dit à la déportation dans les marges. Stelian est l'homme de parole, précisément celui des paroles qui tiennent et retiennent tandis que son frère cadet, le vulnérable Costica qu'agitent encore de vieux démons, celui qu'elle rattrape constamment. L'exil dans les bidonvilles franciliens est ainsi travaillé par un rapport puissant à la parole qui est la colle des nécessités de la « solidarité mécanique » caractérisant une communauté de destin, pauvre en institution, pour paraphraser Émile Durkheim. La durée des plans témoigne ainsi de la dimension performative de cette parole fraternelle, qui ne va pas sans le souci d'un contrôle moral sur celui qui risque à tout moment de vriller. Le retour en Roumanie offre alors un étonnant contrepoint dans la découverte de l'existence de biens matériels à l'instar de cette belle maison blanche dont l'existence est aussi redevable des efforts solidaires et communautaires. La pauvreté ne va donc pas sans richesses, mais la plus immatérielle revient cependant à la parole et ses actes, qui sont le premier et dernier filet de survie des parias qui toujours parient sur leur salut.

 

 

 

 

 

Nour de Shazza Maddad et Stéphanie Lebrun

 

 

 

 

 

Alep est divisée entre l'ouest dominé par le régime syrien et ses alliés russes et l'est par l'opposition, sans compter les factions rivales. Ce qui fait alors tenir quelques-uns de ses habitants au-dessus des ruines, c'est une chorale. L'abus des plans tournés en drone comme des nappes de synthétiseur voudrait donner l'image d'un apaisement, et même d'une impossible légèreté pour la minorité des chrétiens d'orient (ils étaient 10 % de la population, ils ne sont plus que 5 depuis le début de la guerre en 2011). Deux ans après la bataille d'Alep qui a fait plus de 20.000 morts entre 2012 et 2016, les voix off suppléent les chants et les Ave Maria pour tisser la gaze d'une communauté spirituelle et résiliente en dépit des gravats. Tout ce qui monte dans les airs, voix et vues aériennes, tiendrait d'un angélisme avoué quand une ruine au loin semble ouvrir ses ailes à qui les reconnaît. L'Ange est toutefois moins de l'Histoire que d'un œcuménisme professé malgré les appels à la prière du muezzin qui provoquent à l'évidence de la lassitude, pour ne pas dire plus. Le prosélytisme qu'il promeut avec la bénédiction de LCP fait ainsi lever les yeux, mais pas toujours pour le mieux.

 

 

 

 

 

Herbaria de Leandro Listorti

 

 

 

 

 

Faire un film comme on composerait un herbier. Voir dans les archives et leur conservation un jardin des plans et des plantes. Les taxinomies caractéristiques d'une raison graphique qui a accompagné la mise au pas instrumentale du monde vivant intéressent moins le cinéaste argentin que la mise en place ultrasensible d'une grande syntagmatique (Christian Metz) croisant les séries, foliaires et pelliculaires. Alors, les équivalences peuvent proliférer dans une efflorescence de métaphores : les images sont des organismes que détériorent temps, champignons et bactéries. L'emploi du format 4/3 rappelle aux images qu'elles ont la valeur des pages nécessaires aux herbiers, tandis que l'usage de la pellicule, 16 mm. et super-8, offre aux plans l'incandescence des matières sulfureuses et vibratiles. Le plan sonore n'est pas en reste, avec ses frottements et ses craquètements, ses crépitements et ses échauffements, dédié au temps qui passe et brûle comme la boulette de souffre au bout d'une allumette. Herbaria est un herbarium et l'art de vivre dans la compagnie des fleurs séchées auquel il se voue se pose en proximité des plus grandes hantises : la disparition de 500 espèces végétales depuis la colonisation de l'Argentine et celle de plus de 80 % du cinéma muet environ et la moitié du cinéma sonore depuis son invention. La conservation des archives se mène ainsi des deux côtés de la feuille, à la fois botaniques et cinématographiques, en s'appuyant notamment sur le naturaliste Cristobal Hicken dont le neveu, Pablo, aura collectionné bobines et appareils de projection. Elle est une poétique du vibratile dont la dimension expérimentale, qui rend hommage à l'œuvre de la pionnière argentine Narcisa Hirsch, fait signe vers le cinéma de Jonas Mekas ou, plus récemment, celui de la cinéaste libanaise Nour Ouayda. Si la vie organique est fragile, et d'autant plus à l'heure de l'écocide mondial, elle connaît toutefois des prolongements inorganiques dont sont porteuses les images, comme les filaments ou pseudopodes d'un monstre aquatique dont l'étymologie nous rappelle qu'il signifie d'abord une mise en garde.

 

 

 

 

 

Frieda TV de Léa Lanoë

 

 

 

 

 

Frieda est à elle seule un cabaret berlinois mais c'est un bastringue fauché donnant sur la rue en bas de chez elle. Sa déjante est la résultante de bien des malheurs, abus et brutalités depuis l'enfance jusqu'à ses cinquante ans qu'elle habille de toutes les couleurs, les plus bariolées et dépareillées. Ses arlequinades sont les sourires d'une vie édentée et sa bouffonnerie, une schizoïdie qui fait feu de tout bois même quand manquent les forêts. Léa Lenoë veut s'amuser avec elle et tous les monstres qui la peuplent, ses meutes et son barnum, loups et ourse, auguste et clown blanc, sont un carnaval des quatre saisons, une dépense gratis et somptuaire. Le recours intermittent au super-8 souligne un peu trop ses œillades vers les portraits enfantins de Marie Losier, mais c'est pour rendre justice aussi à un papillonnement de l'être qui s'effeuille à chaque instant, Janett, Gerda ou Madame Matthias, comme autant de masques paradoxaux couturant une nudité balafrée. La crise sanitaire est même l'occasion de vérifier que l'un de ses rôles préférés est l'extraterrestre débarqué de la Lune pour danser autour des cratères d'une Terre plus lunaire que son satellite. Frieda TV bricole avec plus ou moins de bonheur son système de gravitation autour d'un astre qui ne rayonne qu'à ses désastres.

 

 

 

 

 

Portraits fantômes de Kleber Mendonça Filho

 

 

 

D'abord, les fantômes sont à la maison. La mère du cinéaste, historienne de l'abolitionnisme brésilien, en a été le pilier fondateur. Le premier mouvement du documentaire est autobiographique, c'est un retour sur soi qui déplie ce que l'on savait déjà depuis le tournage de Bruits de Recife dans l'appartement de Bio Viagem à 250 mètres de la plage. Le cartographe avisé d'un quartier résidentiel exemplaire des processus de gentrification qui colonisent des fractions des grandes agglomérations brésiliennes y a planté ses premières fictions, imprégnées de la mémoire vive des souvenirs, des aboiements du chien Nico à l'invasion des termites dans Aquarius. C'est d'ailleurs à la maison que le cinéaste, alors adolescent, expérimente avec ses copains ses premiers films tournés en caméscope, et sous haute influence du cinéma d'horreur. L'implantation trace ensuite ses cercles concentriques en élargissant la géographie affective à partir du destin des cinémas du centre-ville, ce symbole de prestige dès les années 30 et un partenariat avec l'Allemagne à l'époque où le régime était pro-nazi. Avéré après la dictature à partir des années 80, leur effritement inaugure la nouvelle période, avec l'abandon du centre-ville au bénéfice des quartiers sud. Depuis, les supermarchés et les grandes enseignes de la pharmacie ont remplacé les salles que Kleber Mendonça Filho salue en rappelant qu'il leur doit tant. Le cinéaste livre en particulier une ode très belle aux marquises, les grandes lettres à leur frontispice qu'un léger décadrage photographique détourne en donnant à entrevoir poétiquement des titres alternatifs. Meilleur en géographie sociale qu'en histoire du contemporain, le cinéaste se fait à la fin l'arpenteur mélancolique d'un présent émargeant entre ruines grandioses et préservation par ses soins de la dernière salle municipale, le São Luiz. Il ironise aussi quand des cinémas construits sur le site d'anciennes églises sont désormais remplacés par de nouvelles, mais celles-là au bénéfice de l'évangélisme qui taille désormais des croupières au roi catholique. L'auto-fondation du cinéaste en mémorialiste est souvent facétieuse mais sa dernière pirouette a valeur d'aveu. Au moment où l'on croit qu'il va donner le change en offrant le champ à quelqu'un d'autre, en l'occurrence un chauffeur de taxi, le conducteur montre qu'il peut se rendre invisible. Quand le cartographe se double d'un chroniqueur qui se félicite d'avoir pour copines Lucrecia Martel et Sônia Braga, il occupe tellement le champ qu'il est incapable de lui céder un contrechamp authentique.

 

 

 

 

 

Trop chaud pour travailler de Mikaël Lefrançois

 

 

 

 

 

Non seulement le réchauffement climatique est une conséquence directe du recours aux énergies carbonées du capitalisme fossile, mais la hausse des chaleurs accable les travailleuses et les travailleurs du monde entier. Un record a été atteint à l'été 2022 et les risques de dépasser ce seuil sont inévitables. Le stress thermique est une nouvelle donne des conditions de travail et tous n'y sont pas également exposés à l'exemple des salariés les moins protégés, ainsi les migrants occupant des emplois de journaliers ou de saisonniers. L'enquête de Mikaël Lefrançois fait ainsi succéder les études de cas, d'un centre de tri vénitien aux pétromonarchies du Golfe tel le Qatar et ses exploités népalais en passant par le Salvador, avec la distance froide de l'analyste qui présente sa synthèse à l'aide des slides d'un PowerPoint. Heureusement, des solutions existent déjà pour permettre aux entreprises de faire des économies en s'adaptant au changement climatique dont elles sont pourtant responsables, mais de cette contradiction-là, il n'en sera jamais question. Avec le surplomb de l'expertise, qui distribue informations générales et illustrations locales, s'impose le refroidissement télévisuel, qui est lui une manière de liquidation des énergies propres au cinéma documentaire.

 

 

 

 

 

Au cimetière de la pellicule de Thierno Souleymane Diallo

 

 

 

 

 

Dans un pays aussi perclus de difficultés que la Guinée-Conakry, le patrimoine est un luxe qu'il est impossible de se payer et le cinéma n'y échappe pas plus que le reste. Il existe pourtant une richesse qui se dispense d'assises matérielles, celles des films dont on se raconte l'histoire comme un rêve, une légende de griot qui mérite de partir à sa quête mais si c'est celle du vent. Thierno Souleymane Diallo tourne son premier film dans l'aimantation d'un désir, celui de mettre la main sur le premier film tourné en 16 mm. par un Africain d'origine guinéenne, Mamadou Touré. C'était en 1953 à Paris et ce film-là a pour titre Mouramani, réalisé deux ans avant Afrique-sur-Seine et tourné par trois étudiants en cinéma sénégalais, Jacques Mélo Kane, Mamadou Sarr et Paulin Soumano Vieyra, et treize ans avant La Noire de... d'Ousmane Sembène. La quête du film mythique est une boussole dans un pays qui voue son porteur à partir pieds nus, seulement chaussé comme Rimbaud de semelles de vent. Les ruines s'amoncellent partout, cinéma abandonnés et bobines rouillées, dans un pays dépossédé depuis l'indépendance des moyens de la conservation. Les rencontres avec des projectionnistes, des réalisateurs et des professeurs de cinéma multiplient les occasions de recueillir le récit en morceaux des utopies socialistes brimées par le tournant autoritaire de la présidence de Sékou Touré. Tout cela se fait dans la légèreté et la fantaisie d'un jeune homme qui a besoin de la bénédiction de sa tante pour des aventures instruisant qu'il n'y a de cinéma que dans son incarnation. Jouer avec des étudiants et des enfants ou discuter avec des vendeurs de films hindous traduits en soussou sont des stations privilégiées, avant le départ en France, dernier refuge dans l'espoir de trouver le film rêvé. Là-bas aussi les difficultés existent. Le dernier cinéma associatif de Paris va fermer ses portes (en fait, il a résisté) et Olivier Barlet du site Africultures n'en sait pas plus que lui. La caverne des archives du CNC à Bois d'Arcy elle-même n'en abrite pas le trésor. Tant pis, il faut faire de nécessité vertu en tournant à la fin le remake du film introuvable. C'est l'histoire d'un jeune homme que sa marâtre tente d'empoisonner et qui tue son chien. La mort de celui-ci le prévient du pire en lui donnant la force de partir. Thierno Souleymane Diallo découvre alors qu'il est le double de Mouramani et son désir du premier film africain a pour image de vérité l'amitié d'un chien qui allégorise les nécessités mythiques du départ. Au cimetière de la pellicule est malgré son titre un film d'enfance et d'épopée, aussi enthousiasmant que les premiers essais d'Idrissa Ouedraogo.

 

 

 

 

 

Remember My Name d'Elena Molina

 

 

 

 

 

Ceuta et Melilla sont les Charybde et Scylla de l'Europe forteresse. Ces deux enclaves espagnoles au Maroc témoignent de manière absolument symptomatique du caractère néocolonial de sa gestion des « flux migratoires » en provenance d'Afrique. Leurs centres d'accueil pour mineurs non accompagnés y sont occupés par trois filles et un garçon marocain-e-s à qui l'on offre généreusement un stage intensif de danse dans une compagnie qui prépare le voyage à Madrid en visant la gloire télévisuelle de l'émission Incroyables Talents. Images satinées et ralentis, format « scope » et musique de boîte de nuit, effets de montage et multiplication des travellings sont les afféteries ourlant parmi d'autres une édifiante histoire de résilience et de charité par le sport, l'art et le spectacle qui ne suffit pas, loin de là, à compenser et rédimer les souffrances de l'émigration-immigration. Ce documentaire dont le titre anglais affiche ses ambitions commerciales voudrait avoir le beurre et l'argent du beurre, à savoir les duretés de la condition nomadique et exilique et les espérances spectaculaires et salvatrices de la danse. Le seul gagnant de la compétition, au fond, c'est le film lui-même qui croit bon d'en rajouter une couche dans les rapports de domination sous le prétexte de les documenter. Pour voir autrement, on pourra se reporter sur le diptyque de Sylvain George, Nuit obscure, qui fait confiance aux enfants marocains de Melilla en leur reconnaissant le statut de contrebandiers et de passeurs entre les mondes, et non d'indignes petits singes savants.

 

 

25 juin 2024