"Le Fils de Saul" (2015) de László Nemes

Inimaginable (première partie)

Ce texte est la reprise d'un article initialement paru dans la revue Mondes du cinéma n°9.

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« [Viens] vers moi, toi, heureux citoyen du monde, qui habites le pays où existent encore bonheur, joie et plaisir et je te raconterai comment les ignobles criminels modernes ont transformé le bonheur d'un peuple en malheur, changé sa joie en éternelle tristesse, détruit à jamais son plaisir de vivre » (« Megilot Auschwitz (les Rouleaux d'Auschwitz) : I, Notes par Zalmen Gradowski » in Des voix sous la cendrep. 27)

 

  

« L'Holocauste est soit légende, soit présent, il n'est en aucun cas de l'ordre du souvenir » (Claude Lanzmann, « De l'holocauste à Holocauste ou comment s'en débarrasser » in Au sujet de Shoah. Le film de Claude Lanzmann, éd. Belin, 1990, p. 442)

 

 

« L'allégation de l'irreprésentable affirme qu'il y a des choses qui ne peuvent être représentées que dans un certain type de forme, par un type de langage propre à leur exceptionnalité. Stricto sensu, cette idée est vide » (Jacques Rancière, « S'il y a de l'irreprésentable » in L'Art et les camps : représenter exterminer, éd. Seuil-coll. « Le genre humain », 2001, p. 102)

 

 

1) « László Nemes a inventé quelque chose. Et a été assez habile pour ne pas essayer de représenter l'holocauste. Il savait qu'il ne le pouvait ni ne le devait. Ce n'est pas un film sur l'holocauste mais sur ce qu'était la vie dans les Sonderkommandos » : ces paroles ont été prononcées par Claude Lanzmann à l'occasion d'un entretien donné pour Télérama lors de la sortie du Fils de Saul1. Avant de recevoir le Grand Prix lors de l'édition 2015 du Festival de Cannes remis par les frères Joel et Ethan Coen et d'être accompagné d'un avis particulièrement favorable émis par l'ensemble de la critique internationale (à quelques réserves ou exceptions près, par exemple en France dans les journaux Politis et Libération ou encore la revue des Cahiers du cinéma 2), le premier long-métrage du réalisateur hongrois László Nemes fut pourtant présenté par le délégué général du Festival, Thierry Frémaux, avec quelques précautions oratoires de rigueur : « Ce film fera beaucoup parler ». De fait, beaucoup attendaient de connaître la position de Claude Lanzmann à son sujet, tant ce dernier ne craint pas en effet de ferrailler au nom des principes de l'inimaginable et de l'irreprésentable affirmés contre les apostats de la représentation, depuis qu'il a légitimement gagné avec la réalisation de l'important Shoah (1985) une éminente autorité symbolique relayée par de nombreux adeptes. Cette autorité devenue pour ces derniers un quasi-corps de doctrine posée comme indiscutable, c'est qu'il faudra cependant continuer de discuter sans en avoir jamais fini avec elle, en ce qu'elle concerne justement la question fondamentale de la possibilité ou des limites de la représentation cinématographique dans la confrontation avec le caractère excessif et inimaginable – impossible au sens lacanien du « Réel comme impossible »3 – de ce que l'historien et politologue Raul Hilberg aura exemplairement nommé « la destruction des Juifs d'Europe »4. On se souvient encore de la diatribe de Claude Lanzmann publiée dans une tribune du journal Le Monde daté du 3 mars 1994, intitulée « Holocauste : la représentation impossible » et écrite contre La Liste de Schindler (1994) de Steven Spielberg qui bénéficiait alors d'une impressionnante caisse d'amplification médiatique de part et d'autre de l'Atlantique. Il s'agit effectivement d'un film particulièrement problématique en ceci qu'il s'est interdit de filmer le gazage au Zyklon B de déportées juives en lui substituant une séquence de douche en forme de déni historique doublé d'un suspense dont l'exercice en cette circonstance demeure douteux. Mais il faut savoir aussi que La Liste de Schindler n'aura pas suscité le même émoi chez Raul Hilberg qui aura par ailleurs dédié à Claude Lanzmann un autre ouvrage essentiel5, évoquant dans un entretien alors donné pour l'hebdomadaire L'Express qu'il ne trouvait rien à dire de la charge émotionnelle du film de Steven Spielberg ni à redire de ses approximations historiques6. En quoi consistaient donc les arguments proposés par l'auteur de Shoah afin de rendre gorge au film de Steven Spielberg ? « En voyant La Liste de Schindler, j'ai retrouvé ce que j'avais éprouvé en voyant le feuilleton "Holocauste". Transgresser ou trivialiser, ici, c'est pareil : le feuilleton ou le film hollywoodien transgressent parce qu'ils "trivialisent", abolissant ainsi le caractère unique de l'Holocauste » constate par exemple Claude Lanzmann, ciblant deux régimes particuliers de fiction (le feuilleton télévisuel et le film hollywoodien) afin de les identifier comme deux manières assez semblables de « trivialiser » le génocide des Juifs. Autrement dit, la fiction dans ses modalités consensuelles (télévisuelle, hollywoodienne) impose une trivialité dissolvante, soustrayant à l'événement du génocide son caractère d'événement unique et incomparable (« uniquement unique » comme l'aurait dit Paul Ricœur7). On pourrait ici se demander s'il n'est pas illégitime de poser que tous les massacres et crimes contre l'humanité sont non seulement particuliers parce qu'ils n'impliquent ni les mêmes personnes, ni les mêmes lieux et ni les mêmes époques, mais aussi et surtout singuliers parce que leurs particularités respectives autorisent aussi d'en extraire des structures invariantes ou des schémas universels. A cette aune, comparer l'incomparable n'induirait pas automatiquement la dégradation ou la neutralisation du caractère particulier des réalités comparées mais au contraire appellerait une méthode historique et heuristique, aussi constructive que le comparatisme pratiqué par l'anthropologie ainsi que le défend l'historien Marcel Detienne, permettant justement de caractériser avec leur singularité respective ce qu'il y a d'incommensurable entre elles8.

 

 

2) Pour en revenir à l'argumentaire développé par Claude Lanzmann, celui-ci pose d'une part son documentaire comme une référence cinématographique incontournable en ce qu'il assure à l'événement nommé Shoah9 de demeurer une blessure interrogeant ce qui reste après coup de notre condition humaine, notamment dans son rapport au nom juif, ouverte désormais sur des abîmes dont on ne connaît ni le terme ni la mesure. D'autre part, il oppose la radicalité décisive de ses propres choix esthétiques (en s'appuyant notamment sur le refus de l'archive audiovisuelle et le privilège accordé au silence des lieux comme à la parole des témoins afin de donner à voir et à entendre l'inimaginable d'un crime en lui-même interminable) au classicisme dépassé et invalidé des choix narratifs et représentatifs spielbergiens (l'histoire spectaculaire d'un individu aux effets imparablement cathartiques dont l'exigence dans la reconstitution historique des documents d'époque aurait poussé à faire du génocide des Juifs un « décor » artificiel). Plusieurs réactions hostiles avaient alors été publiées dans la foulée de la tribune colérique de Claude Lanzmann, en réponse à un point de vue alors considéré comme autoritaire, doctrinaire ou dogmatique10. On citera plus particulièrement ici celle de Marcel Ophuls, l'auteur en 1971 du Chagrin et la pitié (qui, soit dit en passant, est un documentaire important en ceci que certains partis-pris de réalisation, notamment en termes de conduite des témoignages, auront partiellement inspiré ceux de Shoah), critiquant ouvertement la position lanzmannienne en l'épinglant en une note de bas de page impromptue appartenant à un texte travaillant par ailleurs à brosser le portrait de l'acteur hollywoodien James Stewart : « (…) cette façon pudibonde, élitiste et tristement rive-gaucharde de vouloir interdire l'Holocauste au cinéma de fiction pour l'éternité me semble suspecte, entachée de provincialisme littéraire »11. Il faudra enfin insister sur le fait que la position adoptée par Claude Lanzmann ne date pas de la sortie de La Liste de Schindler, sa propre tribune de 1994 rappelant explicitement les termes virulents employés à l'époque d'une précédente critique exercée à l'encontre cette fois-là du feuilleton télévisuel Holocaust (1978) de Marvin Chomsky dont les audiences exceptionnelles permirent de faire largement entrer dans les foyers étasuniens (mais aussi allemands) une représentation, certes discutable et particulièrement discutée, de l'histoire du judéocide. On s'attachera ici à citer l'ultime paragraphe d'une intervention alors publiée dans Les Temps Modernes alors que Claude Lanzmann était justement en train de tourner ce qui allait devenir six ans plus tard l'œuvre la plus importante de toute sa vie, Shoah. « Le pire crime, en même temps moral et artistique, qui puisse être commis lorsqu'il s'agit de réaliser une œuvre consacrée à l'Holocauste est de considérer celui-ci comme passé. L'Holocauste est soit légende, soit présent, il n'est en aucun cas de l'ordre du souvenir. Un film consacré à l'Holocauste ne peut être qu'un contre-mythe, c'est-à-dire une enquête sur le présent de l'Holocauste, ou à tout le moins sur un passé dont les cicatrices sont encore si fraîchement et si vivement inscrites dans les lieux et dans les consciences qu'il se donne à voir dans une hallucinante temporalité »12. Il faut souligner le fait que le passage en question est particulièrement significatif de la vision lanzmannienne, en ceci qu'il souligne une perspective esthétique indexant la question du régime de représentation cinématographique sur des impératifs éthiques en raison desquels l'enjeu consiste à éprouver, outre le caractère inimaginable de l'événement, la temporalité interminable d'un crime sans fin, aussi présent qu'intemporel. Inimaginable, le crime est interminable et c'est en cela qu'il est porteur d'une « hallucinante temporalité ». Et qu'un mot aussi chargé de sens et aussi porteur d'un risque de sacralité que celui de « Shoah » soit mobilisé afin de nommer le noyau universel et indicible de la « catastrophe » fait question dès lors que ce terme biblique désigne précisément non pas un désastre dont la responsabilité reposerait sur le genre humain, mais une catastrophe naturelle à l'instar d'un orage ou une tempête13. Est-ce alors dans ce registre précis du silence des paysages et des brisures du témoignage subordonnée à l'éthique soucieuse de préserver le caractère irreprésentable (parce qu'inimaginable et parce qu'interminable – parce que sacré ?) de la catastrophe que s'inscrirait donc un film comme Le Fils de Saul ?

 

 

3) « László Nemes a inventé quelque chose. Et a été assez habile pour ne pas essayer de représenter l'holocauste. Il savait qu'il ne le pouvait ni ne le devait. Ce n'est pas un film sur l'holocauste mais sur ce qu'était la vie dans les Sonderkommandos » : entre le Claude Lanzmann de 1979 puis de 1994 et celui d'aujourd'hui, s'agit-il toujours du même en son immobilité dogmatique décriée ou bien aurait-il changé ? Ce dernier écrivait hier encore en effet qu'un « film consacré à l'Holocauste ne peut être qu'un contre-mythe, c'est-à-dire une enquête sur le présent de l'Holocauste » afin de s'opposer aux facilités de la reconstitution historique et fictionnelle en ses avatars hollywoodien et télévisuels, ces formes condamnant ce présent à n'être que du passé, le « décor » d'un événement renvoyé au rang de souvenir et donc « trivialisé », destitué de son caractère d'unicité incomparable. Certes, Le Fils de Saul n'est ni un feuilleton télévisuel ni une superproduction hollywoodienne, mais un film d'auteur européen réalisé par un jeune homme de moins de quarante ans, ayant été l'assistant d'un grand cinéaste hongrois, Béla Tàrr, sur le tournage mouvementé de L'Homme de Londres (2007), et dont une partie de la famille aura été assassinée dans les camps d'extermination nazis. Mais le film de László Nemes se propose d'abord et avant tout d'être une fiction cinématographique consacrée à la vie d'un Sonderkommando parmi d'autres membres de son groupe dans les derniers temps de fonctionnement du camp d'extermination d'Auschwitz-Birkenau à l'été ou l'automne 1944 (on reviendra sur la question des dates, ô combien problématique ici). Le Fils de Saul est donc bel et bien un film qui s'inscrit délibérément dans la représentation fictionnelle du génocide des Juifs. Et cette fiction s'inscrit aussi dans un certain régime de représentation, relativement classique, s'appuyant sur toutes formes matérielles de la reconstitution historique (par exemple les bâtiments, les vêtements, les figurants) contre lesquelles se sera précisément élevé pendant plus de trente ans Claude Lanzmann, en ciselant ses attaques successivement adressées à Holocauste puis La Liste de Schindler puisque ces deux œuvres auront fait du présent interminable d'un événement inimaginable un « décor » dont l'artifice le voue à la trivialité du souvenir. Et ces critiques auront été instruites en raison précise d'un geste documentaire à l'importance incontestablement considérable, dont l'esthétique repose notamment sur une éthique impérative et catégorique du respect de la temporalité singulière de l'événement en ce qu'il est un présent qui durera à jamais en logeant dans toute représentation possible une part d'impossibilité appartenant en dernière instance au caractère inimaginable du crime accompli. Un présent appauvri et même trahi dès lors qu'il se trouve abaissé au niveau de la trivialité du décor reconstitué figeant l'événement dans le souvenir de temps passé et tirant de l'histoire d'un individu des effets suffisamment cathartiques pour que le spectateur soit appelé à s'y identifier, comme y invite depuis bien longtemps la lecture dominante de la Poétique aristotélicienne. Il y aurait vraiment une sociologie passionnante à faire en ce qui concerne le champ général des degrés de légitimité des discours en lutte portant sur le droit à représenter (notamment au cinéma) le judéocide – et de quelle manière, tout en s'intéressant en particulier à la trajectoire de ces discours et les raisons objectives d'inflexions ultérieurement apportées par leurs auteurs. D'autant plus quand il s'agit de comprendre les tenants et les aboutissants de la polémique initiée par deux contributeurs aux Temps modernes (la revue dont Claude Lanzmann est le rédacteur en chef depuis 1986) à l'encontre de Georges Didi-Huberman dont le travail semblerait pourtant avoir probablement inspiré celui de László Nemes14. On repasse alors à son texte intitulé « Le lieu malgré tout » consacré à Shoah de Claude Lanzmann où, s'appuyant sur les propos de ce dernier donnés dans son article « De l'Holocauste à Holocauste, ou comment s'en débarrasser », il insistait à juste titre sur « cette chose inimaginable (et surtout pas à ''reconstituer'') que furent les camps »15. Élisabeth Pagnoux et Gérard Wajcman ont été en effet les auteurs des articles respectivement intitulés « Reporter photographe à Auschwitz » et « De la croyance photographique »16, particulièrement critiques à l'égard du catalogue Mémoire des camps. Photographies des camps de concentration et d'extermination nazis 1933-199917 et, en particulier, du texte écrit à cette occasion par Georges Didi-Huberman. Intitulé « Images malgré tout », celui-ci y proposait la lecture phénoménologique minutieuse de quatre photographies prises au risque de sa vie par Alberto Israel Errera dit Alex, un membre d'origine grecque assassiné des Sonderkommandos d'Auschwitz-Birkenau en août 1944, un épisode par ailleurs intégré dans la fiction proposée par Le Fils de Saul18.

 

 

4) C'est de toute façon l'évidence que l'une des réussites – à la fois collatérale et inimaginable – du film de László Nemes, alors même qu'il aura exemplairement trahi les principes dogmatiquement postulés par Claude Lanzmann (mais qui n'en demeurent pas moins légitimes s'agissant pour ce qui le concerne des limites éthiques de la représentation face au caractère inimaginable de la réalité représentée), consiste en ce qu'il aura malgré tout réussi à gagner l'estime de ce dernier. Au risque que cette estime ne témoigne d'une incohérence dans la continuité de ses prises de position, d'hier et d'aujourd'hui. Et, pour le sartrien et lecteur de L'Être et le néant (1943) qu'est resté Claude Lanzmann, l'hypothèse renforcée et non négligeable d'une certaine mauvaise foi, lui qui aura pu tomber à bras raccourci sur le romancier Yannick Haenel lors de la parution de Jan Karski19 sous prétexte que la fiction ne donne pas tous les droits, pour tomber symboliquement désormais dans les bras d'un réalisateur « jeune, beau, intelligent » comme il le dit dans l'entretien donné à Télérama. Mais, après tout, l'un des éléments les plus inattendus de son dernier film en date, le documentaire intitulé Le Dernier des injustes (2013), manifestait déjà l'emploi de documents d'archive (du film de propagande nazi portant sur le camp de Theresienstadt aux peintures faites par des prisonniers du camp) fermement répudiés à l'époque du tournage de Shoah20. Il est pourtant aisé d'affirmer que Le Fils de Saul, dont Claude Lanzmann avouera en conclusion du même entretien qu'il n'en dira « jamais aucun mal », est tout autant que La Liste de Schindler une fiction privilégiant classiquement la reconstitution historique, certes amplement documentée, mais ne se confondant jamais avec une enquête documentaire consacrée à cette « hallucinante temporalité » de l'inimaginable catastrophe en laquelle consistera toujours la destruction des Juifs d'Europe. Alors même que Claude Lanzmann, prompt encore à dire tout le mal qu'il pense de Nuit et brouillard (1956) d'Alain Resnais21 comme à bousculer toutes les personnes qui confondent camp de concentration et camp d'extermination, ne s'est toujours pas publiquement offusqué du fait suivant : László Nemes inscrit dans le carton explicatif d'ouverture de son film la définition des missions spéciales des Sonderkommandos (le premier d'entre eux fut créé le 4 juillet 1942) en évoquant les camps non pas d'extermination mais de concentration, leur existence même déterminant justement cette distinction décisive (mais il aura aussi admis dans l'entretien toujours donné à Télérama qu'il a malheureusement raté les premières minutes du film dont il reconnaît cependant, en promettant de le revoir grâce à une copie DVD promise par le réalisateur, qu'il n'en dira pourtant « jamais aucun mal »).

 

 

5) Mais, après tout, ces éléments d'analyse concernent davantage le caractère contradictoire des positionnements successifs adoptés par Claude Lanzmann que le film de László Nemes lui-même. Il faut dire ici que Le Fils de Saul, vu d'ici, est difficilement séparable du contexte français de réception des films consacrés au judéocide depuis au moins les années 1970. Le champ caractérisant ce contexte de réception, particulièrement conflictuel, aura cependant accueilli de solides réflexions philosophiques discutant certains postulats identifiés aux prises de position considérées comme doctrinaires ou dogmatiques de l'auteur de Shoah. En proposant notamment plusieurs façons de pensée la possibilité de la représentation (notamment cinématographique) du génocide depuis ce noyau dur d'impossibilité consistant en l'absence radicale de la parole des millions de victimes juives assassinées par gaz et par balles par les nazis. C'est d'ailleurs une condition même du témoignage que de se confronter à l'impossibilité de la parole chez certains témoins suffisamment affaiblis, mortifiés et avilis pour ne plus être en capacité de la délivrer22. Cette impossibilité logée dans la possibilité même de témoigner devait d'ailleurs servir entre autre à rendre gorge à la perspective perverse adoptée à l'inverse par les négationnistes consistant à poser l'équivalence stricte entre le fait que personne ne soit revenu vivant des chambres à gaz pour en témoigner et leur inexistence objective23. Un ouvrage important publié dans la revue « Le genre humain », écrit sous la direction de Jean-Luc Nancy et intitulé L'Art et la mémoire des camps : représenter exterminer proposait déjà plusieurs pistes de réflexion à partir de discussions portant autant sur des prises de position discursives que sur des propositions artistiques. C'est d'ailleurs Jean-Luc Nancy qui, dans son article introductif intitulé « La représentation interdite », se questionnait à propos de ceci : « Il circule dans l'opinion, au sujet de la représentation des camps ou de la Shoah, une proposition mal déterminée mais insistante : on ne pourrait pas ou on ne devrait pas représenter l'extermination. Ce serait impossible ou interdit, ou encore ce serait impossible et d'ailleurs interdit (ou bien interdit et d'ailleurs impossible). Dans son indécision, cette proposition est déjà confuse. Il s'y ajoute souvent, de manière plus ou moins expresse, une confusion supplémentaire lorsqu'un rapprochement paraît être fait avec ce que l'on nomme l'interdit biblique de la représentation »24. Le positionnement reposant sur des postulats doctrinaires ou dogmatiques avérerait donc une position marquée par la confusion et le manque de détermination, elle-même doublée d'une posture entourée « d'un nimbe de sacralité ou de sainteté » (idem). Le philosophe aurait-il pensé entre autre ici à la tribune écrite par Gérard Wajcman, publiée par Le Monde du 3 décembre 1998 et portant pour titre « ''Saint Paul'' Godard contre ''Moïse'' Lanzmann ? » ? Il s'agissait pourtant, pour le contributeur des Temps Modernes et (futur) contempteur de l'idolâtrie censée pervertir et affliger la vision de Georges Didi-Huberman dans sa lecture phénoménologique des quatre photographies prises en août 1944 par le Sonderkommando Alex à l'intérieur du camp d'Auschwitz-Birkenau, de contourner la métaphore mosaïque servant à fustiger la posture lanzmannienne en ce qu'elle serait porteuse du dogme sacral de l'interdit de la représentation : « Il n'est pas question d’interdit – au nom de quoi ? C'est simplement qu'il y a des choses impossibles à voir. Au regard de l’horreur, Shoah réalise une proposition qui paraphrase Wittgenstein : ''Il y a des choses qu'on ne peut voir. Et ce qu'on ne peut voir, il faut le montrer.'' En cela, chez Lanzmann, l'art du cinéma noue intimement l'esthétique et l'éthique. Avec une seule volonté : regarder l'horreur en face. Sans image, parce qu'il y a quelque chose que l'image ne peut transmettre, qui l'excède, quelque chose de réel »25. « Il n'est pas question d'interdit » donc, simplement de « choses impossibles à voir » afin de réussir à « regarder l'horreur en face ». Cette impossibilité, en ce qu'elle rompt avec les puissances mêmes de l'image (cette « puissance imaginale » ainsi que la qualifie Marie-José Mondzain) parce que la représentation échouerait à transmettre ce « qui l'excède, quelque chose de réel », aura-t-elle été prise en considération et regardée, envisagée et empoignée dans Le Fils de Saul ? Ce film aura-t-il réussi à regarder l'horreur en face, en montrant « ce qu'on ne peut voir » et qui sidère comme le regard de la Gorgone Méduse, tout en proposant une fiction adossée à des effets de persuasion et d'identification mimétique caractéristiques d'un régime plutôt classique de la représentation en ce qu'il autorise d'inscrire le récit dans la forme moins documentaire que documentée de la reconstitution historique ? László Nemes aidé dans son entreprise par la romancière Clara Royer y serait-il arrivé en montrant par exemple comment le camp d'Auschwitz-Birkenau aura offert l'espace de la contradiction maximale, celui où les représentants de la présence pleine (les Aryens) se sont industriellement appliqués à détruire les représentants de l'interdit de la représentation (les Juifs) ? Jean-Luc Nancy encore : « Le camp d'extermination est la scène où la surreprésentation se donne le spectacle de l'anéantissement de ce qui, à ses yeux, est la non-représentation. Auschwitz est un espace organisé pour que la Présence même, celle qui se montre et montre le monde avec elle et sans reste, se donne le spectacle d'anéantir ce qui, par principe, porte l'interdit de la représentation – ou bien ce que j'appelle ici la représentation interdite »26.

 

 

6) D'où que l'hypothèse de l'irreprésentable risque de devenir un sérieux problème, dès lors qu'elle ne voit pas ou rendrait même obscur le fait que l'entreprise génocidaire nazi s'est offert le spectaculaire et obscène anéantissement des individus identifiés comme appartenant à un peuple stigmatisé en raison de ce qu'il incarnait notamment l'interdit multiséculaire de la représentation. Entre l'irreprésentable et la surreprésentation, il y aurait malgré tout un chemin, précisément celui de la « représentation interdite » en ce qu'elle ne s'identifierait déjà ni à l'une ni à l'autre, tout en préservant face aux excès de la présence la retenue à laquelle oblige l'absence. Ramassant tout son propos, Jean-Luc Nancy peut ainsi conclure sa réflexion philosophique sur la représentation que l'on interdirait moins qu'elle s'interdirait elle-même et d'elle-même, sujet de sa propre retenue ou de son propre retrait, creusant et retenant la présence au fond d'elle afin de parer aux deux bornes antithétiques exemplifiées d'un côté par la non-représentation (juive) et de l'autre par la surreprésentation (nazie). Car, dans la perspective des auteurs du crime, ces mêmes bornes auraient donc fondé le système aberrant d'Auschwitz en tant que scène de la Présence pleine et monstrueusement saturée d'elle-même, les représentants de la surreprésentation ne se justifiant d'être que depuis la destruction industrielle et l'anéantissement des figures de la non-représentation : « Le critère d'une représentation d'Auschwitz ne peut être qu'une telle ouverture – intervalle ou blessure – non pas montrée comme un objet, mais inscrite à même la représentation et comme sa nervure même, sa vérité »27. La vérité de la représentation, sa « nervure » inscrite à même son régime n'induit donc pas une logique du figement et de la fermeture, n'appelle pas une affaire d'idolâtrie et de rapport préférentiel et autoréférentiel à l'image toute plutôt qu'à tout le réel28. Bien au contraire, la représentation s'ouvre aux battements de la présence et de l'absence, aux rythmes intervallaires de l'une comme aux scansions symptomatiques et aux blessures de l'autre. La première se retirant afin que la seconde puisse advenir dans un jeu fait de systole et de diastole, d'avance et de retrait, de va-et-vient et d'échanges permanents, et qui se soutient d'une dialectique interminable, autrement dit sans réconciliation ni synthèse, en rupture avec toute pensée thétique29. A ce titre, on pourrait s'autoriser à proposer que la représentation (cinématographique ou relevant d'un autre art représentatif ou figuratif) du judéocide arrive à retirer à la surreprésentation ou surexposition caractérisant l'ordre SS du camp d'extermination afin de redonner de la présence aux figures sous-exposées des victimes condamnées à l'absence et au néant. Victimes qui, identifiées racialement à la religion de l'interdit de la représentation, étaient livrées à l'entreprise industrielle de l'extermination, à l'horreur perverse de l'incorporation contrainte des victimes (les Sonderkommandos) au processus même de leur destruction, ainsi qu'à l'effacement des traces mêmes du crime conditionnant le redoublement de leur disparition, à la fois physique et symbolique. La présence d'une absence, c'est donc le problème de la représentation dès lors qu'elle sait s'ouvrir en se soustrayant aux forces de la surreprésentation tout en accueillant ce qui en elle se retire d'une présence qui est aussi celle de l'absence. La présence de l'absence, « c'est justement le problème de l'imagination : quand on raconte, on donne une représentation, la représentation de quelque chose d'absent. La représentation, l'imaginaire – en cela Lanzmann est un fidèle sartrien – est la présence d'une absence qui se situe en dehors de l'ensemble espace-temps de la représentation actuelle » pose par exemple Gertrude Koch30. Mais, en identifiant à juste titre la parole du témoin à l'imagination suscitée d'une réalité absente qui logerait ainsi un vide dans la représentation, elle en tire cependant la conclusion problématique que ce qu'elle nomme « la représentation actuelle » se fonderait sur l'idée implicite que l'image ne relevant pas d'un régime de témoignage serait strictement celle de la pleine présence, dès lors incapable de témoigner de l'absence des absents.

 

 

Notes :

 

 

 

2) On se reportera entre autres sur le texte écrit pour Libération par Didier Péron, Clément Ghys et Julien Gester, intitulé « Le Fils de Saul. Un choc sans réplique » (http://next.liberation.fr/culture-next/2015/11/03/le-fils-de-saul-choc-sans-replique_1410983).

 

3) in Ornicar, n°10, 13 avril 1976, p. 11.

 

4) Cf. La Destruction des Juifs d'Europe, éd. Fayard, 1988 [1961 pour l'édition originale]. C'est en raison de cet ouvrage et de son titre que nous conservons une majuscule à Juif parce que ce substantif ne nomme pas une communauté religieuse mais un peuple, aussi hétérogène soit-il à l'instar de tous les peuples.

 

5) Cf. Exécuteurs, victimes, témoins. La catastrophe juive (1933-1945), éd. Gallimard-coll. « NRF essais », 1994.

 

6) Cf. Samuel Blumenfeld, « Rétrocontroverse : peut-on représenter la Shoah à l'écran ? » in Le Monde, 8 août 2007.

 

7) Cf. Temps et récit III. Le temps raconté, éd. Seuil, 1985, p. 273.

 

8) Voir son ouvrage intitulé Comparer l'incomparable, éd. Seuil, 2009.

 

9) Il s'agit d'un terme d'origine hébraïque majoritairement adopté en Europe (quand celui de Holocauste domine le champ des discours et représentations dans le monde anglo-saxon), notamment en raison de l'impact culturel même du film Shoah. Ce qui n'empêchera cependant pas d'entendre la proposition minoritaire de « judéocide » faite par l'historien Arno Joseph Mayer (cf. La « Solution finale » dans l'histoire, éd. La Découverte, 1990 – avec une préface de Pierre Vidal-Naquet)

 

10) Ces réactions ont été assez bien résumées par le critique et journaliste de cinéma Samuel Blumenfeld dans son article « Rétrocontroverse : 1994, peut-on représenter la Shoah ? », opus cité)

 

11) « Le dernier des ''Good Guys'' » in Positif, n°400, juin 1994.

 

12) « De l'Holocauste à Holocauste ou comment s'en débarrasser » in Les Temps modernes, n°395, juin 1979 (repris dans Au sujet de Shoah. Le film de Claude Lanzmann, éd. Belin, 1990, p. 441-442).

 

13) Cf. Henri Meschonnic, « Pour en finir avec le mot ''Shoah'' » in Le Monde, 19 février 2005.

 

14) Le philosophe et historien de l'art a d'ailleurs fait publier une lettre admirative adressée au réalisateur en ce qu'il serait arrivé selon lui à faire que son film, « un monstre nécessaire, cohérent, bénéfique, innocent », donne pouvoir symbolique aux victimes du judéocide de peupler l'imaginaire des vivants, en restituant notamment une « autorité au mort » (cf. Sortir du noir, éd. Minuit, 2015).

 

15) in Phasmes. Essais sur l'apparition, éd. Minuit-coll. « Paradoxe », 1998, p. 240.

 

16) in Les Temps Modernes, n°613, pp. 84-108 et 47-83.

 

17) Cf. Mémoire des camps. Photographies des camps de concentration et d'extermination nazis 1933-1999, sous la direction de Clément Chéroux, éd. Maraval, 2001.

 

18) La reprise de ce texte suivie par la réponse circonstanciée de l'auteur aux deux articles critiques aura donné lieu à la publication d'un ouvrage véritablement magistral : Images malgré tout, éd. Minuit-coll. « Paradoxe », 2003.

 

19) Jan Karski, éd. Gallimard/NRF-coll. « L'infini », 2009.

 

20) Pour lire une analyse du film de Claude Lanzmann intitulé Le Dernier des injustes : http://nouvellesdufront.jimdo.com/cin%C3%A9matographique-1/nouvelles-du-front-de-91-%C3%A0-100/nouvelles-96-lussas-2013-i/

 

21) « (…) un beau film idéaliste sur la déportation » comme Claude Lanzmann le précisera encore dans son autobiographie intitulée Le Lièvre de Patagonie, éd. Gallimard, 2009, p. 581.

 

22) C'est, par exemple, la figure paradigmatique du « musulman » au cœur de la réflexion proposée par Giorgio Agamben dans Ce qui reste d'Auschwitz : l'archive et le témoin, Homo Sacer III, éd. Payot & Rivages, 1999.

 

23) Cf. Jean-François Lyotard, Le Différend, éd. Minuit, 1983, p. 16-17.

 

24) in Le Genre humain, n°36 : L'Art et la mémoire des camps : représenter exterminer. Rencontre à la maison d'Izieu, éd. Seuil, décembre 2001, p. 14.

 

25) Gérard Wajcman, « ''Saint Paul'' Godard contre ''Moïse'' Lanzmann ? » in Le Monde, 3 décembre 1998.

 

26) « La représentation interdite » in L'Art et la mémoire des camps : représenter exterminer, p. 26.

 

27) opus cité, p. 35.

 

28) Pour reprendre ici une terminologie proposée par Georges Didi-Huberman en faveur de l'historicisation et au détriment de toute forme d'absolutisation : Images malgré tout, op. cit., p. 233.

 

29) On parlerait même d'une « hyperdialectique » pour reprendre le concept proposé par Maurice Merleau-Ponty in Le Visible et l'invisible, éd. Gallimard-coll. « Tel », 1964, p. 129.

 

30) « Transformations esthétiques dans la représentation de l'inimaginable » in Au sujet de Shoah, op. cit., p. 220.

 

 

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