Le romanesque au cinéma, ce serait trois choses à la fois. D’une part, une préférence accordée à des personnages dont le choc hasardeux des sentiments détermine la fuite en avant et l’imprévisible devenir des trajectoires. D’autre part, un penchant pour des fictions tumultueuses qui se déploient au travers de l’espace et du temps (elles peuvent même se glisser à l’intérieur des mailles de la grande histoire) afin de densifier la nature des sentiments soutenant la petite histoire des personnages. Enfin, un goût pour les narrations distribuant, de part et d’autre de leur trame (dé)cousue des fils de la vie des personnages, les hasards et les rencontres qui les mettent en relation tout en les décentrant et les emportant au plus loin d’eux-mêmes. Le romanesque appellerait ainsi un art du mouvement pour lui-même dont les personnages ne seraient que l’expression momentanée ou l’incarnation transitoire d’un passage de témoins. En somme, un art de la figuration en situation perpétuelle d’évanouissement (ce que Fredric Jameson et à sa suite Slavoj Zizek nomment « médiateur évanouissant »).
Un art du mouvement donc, dont la résultante subjective – le sentiment – découlerait d’une trajectoire objective nouée d’affections tout à la fois impersonnelles et singulières, et qui serait balisée par (ou rebondirait sur) les lignes particulières de personnages dès lors moins agissant qu’agis. Car ce n’est pas la stricte volonté des personnages qui déciderait abstraitement, car arbitrairement, du sentiment. C’est le sentiment qui surgit concrètement des interstices de leurs interrelations affectives. C’est le sentiment qui se déduit d’affections qui les meuvent ou motivent leur ligne de vie. Si le mouvement est celui du sentiment individuel, l’impulsion première est donc celle de l’affection interpersonnelle (on affecte moins qu’on est toujours affecté par).
Le romanesque relèverait alors d’un spinozisme qui permettrait de retrouver la passivité première et fondamentale des personnages affectés, et dont l’affection entraînera ensuite le développement plus conscient ou maîtrisé du sentiment en tant qu’il est la marque subjective, le signifiant symbolisant l’intensité de l’affection personnellement vécue. Le sentiment comme énonciation particulière et subjective de la frappe impersonnelle ou interrelationnelle qu’est une affection : faire le récit du sentiment (secondaire) en remontant le lit des affections (premières) serait alors l’horizon du romanesque. Et la métaphore de la remontée des eaux originaires charriant les affections est par exemple présente via la référence à Apocalypse Now de Francis Ford Coppola dans Les Bien-aimés de Christophe Honoré, à travers les canaux vénitiens de Impardonnables d’André Téchiné, et par le biais de la remémoration en voix-off de la vie et de la mort du meilleur ami défunt dans Un été brûlant de Philippe Garrel.
Il ne s’agira donc pas ici d’identifier deux arts (le roman d’une part, le cinéma de l’autre) au nom de leur commune passion pour la mobilité de personnages agités par des affections universelles et éternelles qui les déportent loin de leur base tout en nourrissant une expressivité – une sentimentalité – du sujet affecté. Il s’agira plutôt de nommer, dans les fictions imaginées par l’art du cinéma, un certain type de récits dont le goût pour l’aventure des affections transmuées et sédimentées en sentiments nouant et dénouant des trajectoires individuelles s’origine dans la tradition littéraire romanesque, par exemple celle de Charles Dickens. Ce qui viendrait avérer historiquement l’héritage par le cinéma de la passion romanesque, c’est l’invention par David Wark Griffith, alors influencé par les romans de cet écrivain, du « montage organique » (Gilles Deleuze) dont les jeux simultanéistes de l’alternance et de la convergence narratives ouvrent aux fictions cinématographiques un espace de scission et d’interrelation débordant les simples actions individuelles. Ce n’est donc pas un hasard si Hereafter (Au-delà en français, sorti en janvier de cette année) de Clint Eastwood poussait dans ses ultimes retranchements mondialisés l’aventure étroitement conjointe des sentiments interpersonnels et des affections impersonnelles.
L’individuel devient ainsi interindividuel, relationnel, interrelationnel, impersonnel et, par conséquent collectif et social : du sentiment (secondaire ou dérivé) peut dès lors être déduit l’affection (première ou primaire), et l’affect qui en supporte primordialement le fondement. Ce qui trouverait aujourd’hui à se prolonger dans les titres des nouveaux longs métrages d’André Téchiné et Christophe Honoré, forcément au pluriel : Les Bien-aimés pour le second et pour le premier Impardonnables (succédant chez cet auteur aux Témoins en 2007, aux Egarés en 2003, aux Voleurs en 1996, aux Roseaux sauvages en 1994, aux Innocents en 1987). Du côté de Philippe Garrel, le titre de film comme Un été brûlant n’est pas loin d’évoquer certains titres des grands feuilletons télévisuels classiquement produits pour la période estivale, quand d’autres titres (entre autres Le Vent de la nuit ou Les Amants réguliers) font distinctement retentir le lyrisme ou le pluriel archétypaux d’un certain romanesque cinématographique français.
On imagine également combien peut être prisé, sur le plan strictement commercial, le romanesque au cinéma quand il s’agit pour les producteurs de satisfaire un public supposé en mal d’identifications fictionnelles, et dont l’imaginaire socialement conformé par les industries culturelles se satisferait d’être sublimé dans des existences forcément plus intenses quand elles sont projetées sur l’écran. On sait aussi que les grands artistes du romanesque cinématographique disposent de la capacité d’excéder esthétiquement les codes requis par le régime représentatif prescrit par le sens commun commercial guidant les industries du spectacle. On pourrait enfin dire que l’élément distinguant le cinéaste du romanesque des réalisateurs qui veulent seulement raconter une bonne histoire susceptible des plus efficaces identifications consisterait justement dans cet excès filmique qui vient bousculer l’habileté de l’art du conteur normalement exigé en pareille occasion.
Le grand cinéaste du romanesque serait donc celui qui serait dès lors capable de remonter la pente du sentiment appartenant à la description scénaristique, en direction de l’affection seulement visible et audible sur la bande-image et la bande sonore. Cette remontée autoriserait comme l’extraction hors du bouillonnement sentimental de l’affect primordial qui détermine secrètement la ligne de vie des personnages et dont la force motrice ne peut être sensible qu’à partir de la lisibilité du tracé particulier des lignes personnelles – mieux de leur entrelacs. Parmi les cinéastes de la Nouvelle Vague, le grand romanesque fut François Truffaut, l’auteur entre autres de Jules et Jim (1962) et Les Deux Anglaises et le continent (1972) d’après les romans autobiographiques d’Henri-Pierre Roché. Et sûrement pas Jean-Luc Godard qui serait davantage plasticien et philosophe (de la déconstruction pour employer la terminologie de Jacques Derrida), Claude Chabrol hésitant quant à lui entre l’approche psychosociale de la bourgeoisie et la métaphysique de la bêtise propre à cette classe, Jacques Rivette aimant plutôt conjuguer les espaces du théâtre et du rêve, et Eric Rohmer sachant combiner libertinages mondains et sociographie des classes intermédiaires.
Si des cinéastes comme Eric Rohmer, Jacques Doillon ou encore Benoît Jaquot proposent une analytique, pointilleuse et rigoureuse mais pas vraiment romanesque, des sentiments à partir de ce qui les déterminent (une série de données sociales objectives pour le premier, un ludisme conventionnel ou artificiel décidant d’une théâtralité abstraite pour le second, un intérêt quasi clinique pour les surdéterminations de l’inconscient s’agissant du troisième), André Téchiné et Philippe Garrel qui appartiennent de peu à la même génération que Jacques Doillon et Benoît Jaquot, et Christophe Honoré qui a été largement influencé par leurs films respectifs, mais qui peut aussi citer dans Les Bien-aimés l’auteur de Les Nuits de la pleine lune (1984) (puisqu’il y est question de perdre la raison quand on a deux maisons) incarneraient aujourd’hui le désir de ce romanesque après lequel court le cinéma français. Sauf que cela ne fonctionne pas (Christophe Honoré) ou plus (André Téchiné), ou alors in extremis (Philippe Garrel). La sortie conjointe des films de ces trois cinéastes permettra de comprendre davantage un relatif essoufflement actuel d’un désir cinématographique que pourraient malgré tout contrecarrer l’accomplissement des promesses de Mia Hansen-Love ou bien le retour aux affaires d’Arnaud Desplechin.
Après l’escapade brouillonne et inconséquente mais sympathique représenté par Homme au bain (2010) avec le fascinant François Sagat comme corps fétiche transfuge du cinéma pornographique, un film en sorte de pause délibérément mineure dans l’œuvre de ce réalisateur, un pas de plus était franchi concernant une prolixité (un film par an depuis cinq ans) courant toujours plus le risque de la frivolité et de la « moyennisation » (la multiplicité des titres se neutralisant les uns les autres dans une sorte de milieu guère homothétique avec les excès romanesques désirés). Christophe Honoré propose aujourd’hui la synthèse la plus ambitieuse de ses tentations cinématographiques, son film le plus romanesque. Les Bien-aimés est un film qui aurait pu effectivement être signé par André Téchiné, et qui ressemble à son film Les Chansons d’amour (2007) multiplié par son autre film Non ma fille, tu n’iras pas danser (2009).
Entre le souvenir de Jacques Demy et celui de François Truffaut, entre un clin d’œil à La Dame aux camélias d’Alexandre Dumas et un autre via Oscar Wilde au groupe anglais The Smiths, Christophe Honoré ne veut pas trancher et cherche à tout tenir, tout obtenir pendant 135 minutes. Autrement dit un romanesque « en-chanté » qui balaierait quarante ans de la vie d’une mère et d’une fille qui ne sont autres que Catherine Deneuve et Chiara Mastroianni. André Téchiné avait déjà convoqué les deux actrices dans Ma saison préférée (1993, le premier rôle de la fille de Catherine Deneuve), et Philippe Garrel avait fait de même avec la première dans Le Vent de la nuit (1999), mais sans s’appuyer à ce point comme le fait Christophe Honoré sur la question de la filiation réelle unissant les deux actrices (même Arnaud Desplechin avait botté en touche dans Un conte de Noël en 2008 qui les réunissait aussi, mais c’est parce que la question de la filiation est chez lui surdéterminée par le triple motif chirurgical de la greffe, juridique de l’adoption, et mythologique du conte).
On voit bien que c’est un rêve de cinéphile à la fois post-adolescent et généreux que voudrait accomplir l’auteur du film Les Bien-aimés quand il demande à Catherine Deneuve de chanter les chansons de son personnage (ce que lui refusait Jacques Demy à l’époque des Parapluies de Cherbourg en 1964, des Demoiselles de Rochefort en 1967, et de Peau d’âne en 1970), et quand il fait jouer à Chiara Mastroianni une femme amoureuse d’un homme atteint du SIDA dans la suite tragique et plus mature de son personnage de N’oublie pas que tu vas mourir (1995) de Xavier Beauvois. Les chaussures sixties de l’ouverture viennent évidemment de Baisers volés (1968) de François Truffaut, et le film commence l’année de la réalisation des Parapluies de Cherbourg (1964) de Jacques Demy. L’amant tchécoslovaque quand il a vieilli est interprété par l’excellent Milos Forman (semblable au gros chat du Cheshire), et son nom est Passer à l’instar d’Ivan Passer, le réalisateur qui fut aussi son assistant.
La cinéphilie est une (pelote de fil en forme de) madeleine, et c’est bien pourquoi le prénom du personnage de Ludivine Sagnier/Catherine Deneuve est bien sûr Madeleine. Sinon, Christophe Honoré continue d’entretenir sa petite troupe de jeunes acteurs complices (Ludivine Sagnier, Chiara Mastroianni et Louis Garrel, le fils de Philippe Garrel que l’on retrouve dans Un été brûlant) tout en sollicitant d’augustes anciens (Catherine Deneuve, Milos Forman et même pour la première fois Michel Delpech faisant ainsi le lien avec l’univers des chansons populaires) qui perpétuent son autre goût pour les corps glorieux riches du passé (par exemple Marie-France Pisier récemment disparue qui jouait dans le film Dans Paris en 2006 et à qui Les Biens aimés est d’ailleurs dédié). Concernant le principe des chansons qui induisent une sorte de dialogue stylisé et indirect, telles les phylactères des bandes dessinées, Les Bien-aimés ne fait pas bouger les lignes établies par Les Chansons d’amour puisqu’il reproduit le désir d’une moindre stylisation dans la formalisation du passage en-chanté (par exemple grâce aux couleurs du décor). Mais ce faisant, les moments chantés apparaissent avec moins de nécessité formelle (parfois même, les bouches ne s’ouvrent pas, les faux-raccords sont nombreux, et les personnages sont filmés de dos) : la volonté de réalisme neutralise du coup la stylisation, les chansons passent et ne s’accrochent pas, n’accrochent pas : on ne s’en souvient tout bonnement pas.
Symptôme d’une superficialité ou d’une frivolité, celle d’un cinéaste brillant qui ne saurait pas faire autre chose ? Le romanesque ne peut pourtant se suffire du brillant des sentiments, car il a besoin de l’opaque des affections et l’obscur des affects pour atteindre toute sa puissance.
Les Bien-aimés est un film dont l’élan romanesque se veut ample, dans le temps (1964 à 2007) mais aussi, après Non ma fille, tu n’iras pas danser partagé entre Paris et la Bretagne et Homme au bain divisé entre Aubervilliers et New York, dans l’espace (Paris est au centre d’une carte s’étendant ici via Reims jusqu’à Prague à l’est, Londres au nord et Montréal à l’ouest). Il repose également, à la suite des deux précédents films, sur une dynamique narrative dichotomique qui propose moins une césure originale (comme le conte traditionnel breton dans Non ma fille, tu n’iras pas danser) ou un écartement (comme les matériaux filmiques hétérogènes de Homme au bain) que l’idée d’une reprise différenciée. Le film Les Bien-aimés ne raconte pas autre chose que cela, et les référents historiques qu’il se donne (les chars soviétiques à Prague au printemps 1968, les attentats du 11 septembre 2001 ayant fait dévier l’avion de Véra en direction de Montréal) n’ont pas d’autre fonction que de dynamiser seulement et servilement la narration en illustrant le malheur des personnages (comme l’explosion de l’usine AZF le 21 septembre 2001 à Toulouse pour 17 fois Cécile Cassard en 2002), sans être l’objet d’investissement pour eux-mêmes (comme l’était Hiroshima dans le premier long métrage d’Alain Resnais et tant de tragédies historiques chez Jean-Luc Godard).
La grande histoire finit privatisée par la petite histoire des personnages, et cette privatisation exprime le degré d’apolitisme d’un geste cinématographique qui, sur ce plan-là, se sépare de celui de Philippe Garrel. Le plus important pour Christophe Honoré : ce qu’a vécu la mère (« les intermittences du cœur » comme l’aurait dit Marcel Proust) sera donc revécu par la fille – « telle fille telle mère » pour reprendre une chanson pop du complice du réalisateur, le compositeur Alex Beaupain. Mais ce schéma reproducteur vise moins la fixité fatale des répétitions destinales qu’il autorise l’idée de variation à partir de laquelle Chiara Mastroianni peut marcher dans les pas de sa mère tout en cheminant le long d’une voie « actorale » (d’une « voix » pourrait-on dire, puisque les deux femmes ici poussent et échangent la chansonnette) qui lui serait propre. Ce qui change : la norme hétérosexuelle dominant les années 1960 a été remplacée par une plus grande mobilité ou fluidité dans les identités sexuelles (Véra peut être amoureuse d’un homosexuel, et ce dernier peut très bien admettre aimer cette femme en retour sans pour autant rien céder sur son homosexualité). Ce qui demeure : un même désir de conjuguer frivolité sexuelle et fidélité sentimentale, de vivre intensément l’instant tout en étant porté par le temps long et lourd des histoires sédimentées (ce qui finit par faire du personnage un peu superficiel de Louis Garrel, un beau personnage dépressif, digne du Jean-Pierre Léaud tardif des années 1970, incarnant un peu malgré lui le souvenir de la fille défunte de Madeleine).
La voilà donc, l’utopie chère à Christophe Honoré, celle qu’il essaie de suivre dans ses derniers longs métrages et qui lui glisse entre les doigts : comment vivre sa vie entre esthétique et éthique, frivolité et fidélité, plaisirs et promesses, et ce sans être déchiré par ce qui relève habituellement du clivage ou de la contradiction ? Comment, entre la frivolité et la fidélité, faire pour ne pas choisir ? Ou comment faire pour choisir les deux ? L’instable composition de la frivolité et de la fidélité devrait permettre ainsi à Christophe Honoré de combiner l’hommage cinéphile (fidélité) et le ludisme postmoderne des références (frivolité). Sauf que le second terme l’emporte constamment sur le premier en déséquilibrant la composition générale. Il faut par exemple faire résonner le mélancolique Missing du groupe techno-pop Everything But The Girl pour que la mort de Véra émeuve. Mais c’est une béquille, une coquetterie, une afféterie de trop. Son décès ne permet hélas pas d’embrayer sur une grande question qui resterait à traiter dans un autre film : la prudence (celle de son amant étasunien sidaïque) qui diffère la déclaration amoureuse et l’imprudence (celle du même homme ainsi que de Véra qui coucheront ensemble) qui met un terme au différé du rapport sexuel en faisant déboucher l’amour sur la mort.
L’ambivalence philosophique de la pharmacie (dans la fameuse analyse de Jacques Derrida, La Pharmacie de Platon, rappelant que le terme signifie à sa racine autant remède que poison) trouvant à se prolonger dans la prudence aristotélicienne (la « phronésis ») affectée par son envers, son contraire, son antithèse, l’imprudence : voilà un objet qui serait digne des plus grands films, mais Christophe Honoré a préféré caresser du doigt cette idée plutôt que de sérieusement l’empoigner. La vitrine aux belles chaussures chatoie, le personnel affecté à la vente est certes charmant. Mais on aurait aimé que l’art des surfaces suscite de vertigineux glissements (comme on l’a vu avec le dernier film de Pedro Almodovar, La Piel que habito), et non se satisfasse de virtuoses glissades qui, au nom de notre nécessaire condition de résilients ou de survivants, ne sont au fond que de précieux et frivoles évitements.
Depuis l’apothéose que représente dans sa carrière Loin en 2001, la décennie 2000 aura signifié pour André Téchiné, âgé de 68 ans, l’entrée dans l’âge non pas de la sérénité mais des doutes et des incertitudes. Non pas qu’aucun bon film n’ait été par lui réalisé durant cette période (Les Egarés et Les Témoins déjà cités, mais aussi La Fille du RER en 2009), mais le violent coup de bourre que fut Les Temps qui changent en 2004, échouant à renouveler le vieux couple mythique du cinéma français moderne (Catherine Deneuve et Gérard Depardieu), ne paraît pas avoir été définitivement dépassé. Il manque aux derniers films du cinéaste une nécessité et un tranchant, soit une passion romanesque alors sans égal et qui faisait tout le prix des films réalisés durant la première moitié des années 1990 (J’embrasse pas en 1991, puis dans l’ordre Ma saison préférée, Les Roseaux sauvages, Les Voleurs, magnifique passe de quatre films, le sommet de l’œuvre).
C’est moins la facilité ou la frivolité qui menacent le cinéma d’André Téchiné comme c’est le cas avec Christophe Honoré, que l’essoufflement de la veine romanesque ou la difficulté de son renouvellement à une époque du cinéma français qui actuellement n’apprécierait le cinéma d’auteur (par exemple celui de Jacques Audiard avec Un prophète en 2009) que surtout frotté au cinéma hollywoodien ou à l’œcuménisme humaniste (par exemple Des hommes et des dieux de Xavier Beauvois en 2010). Si le cinéaste privilégie évidemment pour ses personnages une bougeotte témoignant, via tant de véhicules objectifs (mobylettes, camion et vélo dans Loin, rollers dans La Fille du RER, bateaux à moteur ici) et d’affections fébriles débordant leur énonciation sous la forme sentimentale (André Téchiné l’est d’ailleurs beaucoup moins que Christophe Honoré, un héritier parmi d’autres du premier), c’est une forme de piétinement dont son cinéma semblerait victime depuis dix ans, et que seuls pourraient conjurer l’histoire proche (les débuts du SIDA dans Les Témoins) ou le fait divers récent (l’affaire Marie Léonie dans La Fille du RER).
L’adaptation du roman éponyme de Philippe Djian a-t-elle autorisé le renforcement de la veine romanesque ou bien sa gélification sous formes de clichés ? La gélification risque d’ailleurs de se fondre ici dans une vitrification de circonstance que soutiendrait formellement l’image récurrente des canaux vénitiens traversés d’embarcations diverses et de vaporettos, et qui n’aurait rien à ajouter ou retrancher aux belles vitrines consacrées dans Les Bien-aimés aux passages de témoins générationnels. Il est également souvent question de conflits de générations dans les films d’André Téchiné, et le film Impardonnables n’échappe pas à la règle de cet auteur. Un écrivain de « polars néo-gothiques » prénommé Francis et interprété par André Dussollier se rend à Venise pour trouver la plénitude nécessaire à la rédaction de son nouveau livre. Il tombe, à cette occasion, amoureux de la femme, Judith incarnée par Carole Bouquet, qui est chargée de lui trouver sur place un petit pied-à-terre provisoire. La tension relative à la panne d’inspiration que l’écrivain espère tout aussi provisoire que son passage à Venise nourrit alors une double obsession : qu’est devenue sa fille jouée par Mélanie Laurent qui avait rejoint son père à Venise ? La nouvelle compagne du héros, dont on sait qu’elle eut une vie sexuelle particulièrement intense et diversifiée, le tromperait-il ? Ces deux sources de trouble vont-elles du point de vue du héros converger pour le pire ?
André Téchiné sait toujours entrelacer de manière vive et virtuose un ballet de personnages auxquels on adjoindra une vieille maîtresse de Judith (Adriana Asti, l’actrice de Prima della rivoluzione de Bernardo Bertolucci en 1964 auquel rend explicitement hommage le cinéaste, ainsi que Le Mépris de Jean-Luc Godard en 1962 dont on retrouve aussi la trace dans Un été brûlant de Philippe Garrel partiellement tourné à Rome) qui possède une entreprise de détective privé, son fils Jérémie tout juste sorti de prison qui se passionne pour Judith qu’il est censé suivre au profit de Francis, ainsi qu’une comtesse et son fils désargenté et truand, Alvise dont est tombée amoureuse la fille de l’écrivain, tous personnages complétant un tableau pour le moins mouvant. La prostitution occasionnelle des femmes incomplètement incorporées à l’économie du salariat est aussi peu traitée dans Les Bien-aimés qu’ici le déclassement d’une aristocratie locale menacée par une nouvelle « classe de loisir » (Thorstein Veblen) bénéficiant de la mondialisation du capital, et qui tente de préserver le peu de richesses qu’il lui reste en basculant dans l’économie informelle. Dans les deux cas, c’est bien évidemment dommage.
Pourtant, si le film de Christophe Honoré jouit d’une homogénéité d’ensemble, le film d’André Téchiné intéresse davantage, non pas dans son vague dessin général, mais dans la saillie de ses détails. Il y a par exemple une tension admirable entre une dynamique dévolue à un régime de la surface qui permet ainsi l’articulation esthétique entre des mouvements natatoires (les baignades qui sont récurrentes chez le cinéaste), travellings latéraux et multiplicité des vitres et autres vitrines, et des ruptures ou des coupes fonctionnant comme des symptômes désignant l’irruption irrationnelle de l’affect. Tantôt les plans déroulent des surfaces qui coulent les unes sur les autres sans anicroche ni heurt et qui accompagnent l’expression sentimentale des personnages ; tantôt elles viennent buter les unes sur les autres et leur entrechoc désigne la ligne inconsciente et invisible de l’affect. Ce double régime détermine un film bien moins « clean », plus âpre et accidenté que celui réalisé par Christophe Honoré, ce dernier étant peut-être plus régulier, mais au bout du compte plus plat en comparaison.
Ce qui intéresse dans Impardonnables appartient moins aux lignes visibles tirées par des personnages suivant leur pente, qu’aux lignes invisibles qui circonscrivent l’espace opaque du symptôme, de l’affect opaque qui se confond chez André Téchiné (qui retrouve via François Truffaut Jean Renoir quand Christophe Honoré se suffit de l’auteur de Baisers volés) à la vraie, noire et terrible pulsion. Il faut suivre la ligne étrange et un peu effrayante qui montre Judith saigner imprévisiblement du nez (on se souvient du nez cassé sur la vitre invisible du film Les Temps qui changent ou les évanouissements répétitifs du héros de Alice et Martin en 1998). Et cela trois fois, la première en compagnie de son mari, la deuxième en compagnie du garçon mandaté par l’écrivain pour la suivre et avec qui elle aura un rapport sexuel, la troisième fois où, seule, elle constate enfin qu’elle ne saigne plus. Aucune explication, seulement la ponctuation inconsciente du symptôme qui plonge dans la pulsion quand un même fondu au blanc unit formellement le premier saignement de nez de Judith et la tentative de suicide de Jérémie, le corps évanoui dans sa blanche baignoire remplie du sang s’écoulant de ses veines tranchées.
D’autres séquences entretiennent des reflets troublants entre les surfaces déroulées par les travellings latéraux et les subtils zooms valant comme autant de recadrages effectués par Julien Hirsch. Le meurtre du chien adopté par Jérémie, perpétré par l’homosexuel qu’il avait balancé à la flotte et dont est témoin Francis trouve à se prolonger dans la séquence de l’enterrement de la mère de cet ange pasolinien, cette fois-ci frappé par le héros au nom du comportement supposé fautif de ce « fils prodigue ». Enfin, Alvise en prison que Judith vient visiter occupe structuralement la même position occupée au début du film par Jérémie quand sa mère vient le voir : le sous-prolétaire pasolinien et l’aristocrate déclassé viscontien seraient le double l’un de l’autre. C’est par conséquent toute une série de déplacements qui relèvent moins des glissades affectées du film de Christophe Honoré que d’une logique de glissements qui s’opposent ou contredisent l’alignement général des surfaces.
Dans ses grandes lignes, Impardonnables n’intéresse guère, avec au centre cette idée un peu plate que la double hantise du héros (André Dussollier en écrivain vieillissant qui conserve de beaux restes n’est pas très convaincant par ailleurs) concernant sa fille et son épouse ne lui servirait au fond qu’à débloquer son inspiration et nourrir son futur roman facilement intitulé Gens de passage (l’écriture du roman dans Les Témoins était bien moins assujettie à cette petite psychologie effectivement digne de l’univers romanesque de Philippe Djian). En revanche, dans ses lignes intermédiaires ou intervallaires, le film d’André Téchiné arrive à passionner, parce qu’il se saisit d’une grande question (le pardon) à laquelle il répond avec la même sagesse qu’un Jacques Derrida (c’est pourquoi le pardon est possible-impossible, et qu’on ne peut pardonner qu’aux impardonnables : « Si l'on ne pardonnait que le pardonnable, il n'y aurait pas de pardon. C'est l'impardonnable qui appelle le pardon » – cf. Foi et savoir, suivie de Le Siècle et le pardon, éd. Seuil, 2000, p. 108).
La violence du héros sur Jérémie ou de la fille sur l’écrivain (voir l’extraordinaire séquence où la fille refait surface en envoyant à son père angoissé par son absence injustifiée un DVD contenant l’enregistrement d’un rapport sexuel qu’elle a eu avec l’honni Alvise) ne débouche jamais sur le ressentiment obsédant ou l’idée obstinée de faute imprescriptible. Jérémie quittant Venise salue l’écrivain, et cet adieu simple et retenu sublime le ratage d’une tentative d’adoption qui hante le reste de l’œuvre d’André Téchiné (par exemple Les Voleurs). La bêtise des personnages, voire leur médiocrité, n’empêche jamais que c’est, comme toujours chez ce cinéaste, une même pulsion de vie qui entraîne les personnages loin de tout psychologisme (on apprend à la toute fin du film que la fille du héros suit une cure de désintoxication) ou toute sentimentalité (Judith lâche du bout des lèvres le « oui » final répondant au désir de départ du héros et sur lequel se clôt par un rapide fondu au noir, sans autre forme d’explication, le film). C’est comme si l’obscure dynamique de la pulsion de vie dont le cinéaste traque subtilement les symptômes divers (citons encore ce plan montrant le héros observé au loin une nuée de frelons) instruisait la forme symbolique finale du pardon autorisant ainsi le rachat symbolique de ces personnages impardonnables (notamment parce qu’ils relèvent aussi des clichés de Philippe Djian).
Le retour à la couleur, douze ans après Le Vent de la nuit (1999) et une passe de trois films en noir et blanc (Sauvage innocence en 2001, Les Amants réguliers en 2005, La Frontière de l'aube en 2008), repose dans Un été brûlant sur une palette minimale composé d'un bleu nuit autour duquel flottent quelques gris métalliques, verts éteints et mauves foncés. Cette palette aide ainsi à retenir rigoureusement tout ce que l'image organique du chef opérateur Willy Kurant aurait pu accueillir d'éclats solaires quand on sait que le film a été essentiellement tourné à Rome. « Trop de couleur distrait le spectateur » disait Jacques Tati, et Philippe Garrel aura bien-heureusement retenu la leçon de retenue du maître. Le tournage d'une bonne partie de son vingt-deuxième long métrage de fiction dans la capitale italienne détermine très probablement, ici comme dans Le Vent de la nuit, l'usage de la pellicule couleur. Ainsi que le fait que le héros, prénommé Frédéric et interprété par Louis Garrel (pour la troisième fois consécutive dans les films de son père), incarne un peintre à l'instar de celui du Cœur fantôme (1996), autre film en couleur dont le protagoniste était joué par Luis Rego.
Le spectre de l'ami défunt, le peintre Frédéric Pardo décédé en 2005, qui hantait déjà Les Amants réguliers (2005), hante également Un été brûlant, comme Le Vent de la nuit abritait pour une ultime rencontre la présence d'un autre ami peintre disparu en 2003, Daniel Pommereulle. Mais, alors qu'on attendait de Rome une atmosphère chaude, c'est un champ de ruines que Philippe Garrel aura trouvé. Ruines de relations amoureuses en phase de délitement (on pense à Michelangelo Antonioni), ruines d'un cinéma dont les vestiges renseignent sur une gloire passée (on songe, comme dans Impardonnables d'André Téchiné, au film Le Mépris en 1962 de Jean-Luc Godard). Le retour, après la solitude quasi-autistique de la période expérimentale des années 1970, au récit amorcé par L'Enfant secret en 1979, ainsi que le virage plus romanesque établi avec Les Baisers de secours en 1989 (coécrit avec le romancier Marc Cholodenko, depuis de toutes les dernières aventures cinématographiques de Philippe Garrel) sembleraient aboutir à une situation d'épuisement et de désolation qui ont pour partie expliqué le peu d'intérêt que le film a soulevé lors de sa présentation à la dernière Mostra de Venise.
Quoi qu'il arrive, c'est toujours le désert que filme incessamment le cinéaste sysiphéen, le désert politique qui a envahi Paris après Mai 68 (Les Amants réguliers), le désert berlusconien qui a envahi Cinecitta aujourd'hui, le désert qui ne cesse de croître comme l'aurait dit Friedrich Nietzsche et que l'artiste n'a même plus besoin d'aller chercher au Maroc comme dans Le Lit de la Vierge (1969) ou en Islande comme dans La Cicatrice intérieure (1971). Philippe Garrel est un cinéaste « dépeupleur » pour citer le néologisme de Samuel Beckett, pour qui le peuple endormi est la condition objective de la progression du désert politique. Guettant dans son nouveau film, après les cendres révolutionnaires de Mai 68, les signes de son réveil historique (de sa résurrection), quelque part entre la Gare du nord et les faubourgs de Rome, le cinéaste ne trouverait rien d'autre qu'une arrestation de sans-papiers par la police de Sarkozy, et la vente isolée et infructueuse du journal de l'organisation anarcho-syndicaliste CNT. « Demandez l'insurrection ! » clame l'ami de Frédéric, Paul (Jérôme Robart, déjà croisé dans La Frontière de l'aube), dans un marché fréquenté où personne ne lui répond. Personne ne semblerait en vouloir de l'insurrection, qu'il s'agisse du journal militant en particulier ou de la révolution en général.
Le désert politique croît, et il est froid parce que les braises de la révolution ont refroidi. Le désert, c'est ce bleu (Le Bleu des origines pour citer un autre film du cinéaste tourné pendant sa période underground en 1979 serait ainsi devenu le bleu des fins) qui colore un film ramassé dans quelques lieux quelconques (un appartement romain avec terrasse et piscine, deux rues parisiennes, un chemin de campagne), et dont l'inépuisable mélancolie refuse les joies des tonalités franches ou primaires (pas de jaune, un rouge furtif et puis c'est tout). Pourtant, et c'est cela qui intéresse fondamentalement Philippe Garrel, crèvent des palpitations intempestives, surviennent des crépitements inattendus manifestant ici et là des feux épars qui brûlent encore.
Là, le romanesque se manifeste encore, comme mode de saisie d'affects survenant dans l'entre-exposition des sujets affectés, par-delà toute sentimentalité. Ce sont peut-être des fusées de détresse indiquant des fièvres qui tantôt rongent le coeur des amoureux endeuillés (Frédéric), tantôt soulèvent celui des révolutionnaires pas encore désenchantés (Paul). Dans les deux cas, c'est la question éminemment romanesque de la fidélité qui se pose : comment rester fidèle à ce qui n'est plus mais pourrait reparaître (la révolution pour Paul) ? Ou bien à ce qui se meurt de manière toujours plus irrémissible (l'amour pour Frédéric) ? Le suicide (motif récurrent de l’œuvre garrelienne) pour l'un trouvera sa réponse compensatoire dans la survie de l'autre. C'est donc la troisième fois que le personnage interprété par le propre fils du cinéaste se suicide. Et celui de Un été brûlant ouvre le film, quand les deux précédents venaient seulement les clore. Mais cette fois-ci, c'est avec Paul sortant de l'église où un hommage religieux est adressé au défunt Frédéric que le film se termine. La vie l'aura ici, certes momentanément, emporté, préservant ainsi d'autres feux : la résurrection d'un amour incarné par un enfant ou la perpétuation de l'idéal révolutionnaire.
La vie dans le cinéma de Philippe Garrel, ce peuvent être des sourires et ce peuvent être des larmes. Un sourire partagé, et c'est La Naissance de l'amour (pour reprendre le titre d'un film de Philippe Garrel de 1993). Des larmes silencieuses, et c'est le sang transparent qui roule sur les joues et s'écoule d'une invisible Cicatrice intérieure (pour citer un autre film du cinéaste). S'il est relativement facile d'être attentif aux moments où l'amour survient (un « événement » dirait Alain Badiou) et lorsqu'il se défait (un « désastre obscur » dirait le même philosophe), c'est l'intervalle entre la naissance et la mort qui demeure nébuleux. Un couple agonise et meurt : celui du peintre Frédéric et de l'actrice italienne Angèle (Monica Bellucci). Un autre émerge et survit au naufrage du couple ami : celui de l'acteur Paul et d’Élisabeth (Céline Sallette, à nouveau émouvante dans la foulée de L'Apollonide (souvenirs de la maison close) de Bertrand Bonello récemment sorti). Le suicide sanctionne la déroute amoureuse : c'est l'accident de voiture nocturne de Frédéric. La naissance (épiphanique – un enfant comme toujours chez Philippe Garrel) sublime la résistance des amants plus forts que la mort (et que les tentatives de suicide d’Élisabeth). On a parlé de fusées, ce sont parfois des symptômes d'un mal-être innommable venant crever à la surface : une écharde dans le pied de Frédéric retirée par Angèle, une crise de nerfs de la seconde quand elle aperçoit un rat dans un placard, une déambulation nocturne d’Élisabeth qui s'ignorait somnambulique. Ce sont aussi d'étranges silences, des mots étouffés, des sourires dont on ignore l'origine et la destination, des regards dans le vague, des paroles incompréhensibles, des gestes singuliers. Autant de « tropismes » aurait dit Nathalie Sarraute afin de rendre compte sous la croûte épaisse de la communication verbale d'autres formes d'échanges plus retorses et subtiles. Comme autant de ponctuations qui sont des signes relayant également l'expression nébuleuse d'un étoilement ou d'une constellation : celle des amis, celle des amants, avec cette communication, (non)verbale et gestuelle qui n'appartient qu'à eux.
Chez Philippe Garrel, les gens viennent et s'en vont, reviennent et repartent. Il y a une véritable volatilité des corps, à laquelle rend grâce le cinéaste par le truchement d'un filmage infiniment doux et amical, et qui ne signifie en aucune façon la frivolité des sentiments à laquelle cède trop volontiers Christophe Honoré. C'est que l'espace des amis et des amants est fondamentalement ouvert et intervallaire, sans clôture ni finition : c'est l'espace fragmentaire et infini, infiniment renouvelable, propice au désir communautaire. D'où chez Philippe Garrel la présence gazeuse de plans qui ne s'enchaînent jamais selon les injonctions narratives d'un récit autoritaire. Nous aurions plutôt affaire à des constellations libertaires de séquences se déployant d'abord pour elles-mêmes.
L'esprit libertaire et communautaire du cinéaste engage évidemment un refus politique tout autant qu'esthétique de toute forme d'autoritarisme et de police. Les plans vivent leur vie comme les personnages, toujours accueillants dans le cinéma profondément hospitalier de Philippe Garrel (même si l'hospitalité n'empêche pas toujours la menace clinique de l'hôpital : cf. l'internée de La Frontière de l'aube inspirée du personnage suicidée de Jean Seberg). Et la communauté des célibataires désœuvrés qu'il aime mettre en scène à chaque film, et qu'une séquence de danse exprime au plus haut point comme dans Sauvage innocence et Les Amants réguliers (si une chanson pop des Dirty Pretty Things s'est substituée à This Time Tomorrow des Kinks dans le film de 2005, un même acteur passe comme un ange entre les deux films : Nicolas Maury), induit en conséquence un relâchement du maillage narratif (au contraire de la police sarkozyste) émancipant des images qui, comme le dirait le critique Jun Fujita, « refusent de travailler ». A la place d'étranges signes cryptiques donc, des effusions (comme dans La Maman et la putain en 1973 de l'ami Jean Eustache suicidé en 1981) ou des crises comme on l'a déjà vu (c'est encore celle d'Angèle sur le tournage un peu viscontien du film de son amant après la séparation d'avec Frédéric, et réclamant qu'on cesse de la regarder comme si elle savait intuitivement que son ancien amant traînait dans les parages), des visages qui coulent (par exemple sur la musique free jazz d'Archie Shepp) comme si un feu les brûlait par en-dessous, et puis l'infiniment bouleversante et énigmatique communication des amis et des amants.
Le format « scope », largement mobilisé par le cinéma dont les visées sont romanesques, participe ici à inscrire dans le même espace filmique deux visages glissant d'une relation d'accord à une situation de désaccordement. « Moins ensemble que côte à côte » comme le dit Frédéric : les personnages garreliens demeurent des « enfants désaccordés » (pour reprendre le titre du permier court-métrage du cinéaste réalisé en 1964). Ainsi, quand ce dernier pleure, il prend la main d'Angèle pour s'essuyer le visage, quand de son côté elle pose brutalement sa main sur son visage comme pour lui déformer les traits. Les amants parlent la souffrance de leur amour, et c'est presque incompréhensible, sauf pour ceux qui aiment. Frédéric embrasse à plusieurs reprises Paul alors qu'ils tombent par hasard l'un sur l'autre à Paris, la nuit même de son accident, et la répétition de ses gestes pèse comme s'il ne fallait jamais les oublier. Sur son lit de mort, Frédéric souffle une ultime parole à son ami qui l'emportera avec lui, sans jamais pour le spectateur pouvoir en percer le secret. Il ne s'agit plus, comme dans La Frontière de l'aube scandaleusement boudé lors de sa présentation cannoise d'il y a trois ans, de faire du suicide le lieu commun des amants tragiques qui, s'il s'étaient ratés dans la vie, ne se rateraient plus dans la mort.
Dorénavant, le suicide retrouve une ambivalence permettant de composer ensemble une douleur (la disparition des uns devient pour les autres qui restent une nouvelle « cicatrice intérieure ») et une joie (l'éthique garrelienne de la fidélité ne s'en trouvera que renforcée). Certes, l'amour est une affection dont le pouvoir d'affliction et de destruction est plus fort que les puissances sentimentales et curatives dont dispose l'amitié. Mais l'amour qui tue ne meurtrit peut-être pas ceux qui tiennent à la vie parce que s'y trouve l'espoir révolutionnaire de lendemains chantants. Le plan-séquence de la vente militante sera moqué par les cyniques serviles envers la domination. En tous les cas, il renseigne sur cette protection dont l'acteur de second plan a pu disposer pour rester en vie quand le peintre de premier plan ne pourra jamais se remettre du terrible désamour dont il a été la victime. La révolution n'aura donc pas fait que des victimes : la preuve, c'est le survivant qui peut raconter en voix-off (pour la première fois chez Philippe Garrel ?) le défunt et non l'inverse. Et si le romanesque tient dans ces quelques ponctuations d'une voix insituable disant de la manière la plus ramassée et la plus douce la vie passée de l'ami trépassé, il affirme que ce passé, ne passant pas comme chez William Faulkner, est ce temps sauvé de l'oubli comme l'est le temps de la révolution. La croyance en la révolution aura même sauvé la vie de l'ami fidèle et l'existence des amoureux sauvés du désamour par la naissance de l'enfant, cette vie pleine qui peut combler les vides les plus vertigineux (comme ceux éprouvés par Élisabeth).
La fidélité au milieu du champ de ruines, par exemple les gravats de Cinecitta : Un été brûlant consiste aussi en un véritable hommage au film de Jean-Luc Godard, Le Mépris. L'hommage à un cinéaste qui avait aussi réalisé en 1969 un court métrage intitulé L'Amour pour le film collectif La Contestation, et dont l'argument voulait déjà faire tenir les jeux de l'amour et de la révolution sur une terrasse romaine, est plus conséquent que celui de Impardonnables d'André Téchiné sorti récemment. Parce qu'il est celui du disciple envers un maître reconnu dont il s'inspire quand il tourne à Rome une histoire tournée en « scope » de désamour qui fraie dans ces parages que sont les tournages de cinéma, et qui finit dans un accident de voiture mortel (seules les couleurs primaires et solaires manquent). Le modèle godardien inspiré par un roman éponyme d'Alberto Moravia hantait déjà Le Vent de la nuit et Catherine Deneuve était la star avec laquelle le cinéaste jouait un jeu semblable à celui effectué par le maître avec Brigitte Bardot.
Cette fois-ci, Philippe Garrel a sollicité Monica Bellucci, dont la sombre sensualité résonne avec l'actrice du Mépris. La matérialité d'un corps doublement alourdi (par le statut de star internationale comme par le poids des années) se retourne ici en pure grâce : c'est que le cinéaste saisit la star dans un état de tristesse et surtout de fatigue qui paradoxalement l'allège. L'aura de star évanoui s'accorde avec les ruines romantiques d'un art du cinéma perdu dans le désert de la société du spectacle : demeure une actrice à qui est offerte une escapade loin des clichés rebattus de la pute ou de la « madone », synonyme d'échappée belle à l'opposé des clichés dans lesquels les producteurs l'avaient enfermée. La fuite d'Angèle est donc parée de vertus allégoriques : elle est aussi celle d'une grande actrice qui trouve avec le rôle que lui a proposé Philippe Garrel l'occasion d'une renaissance. Le format « scope », en permettant d'inscrire dans le mêm cadre la frêle et peu connue Céline Sallettes et la star charnelle Monica Bellucci, autorise enfin à faire circuler et s'échanger la fragilité de l'une et l'assurance de l'autre, au bénéfice des deux dans une perspective égalitaire et démocratique accordée avec le motif communiste.
En regard de l'actrice ici re-commencée, le plus jeune Louis Garrel gagne en pesanteur là où ses talents risquaient jusqu'à présent de l'entraîner sur la pente frivole et savonneuse d'une séduction inconséquente. Dans la foulée du film Les Bien-Aimés de Christophe Honoré, l'acteur progresse en densité, et il n'a jamais été aussi bon qu'ici, dans le rôle de l'amoureux dont la vie fichue ne sera sauvée ni par son art, ni par ses amis, ni par l'idéal révolutionnaire incarné par l'un d'entre eux. Par rapport à la question libertaire de l'« amour plural » ou de la « polyfidélité » qui revient dans le cinéma de Christophe Honoré (un réalisateur qui par ailleurs se pose explicitement comme un héritier du cinéma de Philippe Garrel et d'André Téchiné), la fidélité est pour ce dernier une obligation qui doit plus classiquement faire l'épreuve de l'unique, en même temps qu'elle s'applique à d'autres domaines que l'amour (par exemple la politique). La fidélité se comprend particulièrement ici dans la manière dont Philippe Garrel demande à son fils d'exprimer des intensités émotionnelles reliées sur le souvenir de ceux qu'il a vécues. Toute la dernière partie du cinéma de Philippe Garrel aura consisté dans l'héritage qu'un père transmet à son fils à une époque où l'amnésie crible de trous noirs l'officiel devoir de mémoire.
L'héritage se comprend enfin par rapport à la figure de Maurice Garrel, père du cinéaste et grand-père de l'acteur décédé en juin dernier. Le film était probablement terminé. La présence de l'acteur, à nouveau dans le rôle du grand-père du héros comme dans Les Amants réguliers, se voit chargée d'une puissance affective quasiment surréelle qui irise son rôle fictionnel. Nimbé d'une bien étrange aura, Maurice Garrel apparaît sous une lumière virginale à son petit-fils agonisant à l'hôpital et à qui il raconte un souvenir de guerre. La surdité réelle du vieil acteur manifesterait déjà un retrait, un ailleurs spectral. Le téléscopage entre la mort fictionnelle du grand-père de Frédéric et le décès réel du grand-père de l'acteur induit alors une « discordance des temps » (Ernst Bloch) selon laquelle le temps de la fiction apparaît rétrospectivement devoir précéder le temps de la réalité. Précession luciférienne : l'angélisme de Philippe Garrel se double d'un luciférisme au nom duquel le cinéma, définitivement l'art des fantômes, peut pré-voir les spectres dont toute l'existence des vivants sera marquée. Comme des « cicatrices intérieures » qui seraient la marque des morts sur les vivants exprimant un mandat symbolique particulier : l'obligation éthique de fidélité. La figure du grand-père dans Un été brûlant est alors à son petit-fils ce que la révolution est à son ami qui lui survivra en emportant avec lui son secret : l'objet transcendantal qui fait briller dans la nuit du réel le point de lumière imaginaire d'une vie autrement vivable, cela au nom des personnes passées (le grand-père des révolutions passées) et celles à venir (l'enfant de la révolution future). Une vie enfin vivable dans un autre monde possible qui, parce qu'il serait pur autant du fascisme (de l’État comme du capital) que du désamour (tous les deux identiques dans leur volonté partagée de néant), ne serait alors plus immonde.
L’étrange trajectoire de l'affect, tantôt débouchant dans l’infamie, tantôt sublimée dans le pardon tranquille, produit chez André Téchiné un romanesque qui se tient encore un peu parce que, a minima, il évite déjà de trébucher sur ses propres clichés. Ce romanesque, même claudiquant, même convalescent, vaut certes peut-être moins que, dans Un été brûlant de Phillipe Garrel, l’éthique de l’amitié et de l’espoir révolutionnaire quand défaille la communauté des amoureux et fait défaut le communisme. Mais elle vaut aussi infiniment mieux que les fictions de la résilience imaginées par Christophe Honoré qui satisfont ou rassurent davantage les lecteurs de Boris Cyrulnik que les amateurs d’un romanesque qui aurait choisi d’hésiter, plutôt qu’entre frivolité et fidélité, entre pardon et impardonnable comme chez André Téchiné. Ou bien qui aurait su tenir dans le même élan, malgré le dépeuplement et l'épuisement, réalité de la communauté des amis et des amants et possibilité de la révolution comme chez Philippe Garrel.
Mercredi 2 novembre 2011