« Ceux en qui s'accumule la force d'éruption sont nécessairement situés en bas.
Les ouvriers communistes apparaissent aux bourgeois aussi laids et aussi sales que les parties sexuelles et velues ou parties basses : tôt ou tard il en résultera une éruption scandaleuse
au cours de laquelle les têtes asexuées et nobles des bourgeois seront tranchées »
(Georges Bataille, « L'anus solaire »)
L'histoire du film Metropolis, cette œuvre culte de science-fiction qui a été en 2001 le premier film à avoir été inscrit dans le Registre de la Mémoire du Monde de l'UNESCO, aura décidément connu de multiples rebondissements. Jusqu'à ce nouvel épisode qu'est sa sortie actuelle à laquelle est d'ailleurs associée une riche exposition à la Cinémathèque française du 19 octobre au 29 janvier 2012. Ce film, le douzième long métrage réalisé par celui qui était alors l'un des plus grands cinéastes de son temps, Fritz Lang, représenta la plus grosse production du cinéma allemand de l'époque, et fut tourné sur deux ans (entre 1925 et 1926) dans trois des plus grands studios de Neubabelsberg situé dans la banlieue berlinoise.
D'un coût initial de 1 million de marks, la facture totale de Metropolis atteignit finalement un montant évalué aujourd'hui entre 5 et 6, voire 7 millions de marks. Soit le plus important budget alloué par un film produit par Erich Pommer (l'homme qui mit le pied à l'étrier à Fritz Lang en 1919) pour la UFA, la Universum-Film AG qui était l'un des plus grandes sociétés de production cinématographique allemande. L'inflation qui écrasait alors l'économie allemande pesa donc aussi largement sur les préparatifs d'un film que d'aucuns qualifièrent de pharaonique, et au nom duquel Fritz Lang se serait, dit-on, comporté envers ses acteurs comme un véritable tyran. Environ 30.000 figurants (la plupart étaient au chômage), 750 acteurs pour les rôles secondaires, 250 enfants pour la longue séquence d'évacuation des catacombes envahies par les eaux, une cinquantaine d'automobiles, plus de 600 kilomètres de pellicule impressionnée furent ainsi mobilisés pour réaliser un film volontairement monumental dont la durée originelle atteignait alors les trois heures et trente minutes.
Inspiré, comme le raconte sa plus grande exégète Lotte Eisner dans son ouvrage Fritz Lang (éd. Cahiers du cinéma / Cinémathèque française, 2005 [1992 pour la première édition française]), par la vision des buildings new-yorkais alors que Fritz Lang était parti en 1924 pour les Etats-Unis afin d'y étudier les méthodes de production cinématographique (« … et ce fut sa première vision – la nuit – des gratte-ciel de Manhattan, alors que son bateau entrait dans le port, qui fut à l'origine de Metropolis », p. 106), le cinéaste voulait proposer avec son film, adapté du roman expressionniste éponyme de son épouse Thea von Harbou écrit pendant le lancement de cette gigantesque entreprise, un summum de syncrétisme formel. Au risque encouru de la surcharge décorative et ornementale. En effet, l'extraordinaire ambition du cinéaste aura dès lors consisté à réaliser un film capable d'incorporer dans une même cohérence esthétique les types d'espace les plus hétérogènes, incluant ainsi les catacombes et la maison du savant Rotwang directement issues de l'expressionnisme, les villes haute et basse configurées par l'art industriel (italien et viennois) de l'époque, la Cité des fils imaginée dans le style de la Nouvelle Objectivité, ainsi que le caractère gothique de la cathédrale opposée à l'aspect orientalisant du quartier des plaisirs de Yoshiwara. Comme le note également Michel Chion, « il y a de tout dans Metropolis : des échos de Notre-Dame de Paris (la lutte entre Maria et Rotwang dans la cathédrale, imitant la poursuite d'Esmeralda par Claude Frollo chez Victor Hugo), des citations de la Bible, des références à Mary Shelley et à Villiers de L'Isle-Adam, à l'histoire de Siddharta » (in Les Films de science-fiction, éd. Cahiers du cinéma, coll. « essaiss, 2009 [2008 pour la première édition], p. 99).
On sait aussi que Fritz Lang s'est inspiré des photo-montages de l'artiste Paul Citroen, dont l'un réalisé en 1923 se nommait d'ailleurs Metropolis. La Citta nuova, ce rêve urbanistique imaginé en 1914 par l'architecte futuriste italien Antonio Sant'Elia, paraît avoir également influencé le cinéaste, en même temps que son film semblerait aussi représenter le contrepoint dystopique aux cités utopiques rêvées à la même époque dans les ouvrages (Le Courant humain et La Société du peuple) de l'inventeur de la lame de rasoir jetable, King Camp Gillette. L'influence de quelques grands films se fait également ressentir dans Metropolis, notamment Cabiria (1914) de Giovanni Pastrone, le premier péplum de l'histoire du cinéma dont le caractère monumental dans la recréation de la cité de Carthage incita, dix ans avant Fritz Lang, David Wark Griffith à rivaliser sur ce terrain en mettant en chantier Intolérance (1916). Citons surtout le film de science-fiction soviétique Aelita (1924) de Yakov Protazanov, un curieux « mélange de mythologie (la déesse sur Mars qui cède au mortel humain, comme dans les légendes gréco-latines Diane / Hécate tombait amoureuse d'un berger) et de revendication marxiste et prolétarienne [dont] le film beaucoup plus connu de Lang (…) se voudra une réponse » (Michel Chion, opus cité, p. 98). En même temps que Metropolis a aussi conservé de Aelita l'idée force d'un monde verticalement divisé entre les jouisseurs d'en haut et les travailleurs d'en bas. Enfin, la somme des effets spéciaux contenus dans Metropolis en fait un film à la pointe technique de son temps.
Avec l'utilisation des imposantes caméras Mitchell 35 mm. d'origine étasunienne, le procédé le plus connu est celui qui porte le nom de son inventeur, le chef opérateur Eugen Schüfftan. Déjà mis au point pour le diptyque mythologique Les Nibelungen (1924), l'« effet Schüfftan » consiste à fondre, lors de la prise de vue et grâce à des miroirs inclinés, décors réels à taille réelle et maquettes de décors à taille réduite afin de produire une image homogène présentant un monde sur-dimensionné dont le gigantisme apparent aura été impossible à mettre en œuvre autrement. On sait ainsi que la route principale de la cité Metropolis menant directement à la brueghelienne Tour de Babel au sommet de laquelle se trouve son créateur, le démiurge Joh Fredersen, a demandé en tout six semaines d'effort pour une dizaine de secondes d'images à l'écran. D'autres procédés techniques ont été également employés, comme l'animation image par image (ou « stop-motion ») héritée de The Lost World (1925) de Harry O'Hoyt d'après Conan Doyle et bénéficiant des trucages de Willis O'Brien, afin de rendre compte de l'intense circulation terrestre et aérienne. Comme aussi la surimpression (le négatif pouvant passer jusqu'à trente fois dans la caméra) afin d'obtenir les magnifiques cercles lumineux autour de la mise en marche frankensteinienne de l'androïde.
Le dynamisme des intertitres accordés aux délires du héros Freder ou à l'ambiance industrielle qui avait tant impressionné le jeune Luis Buñuel, les décors monumentaux de Erich Kettelhut, Karl Vollbrecht et Otto Hunte, les masques et le robot (fait en bois plastique recouvert de laque de cellulose mélangée à du bronze argenté) de Walter Schulze-Mittendorff, les mouvements de caméra de Karl Freund avec qui Fritz Lang améliora la technique de la rétro-projection dans l'image déjà vue dans Les Araignées (un feuilleton en deux parties réalisé entre 1919 et 1920) lors de la séquence révolutionnaire de la visioconférence dans l'usine (The Mummy réalisé par Karl Freund en 1932, Modern Times de Charles Chaplin en 1936 et 2001 : A Space Odyssey de Stanley Kubrick en 1968 sauront entre autres s'en souvenir), viennent brillamment compléter un panorama manifestant in fine l'ambitieuse volonté d'un artiste complètement maître de ses moyens et désireux d'accomplir une œuvre d'art exceptionnelle. Et l'on verra que le caractère visionnaire de Metropolis, s'agissant d'exagérer les traits du présent afin d'anticiper par la fiction l'avenir, peut aujourd'hui s'envisager comme une manière privilégiée de comprendre objectivement le temps présent de sa réalisation, ainsi que son avenir à plus ou moins long terme.
Cette « somme monstrueuse de travail, de passion et de volonté artistique », comme l'avoua lui-même le cinéaste (Lotte Eisner, op. cit., p. 113), au nom de laquelle il « a personnellement mis la main à tous les truquages » (ibidem, p. 114), au point d'ailleurs d'avoir perdu lors d'un accident de tournage son œil gauche, aboutit à un premier montage de plus de 200 minutes, puis à un film de 160 minutes projeté le 10 janvier 1927 à l'UFA Théâtre de Berlin. Metropolis représente alors, aux côtés entre autres de Faust (1926) et Sunrise (1927) de Friedrich W. Murnau, de The General (1927) et The Cameraman (1928) de Buster Keaton, des 330 minutes de Napoléon d'Abel Gance (1927), de Octobre (1928) de Sergueï M. Eisenstein et Arsenal (1928) d'Alexandre Dovjenko, de L'Argent (1928) de Marcel L'Herbier, de La Passion de Jeanne d'Arc (1928) de Carl T. Dreyer, de The Wind (1928) de Victor Sjöström, de The Circus (1928) de Charles Chaplin, de Loulou (1929) de Georg W. Pabst, L'Homme à la caméra (1929) de Dziga Vertov, et de l'inachevé Queen Kelly (1929) d'Erich von Stroheim, l'apogée artistique et démiurgique du cinéma muet. En même temps que nous assistons aussi à la fin de cette époque d'accomplissement cinématographique.
Et d'ailleurs, Metropolis est symptomatiquement un échec commercial, comme le Napoléon d'Abel Gance. Les critiques ne sont guère meilleures, même si le film est défendu par bon nombre d'artistes d'avant-garde, tel Luis Buñuel. « Metropolis. Film allemand d'un mauvais goût parfait et colossalement stupide. A dû coûter prodigieusement cher à établir ; on n'arrête pas d'y songer » se moque ainsi André Gide (cité par Michel Chion, ibid., p. 98). Contrairement à Arthur Conan Doyle qui l'avait apprécié, le grand écrivain de science-fiction anglais H.-G. Wells considère pour sa part qu'il s'agit du « film le plus stupide » jamais fait (cité par Lotte Eisner, ibid., p. 111), pendant que le journaliste et critique allemand Siegfried Kracauer (sur qui nous allons bientôt revenir) affirme ironiquement de son côté que Metropolis est un « croisement entre Wagner et Krupp » (idem). Parce que le film doit être distribué aux Etats-Unis en vertu d'un accord commercial entre la UFA, la Paramount et la Metro-Goldwin-Meyer, un remontage initié avant même les premières projections berlinoises a été confié au romancier Channing Pollock qui se vantait de détester l'idéologie communiste qu'il prêtait alors au film de Fritz Lang.
En août 1927, Metropolis ressort en Allemagne, amputé de quasiment 1000 mètres de film. Aux Etats-Unis, ce sont 1500 mètres qui manquent. Le film connaît enfin le succès lors de sa ressortie après la seconde guerre mondiale, devenant la référence matricielle de tant de films de science-fiction réalisés depuis, mais sans avoir retrouvé son intégrité originelle. Comme le rappelle Jacques Lourcelles dans sa passionnante notice consacrée au film-culte de Fritz Lang, « (…) à l'époque du muet, les copies destinées à tel ou tel pays différaient entre elles. De sorte que, jusqu'à une période récente, personne (sauf les Berlinois dans les premiers mois de l'année 1927) ne pouvaient être sûrs d'avoir vu le Metropolis original. Les admirateurs de Lang verront au fil des années des copies plus ou moins amputées et, en général, assez gravement lacunaires » (in Dictionnaire du cinéma. Les films, éd. Robert Laffont, coll. « Bouquins », 1992, p. 939-940). En 1984, l'affaire Metropolisconnaît un nouveau rebondissement. En effet, le musicien et compositeur Giorgio Moroder, l'auteur de la musique synthétique de l'opératique Scarface réalisé en 1983 par Brian de Palma, s'empare du film de Fritz Lang afin de légitimer ses ambitions expérimentales d'alors.
D'une durée de 80 minutes (soit 80 bobines sur les 210 de la toute première version berlinoise), colorisée et surchargée par la musique pompière du compositeur (à laquelle se sont associés des groupes de rock tels Pat Benatar, Queen et Adam And The Ants), cette nouvelle version de Metropolis est un succès commercial qui, si elle a quand même permis au Musée d'art moderne de New York de transférer son vieux négatif nitrate sur un film de sécurité dont la pellicule est inflammable, a aussi fait hurler les cinéphiles du monde entier. Du coup, une seconde version est élaborée par un éminent spécialiste du cinéma allemand, Enno Patalas, sur laquelle il est revenu à plusieurs reprises durant les années 1980 et 1990 (il reçut à ce titre, aux côtés de Hanns Eckelkamp et Wolf Donner, le prix Helmut-Kaütner). « La version Patalas est un effort de reconstitution du montage original de Metropolis, tels que le font entrevoir les quatre séries importantes de documents qu'on possède sur le film (intertitres retrouvés auprès des autorités de censure ; partition originale de Gottfried Huppertz contenant des indications précises sur les intertitres et ce qui se passe à l'écran ; scénario-découpage de Lang ; albums de photos déposés par Lang à la Cinémathèque française » explique Jacques Lourcelles (ibid., p. 940).
En 1995, une version d'une durée de 153 minutes proposée par Enno Patalas et expurgée des scories musicales et colorées de Giorgio Moroder est montrée dans le cadre de la célébration du centenaire du cinéma. Des photographies de tournage recadrées servent alors à combler les lacunes des séquences manquantes. En 2001, une nouvelle restauration du film impulsée par la Fondation Friedrich-Wilhelm-Murnau permet donc à Metropolis d'être inscrit dans le Registre de la Mémoire du Monde de l'UNESCO. La même année, le compositeur de musique techno Jeff Mills crée une nouvelle partition pour Metropolis. Il est suivi un an plus tard par le musicien Art Zoyd dans un style plus free jazz. Enfin, la même fondation qui est propriétaire des droits du film annonce que le Musée du cinéma de Buenos Aires dispose d'une copie en 16 mm. du film de Fritz Lang, la plus proche à ce jour du film original. D'une durée de 145 minutes, elle possède le mérite de proposer les images (altérées et recadrées par des bandes noires afin d'en masquer les bords abîmés) de séquences manquantes qui rendent le scénario plus lisible, à défaut d'en dissiper les contradictions idéologiques. Comme l'écrit Michel Chion, ces séquences « épaississent l'intrigue, mais ne changent pas le sens du film » (ibid., p. 102). L'enregistrement en 2010 par le Rundfunk-Sinfonieorchester de la partition originale de Gottfried Huppertz qui a également aidé à retrouver le rythme du film parachève donc une longue aventure à la fois muséale et cinéphile et dont le final est la sortie triomphale du film le 17 octobre dernier, assortie comme on l'a dit de l'exposition de la Cinémathèque française (certs richement documentée, mais hélas aussi pauvre en effort de contextualisation culturelle, politique et historique).
Quasiment 85 ans après sa sortie inaugurale, Metropolis se présente donc à nouveau à nous, mais comme jamais depuis 1927. Et si le film ressemble aujourd'hui le plus à ce qu'il a été lors de sa réalisation, le changement radical d'époque séparant historiquement les auteurs du film de ses spectateurs contemporains autorise dans le même mouvement une meilleure appréciation des qualités cinématographiques d'un film par ailleurs travaillé par des forces contraires. Tendu jusqu'à la rupture d'équivoques politiques inconciliables et électrisé par d'inextricables ambivalences idéologiques, Metropolis est un film criblé par les contradictions de son temps, une œuvre digne du dieu Janus car divisée entre les discours divergents de ses auteurs Thea von Harbou (qui a pris sa carte du NSDAP en 1940) et Fritz Lang (qui a fui en 1933 le régime nazi). Metropolis serait au fond cette allégorie compliquée qui lutte relativement contre sa propre époque, qui parfois y arrive en la sublimant et qui parfois y échoue en la légitimant, tout en arrivant également à pouvoir visualiser l'horreur qui vient. « Un grand film moderne et la fantaisie romanesque rétrograde de Thea von Harbou n'ont rien à voir l'un avec l'autre » remarquait le critique de théâtre Herbert Jhering, l'ami de Bertolt Brecht qui à l'époque préparait de son côté L'Opéra de quat'sous et avec qui Fritz Lang allait avec difficulté réaliser à Hollywood Hangmen Also Die en 1943 (cité par Lotte Eisner, ibid., p. 114). Ce que ramasse si bien la belle formule de Luis Buñuel : « Metropolis, ce sont deux films collés par le ventre » (idem). Un film certes vieilli et mais aussi actuel, si daté et si contemporain. Retour vers le futur donc.
« Je suis très sévère envers mes œuvres. On ne peut plus dire maintenant que le cœur est le médiateur entre la main et le cerveau, car il s'agit d'un problème économique. C'est pourquoi je n'aime pas Metropolis. C'est faux, la conclusion est fausse » a reconnu Fritz Lang lors d'un entretien avec Jean Domarchi et Jacques Rivette pour les Cahiers du cinéma(n°99, septembre 1959) cité par Lotte Eisner (ibid., p. 111). Cette dernière précise d'ailleurs que « Lang avait envisagé une autre fin : Freder et Maria quittaient ce monde et partaient en astronef vers une autre planète. Ainsi Metropolis devenait-il en même temps un prélude à Frau im Mond » (idem). En français La Femme sur la lune, c'est l'autre film de science-fiction, tout aussi long (180 minutes) et maîtrisé que Metropolis mais débarrassé du pesant sérieux de l'allégorie, réalisé par le cinéaste en 1929, et qui se trouve être également son dernier long métrage muet (les aventures de Tintin Objectif lune et On a marché sur la lune de Hergé éditées en 1953 et 1954 ont été largement inspirées par ce film). On le sait, la morale consensuelle de l'allégorie provient de la vision romantique de Thea von Harbou qui voulait alors proposer la synthèse idéologiquement réconciliatrice entre le « cerveau » (soit les dirigeants du patronat) et les « mains » (soit les classes laborieuses) en l'indexant sur une perspective chrétienne et messianique (le « cœur » qui fait la jonction entre les mains et le cerveau, soit l'encadrement qu'incarnerait Freder, le fils du démiurge de la cité Metropolis, Joh Fredersen).
Si Fritz Lang a politiquement raison de reconnaître a posteriori la fausseté d'une conclusion idéologique parfaitement conforme à l'esprit anticommuniste des maîtres de l'Allemagne de l'époque, il n'empêche que Metropolis a malgré tout exercé une puissance de fascination formelle qui ne s'est jamais démentie au cours des dernières décennies. En 1936 déjà, la première partie de Modern Times, ainsi que Things To Come (La Vie future en français) du décorateur anglais William Cameron Menzies d'après H.-G. Wells tantôt retiennent la leçon de la critique de l'aliénation industrielle (c'est le film de Charles Chaplin), tantôt anticipent la guerre mondiale tout en valorisant paradoxalement au nom de la paix le discours impériale de la conquête humaine (c'est le second film). En 1960, George Pal réalisant La Machine à voyager dans le temps d'après H.-G. Wells renverse la situation décrite dans le film de Fritz Lang, puisque les « Elois », jeunes gens blonds vivant dans la paix et la lumière, loin d'être les dominants réels de ce monde comme on s'y serait attendu, sont en fait destinés à satisfaire l'appétit des créatures des souterrains, les « Morlocks ».
Sinon, les visions urbanistiques à la verticalité gigantesque et saturées d'engins motorisés se retrouveront dans Blade Runner (1982) de Ridley Scott, Brazil (1985) de Terry Gilliam, Judge Dredd (1995) de Danny Cannon, Le Cinquième élément (1997) de Luc Besson, Dark City (1998) d'Alex Proyas, Minority Report (2002) de Steven Spielberg, et la seconde trilogie Star Wars (1999-2005) de George Lucas. Pour continuer avec ce dernier réalisateur, le robot C3PO ressemble formellement beaucoup à l'androïde se substituant à Maria dans le film de Fritz Lang, pendant que la prothèse en forme de main gantée de noir du personnage de Luke Skywalker dans la première trilogie Star Wars (1977-1983) semble avoir été inspirée par la prothèse identique du savant Rotwang, un personnage qui a aussi probablement inspiré le personnage du docteur Folamour dans le film éponyme de Stanley Kubrick réalisé en 1965. Quant aux motifs de la télécommunication en direct et du robot humanoïde dont le mimétisme le fait ressembler à un être humain jusqu'à la tromperie, ils se retrouvent dans un nombre incalculable de films (dont certains, s'agissant du premier motif, ne sont plus pour nous aujourd'hui des films de science-fiction). L'univers partiellement gothique de Metropolis a aussi fortement influencé Tim Burton, particulièrement quand il réalise son premier Batman (1989), et le constat est encore plus évident avec le film en noir et blanc du réalisateur argentin Esteban Sapir intitulé Telepolis (2006).
Sans compter les références au film de Fritz Lang dans le film d'animation de Paul Grimault, Le Roi et l'oiseau (1980), dans l'image du building surmonté d'une horloge monumentale dans The Hudsucker Proxy (1993) de Joel et Ethan Coen, dans les ouvriers amorphes de l'usine de poissons d'eXistenZ (1999) de David Cronenberg, ou encore dans le roman de science-fiction écrit par le personnage de 2046 (2004) de Wong Kar-wai. On trouvera enfin d'autres clins d'œil plus ou moins subtils dans des mangas animés ou non (Metropolis d'Osamu Tesuka en 1949, Gunnm de Yukito Kishiro entre 1990 et 1995, Metropolis de Rintaro en 2001), des clips (The Wall de Pink Floyd, Radio Ga-Ga de Queen, Que Sera de Wax Taylor, Invincible de Muse, Alejandro de Lady Gaga, Express Yourself de Madonna réalisé en 1989 par David Fincher), des titres de chanson (de Motörhead et de Kraftwerk), des jeux vidéo (BioShock, Final Fantasy VII), etc. On a dit précédemment à quel point le film de Fritz Lang voulait témoigner d'un syncrétisme formel exceptionnel, au risque de la boursouflure. On voit désormais comment Metropolis représente un véritable mythe populaire des temps modernes qui jouit depuis sa réalisation d'un prestige jamais diminué. Le film est encore plus intéressant quand il est compris à partir de la séquence historique qui l'a vu advenir, et dont il a structurellement hérité en termes de contradictions politiques, sociales et culturelles. En ce sens, et l'on va désormais s'en rendre mieux compte, Metropolis possède, malgré sa fougue allégorique et ses outrances paraboliques, une indéniable et contrastée valeur documentaire.
« Après la défaite de la Première Guerre mondiale, le soulèvement social inévitable mais absurde, parce qu'émotionnel, fut lui-même suivi d'une contre-révolution des forces réactionnaires, tout aussi obligatoire mais beaucoup plus réussie, car cette contre-révolution était conçue et exécutée de sang-froid. L'Allemagne entra dans une période de troubles et de confusion, une période d'hystérie, de désespoir et de vice déchaîné, connaissant tous les excès d'un pays ravagé par l'inflation. Je me rappelle très clairement cette période. En ces jours d'inflation, je tournais à Neubabelsberg, où se trouvaient les studios de la UFA, à une demi-heure de voiture de la capitale » racontait ainsi Fritz Lang lors de la présentation de Spione (Les Espions en français), le film qu'il a réalisé en 1928 après Metropolis et avant Frau im Mond, à l'Université de Californie (Riverside Extension) le 28 juin 1967 (cité par Lotte Eisner, ibid., p. 119). On peut certes discuter, dans le discours distancié du cinéaste exilé, l'opposition schématique entre l'échec cuisant de la révolution (« émotionnelle ») des communistes et la glaçante réussite de la contre-révolution (« de sang-froid ») des nazis. On devra malgré tout constater que l'échec historique de la première aura fourni l'involontaire précondition à partir de laquelle s'explique la réussite de la seconde. La période dont il est ici question, c'est l'Allemagne de la république de Weimar (1918-1933), qui s'est fondée sur la répression des ouvriers des conseils de Bavière et le massacre des spartakistes (comme Karl Liebknecht et Rosa Luxemburg) de Berlin en 1919, qui a vu la montée d'un ressentiment nationaliste s'articuler avec une inflation galopante et un chômage de masse produisant les conditions objectives ayant servi à légitimer l'avènement d'un nazisme contre lequel elle ne ferait rien d'autre que s'abandonner servilement.
A l'époque de la sortie du film Metropolis, un certain Marx est aux commandes de l’État. Il ne s'agit évidemment pas de Karl Marx, mais d'un homonyme, Wilhelm Marx, représentant du parti catholique allemand Zentrum, chancelier à quatre reprises entre 1923 et 1928. Une époque trouble donc, car à la fois troublée politiquement puisque la sociale-démocratie (de centre-droit quand Wilhelm Marx est au pouvoir) aura au bout du compte préféré Hitler au modèle révolutionnaire bolchevique, et troublante culturellement tant elle a manifesté une grande richesse sur le plan artistique. L'expressionnisme ne désigne ainsi pas seulement une esthétique cinématographique (à laquelle Fritz Lang ne s'est d'ailleurs jamais complètement identifié), ainsi que l'exemplifient les écrivains Hugo Ball, Gottfried Benn, le poète Georg Trakl et avant eux le dramaturge Frank Wedekind, pendant que les peintres Otto Dix, Max Beckman, George Grosz (auteur d'une toile en 1917 intitulé Metropolis) et le photo-monteur John Heartfield, pour la plupart issus du dadaïsme, accomplissent le passage entre expressionnisme et Nouvelle Objectivité. La « Nouvelle-Francfort » avec ces cités-jardins conçues par l'architecte fonctionnaliste Ernst May et l'Institut des arts et métiers berlinois plus connu sous le nom de Bauhaus animé par Walter Gropius, Mies van der Rohe et Hannes Meyer manifestent une égale inventivité dans le renouvellement des formes de vie urbaines et architecturales.
Sur le plan musical, le dodécaphonisme et la musique sérielle mis au point à Vienne par le compositeur Arnold Schönberg trouve de merveilleux contrepoints dans les musiques plus populaires de Kurt Weill et Hanns Eisler, notamment celles qu'ils composent pour les pièces didactiques de Bertolt Brecht dont on a précédemment parlé. Enfin, aux côtés des grands écrivains de langue allemande, comme les frères Thomas et Heinrich Mann, Hermann Broch et Robert Musil, Alfred Döblin et Robert Walser (sans oublier bien sûr le praguois Franz Kafka qui écrivait en allemand), les écrits des journalistes et critiques Karl Kraus, Siegfried Kracauer et Walter Benjamin d'une part et d'autre part les travaux sociologiques de l'Institut de recherche sociale abritant à Francfort la théorie critique promue par les philosophes Theodor W. Adorno et Max Horkheimer (avec qui le psychanalyste Karl Landauer a aussi fondé l'Institut psychanalytique de Francfort) finissent d'attester de l'effervescence intellectuelle et du bouillonnement artistique qui ont aussi marqué la république de Weimar. Metropolis brille ainsi, au sein de cette constellation, d'une lumière qui certes lui est propre, en même temps qu'il bénéficie d'une aura artistique générale dont témoigne sa volonté formellement syncrétique. Mais le revers du syncrétisme peut également servir à désigner les antinomies de la critique allégorique du totalitarisme qui vient et de celui qui est déjà là. Si le film de Fritz Lang peut légitimement apparaître comme une œuvre révolutionnaire, il faut impérativement poser la question de sa situation politique à partir de laquelle s'éclairera le sens de son horizon révolutionnaire.
L'expression de « révolution conservatrice » semblerait proposer un oxymoron impossible à résoudre. Comment conjoindre deux notions a priori dissemblables, pour ne pas dire antithétiques ? Comment une révolution peut-elle conserver l'ordre existant alors que son but consiste précisément à transformer radicalement celui-ci ? Ou bien alors faudrait-il entendre littéralement le terme de révolution comme le fait d'accomplir un grand tour sur soi-même pour revenir au même point de départ sans avoir changé de place ? Mais ce serait vider de sa substance politique un terme qui, de 1789 à 1917 jusqu'à aujourd'hui, désigne encore la possibilité d'un monde qui aurait changé de base pour reprendre les termes de l'Internationale (1888) d'Eugène Pottier. Deux ans avant de décéder, l'écrivain Hugo von Hoffmansthal, auteur de livrets pour des opéras de Richard Strauss tels Le Chevalier à la rose (1911) et La Femme sans ombre (1919), écrit en 1927 un discours sur Les Lettres comme espace spirituel de la nation. Ce texte avance l'étrange expression en question dont le suisse Armin Mohler théorisera le sens et la portée dans sa thèse de doctorat menée en 1949 sous la direction du philosophe Karl Jaspers et intitulée La Révolution conservatrice en Allemagne entre 1918 et 1932. Armin Mohler, qui fut le secrétaire de l'écrivain Ernst Jünger et de Robert Steuckers, a fréquenté comme ce dernier les cercles du GRECE (Groupement de recherche et d'études pour la civilisation européenne) cherchant à articuler les « nouvelles droites » du vieux continent afin d'exercer un lent travail idéologique d'inculcation en direction du personnel gouvernemental par la promotion de discours conjuguant nationalisme et pan-européanisme. Tous sont par conséquent des héritiers de cette « révolution conservatrice » qui, s'agissant de l'époque de la république de Weimar, nomme un mouvement théorique menant de front la critique de la décadence de la culture allemande due à la modernité technique et l'appel à son renouveau sous les auspices d'un communautarisme économiquement antilibéral et politiquement antidémocratique.
Pour des chercheurs comme Edmond Vermeil (Doctrinaires de la révolution conservatrice allemande. 1918-1938, éd. Nouvelles éditions latines, 1938), Louis Dupeux (Histoire culturelle de l'Allemagne. 1919-1960, éd. PUF, 1989), Gilbert Merlio (« La "Révolution conservatrice" : contre-révolution ou révolution d'un autre type ? » in Les Intellectuels et l'État sous la République de Weimar [sous la dir. de Manfred Gangl et Hélène Roussel], éd. MSH, 1993) ou encore Stéphane François (« Qu'est-ce que la révolution conservatrice ? » in Temps présents, 24 août 2009), la « révolution conservatrice » représente pour l'Allemagne un « pré-fascisme » qui, en entretenant « un climat antidémocratique qui n'a pas permis à la première République allemande, secouée par la crise, de trouver une légitimité solide auprès du peuple allemand » (Gilbert Merlio, op. cit., p. 54), aura en conséquence fait le lit du nazisme, même si l'appareil nazi mettra aussi au pas les tenants de la « révolution conservatrice » au même titre que le reste de la société allemande. Portée par des chapelles diverses nourries par le romantisme, le vitalisme et le spiritualisme, voire le paganisme et l'occultisme que colportait déjà l'idéologie völkisch (cf. George Mosse), ou bien encore tentée tantôt par l'aristocratisme d'un Friedrich Nietzsche, tantôt par le « national-bolchévisme » d'un Ernst Niekisch, la « révolution conservatrice » refuse fermement le parlementarisme et l'industrialisme au nom du fantasme d'une communauté organique dont l'origine est bien évidemment mythifiée.
Cette réaction anti-moderne, marquée par les « orages d'acier » (pour reprendre l'expression d'un représentant de ce courant intellectuel, l'écrivain Ernst Jünger) de la Grande guerre et un grand pessimisme culturel décliné sur le mode décadentiste (comme chez Oswald Spengler, autre représentant de la « révolution conservatrice ») aura particulièrement imprégnée l'esprit de Metropolis, davantage le livre que le film par ailleurs puisque le second a largement réduit les à-côtés feuilletonesques et digressifs du premier. « Dans son prêche aux pauvres, Maria – la vraie – fait une interprétation bien singulière du mythe de Babel tel qu'il est raconté dans le livre de la Genèse : dans son récit, ce sont les ouvriers qui ont construit Babel qui la détruisent – et non Yahveh comme l'écrit la Bible –, cela parce qu'à eux, les mains, on n'a pas expliqué ce que cette tour signifiait, c'est-à-dire la gloire de l'homme. Leur eût-on expliqué qu'ils auraient accepté tous les sacrifices » fait à juste titre remarquer Michel Chion dans son ouvrage sur les films de science-fiction (ibid., p. 102). Ainsi, si la référence à Babel (ce qui d'ailleurs résonne étrangement avec le nom du studio où a été tourné Metropolis, Neubabelsberg), qui s'articule évidemment aussi avec les références de l'Apocalypse de l'apôtre Jean, induit une perspective catastrophiste au terme de laquelle la cité technicienne court le risque de son effondrement interne, l'autre perspective du récit de Thea von Harbou, davantage eschatologique ou messianique, aménage une relève possible à l'effondrement probable sous la forme (pour l'auteure) exemplaire et canonique du cœur en tant qu'il représenterait « le médiateur entre le cerveau et les mains ».
La cité décadente d'une civilisation technicienne menacée par sa propre inhumanité doit donc nécessairement déboucher sur la communauté organique soudée de bas en haut, et ce par-delà la vision marxiste d'une division sociale par classes antagoniques (la ville haute des dominants dont les loisirs reposent sur le travail invisible des dominés cantonnés dans la ville basse). De ce point de vue-là, il paraît plus qu'évident que Metropolis relève bien de l'idéologie anti-moderne promue par les tenants de la « révolution conservatrice », ce nouvel avatar des « Anti-Lumières » examinés par l'historien israélien Zeev Sternhell (Les Anti-Lumières. Une tradition du 18ème siècle à la Guerre froide, éd. Fayard, coll. « L'espace du politique », 2006 [2010 pour la réédition augmentée chez Folio histoire]). Si l'ouverture grandiose du film de Fritz Lang propose un modèle tout à la fois industriel architectural et urbain dont la verticalité exprime matériellement et symboliquement la hiérarchie sociale des positions (hautes-dominantes, basses-dominées), sa conclusion promet un consensus communautaire supposément horizontal exprimé par ces poignées de mains permettant à l'ouvrier Grot et au démiurge Joh Fredersen de se tenir ensemble par le biais de son fils Freder dans le rôle du raccord, de l'intermédiaire réconciliateur entre le cerveau et les mains.
Sublimée par le consensus communautaire, l'exploitation du travail ainsi légitimée parce qu'elle s'arracherait de son environnement technique ou machinique habituelle retomberait alors dans son invisibilité initiale. Oui, Metropolis est incontestablement un film idéologiquement conservateur : « Cette assimilation, dans un dénouement que Fritz Lang a par la suite désavoué, du pouvoir capitaliste à celui d'un cerveau, en négligeant le rôle de l'argent et de la propriété dans le maintien de l'inégalité sociale et de l'exploitation, est une pitoyable réponse au marxisme » (Michel Chion, ibid., p. 98). Mais le film de Fritz Lang vient aussi un peu compliquer l'allégorie consensuelle, fantaisiste et réconciliatrice imaginée par Thea von Harbou. Déjà parce qu'il a su grandement atténuer la religiosité qui dégoulinait de son roman, et qu'il a privilégié l'idée d'une révolte ouvrière opposée au maître de Metropolis quand le livre racontait que c'était ce dernier qui est l'instigateur secret de l'insurrection. Mais ce n'est pas là l'essentiel.
« Ce livre n'est pas un tableau du présent. Ce livre n'est pas un tableau de l'avenir.Ce livre ne se passe nulle part. Ce livre ne sert aucune tendance, aucune classe, aucun parti.Ce livre est un drame qui tourne autour d'une seule et même expérience : le médiateur entre le cerveau et les mains, ce doit être le cœur » : telle est l'exergue du roman Metropolis (éd. Gallimard, coll. « Le cinéma romanesque », 1928) dont l'évident souci est de préserver de toute appropriation marxiste une fantaisie allégorique pourtant largement tenaillée par les tropes discursifs de la « révolution conservatrice ». « La pensée faustienne commence à ressentir la nausée des machines. Une lassitude se propage, une sorte de pacifisme dans la lutte contre la Nature. Des hommes retournent vers des modes de vie plus simples et plus proches d'elle ; ils consacrent leur temps aux sports plutôt qu'aux expériences techniques. Les grandes cités leur deviennent odieuses et ils aspirent à s'évader de l'oppression écrasante des faits sans âme, de l'atmosphère rigide et glaciale de l'organisation technique » écrit par exemple l'un des plus importants représentants de ce courant d'idées, Oswald Spengler, dans L'Homme et la technique édité en 1931 (cité et souligné par Pierre Bourdieu, L'Ontologie politique de Martin Heidegger, éd. Minuit, coll. « Le sens commun », 1988, p. 19-20).
En regard de ces propos, le film Metropolis apparaîtra plutôt tangent. En effet, si la grande cité inhumaine, écrasante et technicienne est bien présente, le retour valorisé par l'auteur aux joies élémentaires et naturelles du sport se trouvera contredit dans le film de Fritz Lang par le fait que la Cité des fils, dévouée aux loisirs olympiques des héritiers de la domination, ne se comprend que dans le rapport dialectique avec la situation oppressive des sujets de la domination, autrement dit des ouvriers assujettis aux travaux d'en bas. L'opposition schématique proposée par Oswald Spengler se retourne ici en effort de dialectisation grâce auquel la question technique n'apparaît plus abstraitement, hors sol, mais en liaison étroite avec l'autre question plus concrète des rapports de production et de la propriété des moyens de production qui séparent les propriétaires des producteurs en aliénant les seconds aux premiers. L'Homme et la technique d'Oswald Spengler se veut un condensé de son maître-livre, Le Déclin de l'Occident dont les deux volumes sont parus en 1918 et 1922.
De quoi y est-il question ? La « projection mentale dans le futur » au nom de la « préoccupation de ce qu'on va être » repose sur la vive dénonciation d'une science faustienne qui « a pour fin non d'embrasser et de dévoiler les secrets de l'univers, mais de les rendre utilisables à des fins déterminées », aboutissant à une véritable « religion matérialiste ». « Toutes les choses vivantes agonisent dans l'étau de l'organisation. Un monde artificiel pénètre le monde naturel et l'empoisonne » (cité par Pierre Bourdieu, op. cit., p. 24-25). Certes, le poids intellectuel exercé par ces idées est si fort qu'il détermine aussi, à la même époque, autant la production d'un film comme Faust de Friedrich W. Murnau (dont Thea von Harbou avait scénarisé quelques films précédents, dont La Terre qui flambe en 1921 et Le Fantôme en 1922), que la philosophie plus académique d'un Martin Heidegger toujours plus habité par la question du souci comme garantie de l'authenticité d'un être sinon éloigné, voire déchu dans l'inauthenticité de la technique. Mais, constatons quand même que, dans Metropolis, la vision du paradis des seigneurs dans lequel des hommes batifolent auprès de femmes dressées à cet effet est plus que problématique. « Si le monde d'en bas, voué au travail robotisé, est par définition dépourvu d'éléments naturels, le monde d'en haut présente une sorte de singerie précieuse de la Nature qui ne vaut pas mieux » relève avec raison Jacques Lourcelles, qui continue ainsi : « On notera (…) le fait que le monde d'en haut est, dans Metropolis, une caricature de paradis presque aussi oppressante dans son élitisme et son artificialité que l'enfer du monde d'en bas » (ibid., p. 941). Si la poignée consensuelle finale promet la fin fallacieuse de la division entre ces deux mondes aussi pervertis et inauthentiques l'un comme l'autre, cette division même recoupe pourtant les catégories discursives des tenants de la « révolution conservatrice ».
Par exemple encore l'écrivain Ernst Jünger, pour qui Martin Heidegger avait une grande estime par ailleurs, et dont Le Travailleur (1931) et Le Traité du rebelle (1951), version plus soft du précédent, expriment l'élémentaire dichotomie entre l'« Ouvrier » représentant « la technique, le collectif, le typique à l'état pleinement automatique », l'homme quelconque ou le numéro devenu à force d'addition la masse prête à se déverser dans les lieux réservés à l'élite, et le « Rebelle », dont l'héroïque « révolte contre l'automatisme » est une promesse de retour au « sol natal », « sacré » et « secret » (cité par Pierre Bourdieu, ibid., p. 28-29). A l'instar de ce que disait Luis Buñuel lorsqu'il parlait de Metropolis comme de « deux films collés par le ventre », on doit bien reconnaître ici que les dominants et les dominés ne sont pas des catégories exclusives l'une de l'autre, mais, « collés par le ventre », représentent au fond l'avers et l'envers de la même étoffe sociale contradictoire.
A suivre : Des nouvelles du front cinématographique (64) : Metropolis de Fritz Lang (II)
Mardi 8 novembre 2011
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