Narrer pour conjurer des hantises de la guerre qui n'a jamais cessé. Si l'on narre, c'est en proximité des ruines. Quand on brûle des mots pour se chauffer à leurs images, rien n'est détruit ni n'est consumé. La consumation n'est pas une consomption, mais le fond imaginaire des narrations nécessaires à passer les nouvelles années d'hiver. Le noir et blanc en fait voir le frimas qui fait des engelures aux yeux, aux oreilles et aux doigts.
Rêver à la Suisse est un îlot d'hospitalité, qui donne abri aux paroles voyantes comme aux images parlées. Le cours de l'expérience repartirait à la hausse si un film, qui pense si fort et a tant d'amitié pour Jean Eustache, l'un des grands narrateurs de l'histoire du cinéma français, rêvait à la Suisse, là où penser à rien ne signifie en rien ne rien penser, mais penser à l'impensable dans la conjonction conjuratoire des mots et des images.
Liminaire benjaminien
Dans un texte consacré à l'écrivain et journaliste russe Nikolaï Leskov, publié d'abord en allemand en 1936 puis traduit en français par l'auteur en 1939, Walter Benjamin faisait remarquer qu'un grand nombre de soldats de retour du front en revenaient appauvris en expérience, impuissants en fait à en transmettre le récit. La faculté d'échanger nos expériences qui garantirait au narrateur sa vocation ferait défaut désormais à l'ère où la modernité éponger ses crises économiques et ses rivalités inter-impérialistes par la mobilisation totale des masses.
Si le cours de l'expérience a baissé ainsi que l'écrit encore Walter Benjamin, alors les narrateurs figurent parmi ceux dont nous aurions particulièrement besoin si, contre le règne de l'information et l'usinage des opinions, nous tenons encore à l'expérience, non comme industrie mais comme artisanat. Il y faut en particulier de cette sobriété qui épargne au narrateur le filet de sécurité de la psychologie, faisant de son expérience propre ainsi que celle d'autrui la connaissance la plus intime de la vie dont la consumation a pour rédemption le don de narration.
Plaidoyer pour le plaisir de narrer
(et l'art de ne penser à rien, mais de ne rien penser)
Rêver à la Suisse est un plaidoyer pro domo pour la narration. D'abord parce qu'il a été fait à la maison, limite entre Pantin et Romainville, avec cette nécessité dont on tire les vertus quand l'économie des moyens est adoucie dans les apports de l'amitié. Ensuite parce qu'une économie non monétaire en constitue le cœur, avec ses échanges de récits, les uns parlés et les autres écrits, qui assurent la circulation de secrets entre les narrateurs et leur auditrice. Il existe en effet un pacte dont on comprend rétrospectivement les termes. Une femme reçoit chez elle des inconnus qui lui font don d'un récit que son micro enregistre ; moyennant quoi, ils pourront repartir avec un livre de leur choix issu de ses collections de sa bibliothèque.
Si le plaidoyer rappelle au vocabulaire du droit qu'il se défend d'abord comme un plaisir, c'est dans l'exigence de la chair. La narration est la littérature faite chair, l'incarnation des mots entre les narrateurs à leurs auditeurs et qui les relient.
Le cinéma y retrouverait quelques-uns de ses plus avérés bonheurs, dans l'écart incessamment variable des mots écrits et incarnés, avec les images qui par la parole s'invitent à faire la fête dans les têtes à partir de la levée généreuse que la narration aura permis d'organiser.
Rêver à la Suisse était une expression usitée il y a un siècle, et qui voulait signifier avoir l(air de penser à quelque chose en ne pensant en réalité à rien. Hors, on ne saurait réellement penser à rien si l'on accepte de suivre Eric Rohmer qui, à l'occasion de La Femme de l'aviateur (1981), s'était amusé à retourner le titre d'un proverbe d'Alfred de Musset intitulé On en saurait penser à tout. Penser à rien n'équivaut donc en rien à ne rien penser, mais dit au contraire le fond indiscernable et impénétrable de toute pensée. Rêver à la Suisse revient dès lors à l'auditrice qui accueille dans l'aire helvétique qu'elle a su chez elle aménager les narrations susceptibles de faire lever des images pensives, toute une passivité en condition même de la pensivité, et qui dit encore l'hospitalité pour le passage des mots entre l'écrit et le narré.
Ilot pantinois d'helvète hospitalité
Trois essais seront néanmoins exigibles afin de témoigner des puissances de la narration qui ne le sont qu'en respect de l'auditrice qui s'en fait la receveuse et la gardienne, au nom même des secrets logés dans le pavillon de son oreille et qu'elle ignore peut-être. Il faut rater, et rater encore pour rater mieux disait Samuel Beckett. Un premier essai déploie ainsi l'image d'un arbre-monde mais son bourdonnement s'interrompt avec la venue d'un deuxième inconnu. Celui-ci trahit le pacte, il n'est venu que pour les livres et n'a rien à raconter. Il désire toutefois réparer sa faute morale en demandant à un ami d'aller chez l'auditrice. Le trafic des références est alors si intense et volatile, Henri Calet (qui a donné son titre au film) et Voltaire, Franz Kafka et W. G. Sebald, Jean-Yves Jouennais et Enrique Vila-Matas, que son alchimie calfeutre tout risque de préciosité. Et puis des photographies, Ferdinand Lop et Gérard Blain, et les peintres Jean Lasne et Jean Fautrier.
Henri Calet rejoint ainsi d'autres auteurs qui peuplent la littérature portative de Nicolas Leclere, Félix Fénéon dans Comment dire (2010) et Les Rues de Pantin (2015), et Marcel Cohen dans Le Moteur à explosion (2019), et auraient en partage un goût du ténu, du précis et du discret.
Une précaution oratoire évacuera utilement le soupçon légitime du postmoderne en n'y conservant que le jeu, qui est une façon de continuer à raconter comment les narrations, au-delà du vrai et du faux, font respirer nos vies, traversées d'expériences vécues par d'autres et de fantaisies déduites des inventions de la science et de l'imagination. On respire quand on prend ses distances avec le despotisme de l'autofiction. La narration insuffle nos existences, rappelées à l'inséparation dont la modernité nous a mutilés.
Rêver à la Suisse est un ilot pantinois d'helvète hospitalité, qui donne abri aux paroles voyantes et fait hospitalité aux images parlées.
Brûler les mots, se chauffer à leurs images
Avec Rêver à la Suisse, les narrateurs l'emportent en autorité sur les auteurs qu'ils citent et récitent. Et les acteurs qui se suivent font monter toujours plus haut le plaisir de narrer. Le premier narrateur a la barbe orthodoxe russe et le style paysan, joué par Constantin Leu. Le second, interprété par Christophe Degoutin, ne se plie pas au jeu. Réfractaire mais repentant, sa voix est dure et son regard affecté de strabisme. Il regarde ailleurs, il est un passeur.
Le troisième, qui est son ami, est quant à lui proprement
extraordinaire, génialement incarné par Yann Guillemot. Il fait apparaître un paysage de ruines dans la perspective, à la fois herméneutique et ésotérique, d'un soldat polonais du 19ème siècle,
Bogacki, qui en aurait été le moderne haruspice. Il y entretient le feu d'une vie de fiction possédée par les arts mantiques, la « destructiologie » en science des ruines comme il y
aurait une « hématomancie » (la divination par le sang) ou une « pyromancie » (par le feu). Il porte par ailleurs le seul prénom identifié du film, celui de Paul,
l'évangéliste qui est l'inventeur de la première doctrine chrétienne dont l'axe crucial est une théorie de l'incarnation. Incarner une narration quand le narrateur est un locuteur qui convertit
une lecture en performance, c'est rappeler à la chair des récits, même de pure fiction, l'existence de ses corps souffrants.
Voir depuis les entrailles d'une ville dévastée le destin qui s'y chuchote, et reconnaître dans les ruines d'une maison que l'on ne reconnaît pas être natale le sort qui nous attend depuis la naissance. Cela fait rêver, penser, se déplacer même en restant sur place. Rêver à la Suisse rappelle ainsi aux mots qui font voir comme aux images qui sont parlées que l'aire helvétique qui en est l'abri a pour hors-champ le bruit de fond d'un monde de guerre. L'auditrice jouée par Astrid Adverbe s'impose alors en quatrième narratrice pour confirmer que les rues de Pantin ne sont pas si apaisées.
La narration est la conjuration des hantises de la guerre qui n'a jamais cessé. Quand on brûle des mots pour se chauffer à leurs images, rien n'est détruit ni n'est consumé. La consumation n'est pas une consomption, au contraire, mais le fond imaginaire des narrations nécessaires à passer les nouvelles années d'hiver. Le noir et blanc en fait voir le givre aux yeux, aux oreilles et aux doigts.
Le cours de l'expérience repartirait à la hausse si un film, qui pense si fort et a tant d'amitié pour Jean Eustache, l'un des grands narrateurs de l'histoire du cinéma français, sans sortir de Pantin rêvait à la Suisse mais à la manière dont l'a décrite après guerre Henri Calet, là où penser à rien ne signifie pas ne rien penser, mais au contraire penser à l'impensable dans la jonction conjuratoire des mots et des images.
3 juillet 2024