Bons becs

Courtes remarques sur quelques films à fendre lèvre

La fente labio-palatine telle qu'elle s'énonce dans le langage sacré des techniciens de la chirurgie plastique se dit dans le langage métaphorique des profanes que nous sommes bec-de-lièvre. Quelle drôle de bestiole, digne de Lewis Carroll, pourrait donc être un lagomorphe affublé du phanère dont les volatiles usent pour se nourrir, si la métaphore toute en hybridation animalière ne désignait pas de manière idiomatique une déformation faciale souvent identifiée à la marque physique d'un stigmate socialement infamant ? Pourtant, l'individu affecté d'un bec-de-lièvre (c'est le cas d'un immense acteur, Joaquin Phoenix) ne s'empêchera nullement bien évidemment de communiquer avec ses semblables humains. Pourquoi alors ne pas retourner le stigmate en proposant que la fente labiale induirait d'ouvrir poétiquement de nouvelles possibilités figuratives et langagières en écart, sinon en rupture avec les formes polies et consensuelles du bien dire et du bien figurer réglant au cinéma la police des échanges habituels intrinsèque au commerce linguistique ? Parfois, la proximité dans la présentation des films (par exemple le Festival de Cannes de 2014) autoriserait de saisir les signes manifestant l'aléatoire circulation d'un motif insolite dont le papillonnement discret laisserait croire encore aux impersonnelles puissances d'un art dont le plus prestigieux des festivals continuerait à ne pas être exempte, malgré tout. Il en aura été cette année singulièrement du bec-de-lièvre, mais la mise en évidence d'involontaires constellations n'est cependant pas nouvelle.

 


 

 

Ainsi, il y a deux ans, la question posée par le héros de Cosmopolis de David Cronenberg d'après le roman éponyme de Don DeLillo (« Où vont dormir les limousines la nuit ? ») trouvait étrangement sa réponse à la toute fin de Holy Motors de Léos Carax lors d'une séquence conclusive présentant le hangar où viennent se garer, papoter et se reposer les prestigieuses automobiles de luxe. D'une question posée ici à sa réponse donnée ailleurs, la limousine trouvait alors à s'affirmer comme le véhicule de notre terrifiante et pathétique modernité (la « limo » semblable à un corbillard dans le film de David Cronenberg) vouée au nomadisme (forain dans le film de Léos Carax) des riches acteurs-spectateurs du devenir intégralement spectaculaire du monde, de part et d'autre de la vitre fumée. La limousine valait-elle aussi comme signe extérieur de richesse auquel se seraient ralliés, tant le cinéaste canadien sorti des oripeaux du genre mais au risque de se prendre dans les glaces festivalières de son propre académisme, que l'ex-enfant terrible du cinéma français assuré d'une renaissance cannoise le consacrant comme le phœnix du cinéma français ? Mais Holy Motors est reparti bredouille de la pêche aux palmes quand Cosmopolis aura été un bide commercial. Surtout, la fuite en avant du trader mélancolique et désœuvré du second film se terminait en dérive le menant à l'affrontement avec un ancien employé licencié, comme une galerie creusée au bout des festivités spectaculaires par cette bonne vieille taupe de la lutte des classes qui surviendrait étonnamment ici du côté patronal du rapport salarial. Quant au premier film, le miniaturisation électronique des caméras combiné à l'inflation sécuritaire de la vidéosurveillance induisait, outre le devenir spectaculaire du monde, la mise en pratique d'un pirandellisme ou frégolisme généralisé assumé au plus haut point par ces faussaires de comédiens dont le paradoxe depuis Diderot serait peut-être devenu aujourd'hui un lieu commun, le lieu d'un destin commun – le nôtre.

 

 

 

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Faire de la limousine une machine-cinéma idéale afin de vérifier, tantôt les automatismes froids d'une accélération liquide de l'accumulation vampirique du capital (Robert Pattinson en sa face livide oblige), tantôt le principe fractal d'une démultiplication fabuleuse du social dans les reflets d'une machination filmique intégral, pouvait témoigner de la possibilité d'une cohérence esthétique de la programmation des films en compétition officielle. Mais peut-être aussi que passait comme l'ange lorsque le silence se fait le rêve d'une conversation des œuvres contre la réelle incommunicabilité des réalisateurs à l'heure de la fragmentation extrême du champ cinématographique, le Festival glissant alors dans les intervalles de la politique concurrentielle des auteurs de prestige le soupçon fantasmatique de la communauté des films croyant toujours à la distinction du cinéma et du spectacle. Cette année 2014 encore, on voulait croire en cette chimère (autre animal hybride), Maps to the Stars de David Cronenberg remettant à nouveau le couvert en s'autorisant à dialoguer involontairement cette fois-ci avec Adieu au langage, le nouveau long-métrage de Jean-Luc Godard (par ailleurs maître de Léos Carax) qui n'avait pour sa part plus bénéficié d'une sélection en compétition officielle depuis Éloge de l'amour en 2001 (on pourrait également ajouter l'exemple du film d'Alice Rohrwacher, Les Merveilles, mais le motif apparaissant en début du film ne relève que de l'anecdotique). L'échange symbolique concernerait désormais l'élémentaire soulagement de besoins physiologiques, précisément d'une production excrémentielle ordinairement vouée aux pudeurs du hors-champ et de l'ellipse. La chose se vérifiant dans les deux cas au son, la conjonction dans Maps to the Stars de la constipation de la star (Havana, hystérique et psychotique, jouée par Julianne Moore en troublante proximité avec son rôle au point d'avoir mérité le Prxi d'interprétation féminine) et de la merde vendue à prix d'or à leurs fans s'opposerait idéalement au transit sans peine de l'homme sur le trône (interprété par Kamel Abdelli) postulant dans Adieu au langage l'égalité dévolue au royaume communément fréquenté par les animaux humains et les autres – celui de chier. Dans la perspective cronenbergienne accentuant la cohérence esthétique unifiant ses trois derniers longs-métrages (la métaphore du rat comme unité monétaire et équivalent général abstrait de Cosmopolis ne pouvant pas ne pas consoner avec le cas célèbre de « l'homme aux rats » de Freud dont le personnage était incarné par Viggo Mortensen dans A Dangerous Method en 2011), s'exposerait en revanche l'inégalité sous la double condition de la rétention de la merde de stars comme de son commerce cynique à l'adresse des fans (si la merde vaut de l'or, alors mieux vaut ne rien lâcher), l'existence des seconds étant par ailleurs logiquement considérée par les premières comme littéralement merdique. La vision godardienne proposerait bien au contraire de voir en 3D (une optique de la tridimensionnalité qui se comprendrait ici aussi via la dialectisation réciproque de la « nature » et de la « métaphore ») comment, à partir d'un bronze coulé par un homme en train de songer au Penseur sculpté par Auguste Rodin dans le bronze, l'on peut penser comiquement (et ce comique est une diplopie – il fait littéralement loucher) le caractère sérieusement générique de l'égalité à l'endroit même où s'avère la vie nue, autrement dit la vie dévêtue de ses oripeaux socialement inégalitaires.

 


Il y aurait pourtant de quoi opposer cette vision égalitaire articulée à partir de la vie nue à la philosophie défendue par Giorgio Agamben (par exemple dans sa série Homo sacer) qui insiste au contraire sur l'inclusion via les dispositifs « biopolitiques » caractérisant le modèle de gouvernement occidental de poches de vie nue (ou zôè) au cœur même de la sphère sociale réglée par le juridisme et l'égalité formelle des droits (ou bios). S'éloignerait-on vraiment de notre sujet si nous ne nous autorisions pas en guise d'acrobatique retombée sur nos pattes à identifier à un bec-de-lièvre la césure « biopolitique » entre bios et zôè ? Revenons après cette digression – comme la division labiale d'un texte – à nos chers moutons, ou plutôt à nos passionnants animaux-valises, ces chimériques lapins volatiles qui peut-être parlent une langue minoritaire mais la parlent en faisant fuir la langue majoritaire, au risque encouru que le logos se voit rabattu sur la phonê selon un vieux réflexe antidémocratique conceptualisé par Aristote et au nom duquel la voix des dominés s'apparenterait aux cris insensés des animaux. Des fentes labiales, mieux donc des becs-de-lièvre, on en aura en effet remarqué trois cette année, dans La Chambre bleue de Mathieu Amalric (montré à Un certain regard), dans P'tit Quinquin de Bruno Dumont (la série télévisée en quatre épisodes produite pour Arte et exceptionnellement projetée à la Quinzaine des réalisateurs) et dans Adieu au langage de Jean-Luc Godard (en compétition officielle, donc). C'est la bouche occasionnellement mordue de l'homme (Mathieu Amalric) par la femme avec qui le lie une relation adultérine dont le sang – morsure d’Éros – se prolongera symboliquement en gouttes de confiture empoisonnée – piqûre de guêpe mortelle de Thanatos. C'est aussi la bouche naturellement déformée du jeune acteur non-professionnel (Alane Delhaye) interprétant le chef de la petite bande curieuse de l'enquête de la gendarmerie lancée sur les traces d'un serial killer officiant sur la Côte d'Opale en disséminant des cadavres dépecés dont les morceaux ont été boulottés par les vaches folles du coin. C'est enfin la bouche artificiellement fendue de la figure féminine (Héloïse Godet) rejouant, à partir du redoublement à la fois mimétique et réflexif des figures d'une hétérosexualité perpétuellement contrariée chez Jean-Luc Godard, la scène de ménage fondamentale de tout le cinéma moderne dorénavant zébrée de l'oblique solitaire d'un chien, Roxy Miéville, furetant dans les sous-bois suisses d'un avenir post-humain.

 


 

 

Ce seraient déjà trois bouches diversement ouvertes sur le hiatus entre les lèvres du voir et du savoir : entre les choses personnellement vécues et le récit judiciaire en instruisant officiellement l'articulation criminelle (La Chambre bleue) ;entre le registre discursif exigé par l'appropriation télévisuelle de la série policière et la profération à la fois documentaire et farfelue d'énoncés moulés dans les idiolectes locaux (P'tit Quinquin) ; entre la vraie obscurité de la langue poétique et le fausse transparence du discours instrumental au fondement de la césure au cœur du langage fallacieusement déniée par la batterie technologique faisant mousser l'idéologie de la communication et de l'information (Adieu au langage). Trois défauts physiques en capiton d'une défaillance significativement logée au sein des dispositifs propres au logocentrisme et environnée d'une présence animale entêtante : la guêpe du film de Mathieu Amalric, les vaches de la série télévisée de Bruno Dumont, le chien du film de Jean-Luc Godard. Trois fentes pour trois films à fendre lèvres – celles des clichés déroulant respectivement leurs peaux autour du polar issu de Georges Simenon mais morcelé comme un vieux film d'Alain Resnais, de la série policière partie déconner en vacances chez les Ch'timis, de la clairière du vieil ermite de la modernité métamorphosé en canidé diogénique. Le bec-de-lièvre viendrait alors indiquer les torsions affectant les figures bonnes et polies caractérisant la logique mimétique imposée par le régime narratif et représentatif dominant. C'est la ligne signifiante dure de la narration judiciaire auréolée d'un nuage de gouttelettes de perceptions-souvenirs insignifiants (La Chambre bleue). C'est la narration policière et télévisuelle s'emmêlant les pinceaux du sérieux et du grotesque dans les bredouillements burlesques d'une socialité s'assumant comme telle afin de délibérément moquer et déjouer le racisme de l'intelligence des victimes ignorantes de leur propre ethnocentrisme de classe (P'tit Quinquin). C'est l'agencement poétique des signes réitérant (depuis la syndicaliste de Passion en 1982) la puissance libertaire du bégaiement contre l'impératif autoritaire (résumé par le SS hurlant à Auschwitz « Hier ist kein Warum ») commandant sous prétexte d'une pseudo-rationalisation du chaos l'absence de toute forme d'explication (Adieu au langage).

 


 

 

Là où les fentes labiales désigneraient des déformations physiques affectant les visages des personnes socialement identifiées comme les porteurs d'un stigmate virtuellement déshumanisant, les films à fendre lèvre se vengeraient des mauvaises projections du social en défigurant la mécanique des enchaînements identifiant sans reste l'amant adultérin à l'assassin, le peuple du Nord à un ramassis de débiles mentaux, un couple nu à une petite machine intello ou pornographique. Là où fonctionnent à plein régime les habitudes réflexes du bien dire et du bien figurer : les images-souvenirs du film de Mathieu Amalric tracent une carte du tendre non-réductible à la mâchoire des scénarios passionnel et judiciaire se refermant à son corps défendant sur le héros ; le comique de la série de Bruno Dumont introduit pour les figures captives du misérabilisme médiatique la possibilité de devenir les sujets décalés d'une aventure du sens confinant fantastiquement au non-sens ; la manière fragmentaire et poétique de Jean-Luc Godard pousse dans ses ultimes retranchements (désormais tridimensionnels) l'ordre autoritaire du discours rationnel et technologiquement relayé afin de faire entendre depuis le bruit du monde sa prose impure ou son impureté, prosaïque et diplopique.

 


 

 

Il faudra donc quelques films frondeurs – ceux que l'on voudrait appeler ici des films à fendre lèvre – pour qu'ils fendent les têtes pleines de toutes les volontés instrumentales, policières ou judiciaires, administratives et programmatiques, acharnées qu'elles sont à subsumer sous la logique des discours un réel dont le caractère essentiellement disruptif ne saurait être intégralement circonscrit à l'intérieur des clôtures nécessairement prescrites par l'ordre symbolique. Des limousines en 2012, des excréments et des becs-de-lièvre en 2014 : quelques motifs voyageurs et volatiles, attestant de ce qu'au cinéma quelques bouches se fendent en raison d'un écartèlement des richesses proprement merdique. Après la philosophie à coup de marteau, le cinéma des becs-de-lièvre, celui qui, peut-être, n'aurait pas oublié, spectre lointain mais persistant à travers le temps et les violences de l'histoire, le visage fendu de la mère du Cuirassé Potemkine (1924) de Sergueï M. Eisenstein.


Le 14 mars 2015


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