Nahla, l'un des plus beaux jardins secrets du cinéma algérien. Un mot de passe devenu légendaire pour tous les spectateurs qui auront longtemps rêvé l'unique long-métrage de fiction de Farouk Beloufa, différant les voies aisément pénétrables d'Internet afin de pouvoir enfin le découvrir sur le grand écran qu'il mérite.
Nahla, c'est aussi un sésame qui a ouvert les portes d'une modernité non désirée par les officines bureaucratiques du cinéma d'État (le film a été produit par la RTA, la Radiodiffusion-télévision algérienne) et que se passent entre eux des cinéastes algériens ayant à cœur aujourd'hui de ne pas céder sur le désir d'en franchir le seuil pour glisser sur la crête du contemporain.
Nahla est enfin un grand film de cinéma, un grand contemporain parce que sa lumière fossile projetterait l'ombre inactuelle de l'utopie finissante de la révolution palestinienne et du panarabisme à l'orée des années 1970 sur l'obscurité présente lézardée par des déchirements causés par les bombes à fragmentation de l'islamisme explosant en conséquence de l'affaiblissement des alternatives de gauche ou laïcs, de l'impérialisme régional continué d'Israël comme de l'ossification des États arabes issus de la décolonisation.
Bouton de fièvre, bouton de rose
Mais, tout d'abord, Nahla, c'est le visage d'une femme (Yasmine Khlat, actrice d'un seul film devenue depuis écrivaine) comme revenant de Monika (1953) d'Ingmar Bergman, celui d'une vedette de la chanson de variétés libanaise alors qu'elle est en train d'être maquillée et que s'affairent autour d'elle les membres de l'équipe technique d'une émission de télévision. Avec la solitude d'un visage de femme, replié à l'intérieur du cadre coupant d'un gros plan en exclusion des hommes l'environnant, s'agencent de subtiles disjonctions, la vedette disponible aux efforts d'appropriation manifestant une intériorité fuyante seulement audible en voix-off pendant qu'un bouton de fièvre persiste à contrarier le lissage coloré du maquillage. Mais ce bouton comme un bouton de rose est lui-même le produit d'un artifice cinématographique, tandis que le bourdonnement d'une conversation mentale fait contrepoint au froufrou des techniciens s'activant entre le plateau et la régie (plus tard, un ingénieur du son insistera d'ailleurs pour que la chanteuse évite de s'approcher trop près du micro afin d'éviter, peut-être, que ce grésillement intérieur se fasse davantage entendre). L'extrême précision du découpage ainsi que les effets de circulation impulsés dans la représentation de la logistique télévisuelle (on a l'impression de reconnaître Passion de Jean-Luc Godard, seulement réalisé trois ans après), sans jamais venir contrarier l'isolement du visage comme reclus dans son cadre, est impressionnant de virtuosité. D'autant plus que le cinéaste arrive à faire entendre la note mineure d'une pensée solitaire et perdue en diagonale du bourdonnement d'une ruche mobilisée pour que resplendisse la nouvelle reine de la chanson arabe (en remplacement d'Oum Kalthoum décédée au Caire en février 1975).
Plus de vingt ans avant Mulholland Drive (2001) de David Lynch, Farouk Beloufa aura déjà montré comment la fabrication d'une image s'accomplit dans l'aliénation de la figure qui lui sert de matière première. Avant Nahla, Nedjma incarne chez Kateb Yacine la femme muette qui est le sujet des discours extérieurs à elle. Sauf qu'ici la rose de quelques pensées éparses comme un bouton de fièvre disposent d'une résistance obtuse face aux effets du maquillage, en irradiant depuis les régions mentales ou psychiques les plus reculées de son être.
En quelques minutes, l'entreprise (masculine) de consécration spectaculaire d'une icône culturelle (féminine) est esthétiquement compliquée par une fièvre symptomatique et le dialogue intérieur de celle qui sent confusément la pression d'une capture ou d'une captivité plus ou moins volontaire. Alors, Nahla de Farouk Beloufa part bille en tête voir ailleurs s'il n'y est pas, progressant tout en inflexions souples et en bifurcations intempestives. Et cela d'ailleurs parfaitement en accord avec son héroïne, Nahla, qui répète et répète encore mais s'affaisse progressivement, enfin s'effondre et craque en bouffées quasi-délirantes, refuse sur la scène du Picadilly de chanter puis se recroqueville mutique à l'intérieur de sa propre coquille avant de repartir pour une tournée de luxe (« chez les princes » dit-elle, probablement dans les Émirats). Entre-temps, l'activisme journalistique et les discussions politiques, les échanges de devises internationales et les interventions militaires, les atermoiements amoureux et les déambulations urbaines, les explicites de la solidarité arabe et les implicites de la question palestinienne forment un entrelacs ambitieux dont le dédale n'oublie jamais d'en repasser par ce nouage offert par la série des répétitions et enregistrements en studio des chansons de Nahla.
Ce qu'expose ainsi Nahla, c'est la trame d'une micro-société insérée dans un double quadrillage appartenant autant à l'extension de la sphère de l'information qu'à l'intensification de la conflictualité caractérisant la géopolitique régionale. On sait que Farouk Beloufa, en travaillant trois mois à Beyrouth, aura pris la décision de remettre tout son scénario à plat (coécrit par le romancier et scénariste Rachid Boudjedra et la critique de cinéma Mouny Berrah - non créditée comme telle au générique elle figurerait aussi une femme à la parole perdue), ouvrant l'espace cinématographique aux incertitudes de l'époque qui se prolongent dans l'instabilité (à chaque séquence, les personnages ne cessent entre eux de s'échanger leur place respective) et l'indécision de personnages aussi passionnément contradictoires que s'ils étaient réels (on croise parmi eux l'homme de théâtre Roger Assaf dans le rôle de Nasri, le compositeur Ziad Rahbani dans son propre rôle et même Jocelyne Saab qui a réalisé un beau documentaire au tournage de ce film, le film lui-même a été monté par la future réalisatrice tunisienne Moufida Tlatli). Un journaliste algérien prénommé Larbi (Youssef Sayeh), dans l'épreuve de désorientations qui auront probablement été celles d'un réalisateur algérien tournant à Beyrouth, tombe de Charybde (la possibilité d'une relation avec Nahla) en Scylla (la possibilité d'un engagement pro-palestinien), tandis que les clivages fragilisant la vedette de la chanson pourraient se voir borner du côté de la libanaise Mahra (figure mature de l'assurance journalistique) et du côté de la palestinienne Hind (figure juvénile de l'assurance politique). On a parlé précédemment de lumière fossile concernant une œuvre qui continue amplement de briller bien après la disparition de la séquence historique à laquelle elle appartenait (Revolution Zendj de Tariq Teguia en donne la preuve exemplaire, avec son personnage prénommée Nahla qui semble d'ailleurs contracter en elle des réminiscences de Mahra et surtout de Hind). Mais d'autres moments relèvent carrément de la vision (voire de l'art comme pratique divinatoire ainsi que le dirait Georges Didi-Huberman dans Sentir le grisou, éd. Minuit, 2014).
Société du spectacle
et guerres civiles, d'hier et d'aujourd'hui
Farouk Belouf aurait donc vu venir le temps dès lors que Larbi se met étrangement à errer, sans but, plus tard dans les rues bruyantes et nocturnes du centre-ville de Beyrouth comme si l'on se retrouvait projeté dans un film new-yorkais de John Schlesinger (Macadam Cowboy sorti en 1969 était alors une référence explicite de Farouk Beloufa), John Cassavetes ou Martin Scorsese (on pense fortement à Taxi Driver en 1976 parce que la ville se présente dans les deux films comme un matière dense et hétérogène, à la texture riche en crépitements visuels, coulures quasi-picturales et dissonances dignes de la musique concrète). Mais avant cela dans un labyrinthe de rue dans le camp de Chatila, comme si l'aspirait le grand trou formé par les futurs massacres de centaines de réfugiés palestiniens par les phalangistes chrétiens sous haute protection israélienne en 1982.
Entre 1975 (date de démarrage de la fiction qui est celle de la bataille de Kfar Chouba contre l'armée israélienne dans le sud-Liban) et 1979 (date de la réalisation du film, située entre deux invasions israéliennes du sud-Liban), ce sont donc quatre années qui se précipitent dans une fiction de 120 minutes où le précipité de la fin du panarabisme (les Palestiniens deviennent une question divisant les Libanais et ce clivage, prudemment exprimé ici et opposant les milices chrétiennes Kataëb de Pierre Gemayel aux forces de gauche libanaises, déchire la conscience de l'observateur algérien) exerce ses ondes de choc jusque dans l'esprit enfiévré d'une chanteuse de variétés. Pas moins que les autres cette dernière ne saurait échapper à la guerre qui vient à la fois de l'intérieur et de l'extérieur, et qui survient en excédant toute possibilité pour les médias d'en restituer en temps réel l'actualité (la guerre a ce temps d'avance dont le spectacle dément tant ses captures médiatiques que ses reconstitutions cinématographiques, ce que n'aura vraiment pas compris Volker Schlöndorff quand il réalisera l'horrible Faussaire en 1981).
C'est une autre ambition, résolument godardienne, que celle consistant à faire entrer dans le cadre tous les appareils ou dispositifs machinant l'identité de la société du spectacle et de la société de l'information (caméra vidéo et studio d'enregistrement, appareil photo et machine à écrire, bandes magnétiques et show télévisé, postes de télévision et appartement transformé en bureau de rédaction, conférence de presse des militaires et interview de Henry Kissinger) afin d'avérer la discordance généralisée des temps (le film marche en crabe avec un pied dans la fiction datée de 1975 et l'autre pied dans le documentaire de l'époque du tournage en 1979, qui ne sera projeté à Beyrouth qu'en 2010). La « non-contemporanéité » ainsi que l'aurait appelé Ernst Bloch se manifesterait autant avec les médias toujours en retard, malgré leur credo dans l'actualité, face à la guerre qui vient (elle durera jusqu'en 1990 et se répétera à l'été 2006) et qui revient de bien plus loin qu'ils ne l'imaginent (la partition de la Palestine en 1947 et la création de l'État d'Israël un an plus tard), qu'avec le personnage de Nahla qui, tel l'oiseau descendu dans la mine et dont le plumage frémissait en prévention du grisou (ce gaz incolore et inodore comme le rappelle Georges Didi-Huberman), s'effondre sur scène bien avant le reste de sa communauté avec le démarrage de la guerre. L'effondrement lui-même, en organisant le choc extraordinaire de Persona (1966) d'Ingmar Bergman (l'artiste rendue mutique par la violence de son époque) et de Opening Night (1978) de John Cassavetes (la crise de nerf sur scène, dans le nouage paradoxal de l'interruption du jeu et de son exposition spectaculaire), arrache l'héroïne de la lumière des spot-lights pour la projeter dans une obscurité qui sera autant celle de ses proches, une nuit seulement éclairée par des missiles dont les déflagrations auront été réellement captés de manière documentaire.
Mais le premier symptôme de l'explosion, c'est un coup de couteau en réaction à un désaccord concernant un change de devises et au gain qu'il aurait permis. Dès lors que le commerce des signes s'avilit en s'effondrant dans l'échange des monnaies internationales et les inégalités économiques qu'elle induit, aura été invalidé l'idée fausse du « doux commerce » en prévenance de la guerre promis par les libéraux depuis Montesquieu. La géopolitique est aussi, elle est déjà affaire de gros sous et c'est en raison de gains substantiels que Nahla est l'objet d'un tel investissement médiatique. La société du spectacle est une guerre de l'intérieur qui forme une constellation du désastre avec d'autres guerres civiles, passées, présentes et à venir.
La rose astrale
et la corolle de ses vies ultérieures
On pourra alors considérer le paysage dessiné par Nahla de la manière suivante : dans le même mouvement où s'édifie une icône consensuelle, se craquelle l'édifice libéral d'une société qui éprouvera en conséquence de la guerre le renforcement de ses tensions communautaires. Plus Nahla est invitée à se conformer à l'image de la star de la chanson libanaise, plus l'agitation qui soulève le cœur de tous les personnages s'accentue, jusqu'à l'explosion de scènes de guerre. La fabrique d'une icône médiatique n'aura donc servi qu'à retarder la prise de conscience collective d'une guerre impossible à différer plus longtemps, véritable bombe à retardement défigurant à jamais le visage de l'utopie du panarabisme.
Dans la discordance des temps (la question de l'institutionnalisation en Palestine du foyer juif déterminant l'existence d'une question palestinienne héritée de fait par le Liban), c'est l'épreuve d'une non-contemporanéité en raison de laquelle les médias retardent sur leur propre désir de suivre l'actualité tandis que quelques symptômes (une balade dans un labyrinthe de rue à Chatila, l'effondrement sur scène d'une femme) offrent l'obscure anticipation ou préfiguration du désastre moyen-orientale qui, s'il est imminent et sur le point d'arriver, aura été aussi toujours déjà là. Et même au-delà : quand Larbi regarde à la télévision la guerre civile se précipiter, c'est comme s'il regardait sans le savoir la guerre civile qui allait ravager l'Algérie dix ans plus tard.
A cet endroit-là, brille toujours Nahla, cette rose astrale en témoignage d'un temps qui n'est plus et dont la hantise va jusqu'à persister dans Revolution Zendj. Un film qui appartient moins à l'histoire officielle du cinéma algérien qu'il ouvre des portes pour l'autre cinéma algérien, celui qui vient et qui est déjà là. Un film sans lendemain pour son auteur (exactement comme Tahia ya Didou ! pour Mohamed Zinet en 1971). Un film contemporain, parce qu'à la fois inactuel (Nahla est un film génialement daté) et actuel (le Liban n'en a pas fini de ses blessures, pas davantage l'Algérie), qui entretient la contemporanéité de la modernité. Farouk Beloufa, formé à l'IDHEC et aux travaux de Roland Barthes, auteur d'une thèse concernant la théorie du cinéma, de deux courts-métrages en tant qu'étudiant puis d'un film de montage censuré, Insurrectionnelle (la guerre de libération) en 1973, assistant-réalisateur de Youssef Chahine sur Le Retour de l'enfant prodigue (1976), retournera travailler dans les archives officielles algériennes puis à la télévision publique française, dans l'amertume de la voix qu'on lui aura coupée. A ce titre, Nahla figure aussi le double allégorique de Farouk Beloufa, un masque dogon pour le versant démonique de son génie.
Reste Nahla le bouton de rose aux vies nouvelles et ultérieures, le film de tous les lendemains qui chantent pour les réalisateurs encore désireux de franchir le seuil risqué de la modernité, et dont la lumière fossile arracherait du vortex de l'inactuel la promesse d'une actualité perpétuelle.
14 mars 2015