« Nous vivons dans l'oubli de nos métamorphoses
Le jour est paresseux mais la nuit est active
Un bol d'air à midi la nuit le filtre et l'use
La nuit ne laisse pas de poussière sur nous »
(Paul Eluard, « Notre mouvement » in Le Dur désir de durer, 1946)
Atlal / The Last of Us : pourquoi ces deux films, les premiers longs-métrages respectifs de l’algérien Djamel Kerkar et du tunisien Ala Eddine Slim qui sortiront début 2018, sont-ils d’ores et déjà les meilleurs films de 2017 ? L'exigence consiste pour chacun d’entre eux à être à la hauteur du désastre contemporain, en s'approchant de ses foyers les plus obscurs – des zones peuplées de parias et naufragés, survivants et morts-vivants – pour y faire émerger des intensités figuratives comme autant de feux qui réchauffent le cœur en redonnant de la croyance dans notre pauvre monde.
Passer de l'impuissance à l'impossible, par le réel et le documentaire (Atlal) ou par l'imaginaire et la fiction (The Last of Us) est cet impératif diversement partagé qu'il y a lieu de désirer et que leurs films font désirer.
Atlal de Djamel Kerkar : veilleur de nuit
1) Au commencement, des archives commandent aux images qui vont suivre, le documentaire se fait archéologie du présent : la ruine n'est pas sans trace en même temps qu'elle affecte la matière même des images – elles aussi sont des survivantes qui « sauvent l'honneur du réel » (Jean-Luc Godard).
2) Retourner sur les lieux d'un crime d’État couvert par la lutte contre le terrorisme et commis il y a vingt ans, c’est voir que l'amnésie est une forme d'amnistie. L'exploration est patiente et topographique, au milieu des gravats, pierre par pierre, voix après voix. Il faut un peu de durée pour que les pierres se mettent à parler, tandis que les esprits demeurent éboulés. Les ruines sont aggravantes d'être doubles, dédoublés : physiques et psychiques, matérielles et idéelles, sociales et mentales. La poétique des ruines ne tient alors qu'à la condition expressément éthique d'une pédagogie des décombres.
3) La lumière fossile d'un désastre qui dure rayonne au présent non pas comme histoire lisible mais comme événement obscur, comme « devenir illimité » (Gilles Deleuze) qui traverse et divise tous les temps : colonisation et décolonisation, guerre contre le terrorisme et époque contemporaine. Le temps est comme hors de ses gonds après la frappe de l'événement, c'est ainsi qu'il exige des durées attentives à en consigner le long des lignes de faille les insistances et résonances.
4) Le lieu du crime est un non-lieu : le site est peuplé de zonards vivant entre deux morts (depuis les plus vieux qui se souviennent de la guerre de 1954 aux plus jeunes aux chômage qui savent l'autre guerre en cours), c'est une zone à la fois absente des cartes officielles de l'histoire et rendue présente par un film qui sidère : le cheval apocalyptique tarkovskien, les arbres schizophrènes et foudroyés (la sidération disait au départ la maladie des arbres sous la mauvaise influence des astres), des supplications à l'exemple de celles collectées en oratorio par Svetlana Alexievitch après Tchernobyl.
5) « Rien n'aura eu lieu que le lieu excepté une constellation » (Stéphane Mallarmé) : après l'archipel de Arkhabil et les lucioles de Earth is full of ghosts, vient d'abord la petite porteuse méphistophélique dans la nuit, étoile du matin qui promet des matins auroraux pour une condition féminine contrainte à la relégation. Et c’est ensuite l'envol nocturne d'une constellation de braises, paroles hétérogènes au consensus politique et chansons d’amour qui sont de résistance associées à la figure du chanteur assassiné Cheb Hasni. C'est le feu autour duquel se rassembler comme toutes les communautés l'ont fait depuis les origines de l'humanité afin de se raconter les précieuses histoires au principe des mythes qui leur survivront.
6) L'Algérie, difficilement, recommence et il lui faut des films comme des veilleurs de nuit qui ne soient pas oublieux de la tradition poétique des ruines face auxquelles se tenir, depuis l'époque pré-islamique jusqu'au néoréalisme italien en passant par Al-Atlal d'Oum Kalthoum et Ibrahim Najji.
The Last of Us d’Ala Eddine Slim : le témoin intégral
1) L'expérience du film relève de l'aventure, dont la temporalité close sur elle-même fait rupture avec l'ordinaire. Quel est-elle ? L'exterritorialité est le sort du migrant, sa condition exilique est aussi l'affaire du film qui s’est dans l’amitié de ses participants créé un lieu excentré par rapport à la carte du cinéma tunisien. Une succession de faits rigoureusement documentés et de sensations qui leur sont rapportées aura ainsi été préférée, l’expérience non verbale se soutenant de la rumeur sonore de Tarak Louati, des plans fermement cadrés d'Amine Messadi et des exercices plastiques de Haythem Zakaria.
2) La condition partagée par le migrant sans-droit et le spectateur est ainsi celle d'une mobilité déboussolée, d'une dérivation en forme de désertion, d’une déterritorialisation qui se comprend aussi comme une « désidentification » (Jacques Rancière), d'une désorientation qui consiste en une nouvelle orientation, déliée des indications d'un nord qu'il faut savoir à jamais perdu : c'est le magnétisme animal du film consistant à substituer à la peur de perdre sa place l'immense joie d'en créer une nouvelle.
3) Hannah Arendt le disait, l'apatride est le déchet humain produit en masse par les partitions identitaires et exclusives des États-nations, il est l'homme de la vie nue, sacrifiable parce que superflue. Cet homme est le dernier d'entre nous dans ce monde-ci (celui où Tunis ressemble déjà à une cité occidentale) mais il deviendrait au terme de son aventure comme le premier d'entre nous dans le monde qui vient. Dernier homme, premier homme : celui que personne ne voyait à la fin nous regarde. Le devenir est un revenir, le détour un retour. La conscience de la fin est aussi celle du commencement – d'un recommencement. Ulysse plutôt que Robinson (ou alors celui revu et corrigé de Michel Tournier), l'homme bestialisé est devenu un héros digne d’Éros, le déserteur naufragé une icône désirable et immortelle : le premier nu masculin et subsaharien de toute l'histoire du cinéma tunisien, maghrébin, arabe, etc.
4) Le documentaire, s'il est nécessaire, ne suffit pas en ce cas précis puisque manque le témoignage relatif à ceux qui sont partis par la mer et ne sont jamais revenus. A ce titre, le film serait proche de la prière laïque d'Erri de Luca aux naufragés de Lampedusa en 2015. La vérité du témoignage est liée aussi à l'impossibilité de témoigner et c'est elle qui rend alors nécessaire le recours à la fiction, à l'imagination (celle d'une errance qui contrarie subtilement son identification à une robinsonnade) légitimée à partir d'un défaut très réel (la disparition en forme de noyade). On invente des histoires quand manqueraient aussi des récits de vie, on témoigne par imagination pour ceux qui, tombés dans un trou noir, ne peuvent plus témoigner (c'est aussi une condition du mutisme des personnages, envers des paroles multiples dont la polyglossie n'était jamais traduite dans Babylone). On fait alors des images pour ceux qui ne voient plus – les uns noyés au fond du cimetière méditerranéen, les autres par saturation médiatique. L’adresse ne consiste pas à parler à la place de celui qui manque mais depuis son absence. La fiction n’est alors possible qu’à se placer sous la condition éthique du témoin intégral des souffrances de l’humanité qui ne témoignera jamais.
5) S'agit-il d'une île ? Puisque nous n'en savons strictement rien et que le générique expose que tous les plans auront été tournés en Tunisie, parions alors pour une presqu'île qui tracerait ainsi une ligne de fuite en diagonale archipélique face à toutes les fixations territoriales et continentales. L'utopie est rappelée ainsi à l'un de ses sens premiers : un « topos outopos » (Platon), un lieu hors-lieu, la zone de rêve déployée par le film, qui fait flotter au-dessus de la subsistance la sphère lumineuse qui phosphore dans la nuit, pure dépense irréelle qui n'a rien à dire (y voir un symbole est un piège diabolique) mais seulement à faire lever la tête, avancer en se tenant sur ses pieds et s'émerveiller d'être encore là. L'émerveillement c'est enfin l'évanouissement littéral du héros qui ne meurt pas comme un chien mais accède à l'immortalité du mythe : celui de n'être plus invisible mais désormais imperceptible, homogène à un paysage qu’il faut moins traverser quand on peut se laisser traverser par lui.
6) Il n'y aurait dans le film à proprement parler qu'un seul et unique champ-contrechamp, scellant la rencontre entre le héros (l'artiste de rue Jawher Soudani) et son double plus vieux que lui (le metteur en scène et formateur Fathi Akkari) : c'est dans l'événement qu'est le film un autre événement en forme de redoublement réflexif du regard-caméra, celui qui sait investir la faille indécidable entre hospitalité et hostilité, celui qui rappelle à l'autre qu'il n'est après tout que l'autre de l'autre (le premier plan le montrait déjà avec la scission inaugurale d'une silhouette à la Giacometti glissant le long d’une bande striée digne de Paul Klee). Celui que l'on ne voit pas, que l'on ne voit plus, celui-là nous regarde, intensément il nous dévisage : ce regard qu'il nous renvoie, plein de détresse, de crainte et de désir redonne à nos yeux fatigués une nouvelle virginité, le regard comme nettoyé. Le spectateur est dans le tableau et celui-ci est dans son œil : il n'y a qu'un monde même s'il se dissémine en presqu'îles peuplées d'imperceptibles, de part et d'autre de la membrane ventrale ou palpébrale de l'écran.
« Nous sommes corps à corps nous sommes terre à terre
Nous naissons de partout nous sommes sans limites »
(Paul Eluard, idem)
17 septembre 2017