D’où lui venait cette propension au multiple ? A quelle source s’origine cette passion de l’identité fragmentée et dédoublée, du soi démultiplié jusqu’à l’absurde en extrayant des divisons d’une pente schizoïde toute une série de partitions au principe d’une créativité comique et d’une construction cinématographique inégalées ? Jerry Lewis aura été un artiste complet, auteur et acteur, scénariste et réalisateur, compositeur et producteur – un créateur aussi solitaire que peuplé à l’intérieur de lui-même, dont la solitude peuplée aura été défoulée selon différentes modalités. On pourrait déjà commencer par dire que Jerry Lewis aura connu trois vies successives, et pour chacune d’entre elle lui aura été associé un régime particulier de peuplement et de dédoublement, de démultiplication et de dissémination jusqu’au risque de la dispersion.
La première vie trouve son foyer de déploiement inaugural à New York en 1946, lorsqu’un fils d’émigrés juifs russes âgé de vingt ans seulement rencontre dans les coulisses d’un cabaret un fils d’émigrés italien, son aîné de dix ans. Dean Martin et Jerry Lewis décident alors ensemble d’improviser sur scène pour le plus grand bonheur d’un public hilare qui ignore alors que vient de naître le plus grand duo comique étasunien de l’après-guerre, Martin & Lewis. C’est alors parti pour une folle décennie où le duo comique agencé d’un côté par le représentant du charme doucereux et de l’autre par la figure de l’idiot grimaçant va enchaîner d’énormes succès, des planches du music-hall aux plateaux de tournage hollywoodien. Comme si, aux deux comédiens, il fallait un autre pour que le même ne suffise pas, que le pareil ne mène jamais au même. Comme s’il fallait un double nécessaire en gage d’une altérité susceptible de troubler la polarisation attendue des rapports du sérieux et du loufoque, au-delà toute compartimentation ou étanchéité. C’est ainsi Dean Martin poussé par son camarade à faire boiter et pervertir ses effets de séduction et c’est encore Jerry Lewis pressé par son compagnon à réussir à tirer de son idiotie des effets de sidération au-delà des forçages visés par la surenchère. Le gaffeur qui joue de ses yeux loucheurs est peut-être même l’instigateur d’une loucherie généralisée à laquelle consent celui qui sait ne pas s’y soustraire parce qu’il en va de la vérité obscène et cachée du charmeur. L’apparente débilité contre laquelle devrait se prémunir le pôle de la séduction devient ainsi une plasticité vorace et métamorphe que s’échangent organiquement des pongistes pour rire de tout sérieux. Le duo qui joue, chante et danse se présente ainsi comme une machine bondissante et relationnelle actualisant les apports du vieux couple du clown blanc et de l’auguste, pour laquelle l’interaction comique produit des effets d’accentuation et d’accélération, surtout de contamination réciproque comme on ne l’avait pas vu depuis l’éclosion de la mécanique circulatoire et ondulatoire caractéristique des frères Marx. Et le comique à deux têtes trouvera à développer ses manières et peaufiner son efficience dans une quinzaine de longs-métrages. Tournés entre 1949 et 1956, notamment par George Marshall (My Friend Irma en 1949) et Norman Taurog (You’re Never Too Young – Un pitre au pensionnat en 1955), ces films feront à plusieurs reprises de Hollywood un terrain de jeu privilégié pour avérer que l’industrie sait toujours rire d’elle-même depuis Show Boat – Mirages (1928) de King Vidor. Les meilleurs d’entre eux auront cependant été réalisés par l’artisan génial Frank Tashlin (Artists and Models - Artistes et modèles en 1955 avec Shirley McLane et Hollywood or Burst – Un vrai cinglé de cinéma en 1956 avec Anita Ekberg dans son propre rôle), qui connaît son métier après avoir été formé dans le cinéma d’animation comme cartooniste puis comme gagman pour les frères Marx et chez Hal Roach pour Laurel & Hardy. Sa vitesse et son ironie, le modernisme de ses inventions plastiques parachevé par son usage très pop de la palette des couleurs offerte par le Technicolor donneront des idées à Jerry Lewis (et Jean-Luc Godard aussi qui en célèbre alors l’originalité dans les pages des Cahiers du cinéma). C’est le moment où la lassitude se fait toujours plus sentir entre ceux qui se seront accordés pour reconnaître en l’autre, le charmeur dans le loucheur et vice-versa, le complément intime que l’on perd à chaque naissance.
La séparation ombilicale des vrais faux jumeaux est alors consommée en 1957. Il faudra à celui qui, sans cesser de tourner dans les films des autres, rêve toujours plus fort de mise en scène continuer à penser en terme de doublure, d’altérité et de multiplicité afin de soutenir le désir d’être des deux côtés de l’image dans des redoublements qui sauront alors se prolonger en mises en abyme. En 1960, Jerry Lewis tourne en auteur complet The Bellboy – Le Dingue du palace, beaucoup pensent encore que son coup d’essai est un coup de maître et peut-être même son inégalable chef-d’œuvre. Jerry Lewis joue ici son propre rôle de vedette ainsi que celui de son double, un groom d’hôtel aussi maladroit que le garçon-coiffeur de l’hôtel de Un pitre au pensionnat. Faire loucher sa propre célébrité, déboîter l’image de la vedette pour la faire claudiquer de part et d’autre de l’écran est d’emblée ce que réussit l’acteur-cinéaste qui propose un modèle qui resservira notamment à Takeshi Kitano dans Takeshi’s (2005) et Glory to the Filmmaker ! (2007). Jerry Lewis enchaîne avec un deuxième long-métrage plus ambitieux encore que le précédent, The Ladies Man – Le Tombeur de ces dames (1961), son premier film en couleur qui s’offre en terrain de jeu et d’expérimentation l’immense joujou d’une maison de poupée géante en coupe longitudinale (Jean-Luc Godard s’en souviendra explicitement pour le décor de son conte brechtien Tout va bien co-réalisé avec Jean-Pierre Gorin en 1972). La facticité surexposée du décor soutient un principe de mise en abyme qui s’étendra selon deux versants, d’un côté avec l’incorporation dans le champ du hors-cadre appartenant au studio de la Paramount et de l’autre par la présence fictionnelle d’une équipe de télévision venue pour y tourner un documentaire. Le dédoublement identitaire (et même sexuel, Jerry Lewis jouant ici le jeune homme à tout faire de la pension de jeunes filles ainsi que sa propre mère) devient l’affaire du cinéma. Et l’obsession de l’un de ses artistes qui rit autant du vedettariat de l’époque dans ses fondements libidineux qu’il s’impose comme le démiurge qui, de l’intérieur même de la machine hollywoodienne, en représente le fonctionnement structurel dans une manière stylisée toute en couleurs criardes. Après le tout aussi drôle mais plus convenu ou attendu The Errand Boy – Le Zinzin d’Hollywood tourné la même année que Le Tombeur de ces dames, Jerry Lewis met en chantier un autre de ses chefs-d’œuvre, The Nutty Professor – Docteur Jerry et Mister Love (1963), géniale variation de la fameuse nouvelle de Robert Louis Stevenson L’Étrange cas du docteur Jekyll et de M. Hyde (1886) qui permet à son auteur d’inverser la polarité habituelle du récit (ici le gentil est laid et le séducteur manipulateur) en rappel évident du couple qu’il formait il y a dix ans avec Dean Martin. Le double rôle tenu par Jerry Lewis, celui du professeur Julius Kelp et du tombeur de ces dames Buddy Love, confirme ainsi que Dean Martin était bien pour lui tout à la fois son alter-ego compris au double sens de rival mimétique et de double maléfique. Et, en dépit d’une machinerie comique menée tambour battant, s’y fait sentir une tristesse réelle dans ce constat schizophrénique barbouillé par le précipité des couleurs franches qui se mélangent aux limites monstrueuses de l’expressionnisme abstrait. C’est que tambourinent en lui le comique qui craint moins de passer pour un débile que d’échouer à faire rire et le démiurge qui se veut l’égal de ses maîtres (Buster Keaton pour la précision géométrique des gags et Charlie Chaplin pour les dédoublements du comique par le tragique). Et cela sans cesser de ménager une place toujours plus grande à ce que sa généreuse vis comica s’expose dans la mise à l’épreuve des retranchements modernistes de l’auto-réflexivité.
Comme s’il fallait appareiller la débilité à la maîtrise afin de rappeler à la seconde l’absurdité au principe de ses effets de sérieux. Mais il est vrai aussi qu’il y a moins d’un pas entre l’ange et l’idiot, entre le démon et le génie (on le voit encore aujourd’hui avec le génial personnage de Dougie Jones dans la troisième saison de Twin Peaks de Mark Frost et David Lynch).
Les films suivants persévéreront à défouler les fondements de la solitude peuplée de Jerry Lewis, avec les quatre rôles joués dans The Patsy – Jerry souffre-douleur (1964), les sept interprétations tenues dans The Family Jewels – Les Tontons farceurs (1965), les trois personnages incarnés par son personnage de Three on a Couch – Trois sur un sofa (1966) et le double rôle enfin de The Big Mouth – Jerry la grande gueule (1967). A l’époque, il n’y a bien que Jacques Tati à pouvoir accomplir pareil prodige en disséminant une multitude d’avatars de Monsieur Hulot dans le labyrinthe de son chef-d’œuvre Playtime (1967). Le comique Jerry Lewis reste encore respecté à Hollywood (il n’a d’égal alors que Blake Edwards, Billy Wilder et Richard Quine). Mais le démiurge n’intéresse franchement plus grand-monde de ce côté-ci de l’Atlantique, à l’exception de l’autre côté d’une poignée exigeante de cinéphiles français, parmi lesquels Robert Benayoun de la revue Positif qui deviendra l’un de ses meilleurs exégètes. « Jerry » est devenu ainsi une marque de fabrique mais l’industrie n’a plus grande volonté en entretenir la propension dispendieuse de qui veut continuer à faire tourner la fabrique de son génie. Se tournant un temps du côté de la télévision avec The Bold Ones : The New Doctors (1969), Jerry Lewis qui n’aura jamais cessé d’en repasser par le plancher des vaches du music-hall revient modestement à la comédie en réalisant un film mineur et sans y tenir significativement aucun rôle, One More Time (1970) qui est la suite de Salt and Pepper – Sel, poivre et dynamite (1968) de Richard Donner avec Peter Lawford et Sammy Davies junior. La réussite commerciale et critique du film The Producers – Les Producteurs (1968) de Mel Brooks aidant, l’ambition reviendra alors fort, très fort, trop fort à l’occasion de ses deux productions suivantes qui auraient voulu renouer avec l’audace chaplinesque de The Great Dictator – Le Dictateur (1940) en confrontant la nécessité universelle du comique avec sa négation historique exemplifiée par le nazisme. D’abord avec Which Way to the Front ? – Ya Ya mon général ! (1970) et ensuite avec The Day the Clown Cried (1972). Dans le premier cas, le comique est poussé dans une dynamique antinomique d’accentuation qui se confond à force d’insistance dans l’exténuation dans ce qu’elle a de plus irritable. Comme si le rire promis devait finir par se bloquer en raison d’une situation qui au fond ne prêterait pas à rire, le comique ainsi étranglé dans la gorge, rentré dans un rictus toujours plus agaçant, toujours plus désarmant, quelque peu effrayant. Dans le second cas, il s’agit de l’adaptation du récit d’un clown dépressif qui est une victime de la déportation nazie, le héros en quête de rédemption voulant à tout prix faire rire les enfants jusque dans la chambre à gaz où tous mourront asphyxiés. Le film qui aurait inclus les participations de Harriet Andersson et Pierre Etaix ne verra cependant jamais le jour, entré depuis dans la catégorie des films invisibles et maudits. Le tournage parisien, avec des prises de vue au Cirque d’Hiver des frères Bouglione, s’est avéré contrarié par de nombreuses difficultés de production. Des rumeurs insistantes prédisaient une catastrophe sans retour. Et Jerry Lewis lui-même, hanté par un événement dont l’écho entre en résonance avec ses propres origines familiales, ne savait apparemment plus s’il voulait raconter une histoire tragi-comique ou bien une tragédie qui aurait aussi été celle du comique, impuissant à échapper à ses fourches caudines (mais cette impuissance est après tout aussi la vérité tragique du clown, le fondement tragique de son sens comique).
The Day the Clown Cried est ainsi devenu une légende sur laquelle beaucoup aura été raconté mais Jerry Lewis qui y sacrifia quasiment une décennie de sa vie ne voudra plus jamais en entendre parler. Sa carrière de cinéaste se serait ainsi soldée par l’impasse exemplaire d’une vis comica à laquelle des ailes auront poussé dans l’assomption de la modernité, mais qui auront cependant brûlé en approchant de trop près de son obscur nucléus – l’extermination nazie. On fantasme en passant à l’idée que le film sorti aurait pu empêcher Roberto Benigni de se vautrer comme il l’a fait dans l’obscénité de La Vie est belle (1998).
De toute façon, Jerry Lewis n’en avait pas fini avec lui-même, une troisième vie l’attendait ainsi qu’en attestent Hardly Working – Au boulot... Jerry ! (1980) et surtout Smorgasbord / Cracking Up – T’es fou Jerry (1983), ultime chef-d’œuvre où le double revient enfin à l’occasion du transfert par hypnose des identités entre un docteur et son malade (Jean-Luc Godard en soulignera l’influence sur Soigne ta droite en 1987). L’univers cinématographique de Jerry Lewis aurait donc été comme une clinique (combien d'hôpitaux fréquentés par lui ? Que l'on pense en particulier ici à celui de The Disorderly Orderly – Jerry chez les cinoques de Frank Tashlin en 1964). Un asile abondamment peuplé de fous qui, s’ils se ressemblent tous comme des frères jumeaux, se croient pour les uns sains d’esprit et pour les autres malades d’une normalité pathologique. Au risque d’une débilité figée dans la nullité assumée de la comédie franchouillarde du milieu des années 1980 (Par où t’es rentré ? On t’a pas vu sortir de Philippe Clair et Retenez-moi... ou je fais un malheur ! de Michel Gérard en 1984). Mais Jerry Lewis est un immense acteur, qui sait sur l’invitation d’un fan comme Martin Scorsese aborder des régions moins connues et plus sombres où les ambivalences de la vedette témoignent des grimaces équivoques du vedettariat (The King of Comedy – La Valse des pantins en 1983), qui sait encore illuminer d’ingénuité le rêve américain tout en facticité d’Emir Kusturica (Arizona Dream en 1993). Le producteur avisé des remakes The Nutty Professor et sa suite avec Eddie Murphy à la fin des années 1990 aura eu en 2015 la belle idée de déposer les négatifs de son film maudit à la Bibliothèque du Congrès, sous la condition précise d’indexer leur visibilité après l’écoulement d’une période de dix ans.
Vers 2025, chose promise, Jerry Lewis reviendra nous faire signe, pour le meilleur ou pour le pire ce sera alors à voir. Mais le revenant s’y exposera comme, toujours, il aura été : solitaire et divisé.
21 août 2017
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