La justice et le droit qui ne se confondent pas

A propos de "Apprentice" (2016) de Boo Junfeng

et "Court - En instance" (2014) de Chaitanya Tamhane

« Il n’y a jamais eu qu’une manière de penser la loi,

un comique de la pensée, fait d’ironie et d’humour. »

(Gilles Deleuze, Présentation de Sacher-Masoch. Le froid et le cruel,

éd. Minuit-coll. « Arguments », 1967, p. 75)

Il y a le droit qui organise et formalise une certaine idée de la justice indexée sur une autorité souveraine et il y a une justice sans droit, indécidable, incalculable au point que son désir en vienne à excéder dans la folie de sa décision la norme du droit lui-même. On le sait, la Loi à la fois s'écrit et ne s'écrit pas, son écriture est sérieuse, sa non-écriture est comique, sur un versant ironique (du côté de Sade qui s'intéresse à son fondement, littéralement - son cul), sur un autre humoristique (du côté de Sacher-Masoch qui s'intéresse à ses conséquences contractuelles). L'écart entre la finitude du droit et la demande infinie de justice divise ainsi la question de la violence, au fondement mystique de la loi qui en nomme le monopole légitime comme au principe de sa contestation radicale qui en critique la légitimité en raison de son iniquité. Comme le peuple, la justice est donc un concept amphibologique, qui se divise entre sa formalisation présente et sa réalisation restant à venir, entre sa fondation juridique et sa refondation politique.

 

 

Le cinéma est grand quand il choisit d'investir les lignes de faille de la loi, de la justice et du droit, restant ouvert à l'infinitude d'une justice comme désir qui ne se confond pas sans reste avec la clôture du champ du droit. Il l'est moins quand il s'évertue à recharger le droit en légitimité, en dépit comme un déni de la nécessité radicale d'en critiquer la violente fondation ou la conservation brutale, comme d'en dénoncer l'organisation formellement juste et réellement injuste.

 

 

La Loi est ce dont il faut rire tellement on la prend au sérieux. En conséquence de quoi, le droit formel est un dispositif vide au sens (kantien) où il peut accueillir toutes les dispositions, y compris celles qui sont favorables à l'injustice réelle. Ce vide réitère l'écart comme une faille entre la justice sans droit et l'injustice du droit, dont le formalisme contradictoire s'examine avec des fortunes cinématographiques diverses, à Singapour comme en Inde. Avec Apprentice (2016) de Boo Junfeng, investir la question pertinente de la jouissance personnelle dans l'application de la peine de mort se conclut cependant sur la légitimité de la sanction renforcée par la jouissance subtile ou subtilisée du bourreau qui jouit supérieurement de ne pas jouir. En contrechamp salutaire, Court - En instance (2014) de Chaitanya Tamhane documente la scène centrale du tribunal de première instance de la banlieue populaire de Mumbai en l'ouvrant sur quelques scènes périphériques comme autant de démentis réellement opposables au règne des abstractions juridiques.

 

 

6 avril 2019

"Apprentice" (2016) de Boo Junfeng

En valoir la peine (de mort)

Longtemps, les films qui avaient le souci de s'emparer du problème de la peine de mort (dont la solution consiste simplement en son abolition dès lors que le droit cesse de s'identifier à une archaïque et mortifère équivalence héritée de la vétérotestamentaire loi du Talion et du régime persistant de la violence mythique propre à la vengeance) se divisaient en deux catégories. Il y avait les films-dossiers reposant sur l'intime conviction de leurs auteurs et son adoption par des spectateurs dès lors interpellés comme citoyens adhérant aux vertus civiques des effets didactiques de la démonstration. Les exemples paradigmatiques du genre parmi d'autres demeurent respectivement, aux États-Unis In Cold Blood – De sang froid (1967) de Richard Brooks d'après le fameux roman-vérité de Truman Capote et, en France, Le Pull-over rouge de Michel Drach adapté en 1979 de la contre-enquête menée par Gilles Perrault dans le cas de l'affaire Christian Ranucci. Et puis il y a les grands films de cinéma qui, indépendamment des mentalités libérales ou progressistes de leurs auteurs, s'efforcent moins de démontrer que de montrer à l'aide des procédures caractéristiques de la machine cinématographique le matelas d'impensés ou d'implicites, voire de folie au fondement du dispositif rationnel de l'administration légale de la violence létale. De Beyond a Reasonable Doubt – L'Invraisemblable vérité (1956) de Fritz Lang à Tu ne tueras point (1986) de Krzysztof Kieslowski en passant par La Pendaison (1968) de Nagisa Oshima et La Machine (1977) de Paul Vecchiali, jusqu'à Into the Abyss (2011) de Werner Herzog, il s'agirait à chaque fois de jouer le formalisme de la machine cinéma contre celui de la machine pénale et létale, la puissance d'application et de déconstruction de la première s'appliquant avec une rigueur éthique implacable au pouvoir de mort appartenant à la seconde, encore aujourd'hui en exercice dans les pays parmi les plus en pointe de la modernité capitaliste (comme les États-Unis ou le Japon).

 

 

Il s'agit moins ici de susciter par la conviction l'adhésion des spectateurs que d’interroger toute une série de préconceptions que ces derniers peuvent partager avec les institutions de la justice pénale et létale. Et l’interrogation n’advient plus au terme d'un argumentaire scénarisé et cinématographiquement illustré, mais bien dans la mise en cause radicale, en rapports de conjonction et disjonction d'images et de sons, d'un partage du sensible qui ne se réduit dès lors pas ou plus aux seuls problèmes soulevés par la peine de mort en terme d'efficacité et de légitimité. La configuration policière à l’intérieur de laquelle s’inscrivent ces problèmes se voit ainsi excédée par le noyau fondamentalement politique des esthétiques engagées par chacun des gestes de cinéma à l'œuvre.

 

 

Avec Apprentice du réalisateur singapourien Boo Junfeng sélectionné dans la section « Un certain regard » du Festival de Cannes de 2016, on aurait peut-être affaire à l'expression circonstanciée d'un nouveau genre qui s'ingénierait à soumettre le travail du cinéma à l'entretien de fausses ambivalences. Ces fausses ambivalences finissent par être suffisamment fallacieuses pour trahir de véritables ambiguïtés au bénéfice hypocrite d'un double discours, les militants de l'abolition de la peine de mort pouvant y reconnaître leur conviction respective de la même façon que ses promoteurs (et chacun des deux camps contenté pourra ainsi rentrer à la maison en s'épargnant l’énième variation de leur confrontation).

 

 

L’ambivalence infiltrée par l’ambiguïté

 

 

Que raconte Apprentice ? On se réjouira en premier lieu de reconnaître, comme secret logé au cœur d'un récit d'apprentissage d'un jeune gardien d'une prison de haute sécurité singapourienne auprès du chef bourreau de l'établissement carcéral, le motif de l'infiltration revenu du cinéma noir de Samuel Fuller (House of Bamboo – La Maison de bambou en 1955) à Martin Scorsese (The Departed – Les Infiltrés en 2006). Le héros prénommé Aiman travaille en effet à s'approcher au plus près de Rahim, le bourreau en chef qui exécuta il y a quelques années son père, condamné à mort à la suite d'une horrible affaire criminelle d'ami dépecé. On pouvait alors légitimement envisager qu'un motif comme celui-là issu du cinéma de fiction réussisse en effet à s'imposer en contrariant une mécanique didactique s'appuyant cependant sur les exigences de précision offertes par un travail sérieux de documentation et de reconstitution (toutes les séquences dans l'établissement pénitentiaire ont été tournées pour partie dans la prison singapourienne de Laragan ainsi que dans des infrastructures inactives situées en Australie, les séquences d'exécution l'ayant été dans un immeuble abandonné de Singapour). Il n'en sera pourtant rien, l'histoire de Apprentice est d'une limpidité telle qu'elle triomphe de toute contrariété, posant les équilibres intéressés de l'ambiguïté contre les abîmes insensés de l'ambivalence.

 

 

Si le récit de Boo Junfeng se pose pourtant une bonne question (celle de la jouissance personnelle et même pathologique comme l'aurait dit Kant, au service d'un dispositif létal au formalisme prétendument neutre, désaffecté et impersonnel), il la résout cependant au bénéfice d'une assomption symbolique offerte à la loi infaillible et nécessaire de la reproduction. Et le jeune Aiman de remplacer nécessairement et in fine le vieux Rahim indisponible au poste de l'exécuteur en chef chargé d'actionner le levier nécessaire à la potence. De ce point de vue, Apprentice n'est pas si différent que Green Mile La Ligne verte (1999) de Frank Darabont d'après Stephen King, qui déjoue le réquisitoire libéral attendu contre la peine de mort en la divisant entre la jouissance illégitime des gardiens pervers de la loi et l'éthique des autres qui en préservent la nature morale, au risque assumé d'une culpabilité à l'évidence christologique.

 

 

L’obscénité du bon bourreau

(celui qui jouit de ne pas jouir)

 

 

Apprentice suscite l’intérêt quand il montre comment la science accumulée par Rahim (excellent Wan Hanafi Su, plus touchant que le jeune Aiman tout en raideur interprété par Fir Rahman), du nouage des cordes au poids des condamnés en passant par le craquement sec avérant que la rupture de la colonne vertébrale a bien eu lieu, trahit une jouissance à la fois satisfaite et déniée, car protégée derrière les murs neutres de la froide légalité. De son côté, Aiman se retrouve significativement dans une situation personnelle où le menace l'excès d'une jouissance incestueuse (il vit avec sa sœur qui se comporte avec lui comme sa compagne, n'hésitant par exemple pas à rentrer dans les toilettes alors qu'il est en train de déféquer). Quand l’infiltré Aiman confondu par Rahim ose finalement lui demander si le formalisme caractérisant l'administration de la violence létale n'aurait pas toléré des erreurs judiciaires, ce dernier manifeste un début d'irritabilité et de déstabilisation renforcé par le soupçon de plaisir tiré de la fonction institutionnelle consistant à donner la mort (un indice – et c'est d’ailleurs le plan le plus troublant du film – est donné à Aiman quand ce dernier touche et sent les humeurs imprégnant la corde autour du cou de son premier exécuté). Un accident de voiture volontaire sanctionnera le vieux bourreau, trahissant en lui une obscure culpabilité qui, de fait, laisse la place libre de l'exécuteur, dès lors logiquement disponible pour son apprenti qui saurait ainsi accepter l'éloignement nécessaire d'avec sa sœur (partie vivre en Australie), et ainsi se dispenser des gouffres menaçants de la jouissance ayant déjà dévoré ses deux pères, le père réel exécuté par le père de substitution (c’est pourquoi le nouveau bourreau saura exemplairement se dispenser du tabouret utilisé par son prédécesseur ne servant qu'à faire parler et souffrir pour le plaisir le condamné quelques heures avant son exécution).

 

 

La fin de Apprentice est en effet exemplaire d'un double discours en résultante d'une fiction imposant avec le destin de la reproduction sociale l'heureuse possibilité de changer symboliquement de paternité (un père chargé d'un sang trop chaud in fine échangé contre une autorité étatique à la froideur clinique, léchée de quelques reflets verdâtres de circonstance obtenus à l'image par l'opérateur français Benoit Soler). C'est que, en effet, Aiman en remplacement de Rahim se retrouve dans la dernière séquence sur le point d'actionner le levier fatal, le réalisateur coupant opportunément pour donner au spectateur la fausse idée d’une ambivalence biaisée (puisque Boo Junfeng ne ménage par ailleurs aucune probabilité pour que son héros puisse faire autre chose que faire ce que sa nouvelle fonction l'oblige à faire), au profit d'un double discours en son fond authentiquement faussé (si les déclarations d'intention du réalisateur vont dans le sens de l'abolition, son film poserait plutôt la nécessité d'une loi formelle, à l'œuvre dans l'administration de la violence létale ou non, et incarnée par des fonctionnaires authentiquement dévoués au point de s'épargner les manifestations de jouissance pathologique). Apprentice n'aura dans les faits rien d'autre que raconté la nécessité de la loi formelle dans l'éloignement des gouffres ouverts par la jouissance pathologique, militant pour moins de contradiction subjective et plus de désaffection au service d'une affectation instituée. La jouissance est bien perverse, chassé par la porte du formalisme pour revenir par la fenêtre de sa manière quintessenciée puisque le réel de la jouissance pathologique consiste à se confondre avec la raison instrumentale et sa neutralité formelle au service du dispositif de la légalité létale. Jouissance subtile d'être ainsi subtilisée. Le problème avec Rahim, c'est qu'il s'agissait d'un bourreau humainement faillible, cachant de secrètes jouissances et rongé par la culpabilité. Toutes choses sont en effet suspendues avec Aiman qui comprend avoir besoin d'une fonction étatique indiscutée afin de croire et faire croire qu’il tient à distance et en respect les spectres séduisants mais monstrueux de la jouissance et de la culpabilité issus du mauvais sang de l’héritage familial.

 

 

Ce dont Apprentice fait l'éloge discret mais insistant, c'est de la figure nouvelle du bourreau qui vient et pour qui la peine de mort en vaut vraiment la peine, plus jeune et meilleur, plus efficace que celui qu'il remplace, vieux libidineux qui ne pouvait pas davantage réussir à cacher sous les dehors neutres de la maîtrise ses déséquilibres psychiques. On se demande alors pourquoi Boo Junfeng aura eu autant besoin d’user de focales longues pour filmer tout cela, sinon pour écraser la question de la légitimité sur celle de la légalité, sinon et enfin pour affirmer et réaffirmer qu'en vertu du contexte son point de vue recoupe structurellement celui du gardien posté en surveillance du mirador. L’apprenti, c’est aussi l’auteur d’un premier long-métrage qui se complaît à ne pas s’évader du cocon donné par la prison de haute sécurité.

 

 

2 juin 2016

"Court – En instance" (2014) de Chaitanya Tamhane

Le souffle de la justice, le droit comme un soufflé

D'abord, un chanteur est interrompu pendant sa performance publique. La police de Bombay (Mumbai depuis 1995) intervient pour mettre un terme au concert où se produit Narayan « Nana » Kamble, sorte de protest-singer indien interprété par Vira Sathidar, poète contestataire issu de la communauté Dalit habituée à l'oppression en tant qu'elle est identifiée à la caste des intouchables. Plus tard, Vinay Vora (joué par Vivek Gomber, par ailleurs producteur du film), le jeune avocat qui prendra la défense de « Nana », est interrompu dans son intervention concernant le cas bien connu d'un homme victime d'acharnement judiciaire à l'occasion d'une réunion publique consacrée à la démocratie indienne et ses limites, au moment où l'on amène un ventilateur dans la salle. Ce même avocat sera quelques temps après victime d'une agression dans la rue de la part de deux représentants d'un secte prétendant avoir été offensés par les propos tenus par le juriste dans la défense de son client et qui lui tombent dessus alors qu'il sort tranquillement d'un restaurant huppé du centre de Mumbai. C'est plus tard encore « Nana » qui a bénéficié après bien des difficultés de la levée des accusations qui pesaient contre lui (l'État le soupçonnait d'avoir par ses chansons poussé au suicide un égoutier de la ville), et que l'on retrouve dans l'imprimerie chargée de sortir sous presse la brochure racontant ses déboires judiciaires de l'année passée, pour être une nouvelle fois arrêté par les forces de police en raison d'accusations dont on découvrira qu'elles sont plus lourdes encore. Dans le tout dernier plan de Court – En instance (2014), l'impressionnant premier long-métrage de fiction d'un jeune réalisateur de moins de trente ans qui fit notamment sensation à la Mostra de Venise en y raflant deux prix, on verra enfin le juge de la cour d'assises chargé à chaque fois de décider du sort de l'artiste contestataire, se reposant en villégiature dans un luxueux centre de loisirs et fichant une torgnole à un gamin qui, pour s'amuser avec ses petits camarades, l'avait brutalement sorti de son sommeil.

 

 

Cinq situations de toute évidence dissemblables mais ressemblantes en ceci qu'elles sont rassemblées et partagées par un même motif – celui d'une interruption. Prenant tantôt la forme de la routine policière, tantôt celle de contingences sans sérieuse conséquence (un discours est momentanément suspendu le temps que l'on mette en route un ventilateur), s'exposant tantôt encore sous la forme d'une agression grave (c'est une humiliation physique et publique) ou bien anodine (c'est une blague de gamin), l’interruption en ses césures et ses coupures semble en définitive se manifester partout ailleurs en effet que dans l'enceinte stricte du tribunal où se déroule la majeure partie du film de Chaitanya Tamhane.

 

 

Une scène préférée

(et puis quelques autres périphériques)

 

 

Voilà donc un monde où les rapports de la continuité et de la discontinuité se partagent selon une modalité empirique au regard de laquelle l'institution judiciaire semblerait épargnée par ces interruptions qui ponctuent dans toute leur diversité phénoménale le reste de la vie sociale. C'est parce qu'il y aurait parfois de l'interruption à certains endroits qu'il faudrait alors comprendre, par défaut ou bien alors de façon contrapontique, qu'à d'autres endroits l'interruption paraît impossible. On trouvera ici une manière de subtilité parmi d'autres appartenant à un film dont la rigueur formelle est telle qu'elle ne cède en rien sur les facilités d'une narration classique tout en exposition, accentuation et résolution, pour préférer se concentrer sur l'essentiel d'un fonctionnement judiciaire tenté par le mauvais infini de la répétition, moins dynamique que statique.

 

 

Certes, l'essentiel en question constitue le propre de tout film de procès auquel on pourra légitimement affilier Court, à ceci près qu'il faut noter son refus de mouler un récit particulièrement bien documenté à l'intérieur du régime de représentation cinématographique mondialement dominant, tant à Hollywood qu'à Bollywood (puisque, comme on l'a dit, le film a été tourné à Bombay devenue Mumbai, cité indienne la plus peuplée du pays ainsi que sa capitale économique et commerciale, riche d'une longue histoire de luttes ouvrières, syndicalistes et politiques). En préférant aux focalisations héroïques et subjectives comme aux coups de théâtre du récit habituel de procès la linéarité désaffectée d'un regard analytique et dédramatisé, Chaitanya Tamhane témoigne d’un sens décisif de la distanciation opérant à partir des individus pour toucher à l'invisible des structures de pouvoir configurant leurs interactions et déterminant leurs interrelations. Ainsi, les plans sont le plus souvent statiques, larges et ouverts, filmés en focale longue ou moyenne au service de séquences relativement longues afin d'extraire de chaque situation localisée la structure d'une scène qui ne se réduira d'ailleurs pas ici à celle, attendue, du tribunal (d'abord de première instance avant de pouvoir accéder ensuite à la cour d'assises dès lors qu'il faut juger pénalement de délits, sinon de crimes).

 

 

Si le tribunal reste la scène préférée de Court, le film en multipliera cependant quelques autres en périphérie, y compris des scènes où s'y joue avec davantage de netteté la question décisive de la représentation (la scène du concert, deux fois répétée d'ailleurs, la scène d'un théâtre également) avec une systématisation cependant jamais mécanique, justement passionnante en ceci qu'elle rend constamment visible les implicites ou impensées sous-tendant les routines institutionnelles, de la sphère policière à la sphère judiciaire, avec leur littérature grise et leurs réflexes administratifs respectifs, avec leurs pratiques circonstanciées et les accommodements plus ou moins visibles et tolérés qu'elles autorisent (ainsi de l'évocation d'un témoin de pure convention, toujours là quand la police en a besoin et dont la présence systématique ne gêne le tribunal qu’à partir du moment où l'avocat de la défense le fait remarquer).

 

 

Savoureux paradoxes,

cruelles contradictions

 

 

D'une part, on a vu dans Court que l'interruption se manifeste en négatif de son absence même dans un régime d'action institutionnel qui, d'une séquence (le procès de « Nana » succède à quelques autres et, s'il débouche sur une relaxe, trouve à rebondir aussi sur une nouvelle affaire encore plus longue et fastidieuse à traiter) à l'autre (celle où le jeune avocat expose à l'occasion d'une réunion publique un cas d'acharnement judiciaire différent de celui dans lequel il se trouve sans le savoir embarqué), semble habiter par la passion triste du mauvais infini (l'acharnement judiciaire trouve en effet à se répéter, entre deux cas distincts comme en ce qui concerne chacun des deux). C'est pourquoi le film de Chaitanya Tamhane pourrait sans effort durer le double de ses deux heures sans que l'on y trouve à redire, pas si éloigné du coup d'un film comme Norte – La fin de l'histoire (2013) du philippin Lav Diaz, interrogeant à sa façon ce mauvais infini en ses effets de répétition et de durée (d'hystérésis pourrait-on dire) caractérisant l'administration d'une peine et du châtiment qu'elle est censée exercer sur le corps et l'esprit du faux coupable condamné et du vrai coupable en liberté s'enfonçant toujours plus dans une culpabilité infinie, rétive à toute reddition, jusqu’à la bestialité. C'est qu'il faut du temps en effet pour rendre manifeste l'inégale distribution de l'interruption, active mais seulement à l'extérieur de la scène judiciaire, comme si son formalisme intrinsèque la prémunissait de toute rupture avec son ordre routinier – autrement dit de tout dissensus. D'autre part, le réalisateur se montre formellement à la hauteur de ses réelles ambitions, parce que son film repose un geste largement nourri par le geste documentaire (l'auteur en a d'ailleurs réalisé un en 2006, intitulé Four Step Plan et consacré au plagiat dans le cinéma indien), avec sa distribution de 150 personnages reposant quasi-intégralement sur des acteurs non professionnels dans des rôles semblables à ceux qu'à leur corps défendant ils vivent (comme c'est le cas du poète contestataire ainsi que de cette femme jouant la veuve de l'égoutier), et puis le principe de multiplier les prises (entre 30 et 60 au profit d'une séquence par jour de filmage). Chaitanya Tamhane fait ainsi montre d'un grand sens de la perspicacité et de la rigueur en dépassant le seul lieu commun du tribunal comme scène de théâtre (social) privilégié afin de rendre sensible quelques structures déterminantes, tout à la fois endogènes et exogènes à la sphère relativement autonome du judiciaire.

 

 

D'un côté, les inégalités sociales en ce qu'elles sont renforcées et relativement figées en Inde par le système de castes influent sensiblement sur certaines décisions marquées du coin de la neutralité juridique. À charge pour le spectateur alors d'investir les intervalles entre les séquences et faire ainsi œuvre de raccords en manière de corrélations. Il suffira ainsi de voir l'avocate générale ou la procureure rire aux éclats devant une pièce de théâtre de boulevard imprégnée de racisme régional à l'égard des Indiens originaires du nord du pays pour comprendre autant leur adhésion au consensus social en vigueur que, outre leur peu d’appétence pour la poésie contestataire, son mépris subtilement prononcé à l'égard de la veuve du prétendu suicidé, probablement originaire comme le trahit sa langue de ce nord tant stigmatisé. Il suffira encore de voir l'avocat de la défense s'enquérir obséquieusement du sort de cette veuve qu'il ramène chez elle avec sa belle voiture qui fait tellement tache dans le quartier prolétarisé où elle habite, pour sentir aussi dans quel environnement social s'enracine un silence qui, de fait, bénéficie à la défense de l'accusé (on ne saura jamais, si la chose reste encore démontrable, dans quelles circonstances est décédé l'égoutier). On appréciera enfin le paradoxe en raison duquel la procureure, quand bien même elle occupe le pôle de l'accusation, travaille à préserver une indépendance professionnelle relativement fragilisée par les obligations domestiques incombant à la femme au foyer et mère qu'elle est, tandis que le jeune avocat, plus libre de ses mouvements parce qu'il est un héritier, investi dans le redéploiement de l'héritage familial dans un sens relativement politique, celui de la défense de la liberté d'expression.

 

 

D'un autre côté, le tribunal est ce lieu bien défini où se joue et s'accomplit une raison formelle ne relevant en terme logique que d'elle-même (cette loi formelle qui ne connaît plus d'autre sphère de légitimité que la sienne, si elle a été historiquement conceptualisée par Kant, aura été poussée jusque dans ses ultimes retranchements allégoriques par Franz Kafka). Jusqu'à inclure des paradoxes qui seraient savoureux s'ils n'étaient pas dans les faits de cruelles contradictions dont le nouage peut être mortellement décisif pour les accusés, faibles parmi les faibles. À l'image de cette séquence où la procureure s'appuie sur un article du code pénal datant de l'ère victorienne afin de souligner le caractère répréhensible des tours de chant de l'artiste, l'avocat de la défense répondant que l'Inde est depuis quelques décennies une société post-coloniale, son indépendance annuellement célébrée en guise de fierté nationale. C'est pourquoi Court fait systématiquement mouche, en faisant preuve formellement de distanciation, d'égalité et de neutralité, afin de représenter un monde social pour lequel l'égalité de traitement et la neutralité caractéristiques du formalisme juridique constituent les balises pratiques d'un discours institutionnel incessamment démenti par des faits, autrement plus tangibles et concrets que des convictions ancrées mais inégalement avouées (énoncées par les minoritaires afin de signifier le rapport de force dont ils sont les victimes, les convictions le seraient effectivement moins pour les représentants institutionnels de la majorité qui, du bon côté du manche du social, peuvent à bon droit s'épargner de si frontalement les exprimer).

 

 

La claque du droit

 

 

Aussi incisif qu'un documentaire de Frederick Wiseman ou Raymond Depardon, Court est peut-être plus troublant aussi parce qu'il s'agit d'une fiction intriguée par l’intrication des fictions du réel nouant invisiblement les différentes scènes du social. Notamment la fiction idéologique de la neutralité juridique au service pratique de la répression politique des contestations radicales du pouvoir. Le film de Chaitanya Ramhane rend ainsi justice au poids presque insensible mais cependant fatidique des habitus, ces manières logées dans le corps qui vont dans le sens conservateur de la reproduction de l'existant quand d'autres bourgeois, à l'instar du jeune avocat qui fréquente des lieux de consommation interdits aux plus pauvres et bercés de jazz ou des valses de Chopin, essaient de travailler dans la perspective progressiste d'une plus grande libéralisation. En même temps, le réalisateur démontre infailliblement, et cela sans exotisme aucun, que l'Inde est bel et bien, en dépit de la persistance sociale du système des castes que n’a pas aboli loin de là le colonialisme britannique, une démocratie libérale avec une sphère judiciaire verrouillée par l'immanence d'un formalisme juridique qui, séparé de toute légitimité transcendantale ou religieuse (nous ne sommes pas ici en théocratie comme c'est le cas en Iran), manifeste qu'il est en dernière instance surdéterminée par la propension à la conservation des rapports de pouvoir et la reproduction du statu quo.

 

 

Le court-circuit des abstractions du formalisme juridique et des situations concrètes inégalitaires atteint à l'extrême lisibilité d'un film marquant souverainement l'hétérogénéité circonstanciée de la justice et du droit, le second ne délivrant que des verdicts associés à des règles formelles que la première justement devrait justement pouvoir interrompre. En ceci, Court bénéficie d'une rigoureuse vision matérialiste, au sens marxien du terme, mais en allant aussi beaucoup plus loin que Marx lui-même qui ne voyait dans les sphères différentes de l'économie que les lieux caractéristiques d'une superstructure secondaire. Pour Chaitanya Tamhane à l'enseigne d'un glorieux aîné comme Satyajit Ray du côté de Calcutta, le tribunal comme scène, s'il s'inscrit en homogénéité avec le reste de la société, est caractérisé par l'immanence d'un formalisme abstrait démontrant ultimement, et autant qu'un panneau publicitaire pour une grande multinationale des télécommunications, l'inclusion de l'Inde dans la mondialisation néolibérale.

 

 

On pensait Court achever en preuve de premier ordre qu'à Bombay il existe un autre cinéma que celui identifié à Bollywood, avec le fondu au noir tombant sur la relance de la routine judiciaire s'exerçant une nouvelle fois à l'encontre de « Nana » afin de briser sa persévérance jusqu’à sa santé. Pourtant, le film continue encore une demi-douzaine de minutes, offrant une passionnante séquence en guise de bonus uniquement consacré à la figure du juge (en réalité interprété par un professeur de musique pour élèves handicapés), que l’on retrouve en train de se reposer en villégiature dans une sorte de centre de vacances. On verra notamment le vénérable fonctionnaire y jouer d'autres rôles sociaux, par exemple celui de sympathique patriarche donnant des conseils de numérologie à un homme dont le fils serait victime de difficultés peut-être mentales.Le même notable se révélant également un être particulièrement brutal et autoritaire quand, troublé dans son sommeil, il gifle un enfant qui ne voulait que s'amuser. Une gifle symptomatique des contradictions auxquelles oblige le mode de vie mondialisé de la bourgeoisie dès lors qu'il s'incorpore à une culture encore largement tributaire de certains imaginaires traditionnels (jusqu'au sectarisme religieux dont aura été victime l'avocat de la défense de « Nana »). La vie des contradictions continue hors de la scène du tribunal, avec celui qui par profession doit incarner la raison formelle tout en manifestant en privé, et sans que le paradoxe ne le fasse sourciller, qu'il n'est pas encore temps de rompre avec les normes magiques d’une culture de la superstition.

 

 

Le brutal autoritarisme dont s'habille par réflexe un notable sachant par ailleurs si bien s'amuser en participant à un jeu portant sur des airs de Bollywood offrirait enfin, dans le contexte bariolé des multiples particularismes indiens, le revers universel du néolibéralisme mondialisé, qui voue les humiliés à l’offense redoublée de l’inégalité essentialisée par la caste et déniée par le droit. Si la justice peut souffler dans une chanson de protestation, le droit y répond en claquant comme un soufflé.

 

 

24 mai 2016


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