C'est une évidence que le septième long-métrage du réalisateur mexicain Alfonso Cuaron, alors même que son économie est facilement identifiable à celle des blockbusters (Gravity a coûté cent millions de dollars, ce qui est certes deux fois moins que Pacific Rim de son camarade Guillermo del Toro sorti cet été), tranche nettement avec le reste des super-productions spectaculaires vendues par l'industrie hollywoodienne au monde entier. Et ce pour au moins trois raisons fondamentales. D'abord parce que le film a pris le parti diégétique de se concentrer rigoureusement sur l'épreuve vécue par l'astronaute Ryan Stone (Sandra Bullock). Devant survivre dans l'espace depuis la destruction accidentelle de la navette Explorer survenue suite à une collision avec les débris d'un satellite russe, l'héroïne tente avec l'aide provisoire de l'astronaute Matt Kowalski (George Clooney) de retourner sur Terre (dans une séquence en rappelant une autre, l'une des rares réussies d'un film globalement raté, tirée de Mission To Mars de Brian de Palma en 2000), et la représentation de cet exploit se soutient de l'exclusion formelle de tout autre élément scénaristique qui, du possible contrechamp situé à la base de Houston (ramassée dans la voix d'Ed Harris) à un possible prologue sur Terre situant les enjeux du récit et les caractères des personnages en passant par de possibles flash-back ayant pour fonction d'éclaircir la perte traumatique de la petite fille de l'héroïne, contreviendrait à cette volonté (rare à Hollywood) de concentration et de réduction fictionnelle à l'essentiel d'une survie suivie de bout en bout jusqu'à son heureux accomplissement.
Un détail significatif : la durée du film, atteignant les 90 minutes, viendrait autrement parachever la particularité de Gravity qui, en regard de la plupart des blockbusters dont la durée dépasse allègrement les 120 (voire les 130) minutes (Pacific Rim dure 132 minutes), pourrait presque ressembler à une série B. de jadis (un sentiment préalablement éprouvé cette même année devant After Earth de M. Night Shyamalan, autre film de science-fiction concentré sur l'unique motif de la survie mais malheureusement alourdi par les implicites idéologiques propres au discours de la scientologie relayé directement dans le film par son acteur et producteur, Will Smith). A l'instar de After Earth, le rêve de série B. caressé par les auteurs de Gravity (le scénario a été écrit par le réalisateur en compagnie du réalisateur colombien Rodrigo Garcia et de son fils, Jonas Cuaron) résulte évidemment aussi d'une fiction axée sur le traitement d'une seule et unique situation dont la narration se ramasse sur la seule description, factuelle ou constative, quasiment en temps réel reconstitué, de ses causes, de ses développements et de ses ultimes conséquences (Ryan Stone, tombée du ciel, sort de l'eau et, ayant désormais atteint la terre ferme, se dresse sur ses deux jambes avant de rejoindre l'horizon).
C'est la deuxième raison, paradoxale comme on va d'ailleurs s'en rendre rapidement compte, au nom de laquelle le film d'Alfonso Cuaron se distingue assez franchement des autres super-productions de ce genre. D'une part parce que le rapport au genre (la science-fiction, historiquement issue du cinéma bis) est ramené à l'essentiel (c'est à ce niveau que l'on devra parler du haut degré de réalisme de ce film). Et, d'autre part, parce que le sec refus des hypothèses les plus propices à tirer le genre de la SF en direction du fantastique (des phénomènes étranges témoignant peut-être d'une vie extra-terrestre comme dans le matriciel ou séminal 2001 : A Space Odyssey de Stanley Kubrick en 1968) ou du merveilleux (l'exploration d'autres mondes comme dans les séries « space-opera » du type de Star Wars ou Star Trek) déporte le genre vers ce sous-genre transversal (même s'il est souvent associé au cinéma d'horreur) qu'est le film de survie (ou Survival Movie). Le fait de refuser de situer dans le temps historique l'action du film accuserait davantage le rapport dans Gravity entre les deux genres, la tonalité du film de survie (sous-genre mineur parce qu'impur et transversal) finissant par se comprendre comme étant la dominante du film en regard de la tonalité du genre de la science-fiction (genre devenu majeur à Hollywood depuis le film de Stanley Kubrick). Moins un film de science-fiction racontant une histoire de survie, le film d'Alfonso Cuaron serait plutôt un film de survie revêtu des oripeaux de la science-fiction (mais dégraissée de tous les éléments anticipant de façon plus ou moins lointaine l'action narrée).
Mieux que les louanges adressées au film par James Cameron, ce sont – pour rester du côté publicitaire – les éloges de Buzz Aldrin (le coéquipier de Neil Armstrong ayant aluni en juillet 1969 avec Apollo 11) reconnaissant le grand réalisme du film qui sembleraient attester a minima de la qualité moins documentaire que solidement documentée d'une entreprise qui a mis plus de quatre ans à être finalisée en bénéficiant de l'aide informationnelle de la NASA. De ce point de vue-là (c'est-à-dire le réalisme documenté et la concentration diégétique d'une fiction qui loge dans le cadre de la science-fiction le noyau dur du Survival Movie), Gravity représenterait bien l'antithèse de Pacific Rim (qui, certes, ne se déroule pas dans l'espace intersidéral mais raconte quand même l'affrontement terrestre et marin entre une race extra-terrestre à l'origine des dinosaures et le genre humain aux commandes de robots gigantesques censés suspendre une fin du monde programmée).
L'utilisation scénaristique du syndrome de Kessler (concernant la poubelle pleine des ruines d'anciennes missions spatiales tournant autour de la Terre), le recours à une phase de prévisualisation intégrale du film opérée par ordinateur, l'invention d'une « Light Box » (un cube recouvert de panneaux munis de toutes petites lampes LED afin d'obtenir des variations de lumière dignes de la rotation de la Terre sur elle-même en regard de la position du soleil), la mise en place d'un système d'une dizaine de câbles télécommandés afin de simuler l'apesanteur, l'alliance des animateurs 3-D et du chef-opérateur passionné de défis Emmanuel Lubetzki (ce dernier, également d'origine mexicaine, travaille notamment sur tous les films de Terrence Malick depuis quinze ans), la reconstitution en dur de la capsule Soyouz ainsi que le sur-entraînement physique de Sandra Bullock participent à l'imposition d'une esthétique réaliste qui viserait même l'hyperréalisme puisque l'engagement simulationniste (accrédité par la technologie 3-D) proposé au spectateur est celui de lui donner le sentiment d'y être vraiment.
L'hyperréalisme de Gravity se soutient enfin et en toute logique – c'est la troisième raison de distinguer ce film des autres blockbusters commandant les exigences capitalistes toujours plus grandes de l'industrie hollywoodienne actuelle – d'une perspective au nom de laquelle s'impose une phénoménologie de la perception légitimant l'emploi du plan-séquence (ainsi du premier, qui doit bien dépasser les dix minutes) et les passages subjectifs à l'intérieur du casque de l'héroïne. Concentration diégétique et narrative, prouesses techniques produisant un hyperréalisme dans le registre de la représentation et phénoménologie filmique de la perception afin d'intensifier les points de contact entre la subjectivité des personnages et celle des spectateurs s'entretiennent pour aboutir à ce que Gravity se sépare aisément de l'ordinaire spectaculaire. Pour autant, le film d'Alfonso Cuaron, certes bien plus réussi (pour rester dans le genre) que Elysium de Neill Blomkamp dont les ambitions politiques s'effondraient dans des pétarades et autres bourrades régressives et un finale consensuel à l'humanitarisme mouillé (c'était le côté à la fois « maousse costaud » et « Petit Pimousse » du film), est-il pour autant supérieur à la seule somme des prouesses techniques qui l'ont rendu possible ? On peut en douter, et ce pour trois raisons encore, et des raisons bien évidemment différentes des trois raisons précédentes au nom desquelles Gravity arrive formellement à se distinguer des autres blockbusters sortis ces derniers mois.
En premier lieu, Alfonso Cuaron confond simulation et représentation, l'hyperréalisme valorisé par le premier terme se substituant alors au réalisme défendu par le second, et c'est le cinéma comme art du trouble esthétique dans l'ordre mimétique du naturel et de la vraisemblance (brouillé par les frottements entre le ressemblant et le dissemblable) qui s'évanouit dans le triomphe publicitaire du simulacre (ce que Serge Daney nommait « visuel » à la fin des années 1980). Heureusement, cette confusion est suspendue quand il s'agit de construire un personnage comme celui de Ryan Stone, mais elle constitue pourtant le nerf d'une entreprise qui souhaite impacter ses spectateurs de telle sorte que, sortant de la salle, ces derniers s'exclament qu'ils en ont bien eu pour leur argent puisqu'on leur avait bien promis une expérience de l'espace « comme si vous y étiez ». Sauf que le cinéma n'équivaut pas au « comme si vous y étiez » mais à la formule du déni ou du désaveu fétichiste donnée par Octave Manonni : « Je sais bien, mais quand même ». Formule qui a minima réinscrit de la contradiction et de l'écart, autrement dit de la représentation, là où la simulation simule l'effacement de tout écart au nom du « comme si ».
Heureusement donc, Ryan Stone existe et Sandra Bullock ne démérite pas à faire exister un personnage sur lequel le film se repose aussi quand il n'est pas mobilisé à accréditer l'hyperréalisme dont il fera ensuite sa publicité (ce qui n'a d'ailleurs pas été inefficace puisque le film marche assurément, ayant dépassé les trois millions d'entrée France). Mais – et c'est le deuxième problème de Gravity – Ryan Stone existe de telle manière que la survie dans laquelle elle est projetée ne peut pas ne pas faire écho (même si un carton introductif rappelle à bon escient qu'aucun son ne saurait se faire entendre dans l'espace, malgré l'habitude des bruits d'avions à réaction des navettes spatiales depuis le saga Star Wars de George Lucas) à la perte traumatique de sa petite fille. C'est alors que la rigoureuse concentration au nom de laquelle le film d'Alfonso Cuaron désirait s'affranchir des obligations hollywoodiennes à tout expliquer et tout montrer vient buter sur la nécessité dramatique d'une telle expérience de survie.
Certes, Gravity aurait été plus sec s'il avait refusé le chantage émotionnel au traumatisme à dépasser dans l'action, mais il aurait été plus cohérent, plus entier aussi. Pareillement, si l'héroïne s'était laissée mourir, le film aurait fait preuve d'un réel courage à l'encontre du vieux fonds moraliste et chrétien qui perdure encore dans les fictions hollywoodiennes. En lieu et place de la cohérence totale ou du courage éthique (tel que le suicide peut le contracter comme Albert Camus le démontrait dans Le Mythe de Sisyphe en 1942), Gravity propose une bête histoire de résilience (topique des magazines de vulgarisation psychologique) qui soumet la relève des blessures d'hier dans l'épreuve des difficultés d'aujourd'hui. Il y avait une certaine beauté à donner à voir dans l'immensité cosmique le réel d'un traumatisme (la perte d'un enfant) dont la persistance finit par faire trou dans la chaîne symbolique (les liens en termes matériels, communicationnels et techniques rattachant l'héroïne à la navette et à la base). Mais doit malgré tout s'imposer l'imaginaire de la résilience impérative sous la figure salvatrice de Matt Kowalski revenant auprès de Ryan Stone alors qu'il s'est sacrifié pour elle, et dont le retour fantasmatique et compris comme tel après coup vaut comme petite pichenette relançant en elle son désir d'un dépassement de soi vital.
Il faut alors – c'est une nécessité structurellement, idéologiquement hollywoodienne – que le soldat Ryan Stone se sauve elle-même et ce sauvetage consiste d'abord dans la rédemption de celle qui s'est un petit moment abandonnée à sa propre pente suicidaire. Se sauver elle-même consiste alors à se dépasser en se sauvant d'elle-même, triompher du trou du réel traumatique en le comblant avec toute la rhétorique du courage qui autorise la musique composée par Steven Price à gonfler, gonfler, jusqu'à ce sommet ridicule et pompier de turgescence héroïque exposant le personnage se dresser sur ses deux pieds au sortir de l'eau, tel le premier hominidé sur Terre. C'est le troisième et dernier problème de Gravity, celui qui finit par sérieusement relativiser la puissance d'un film en regard de son inscription dans le registre de la super-production hollywoodienne. Après les confusions mimétiques de la simulation et de la représentation, après la subsomption de la résilience comblant avec le psychologisme vulgaire tous les trous du réel traumatique, s'affirme en troisième lieu la terrible contradiction de l'élan allégorique final au nom duquel une femme (par ailleurs très rarement dans un rôle de protagoniste de premier plan dans un film de genre hollywoodien, à l'exception récente de Gina Carano dans Haywire de Steven Soderbergh en 2011) accède pleinement au statut phallique (comme en attestent autant son prénom masculin en guise du souhait paternel d'avoir un fils que la symbolique érection finale de son corps émergé) dans le même mouvement où elle affirme un lien féminin profond avec la Terre (son repli fœtal momentané lorsqu'elle accède à la station russe, sa respiration saccadée lors de l'arrivée sur Terre comme s'il allait à nouveau accoucher, ainsi que sa sortie hors de l'eau à la manière d'un poisson).
Le partage genré est encore plus affirmé que cela. En effet, dans Gravity, comme auparavant dans Children of Man (2006) d'après le roman éponyme de P. D. James (qui ne réinventait guère mieux le film d'anticipation à coup là encore de plans-séquence virtuoses mais dont la manifeste virtuosité cachait déjà quelques lissages numériques), les hommes se sacrifient (Clive Owen hier, George Clooney aujourd'hui) pour la Cause de l'Humanité, autrement dit pour la cause des femmes qui n'entrent dans le symbolique qu'en s'accomplissant comme femme (avec la mère mettant au monde un enfant dans Children of Man, et avec la mère d'un enfant qui n'est plus mais dont le deuil autorise enfin qu'il y en est d'autres dans Gravity... dédié à la mère du réalisateur). Toutes choses (substitution de la représentation par la simulation, scénario de la résilience et héroïsme pompier rétablissant le partage ordinaire des sexes et des genres) dont savait se dispenser Stanley Kubrick quand il réalisait 2001 : A Space Odyssey, et dont auraient pu se souvenir autant Alfonso Cuaron que James Cameron s'entêtant à répéter à qui voudrait encore l'entendre que Gravity est « le meilleur film sur l'espace jamais réalisé ».
Roland Barthes propose de distinguer, dans son Sade, Fourier, Loyola, le roman social (« Balzac lu par Marx ») du roman sadien, en ceci que « le roman social maintient les rapports sociaux dans leur lieu d'origine (…) mais les anecdotise au gré de biographies particulières [pendant que] le roman sadien prend la formule de ces rapports, mais la transporte ailleurs, dans une société artificielle (c'est aussi ce qu'a fait Brecht dans l'Opéra de quat'sous » (éd. Seuil-coll. « Tel quel », 1971, p. 135). « Dans le premier cas continue Roland Barthes, il y a reproduction, au sens que le mot a en peinture, en photographie ; dans le second cas, il y a, si l'on peut dire, re-production, production répétée d'une pratique (et non d'un ''tableau historique''). Il s'ensuit conclut l'auteur que le roman sadien est plus réel que le roman social (qui est, lui, réaliste) » (idem).
Ce serait peut-être le seul point commun entre le cinquième long-métrage du cinéaste sud-coréen adapté d'une bande dessinée française de science-fiction post-apocalyptique et les littératures sadienne et brechtienne. Mais ce point commun (qui est, on le verra, un point de capiton essentiel dans sa réussite) participe amplement à marquer un projet singulier qui a nécessité plus de quatre années pour sa réalisation et qui au départ semble s'identifier sans reste à l'économie spectaculaire du blockbuster. La lutte des classes (comme fait social dont la totalité est idéologiquement déniée) est en effet moins représentée sous l'angle habituellement naturaliste du réalisme social (comme on a pu le voir encore récemment avec La Vie d'Adèle d'Abdellatif Kechiche qui en projette l'image à travers le prisme sociologique des jugements de goût et de l'inégale légitimité des pratiques culturelles) qu'elle est ici perçue à partir d'une perspective abstraite autorisée par le genre et ses implications dystopiques. Une perspective certes non-réaliste ou irréaliste, mais dont le non-réalisme ou l'irréalisme résulterait précisément du travail de notre imaginaire actuel (de nos imaginations « otages de notre propre mode de production » comme le dirait de manière marxienne Fredric Jameson dans Archéologies du futur I. Le désir nommé utopie,éd. Max Milo-coll. « L'Inconnu », 2007, p. 17).
Une perspective irréaliste ou non-réaliste au nom de laquelle il serait alors possible non plus de représenter (au sens d'une « reproduction» photographique) mais de présenter le réel de la lutte des classes, autrement dit la formule idéale-typique de « la production répétée d'une pratique» (ou « re-production» dans la terminologie de Roland Barthes). Refusant les effets de reconnaissance permis par un registre anecdotique particularisant les formes du monde social, Snowpiercer propose l'image d'une société artificielle (un train roulant en 2031 sur les rails d'une planète soumise depuis 17 ans à une nouvelle ère glaciaire résultant paradoxalement d'efforts ayant visé à contrecarrer le réchauffement climatique) dont la structure compartimentée concentrerait allégoriquement la formule élémentaire des rapports de classes. Et si l'allégorie consiste étymologiquement en une autre (« allon » en grec) manière de raconter en public (« agoreuein »), la perspective dystopique impliquée par le recours au genre de la science-fiction post-apocalyptique (un creuset offrant ici les motifs connus de la société totalitaire et de la catastrophe environnementale, de la technique divinisée et de la révolte populaire) doit s'envisager comme le déplacement anamorphique du point de vue ordinaire à partir duquel le réalisme de la représentation des rapports de classes importe moins désormais que la présentation allégorique du réel de leur lutte.
En lieu et place de la classique structuration sociale hiérarchisée de manière verticale, qu'un film de science-fiction récent comme Elysium (2012) de Neill Blomkamp hérite du modèle paradigmatique offert par Fritz Lang avec Metropolis (en 1927), Snowpiercer réitère la forme horizontale d'un compartimentage social voué au statu quo inégalitaire issue de l'adaptation de la bande dessinée d'Alexis (l'auteur des premières planches décédé en 1977), du scénariste Jacques Lob et du dessinateur Jean-Marc Rochette (les trois volumes ont été publiés entre 1984 et 2000 par Casterman). Alors que la verticalité propose une vision stratigraphique accumulant les classes sociales en couches superposées, des plus faibles en bas aux plus fortes situées en conséquence tout en haut de l'échelle sociale, l'horizontalité substitue au modèle classique de la superposition stratigraphique une vision mécanique selon laquelle le moteur de la machine positionné à l'avant du train institue le pôle de la domination, la queue du train étant dès lors abandonnée aux plus dominés. Une grille mécaniste vaudrait-elle mieux qu'une grille stratigraphique ?
Sauf que l'horizontalité contredit l'idée qu'il faudrait monter afin d'accéder au cœur de la machine sociale, s'opposant ainsi à une verticalité induisant la réification, via la métaphore géologique, de la dynamique des rapports de domination entre classes (d'où que la métaphore de la verticalité en strates ait pu également être employée par la droite, comme à l'époque des élections présidentielles de 2007 durant lesquelles Nicolas Sarkozy n'hésitait alors pas à évoquer « la France d'en bas »). Avec l'horizontalité, se perd le motif (méritocratique et libéral ou chrétien et transcendantal) de la montée (au ciel des riches) ou de l'ascension (en haut des marches du pouvoir) au profit d'une avancée entreprise par des individus qui, opprimés par d'autres, n'ignorent pas qu'ils appartiennent au même monde. Si le compartimentage du train impose de manière structurale la distribution policière et inégalitaire des places à occuper relativement aux fonctions occupées (le sous-prolétariat parasite en queue et le concepteur de la machine en tête), l'horizontalité induit le postulat d'une égalité de tous (à la même hauteur) qu'il faudra ensuite vérifier par l'avancée de wagon en wagon, de poste en poste, de compartiment en compartiment, afin d'accéder au noyau, au cœur machinique. Il ne s'agit donc plus pour les faibles insurgés de Snowpiercer de monter et s'élever afin d'atteindre les hauteurs où séjournent les plus forts que d'amorcer le mouvement de vérification d'une égalité contradictoire, déjà là du point de vue abstrait de la totalité imaginaire du train, mais à accomplir dans l'ouverture effective des portes marquant concrètement sa structure compartimentée.
Le réel de la lutte des classes se comprend donc en premier lieu comme épreuve du postulat égalitaire (l'horizontalité) à partir des contradictions de la configuration machinique, sociale et technique, qui induit ce postulat abstraitement (le train dans sa totalité échappant au regard des dominés) mais qui le nie aussi pratiquement (le compartimentage par enchaînement de wagons tirés par la locomotive du maître). Sur un plan linguistique, c'est comme s'il fallait passer d'un axe paradigmatique (qui ne concerne que le choix des mots sans rien toucher de la structure générale de la phrase) à un axe syntagmatique (qui porte sur le choix du placement des mots dans la structure de la phrase). On pourrait dire encore que Snowpiercer courbe le genre de la science-fiction (devenu majeur depuis 2001 : A Space Odyssey de Stanley Kubrick en 1968) afin de l'inscrire dans le genre plus mineur, non pas du film de survie comme vient de le faire tout récemment Gravity d'Alfonso Cuaron, mais cette fois-ci du film de train (on pensera particulièrement tant à The General de Buster Keaton en 1926 qu'à Runaway Train réalisé en 1985 par Andreï Kontchalovski d'après un scénario d'Akira Kurosawa, mais pourquoi pas aussi Haut les mains ! de Jerzy Skolimowski en 1967, son dernier film polonais avant l'exil).
Ici devra pourtant s'arrêter la comparaison entre les films d'Alfonso Cuaron et de Bong Joon-ho, la puissance de re-production allégorique du film du second surpassant aisément la seule performance en termes de simulation hyperréaliste du film du premier. Re-production et non pas donc simulation, puisque Snowpiercer est moins intéressé par l'hyperréalisme de la simulation comme l'est Gravity que par le récit allégorique présentant la formule du réel d'une pratique historiquement répétée, la lutte des classes, d'hier et d'aujourd'hui (on pourrait alors dire que Snowpiercer pose rigoureusement la question de l'avenir de la lutte des classes et l'avenir de cette question est toujours déjà doublée ou redoublée par son ombre, à savoir la question de l'émancipation sociale universelle).
On l'a dit, le postulat égalitaire en ses contradictions (son affirmation syntagmatique via la totalité imaginaire du train et sa négation paradigmatique via sa structure symboliquement segmentée) fournit l'un des points de capiton à partir desquels la fiction livre la formule allégorique du réel de la lutte des classes. Un autre point de capiton serait la question du travail, éminemment central d'un point de vue marxiste traditionnel puisque la domination s'explique économiquement par l'exploitation de la force de travail des dominés et la production d'une plus-value qui leur est arrachée au bénéfice des dominants. Sur ce plan-là, Metropolis comme Elysium qui s'en réclame partagent le même paradigme marxiste (les pauvres en bas travaillent pour les riches en haut). Mais c'est pour au final en affaiblir la portée révolutionnaire au nom de l'adoption d'un position finalement consensuelle, qui hier s'affirmait par le truchement du discours final du cœur reliant le cerveau et les mains, et qui aujourd'hui impose le règlement éthique de la question sanitaire et humanitaire. Snowpiercer est un film bien plus rétif à céder sur le consensus idéologique existant, et par conséquent plus surprenant politiquement parce qu'il ne semble pas être préoccupé par le motif du travail dont l'exploitation détermine pourtant la segmentation sociale en classes antagonistes.
Par exemple, il est évident que l'insurrection racontée dans le film de Bong Joon-ho est portée par les membres d'une sous-classe ou d'un sous-prolétariat jamais mobilisé par les dominants afin d'extraire de leur travail aliéné la survaleur susceptible de garantir leur pouvoir. Il faudra en fait attendre la toute fin du film pour comprendre le rôle idéologique que remplit à son corps défendant la classe des sous-prolétaires (permettre de diffuser la peur sur l'ensemble du corps social) et retrouver le travail exploité là où on ne l'attendait plus, autrement dit avec la figure crasseuse des deux enfants enlevés au début du film et placés à l'intérieur du moteur du train afin d'en assurer la maintenance technique. Plus que de simplement allégoriser l'esclavage des enfants prolétarisés dont l'exploitation fournirait l'un des moteurs de la mondialisation du capital, cette découverte tardive réinscrit le réel de l'exploitation à l'endroit même où celle-ci est censée s'être volatilisée : l'avant du train, soit la locomotive et son moteur circulaire qui s'auto-entretient en transformant mécaniquement la neige extérieure en énergie alimentant l'intérieur de la machine. Le discours techniciste de la disparition du travail (confondu le plus souvent avec l'emploi, comme on l'a encore vu avec notre lecture de Premières mesures révolutionnaires d'Éric Hazan et Kamo) représenterait ainsi de manière critique l'autre face du discours, entonné à plusieurs reprises dans le film par la fourbe Mason (Tilda Swinton), de la machine sacrée, de l'automate divinisé qui se suffirait à lui-même dans l'adoration de ses spectateurs.
Le travail ne disparaît que pour autant qu'il est de plus en plus invisibilisé et le capitalisme informationnel représente bien aujourd'hui une nouvelle époque dans l'idéologie de l'invisibilisation du travail. Surtout, au lieu de partir du travail et du partage conflictuel de ses bénéfices pour finir par en oublier la problématique comme on l'a vu avec Metropolis puis Elysium, le travail exploité n'arrive qu'en bout de course, qu'au bout du chemin, non plus comme l'imaginaire de base mais comme un bout de réel intempestif. Comme le supplément imprévisible qui sort de sa torpeur le héros Curtis (Chris Evans). Comme le déchet dont la visibilité longuement différée vient profaner le discours de la sacralisation technique. Comme le scandaleux reste excrémentiel démentant qu'il faille occuper, ainsi que le préconise Wilford (Ed Harris) à Curtis, le vide du pouvoir afin d'en assurer la reproduction mécanique. Le travail exploité, en tant qu'il ne cesserait d'être toujours d'emblée oublié car dénié, toujours d'emblée forclos ou scotomisé, constitue après le postulat égalitaire contrarié un autre point de capiton à partir duquel la fiction dystopique offre le terrain allégorique susceptible de présenter la formule – son réel, de l'oubli primordial du travail exploité à son retour intempestif et traumatique en passant par le postulat de l'égalité divisé entre son affirmation théorique et sa négation pratique – de la lutte des classes.
Enfin, dans le même mouvement où l'horreur réelle du travail exploité vient se rappeler à la conscience déchirée du héros se demandant si l'insurrection en valait bien la peine, s'expose pour les partisans de l'émancipation le dédoublement de l'ultime porte à franchir. Ou bien la dernière porte est celle présente devant soi et derrière laquelle se trouve en toute logique le concepteur de la machine, ou bien elle est celle qui se trouve latéralement par rapport à soi, non plus devant mais (symboliquement) à gauche, et qui intéresse depuis longtemps Namgoong Minsu (Song Kang-ho), l'homme qui a conçu le système d'ouverture et de fermeture des portes du train. Ou bien le pouvoir se présente comme vide structural dont l'occupation induit la sélection quasi-darwinienne du meilleur des insurgés (le remplaçant du maître, le « vicarius ») selon un scénario programmé depuis toujours selon lequel les révoltes assurent régulièrement la double fonction de diminution malthusienne de la population émeutière réprimée comme de diffusion de la peur révolutionnaire à tous les passagers, quelle que soit leur appartenance de classe (ou de wagon).
Et alors la ligne horizontale se voit rétrospectivement affligée d'une courbure serpentine (obtenue en queue de train par le traître Gilliam joué par John Hurt et en tête par son double, Wilford) au nom de laquelle les insurrections se renversent systématiquement en légendes et fabulations renforçant rétroactivement la domination, de l'esprit de révolte des dominés à l'esprit de conservation des dominants. Ou bien le terme de la poussée insurrectionnelle ne se situe plus en direction du centre (circulaire et symboliquement surélevé) du pouvoir mais à gauche et à côté, à l'endroit où il ne s'agit plus de prendre le pouvoir afin d'en reproduire la légitimité et d'en répéter ainsi la nécessité (les individus changent, la structure de compartimentage, proprement paradigmatique, demeure inchangée) mais où l'émancipation exige le chamboulement syntagmatique de la structure en imposant l'arrêt du train (on ne peut pas ne pas penser ici au motif de la « dialectique à l'arrêt » proposé par Walter Benjamin dans son Livre des passages, éd. Cerf, 2006, p. 479).
Le génie de Bong Joon-ho consistant dès lors, d'une part, à articuler l'arrêt de la dialectique machinique du train avec la dialectisation d'un élément considéré comme secondaire (la drogue de synthèse dénommé Kronol) afin de le transformer en puissant explosif et, d'autre part, à dédoubler le héros (Curtis doublé par Namgoong Minsu) afin de rendre manifeste le clivage du sujet révolutionnaire fracturé entre le risque du renoncement devant l'inutilité révolutionnaire et l'utopique pas de côté. Que la dynamite susceptible de faire sauter le train de l'histoire cyclique de la lutte des classes porte le nom de Kronol (terme dans lequel on reconnaît la racine étymologique grecque « chronos » signifiant le temps) fait alors irrésistiblement écho aux réserves d'explosifs que Walter Benjamin voyait dans le passé afin de dynamiter la linéarité chronologique de l'histoire (cf. Le Livre des passages, opus cité, p. 409). Sauf qu'ici le futur se substituerait au passé afin de proposer l'image utopique du dynamitage du présent de la lutte des classes ! Après le postulat égalitaire en ses contrariétés (l'horizontalité comme affirmation abstraite et le compartimentage comme négation concrète) et l'imprévisible retour du travail exploité en lieu et place de la machine dont la sacralité se mesurerait au fait qu'elle marche toute seule, se comprennent comme nouveaux points de capiton la fonction idéologique de la structuration en classes antagonistes héritée du vieux monde disparu sous la glace (l'intégration policière de chacun à sa place « naturelle » sous le prétexte de la peur d'un bouleversement anarchiste de la grille paradigmatique), ainsi que la division elle aussi structurale du sujet révolutionnaire entre renonciation devant la circularité infernale et vide du pouvoir et dialectique de la reproduction du pouvoir à l'arrêt avec pas de côté et ligne de fuite utopique.
Et l'utopie ne tient ici que d'un pari (la glace reculerait un peu plus chaque année, comme l'aurait constaté Namgoong Minsu), en miroir du pari inaugural de Curtis qui, croyant au début du film que les fusils des miliciens sont vides, le prouve en s'exposant devant eux et, ce faisant, arrache le soutien populaire dans l'inauguration par la queue de l'assaut de la tête du train. Le pari constitue le moment fou, l'acte radical, le geste auto-fondateur à partir duquel l'insurrection se soutient d'un vide momentané creusé par l'imaginaire émancipateur dans la chaîne symbolique (les wagons du train tiré par la locomotive) de la domination. Et ce vide n'est que le nom du réel insurrectionnel ou révolutionnaire en charge de vérifier l'inconsistance symbolique de la domination. Il faut alors que l'homme du premier pari (stratégique) soit sur le point de céder, intoxiqué par le discours du maître portant sur l'inutilité de la révolution (puisqu'elle a été préprogrammée, entre autres pour des raisons de sélection malthusienne, par la paire de dominants jumeaux, Gilliam à l'arrière et Wilford à l'avant du train), pour que lui supplée l'homme que l'on croyait intoxiqué à la drogue de synthèse et qui impose au final le pari (utopique) de la dialectique à l'arrêt et de la ligne de fuite hors du cercle infernal du pouvoir, de son vide structural et de la reproduction que ce vide induit (sur ce plan-là, la fin de Snowpiercer rappelle celle de Apocalypse Now de Francis Ford Coppola en 1979).
Les points de capiton de l'égalité postulée et du pari stratégique ou utopique, de la peur comme assignation policière de chacun à l'occupation de sa stricte place et du travail exploité réaffirmé malgré sa scotomisation (sous la forme sacrale de sa disparition mécanique), du pouvoir qui se remplit des figures issues des ruines révolutionnaires et de l'utopie qui demande moins la prise de pouvoir que l'arrêt de sa dialectique matelassent ainsi puissamment la fiction de Bong Joon-ho. De telle sorte que, de l'irréalisme du genre (la science-fiction post-apocalyptique coincée dans un film de train), en résulte la formule allégorique du réel de la lutte des classes. Ne serait-ce que cela, Snowpiercer serait le meilleur blockbuster de l'année (à égalité avec Star Trek : Into Darkness de J. J. Abrams). Mais, en sus, le cinéaste sud-coréen possède un sens de l'intelligence scénaristique qui fulgure en grappes de détails valant autant comme suspension poétique de l'action (un flocon de neige et le temps s'arrête) que comme signification rétrospective (ce flocon attesterait d'une diminution de la consistance neigeuse et, partant, du reflux de l'âge glaciaire). Plus loin, c'est la « dernière cigarette de l'humanité » offerte par Namgoong Minsu à Curtis qui l'allume mais ne la fumera pas, la durée de la clope se consumant pour ramasser le temps d'un épisode anté-diégétique expliquant les raisons de la colère (l'anthropophagie originelle des survivants impliquant tragiquement le héros).
Le dédoublement des figures (Curtis-Minsu, Gilliam-Wilford et la paire homo-érotique et fasciste menée par le personnage de Franco Elder interprété par le roumain Vlad Ivanov) parachève ainsi une volonté générale de dialectisation permettant d'éviter tous les schématismes appelés par une structure narrative linéaire. Et cette dialectisation autorise autant la courbure finale et rétrospective de la narration que le récit de l'épisode anté-diégétique représentant l'équivalent discursif des effets de tiroir tramant l'ensemble de la fiction. Ainsi, chaque wagon ménage ses surprises, de la violence aveuglante de la lumière éprouvée par ceux qui en ont été privés pendant 17 ans à l'aquarium géant permettant de savourer quelques sushis (servis seulement deux fois l'an) en passant par la suspension provisoire de la guerre au prétexte du passage du train sur le pont Yekaterina, symbole cyclique de la nouvelle année. Si ces situations étonnent autant qu'elles bouleversent, c'est parce qu'elles sont perçues par le spectateur au niveau d'identification requis pour être très exactement à la hauteur des personnages insurgés, sans avance ni retard avec eux. La lumière leur fait mal comme elle nous fait mal, l'aquarium les surprend autant que nous et la célébration de la nouvelle année dans la suspension de la violence réciproque attesterait, sur l'écran comme dans la salle, du caractère éminemment consensuel d'un cycle annuel fêté mondialement dans la disparition virtuelle des inégalités et autres différences de classes. Mais la barbarie reprend rapidement ses droits en se résolvant momentanément dans la nuit d'un tunnel zébré des braises incandescentes de torches ramenant ce qui reste de l'humanité en ses origines mythologiques, caverneuses et barbares (c'est encore la référence à Apocalypse now qui semble s'imposer quand, par ailleurs, le motif du train traversant l'ère glaciaire fait écho à une autre bande dessinée de science-fiction, Froid équateur d'Enki Bilal, le troisième et dernier volet de sa trilogie « Nikopol » éditée comme Le Transperceneige chez Casterman entre 1980 et 1993).
A l'allégorie d'une structure sociale compartimentée, répondrait donc symboliquement un récit en tiroirs ménageant le plus grand nombre de ruptures de ton typiques du style du cinéaste, comme on l'avait déjà constaté avec Memories of Murder (2003) et son tueur en série introuvable, The Host (2006) avec son monstre improbable et Mother (2009) et son personnage éponyme, à la fois attachante et monstrueuse. Et la modalité préférée du cinéaste pour accentuer la rupture de ton demeure le grotesque (par ailleurs répandu dans l'ensemble du cinéma sud-coréen), du jeu génialement outré de Tilda Swinton (sorte de marionnette ressemblant à Margaret Thatcher) aux improbables détails faisant basculer l'horreur du côté du burlesque, à l'instar de Curtis glissant sur un poisson pendant que tout le monde se massacre à la hache (dans une manière rappelant le cinéma de Park Chan-wook, qui a coproduit le film et a lui aussi tenté mais avec moins de réussite l'aventure hollywoodienne l'année dernière avec Stoker). Sur le plan étymologique, le grotesque peut être autant issu de l'italien « grottesca » qui signifie une description murale (de grotte) fantaisiste (appartenant aux fresques romaines découvertes pendant la Renaissance) qu'il proviendrait du terme « crotesque » signifiant « ornement capricieux » et trouvant son origine dans les mots « crotte » et « croûte ».
La modalité en zébrures grotesques telle qu'elle se manifeste dans l'allure de Mason, dans l'improbable célébration de la nouvelle année, dans l'épisode de la salle de classe colorée remplie d'enfants récitant leur leçon idéologique comme dans le poisson sur lequel glisse Curtis induit alors chez Bong Joon-ho autant une extravagance burlesque inattendue dans le genre généralement pétri de sérieux de la science-fiction dystopique ou post-apocalyptique, que l'exposition étonnante de l'outrance obscène du pouvoir en sa brutalité (c'est – exemple limite – le personnage quasi-increvable de Vlad Ivanov). De la bêtise de la police de Memories of Murder qui savait mieux réprimer les étudiants qu'attraper un serial-killer dont la nouveauté la désorientait à l'idiotie du monstre maladroit de The Host en regard de laquelle s'opposait vaillamment l'idiotie de son adversaire (déjà interprété par Song Kang-ho), le cinéaste avait largement prouvé qu'il savait manier le grotesque afin de retourner la face de la violence en son revers obscène, crotté ou croûteux, c'est-à-dire et à la fois bizarre et comique ou incongru et burlesque.
Le grotesque est aujourd'hui ce qui l'autorise à secouer et ébranler la machine du blockbuster lancé sur les rails de son économie spectaculaire en multipliant les correspondances (tous les membres mutilés, dans une optique manipulatrice pour Gilliam et dans sa relève par Curtis) et les échos (les gémellités masculines) comme les tiroirs et les compartiments afin de dialectiser au maximum les détails d'un récit qui, fonçant à toute allure, reste toujours menacé par son schématisme didactique. Cette dialectisation permet également de rendre méconnaissables des stars (de Chris Evans barbu et portant bonnet, noirci à la suie afin de faire oublier la blondeur héroïque de son personnage de Captain America, à la thatchérisée Tilda Swinton). Comme elle promeut aussi les embardées (comiques ou horrifiques) les moins attendues, le drôle et le terrorisant pouvant alors s'entremêler jusqu'à l'indistinction la plus déstabilisante (tel cet homme au bras congelé puis cassé à la masse pour avoir jeté une chaussure sur Mason comme hier un Irakien le fit il y a quelques années sur la tête de George W. Bush). Ainsi fait sens la séquence du sauna (on y entend la chanson Midnight, The Stars And You de Ray Noble en 1934 sur laquelle se terminait The Shining de Stanley Kubrick en 1980) baignant dans une tonalité jaune placentaire et qui voit les hommes s'agresser mortellement dans une fusion homo-érotique d'Éros et de Thanatos probablement inspirée par Eastern Promises (2007) de David Cronenberg.
Mais l'indiscernable s'estompe au moment particulier de la mise à l'épreuve de la bataille collective affrontant l'aliénation de ses membres individuelles (la prise d'otage du jeune protégé de Curtis, Edgar joué par Jamie Bell, ne l'empêche pas de continuer de tracer la voie au risque assumé de la perte de son ami et il n'y a cette année que dans Django Unchained de Quentin Tarantino que l'on aura vu un autre exemple de radicalité éthique dans le privilège de la lutte collective au détriment particulier du salut individuel). L'indiscernable s'évanouit surtout au moment de l'affrontement final de la figure de l'insurrection et de la figure de la conservation, le discours du cynisme rétroactif (l'insurrection était programmée par la machine dans un souci d'autorégulation comme dans la trilogie Matrix des frères Wachowski) échouant à s'imposer quand fulgurent les diagonales complémentaires de la découverte intempestive de l'enfant scandaleusement voué à l'invisibilité du travail exploité et du compagnon de lutte affirmant que la sortie utopique avec sa ligne de fuite latérale est plus appropriée en termes d'émancipation que la prise frontale du pouvoir. Le cercle final tracé par les bras de Namgoong Minsu et le moignon de Curtis ne se substitue pas seulement au cercle infernal du pouvoir tracé par Wilford et (dans l'ignorance généralisée) par son double Gilliam puisqu'il permet de sauver de l'explosion au moins deux enfants, la fille sud-coréenne de Minsu et l'enfant noir kidnappé afin de travailler dans la matrice du train.
Avec la dialectique à l'arrêt, c'est le train sorti de ses rails, c'est la fin du voyage immobile, c'est la fin du blockbuster (réinventé de manière suffisamment originale pour autoriser le distributeur, Harvey Weinstein, le même que celui des films de Quentin Tarantino, à vouloir couper vingt minutes du film et lui ajouter une voix-off pour sa distribution américaine). Mais c'est aussi l'ouvert glacé d'une page blanche sur laquelle peut s'écrire (comme le promet l'ours blanc du dernier plan) la possibilité pour ce jeune couple adamique, (un peu trop) idéalement interracial, d'une nouvelle existence. En résultante d'un pari insensé, la possibilité certes ambiguë, sauvage et difficile, d'une vie nouvelle, d'une autre monde dont la promesse benjaminienne était paradoxalement contenue dans une image de défaite (le groupe gelé des sept personnes ayant voulu un jour s'aventurer hors du train, preuve de la défaite historique des pauvres pour les dominants tout autant que signe têtu de la persévérance dans l'espoir d'une issue de secours pour les dominés). Un autre monde possible qui pourrait enfin se décharger des vieilles habitudes mécaniques issues du vieux monde inégalitaire d'avant l'apocalypse glaciaire : la lutte des classes, le moteur du train néolibéral – le réel de notre présent, son point de capiton.
« Avec la multiplication des films, mais aussi avec l'accès beaucoup plus facile par le DVD, le câble, etc., aux œuvres de science-fiction du passé, le futur ou l'espace ne seraient-ils pas trop ''déjà vus'' ? Ne voici donc pas venir l'âge de la science-fiction sans imagerie ? » se demande Michel Chion (in Les Films de science-fiction, op. cit., p. 380), constatant pour sa part la fin de l'imagerie vestimentaire (actée dans un film comme Alien tourné par Ridley Scott en 1979) comme le progressif reflux de l'imagerie architecturale (pourtant formellement au centre du genre depuis Metropolis). Ce dernier remarque également que « deux thèmes clés du genre marquent le pas récemment. D'abord, bien sûr, celui de la conquête de l'espace par des ''vols habités'' (…) Le second thème qui pourrait payer d'avoir été traité des dizaines de fois est celui des extraterrestres » (ibidem, pp. 381-382). L'analyse des films d'Ari Folman et Neill Blomkamp comme d'Alfonso Cuaron et Bong Joon-ho (mais aussi de After Earth et même Star Trek : Into Darkness) pourrait aisément valider cet état des lieux. Parce que Gravity, dont l'action se passe effectivement dans l'espace,refuse les motifs classiques du voyage intersidéral comme de la rencontre avec des espèces extraterrestres plus ou moins belliqueuses (à la différence, sur ce dernier point, de Pacific Rim du compère mexicain Guillermo del Toro).
Parce que Elysium tout autant que Snowpiercer – Le Transperceneige proposent des récits allégoriques projetant l'actuelle conflictualité sociale dans des espaces-temps faiblement différenciés en regard critique de notre présent (les problématiques contemporaines en termes d'inégalités sociales et de catastrophes environnementales sont à peine exagérées dans le film du réalisateur sud-africain et le motif d'une nouvelle ère glaciaire autorise le cinéaste sud-coréen à toucher l'os de la question de la lutte des classes sans se perdre dans des détails techniques censés rendre crédible sa vision démiurgique du futur). Et parce que Le Congrès encadre sa luxuriance visuelle par un récit d'anticipation hanté par l'angoissante disparition réellement en cours de l'« ontologie de l'image photographique » (André Bazin) supportant techniquement l'enregistrement cinématographique des acteurs au profit de la manipulation numérique servant l'extension du contrôle « biopolitique » des industries culturelles. Comme on l'aura donc constaté, l'ambition est bel et bien au rendez-vous de ces quatre films qui peuvent par ailleurs être légitimement perçus comme des défis techniques (c'est le cas de films aussi différents que Le Congrès comme de Gravity), des défis aux habitudes narratives (avec le minimalisme du film d'Alfonso Cuaron d'un côté et le baroquisme de celui d'Ari Folman de l'autre) ou encore des défis en regard du consensus idéologique hollywoodien (puisqu'il est question de lutte de classes dans les films de Neill Blomkamp et Bong Joon-ho comme d'appropriation-expropriation de l'image des acteurs par les studios bénéficiant des nouvelles possibilités numériques dans le film d'Ari Folman).
Il faudra pourtant avouer que trois films sur quatre échouent esthétiquement à être totalement à la hauteur de leurs prétentions discursives. Soit parce que la question, ô combien importante politiquement, de la déréalisation s'évanouit dans l'illisibilité saturée des formes citées dont l'accumulation engorge et étouffe ce qui aurait dû se maintenir comme documentaire (la présence lumineuse de Robin Wright, hélas trop vite abandonnée) afin d'en garantir la réelle pertinence (Le Congrès d'Ari Folman). Soit parce que la promesse du réalisme mimétique et du minimalisme diégétique laisse place à l'exploit publicitaire de la simulation hyperréaliste soutenant une histoire de résilience psychologique et de rédemption féminine lourdement symbolique (Gravity d'Alfonso Cuaron). Soit parce que le motif éminemment politique de la lutte des classes se résorbe, tant dans une forme dont la brutalité s'identifie étrangement au comportement brutal du méchant néofasciste du récit, que dans une conclusion mielleuse dont l'humanitarisme consensuel, là aussi publicitaire, envisage les pauvres davantage comme des animaux en souffrance requérant des soins que comme des sujets politiques soucieux de l'inclusion intégrale de tous dans la sphère de l'égalité citoyenne (Elysium de Neill Blomkamp).
Il n'y aura alors que Snowpiercer – Le Transperceneige de Bong Joon-ho à réussir à tenir jusqu'au bout la puissance allégorique de son récit, identifiant subtilement l'histoire de la reconquête populaire du train tiré par la locomotive du pouvoir à son travail de réappropriation cinématographique de la machinerie hollywoodienne, comme à son idée politique d'une rupture avec la dialectique du pouvoir afin de rendre effectif une émancipation pure de toute incorporation (ou de toute réinscription) dans le cercle infernal de la machine étatique. Comme s'il avait projeté le motif benjaminien de la « dialectique à l'arrêt » dans un futur dystopique, le cinéaste sud-coréen arrivant alors à extirper du pire de la catastrophe sociale et environnementale en cours la mèche utopique susceptible de dynamiser et recharger un présent compliqué, si riche en conflictualité sociale mais si pauvre aussi en politisation émancipatrice. « Même majoritairement américaine, la science-fiction est de prétention universaliste » affirmait en introduction de ce texte Michel Chion, et les échecs (relatifs) des films d'Ari Folman, Neill Blomkamp et Alfonso Cuaron tout autant que la réussite du film de Bong Joon-ho manifestent, certes inégalement, la vigueur universaliste d'un genre qui, depuis les contradictions de Hollywood, imagine le futur pour mieux se retourner sur « notre propre présent historique » (Fredric Jameson) afin d'en interroger les puissances utopiques (trop rarement) ou dystopiques (trop souvent).
C'est pourquoi il y a du génie dialectique dans Snowpiercer, arrachant quelques étincelles d'utopie à partir d'un matériau dévolu à l'imagination dystopique. A la différence de la fantasy qui répond idéologiquement aux actuels désarrois politiques par le retour censément rassurant aux bonnes vieilles valeurs pré-modernes et villageoises (et il y a, comme l'a bien vu Fredric Jameson, immanquablement du réactionnaire dans cette forme-là), la SF possède quand même cette qualité politique de désirer sauver l'imagination du futur afin d'avertir le présent de la catastrophe qu'il est en train de courir par l'annulation de toute possibilité d'avenir.
Pour les analyses des films Le Congrès d'Ari Folman et Elysium de Neill Blomkamp, cliquer ici : Des nouvelles du front cinématographique (100) : La science-fiction et l'avenir du présent (I).
Dimanche 1 décembre 2013