Chaud, froid, incorruptible

Le cinéma de Catherine Breillat

Première partie

 

Catherine Breillat a 17 ans quand elle écrit son premier roman, L’Homme facile, chez Christian Bourgois. Le livre est publié en 1968, il est interdit au moins de 18 ans. La situation est alors extravagante : la censure interdit la lecture d’un livre qu’une jeune femme a écrit avant l’âge autorisé. La pornographie ne sera pas sa croix mais un carrefour, la croisée de son destin. Un quatrième roman est publié en 1974, Le Soupirail, qu’elle adapte au cinéma deux ans plus tard sous le titre d’Une vraie jeune fille. Depuis elle a écrit une quinzaine de romans, et tourné autant de films qui font du cinéma le lit nuptial d’une série de dépositions – cérémonials pour faits divers en contes de fée, blasons allégoriques et traités d’alchimiste.

 

 

 

Le lit, on s’y couche comme on y lit – comme on dépose sur le papier des écritures dont le secret a son inspiration dans la conversion de l’infamie des sécrétions et des draps souillés. Les noces paniques de femmes franchissant tous les dangers célèbrent alors, dans l’affûtage du style – chair et sang dans le stylet –, l’affranchissement de ce qui fait l’affliction de leur sexe.

 

 

Le sexe, la pensée, la justice, l’éternité

 

 

 

 

 

Ce dont l’œuvre de Catherine Breillat fait question, c’est de la femme comme question, cette femme qui est elle, et moins et plus qu’elle-même, la question qui se comprend comme une quête, parfois douloureuse et souvent joyeuse, des inquisitions auxquelles l’oblige sa condition. Et comment, par orgueil dont l’étoile du matin est moins un dieu que le divin, elle y tient tête en construisant depuis les profondeurs de son sexe le foyer d’une grande pensée qui a le courage d’empoigner l’infamie.

 

 

 

Le sexe est la condition de possibilité du cinéma de Catherine Breillat et y accéder par le côté des femmes, c’est apprécier comment le transcendantal est le sol d’un franchissement, du trou d’abîme à la transcendance qui le verticalise. La honte de la chair fautive incombant à l’autre sexe se renverse alors en exigence éternelle de justice, qui peut être la reconnaissance d’un tort, qui est surtout folie – le mystère d’une souveraineté qui se dédie au désœuvrement sidérant tout jugement.

 

 

 

 

 

Pornographie, pornocratie

 

 

 

 

 

Le cinéma de Catherine Breillat trempe dans la boue et le sang du naturalisme en ayant pour aiguillon la passion du mythe. C’est d’abord une sororité élevée au rang d’acte premier d’un roman de formation fondateur. Avec Marie-Hélène Breillat, la sœur aînée posée en modèle et contre-modèle, le cercle juvénile de la rivalité mimétique se trouve à l’intérieur d’un plus grand cercle, l’alliance sororale comme un talisman pour protéger des vampires, ours et loups-garous. Car il y a dans le sale petit commerce du coït des chausse-trappes et des pièges à loup et le plaisir est immense – une réjouissance – de s’y jeter pour triompher de cet autre prédateur qu’est le chasseur.

 

 

 

Les héroïnes de Catherine Breillat ont une étoile polaire qui luit tout au fond de leurs yeux. Souvent la peau de nacre et le cheveu tantôt fauve tantôt de jais, elles sont toutes sœurs de la Reine des neiges de Hans Christian Andersen qui s’invite dans le sommeil centenaire de la belle endormie de Charles Perrault. Le récit est alors d’initiation, celui d’un affranchissement qui a la franchise du scandaleux sans s’y arrêter cependant. Le privilège de la vierge invite en effet à s’affranchir de mythologies comme celle de la première fois, cette machine bipolaire qui sacralise la virginité en la réservant aux parents avant de l’offrir en trophée à la jouissance profanatoire de ses massacreurs. Au nom du mythe, les contes, ces beaux restes de l’enfance, racontent la transmission du secret. Lequel ? Pour Catherine Breillat, les femmes, vierges ou maries-salopes, sont toutes des déesses.

 

 

 

Le trou de la première fois, on n’y tombe pas quand il a été destitué jusqu’au saccage, voilà ce à quoi s’échinent les petites filles modèles de Catherine Breillat, Alice, Lili, Anaïs, Hermangarde, Marie-Catherine, Anastasia. Et une fois qu’elles ont grandi, Solange, Barbara, Frédérique, Marie, Alice, Jeanne, la Vellini, Maud, le trou est ce autour de quoi elles tournent et retournent, y compris des films, en évasant paroles, images et idées dans un tournis qui déblaie autant qu’il désarme.

 

 

 

C’est toute une pornographie mais entièrement renouvelée (littéralement, on y lit l’écriture des femmes publiques) et Catherine Breillat y affronte par le minotaure les cornes, avant de lui faire un enfant dans le dos (c’est leur pouvoir à elles qui se dira encore pornocratie). Pas un cinéma de la victimologie, non, mais de grandes batailles livrées pour défaire ce qui anémie aussi le cinéma. Le cinéma est une princesse captive, et que délivrent d’autres princesses se révélant des dragonesses.

 

 

 

 

 

Chaud, froid, incorruptible

 

 

 

 

 

Dans les films de Catherine Breillat, la femme est gelée. Elle est entravée par sa culotte et ses corsets, bâillonnée et ligotée par un maître BDSM, paralysée jusqu’à l’hémiplégie. Mais, à la différence d’Annie Ernaux, la femme gelée n’est pas l’objet d’une glaciation déduite d’aliénations domestiques, mais le sujet héroïque d’une immobilisation des stéréotypes, médusante pétrification. Elle est aussi l’actrice d’un refroidissement du ressentiment capable de libérer les hommes quand enfin ils consentent à l’abandon face à un désir reconnu dans son opacité, intraitable et inaccessible.

 

 

 

Filles et femmes y sont moins de feu que des reines des neiges et leurs royaumes sont des banquises dont les confins relient le cinéma qu’il y a dans notre tête à l’écran de la salle de projection. C’est un cinéma du cerveau et le sexe en est l’X et la terminaison nerveuse, jusqu’à la pointe des plans.

 

 

 

Comme le personnage Hélène dans Les Dames du Bois de Boulogne, le film de Robert Bresson et les mots de Jean Cocteau, le cinéma de Catherine Breillat est de l’or : chaud, froid, incorruptible.

 

Une vraie jeune fille (1976)

La petite chienne est une alchimiste

 

Les débuts en cinéma de Catherine Breillat sont de type caniculaire. On pense moins à son apparition aux côtés de sa sœur aînée Marie-Hélène dans Le Dernier tango à Paris (1972) de Bernardo Bertolucci, qu’à son premier film, Une vraie jeune fille, adapté de son quatrième roman, Le Soupirail (1974). Les vacances d’été d’une lycéenne passés du côté des Landes familiales sont un temps où le désœuvrement est une décréation royale. Les déjeuners sont de lentes mastications sous les tubes de papier tue-mouche, les diptères agonisent dans la glu de la confiture, la plage est jonchée de déchets parmi lesquels trône le cadavre d’un chien rôti par ce Satan qu’est le soleil.

 

 

 

Les festivités estivales sont comme les rituels d’une adolescente en chaleur qui s’offrirait à Sirius, l’étoile principale de la constellation du Grand Chien que l’on surnommait à l’époque romaine la petite chienne (canicula). L’été est l’autel sur lequel les astres sacrifient l’adolescence parce qu’elle est un désastre. L’adolescence est une période intervallaire et son impropriété est littérale : c’est une béance de vase entre deux âges, un dégorgement moite qui, s’il engloutit l’enfance, salit aussi les bonnes manières des adultes. Moyennant quoi, la blonde Alice Bonnard suinte par tous les pores, elle s’écoule par tous les trous, elle fait des manières qui sont les mauvaises, délibérément.

 

 

 

Les épanchements d’Alice sont multiples, cérumen, vomi, sueur, urine, cyprine. Chez elle, tout fuite parce que tout fuit. Les coulées d’Alice sont des échappées, elle dont les pieds sont entravés par sa culotte, première des entraves vestimentaires que va collectionner le cinéma de Catherine Breillat pour les épingler. Alice reconnaît ses égouttements dans la résine et ses horreurs dans les charniers ordinaires dont est friand la campagne en été. Alice le sait et ce savoir est l’objet d’un exorcisme en forme de parodie : elle est en train de devenir un bout de viande appétissant pour ce que l’on n’appelait pas encore le « male gaze ». Le paradoxe tient alors à ce que la crudité (les fragments du corps mutant d’une adolescente) y est l’objet d’une cuisson extrême (tout est faux, cartes postales assumées et postsynchronisation, et puis les acteurs-citation, Hiram Keller et Shirley Stoler).

 

 

 

C’est pourquoi la petite chienne est aussi une alchimiste. La Bonnard est bonnarde en pensant peut-être au peintre qui porte son nom, le plus sensuel pour sa sœur cadette, Suzanne dans À nos amour (1983) de Maurice Pialat. La dernière écume qui ramasse toutes les autres, c’est l’encre rouge de son journal intime qu’elle s’amuse à déposer sur les petites lèvres de son vagin et ses tétons.

 

 

 

Une vraie jeune fille est un traité d’alchimie physiologique appliquée aux débordements de l’adolescence féminine. Tous les trous communiquent déjà chez Catherine Breillat comme c’est le cas chez Jean Eustache. Immergée dans l’imaginaire et le langage, Alice nous y plonge mais c’est comme si, dans le trou de l’adolescence, elle était ailleurs, dans le dehors du ressouvenir.

 

 

 

Alice est bien sûr la petite sœur de son aînée carrollienne, son terrier est un autre dédale qui met à mal les catégories hermétiques du cinéma d’alors. D’un côté, le nouveau naturalisme à la façon des films sympas de Pascal Thomas se voit bousculé par des éruptions surréalistes à la Luis Buñuel. De l’autre, le naturalisme est soumis à un détachement littéraire qui pourrait rappeler les films de Robert Bresson, entre le Procès de Jeanne d’Arc et Pickpocket. La pornographie se concentre sur des fantasmes qui déçoivent les conventions du genre, le phallus est destitué dans son prestige, la scatologie y est masturbatoire et Alice sait déjà d’instinct que de rapport sexuel il n’y a donc point.

 

 

 

Ça s’emboîte ailleurs, du ver de terre impossible à enfourner dans la chatte en fleur à la bite en carton du pervers de la fête foraine qui revient en micropénis dans la braguette ouverte du pantalon de son père. Quant au faune Jim, lui qui paraît comme sorti de la pochette de Exile on Main St. (1972) des Rolling Stones faite par Andy Warhol sur inspiration du Scorpio Rising de Kenneth Anger, s’appelle en vrai Pierre-Évariste Renard (!) et finit abattu comme un sanglier.

 

 

 

Le premier film de Catherine Breillat ressemble comme une sœur à son héroïne, malpropre, provocatrice, le scandale même comme l’est l’adolescente en chaleur, Lolita et Baby Doll. D’ailleurs, Charlotte Alexandra est doublée par la sœur Marie-Hélène Breillat. Ses manières cracra sont réjouissantes, parce qu’elles avilit le propre des genres, et parce qu’elles s’accordent à l’exception de l’adolescente. La gamine qui singe le sexe adulte est la fille nubile qui se sait être une reine maudite parce que le règne qui lui aura aménagé le patriarcat est celui de la souillure.

 

 

 

La petite chienne qui suinte et pue est un démon qui inverse la symbolique propre aux seuils, la sorcière diabolique qui parodie le partage du pur et de l’impur dont on sait qu’il est celui du danger.

 

 

 

L’abjection est l’objection de la jeune fille qui se veut sale et malpropre pour n’être la propriété de personne. C’est pourquoi son goût du tout-à-l’égout conduit à l’égouttage rouge de l’écriture sur les pages, l’écriture de soi qui est celui d’une honte, l’infamie d’une fille qui devient une femme.

 

 

 

Si Alice Bonnard a pour lointaine ascendante Peau d’âne, c’est qu’elle tient elle aussi du mythe.

 

 

 

Avec Une vraie jeune fille, c’est comme si la Lolita de Vladimir Nabokov parlait à la première personne en réécrivant spontanément le soir Histoire de l’œil de Georges Bataille, tandis que l’enseignement du jour alterne, en cours de littérature, Alice au pays des merveilles et, en cours d’anthropologie, De la souillure de Mary Douglas. Et puis il y a les chansons écrites (et interprétées) par la cinéaste et composées par Mort Shuman, de véritables pépites qui sont de formidables pastiches, pop, rock et mambo, autres papiers tue-mouche de l’été. On peut imaginer quelles difficultés aura pu poser en son temps un tel film, moins proche de Diabolo Menthe (1977) de Diane Kurys que de Massacre à la tronçonneuse. De toutes les façons, la société des Films de la Boétie d’André Génovès fait alors faillite et le film est retiré de la circulation pour ne reparaître qu’en 1999 à l’occasion du Festival de Rotterdam. Une vraie jeune fille sort enfin en février 2000, avec une interdiction aux moins de 16 ans, un an après Romance assorti de la même interdiction.

 

 

 

Tout le cinéma de Catherine Breillat y est déjà, mis au monde dans un rire inter faeces et urinam.

 

Tapage nocturne (1979)

Le principe de l’insatisfaction

 

La vraie jeune fille était la petite chienne d’une adolescence caniculaire et archaïque. La jeune femme qu’elle serait peut-être devenue est l’oiseau de nuit d’un Paris amorphe, désossé de ses attributs de prestige. La campagne des Landes était mordue jusqu’à la brûlure par ce chien de Sirius, Paris est le décor triste et nu d’une calcination refroidie. La montée à la capitale de la provinciale vaut pour castration en invitant à la désorientation, dans le cœur de ville comme à l’intérieur du récit. Alice s’appelle désormais Solange. Toujours être de solitude, la seconde héroïne de Catherine Breillat est une étoile moins solaire que polaire et solitaire dans la compagnie des hommes.

 

 

 

Solange, moins solaire qu’être-ange ; comme toutes les breillatiennes elle est sale comme un ange.

 

 

 

Après un premier film qui a pris le genre de la pornographie en cuillère (plutôt que par le dos de la cuillère), le second prend celui de la moderne déambulation urbaine a tergo, par derrière.

 

 

 

Tapage nocturne est d’une insolence dont Solange est l’ange seul, un ange noir dont le blason allégorique n’a toutefois que peu à voir avec la voluptueuse déchéance hitchcockienne de Sylvie Vartan dans L’Ange noir (1994) de Jean-Claude Brisseau. On peut bien rapprocher ce film des grandes propositions du cinéma français d’auteur d’alors, La Femme qui pleure (1979) de Jacques Doillon (pour l’intense vulnérabilité de Dominique Laffin) et Loulou (1980) de Maurice Pialat (pour les dérives ivres et livides de la libido). N’empêche, Tapage nocturne ne ressemble qu’à son autrice. Son deuxième long-métrage est un passager quasi-clandestin dans le réalisme français, un film faussement raccord et réellement dissident sans être tapageur, ce qui est résolument paradoxal.

 

 

 

En effet, Tapage nocturne fait mine d’accepter les conventions tout en les envoyant se faire balader souverainement (Solange est mère d’une petite fille mais celle-ci reste invisible, elle est une réalisatrice mais on ne la voit jamais travailler, elle est mariée tout en passant ses nuits en couchant et découchant). Sa souveraineté tient sans crainte à multiplier les ellipses qui sont autant de trous mitant le tissu de l’enchaînement narratif des causes et des effets, pour préférer se fixer sur les moments d’une nuit sans lendemain recomposée par les abstractions d’une réflexion interminable.

 

 

 

Tapage nocturne s’apparente à une rumination intérieure, le piétinement de la conscience de soi qui creuse son trou en en élargissant les cercles, l’exercice d’une pensée qui s’appuie sur les ponctuations de la voix-off et même le recours à l’écriture épistolaire. Le film de la féminité pour autant qu’elle est une pensivité. Et quand une femme pense, le scandale n’est jamais très loin.

 

 

 

Le premier plan du film de Catherine Breillat a ainsi valeur d’annonce programmatique comme de présentation de la stratégie adoptée. Si l’ouverture fait semblant de jouer avec les codes de la représentation (un phylactère de bande dessinée représente l’acteur auquel songe Solange qui tourne un film avec lui), ce n’est pas pour une expérimentation des rapports de la culture savante avec la culture populaire (comme la proposera dix ans plus tard I Want to Go Home d’Alain Resnais).

 

 

 

La mise en abyme permet surtout d’indiquer avec frontalité la dimension mentale d’une vision rapportée à la vie intérieure d’une femme qui pense sans arrêt. Une femme qui pense et parle tout le temps tout en ne cessant de se parler à elle-même, même quand elle baise et jouit, même quand elle ne fait rien. Une femme qui bulle mais ses bulles font son talisman. La voie mentale invite d’ailleurs aux effets de miroir et d’écho (Solange est le double de Catherine Breillat et son premier personnage de réalisatrice avant Sex is Comedy, une sœur de fiction qui croise aussi la vraie, Marie-Hélène Breillat et quand Solange passe dans la salle de montage, c’est pour voir un plan d’Une vraie jeune fille mais avec Joe Dallessandro qui a remplacé Hiram Keller dans le rôle du faune ébouillantant l’esprit des adolescentes). C’est pourquoi la temporalité habituelle, celle qui d’ordinaire se place sous la contrainte narrative des actions, des activités et des utilités (la mère de famille et la réalisatrice de cinéma), se voit ici suspendue au profit d’un étalement mat des durées.

 

 

 

Répétitions et variations marquent ainsi les va-et-vient du désir qui rédiment toutes les frustrations. Mieux, elle les suscite et les organise matériellement pour les indexer sur un principe général d’insatisfaction, qui aura d’ailleurs été source d’agacements (Catherine Breillat a raconté comment, à l’occasion d’une émission de télé, Claude Lanzmann a dit tout le mal d’un film où les hommes sont des « lopettes » et sa protagoniste, une pauvre femme piégée par la « misère polygame »).

 

 

 

Dominique Laffin, ses sourires impromptus et passagers comme des nuages, et puis sa fragilité jusque dans la brouille de ses cheveux chiffonnés, était la femme qui pleure pour Jacques Doillon parce qu’elle était quittée par son homme. Elle est la femme qui pense pour Catherine Breillat. Et si elle mouille, c’est moins par les yeux que par la bouche qui lubrifie en reliant les organes du plaisir jusqu’au cerveau. Une vraie jeune fille se demandait si la beauté du visage de son héroïne était affectée ou non par la transformation de son vagin, Tapage nocturne investit le sexe comme lieu d’une rumination incessante dont l’insatisfaction est l’impératif, jusqu’à l’agacement masculin. L'un des amants réguliers de Solange (il l'est tellement qu'on l'a pris pour son mari, un homo que l'on entraperçoit que deux ou trois fois) le sait et y consent, y compris en jouant du vibromasseur et du chéquier.

 

 

 

D'autres amants moins réguliers le savent un peu moins, Bruno dont elle s’éprend et avec qui le coït se fait toujours habillé, un rockeur à peine moins stéréotypé que le sosie de Johnny dans Une vraie jeune fille (Serge Gainsbourg a remplacé Mort Shuman sur la bande-son), enfin un loulou joué par le jeune Gérard Lanvin, rencontré dans un bar et avec qui Solange rejoue une scène des Liaisons dangereuses.

 

 

 

L’insatisfaction suscite évidemment l’irritation, et le spectateur peut y succomber, surtout s’il s’astreint à conserver les privilèges du masculin. Mais l’on comprend progressivement qu’elle est érigée en impératif catégorique par une femme qui recompose à sa façon, personnelle et impersonnelle, les rapports de Sade et de Kant. L’insatisfaction est un principe, l’impératif d’une éthique perverse. Le principe de l’insatisfaction a besoin d’organiser la frustration mais pour rédimer tout consumérisme en revenant au noyau originaire du désir, qui est enfant d’expédient (Poros) et pauvreté (Penia), va-nu-pieds comme Solange marchant pieds nus sur un pont de Paris.

 

 

 

Solange est être-ange, elle est sale comme un ange parce qu’elle est une figure de perversité et son insolence est intraitable. Il faut préciser de quelle perversité il s’agit ici. Si le trou demeure celui de la jouissance, Solange tourne autour comme un oiseau de nuit autour de sa proie et sa jouis-sens consiste à en soutenir l’existence. Coïto ergo sum. Je baise donc je suis : ce sont les méditations de Solange-Catherine, existentielles, polissonnes et dandy. Si elle crie fort quand elle jouit, ce n’est pas tant parce qu’elle simulerait ou qu’elle expérimenterait l’indiscernabilité du plaisir et de la douleur, c’est qu’elle a le désir de se faire entendre, le désir de faire entendre haut et fort à l’autre (homme) qu’elle désire et qu’elle a besoin de lui pour exprimer que son désir est intransitif, intraitable.

 

 

 

L’ange est terrible – c’est son mandat dix ans après Mai 68 – parce qu’il annonce aux hommes que les femmes qu’ils désirent les désirent aussi, mais dans une absence insolente de réciprocité.

 

 

 

Solange se dédie à l’énigme de son désir qui l’est pour les autres en l’étant toujours déjà pour elle-même. L’énigme est sauvage et légère comme un chat de gouttière. Son angélisme est celui d’une éthique exemplaire dans sa singularité irréductible, qui la voue à la compagnie des hommes au nom de la plus grande solitude existentielle, qui est langage et pensée. C’est cela la saleté de l’ange, l’oiseau de nuit qui annonce que les femmes désirent comme les hommes, mais qu’elles ne désirent pas comme eux, et qu’entre eux il y a faux raccords et ellipses qui donnent à parler et donc à penser.

 

 

 

Le désir féminin est moins passivité que pensivité et son espace est celui du dehors. L’acteur Bertrand Bonvoisin qui joue Bruno aimait Maurice Blanchot, le grand penseur d’alors du dehors, et, comme sa partenaire Dominique Laffin, il est mort dans la fleur de sa jeunesse, elle à 33 ans en 1985, lui à 39 ans en 1991.Tapage nocturne est un film du long crépuscule, soit de l’aurore ajourné.