Entre deux hits des clubs à la froideur techno, on peut entendre dans Romance un morceau plus organique et chaud qui est sorti en 1970, « Free Your Mind... and Your Ass Will Follow » issu du deuxième album éponyme du groupe Funkadelic de Georges Clinton. Pour la petite histoire, le terme de funk est d’abord stigmatisant. Il s’agit d’une insulte raciste faite aux afrodescendants par des WASP qui leur attribuaient l’odeur puante de la sueur, avant que les premiers ne la reprennent à leur compte dans un classique du retournement du stigmate. Le titre de cette chanson pourrait bien avoir une allure programmatique pour le film probablement le plus théorique de Catherine Breillat.
Si la théorie ne manque pas de chair, et si l’incarnation est une passion douloureuse, elle s’est fixée comme condition de longer la faille de l’esprit et du cul qu’elle relie, et comme horizon de faire du second le trou à partir de quoi le premier établit la construction de son puits à pensées batailleuses.
Romance ne craint pas de sentir mauvais (il a été interdit aux moins de 16 ans) mais, à la différence d’Une vraie jeune fille (1976), la pensée donne à la juvénilité joueuse des fantasmes (une blanche colombe s’abandonne à la dégradation qui la requinque) la dureté froide et circonvolutive du cerveau (l’avilissement se dote d’images suffisamment abstraites et laquées pour valoir de support sensiblement miroitant à quelques idées). Le cul est souvent une servitude. Comme le surmoi il peut être un maître sévère dont on ne se libère qu’en libérant d’abord et inconditionnellement la pensée qui lui est associée. Et la pensée est aussi entravée comme jambes et pieds par la descente des bas ou de la culotte selon un motif récurrent. La pensée n’advient que dans l’exercice d’un dialogue continué de soi avec soi-même, cette dianoia qui est le nom grec de la pensée pour les participants des premiers banquets de la philosophie. Et si l’on pense devant Romance à Sade, c’est parce que son œuvre littéraire est la reprise assumée, perverse et parodique, des dialogues de Socrate et Platon. Reprise parce qu’il s’agit d’abord de lacérer ce qui l’a été à la suite d’une prise par derrière.
Marie se dit déshonorée. Le déshonneur est pris au mot par une jeune femme qui souffre que son compagnon, Paul, un bellâtre poudré qui fait profession de mannequin, ait cessé de lui faire l’amour. La littéralité fonctionne ici comme un dénudement : le déshonneur est l’os de Marie qu’elle ronge jusqu’à la moelle, le déshonneur du sexe absenté auquel elle oppose diverses expérimentations, avec un amant de passage membré comme un acteur pornographique, puis un maître en dispositifs sadomasochistes, enfin la première ordure croisée dans l’escalier.
Au déshonneur de n’être pas prise par l’homme qu’elle aime, répond l’autre déshonneur, plus paradoxal, de se faire prendre mais les prises sont les stations qui scandent une déprise plus radicale. La femme déshonorée s’honore ainsi de dialectiser les déshonneurs, tournant autour de la margelle du puits qui extirpe de son fond obscur les éléments, discursifs et fantasmatiques, nécessaires à la ressaisie de son désir. Et mieux vaut le puits que la corrida simulée où Paul (Sagamore Stévenin) figure un toréador d’opérette pour imagerie sur papier glacé.
Romance a pour squelette une narration épurée, l’ossature des transitions sèches, psychologies aplanies et arrière-plans dépeuplés, ainsi que les formes raréfiées qui en garantissent l’expression stylisée, avec la chambre conjugale d’une blancheur d’hôpital (une banquise), le lit des amants aux tons plus mordorés (une île), ainsi que la scène SM en larges pans de rouge et de noir (un théâtre).
Les inserts de sexe explicites sont auréolés de mots déposés off, ces pensées qui les déplacent sur une autre scène que la pornographie, l’autre scène d’une fantasmatique expérimentale. La lenteur appliquée et insulaire des séquences souligne, elle, le caractère général de cérémonial. C’est le jeu du fantasme qui réinscrit du trouble dans la représentation (les coïts sont-ils réels ou non ?) en répondant au trouble d’un désir dont les marges sont une zone grise faite d’indétermination.
Les éléments japonais établissent également une liaison avec l’un des films préférés de tous les temps de Catherine Breillat, le fétiche L’Empire des sens (1976) de Nagisa Oshima, tandis que le finale tout à fait fantaisiste, en attendant celui, autrement fracassant, d’À ma sœur ! (2001), montre ce que le film doit à l’onirisme de Belle de jour (1967) de Luis Buñuel. Romance a pour système nerveux les raccords entre la tête et le cul, qui toujours sont des courts-circuits. Ce tissu, conjonctif et disjonctif, donne à penser ce qui résiste à l’être et le corps des acteurs en est la chair travaillée dans la durée répétitive des prises, les pénétrants mouvements de caméra (Yórgos Arvanitis pour sa première collaboration et elle se poursuivra jusqu’à Une vieille maîtresse en 2007) et le travail d’une mise en scène comme un lent accouchement, une maïeutique précieuse autant que frondeuse.
Chez Catherine Breillat, le sexe n’est pas le contraire de la pensée, c’est sa condition de possibilité. Et le côté féminin du sexe en est la voie d’accès, du côté des impensables et impensés de la pensée.
Le sexe est le transcendantal de son cinéma, ce qui la rapproche d’un David Cronenberg à qui l’on pense particulièrement, celui des films contemporains de Romance à l’instar de Faux-semblants (1989), M. Butterfly (1993) et Crash (1996). C’est pourquoi le refus sec et froid d’une catégorie aussi consensuelle que celle d’érotisme, malgré les apports heuristiques de Georges Bataille, autorise la pornographie qu’incarnent Rocco Siffredi et quelques autres routiers du genre comme HPG, mais pour autant qu’elle est prise au mot, exactement comme l’est le déshonneur. Il s’agit donc bien d’écriture dédiée aux femmes qui s’exposent dans la nudité de leur sexe, honteuse. Que la pornographie soit pensée pour être ressaisie comme pensée est encore ce qui rapproche Catherine Breillat des essais vidéo de Jean-Luc Godard des années 70 à l’instar de Numéro deux (1975).
Le sexe pense, parfois tout haut même si la pornographie est un stigmate semblable à un bâillon pour scène BDSM, comme la culotte dans la bouche de la petite Anaïs dans À ma sœur !
Le sexe pense, en paroles et en images. Quand il pense, cela donne du discrépant, déjà l’interprétation extrêmement risquée de Caroline Ducey, l’une des plus fortes du cinéma français des trente dernières années, qui s’y est aventurée body and soul. D’un côté, on retrouve une féminité caractéristique du cinéma de Catherine Breillat, corps frêle et mental d’acier, peau d’albâtre et cheveux de charbon telle Lio dans le rôle de Barbara dans Sale comme un ange (1991). De l’autre, son visage brouillé de larmes épanche les humeurs indiscernables de qui se soumet aux épreuves de l’humiliation, bondage sophistiqué et baise brutale, et de la jeune actrice sur la brèche d’un rôle qui aurait pu être ce trou sans fond où elle aurait pu corps et âme disparaître à jamais.
Le sexe pense en osant des aveux dont les paroles arrivent à faire débander Rocco Siffredi, émouvant parce qu’il est regardé avec respect. Il pense en déroulant des cordelettes du bondage la difficile possibilité d’un détachement théâtralisé. Le sexe propose d’autres images pour réfuter les séparations hermétiques, et tenter des inversions diaboliques pour l’ordre symbolique. Il allégorise ainsi la division du féminin entre le haut qui revient aux maris et le bas qui appartient aux hardeurs de tout poil. Il vérifie encore le raccord entre le sperme et le gel (encore le gel !) nécessaire à l’exercice gynécologique. Le sexe a aussi ses affirmations qui se fixent, voire se figent dans des aphorismes baudelairiens (« le sexe est le fracas du trivial et du divin »), introduisant d’autres partages, réitérés dans divers entretiens, qui peuvent avoir le tort de tordre le bâton dans l’autre sens (la jouissance masculine est une petite mort, la jouissance féminine un ravissement dans l’éther).
Le sexe pense en imposant enfin un dernier tour qui est la plus grande subversion : la romance est plus pornographique que la pornographie elle-même parce que la seconde ne ment pas à la différence de la première. Marie est une héroïne sadienne qui n’a pas besoin d’un Sade pour se raconter et se mettre en scène elle-même. Elle est à la fois la pauvre Justine et la perverse Juliette, les deux visages coïncident en elle. Catherine Breillat prend Sade par derrière en s’aidant des froidures littéraires de Sacher-Masoch. On est loin, alors, du folklore masochiste cultivé par La Prisonnière (1968) de Henri-George Clouzot et Maîtresse (1975) de Barbet Schroeder. La femme déshonorée met un point d’honneur à vérifier que le sexe repose sur des principes, une éthique (d’où le recours aux morsures de gel du masochisme) avec ses impératifs catégoriques qui obligent à reprendre à plat les vieux agencements ou antiques partitions, l’amour et le sexe, les hommes et les femmes, le propre et le sale. La femme breillatienne est une masochiste au mental d’acier.
Et si le parcours de Marie tient de l’exemplum en conduisant à la sainteté que son prénom lui avait toujours promise, c’est en accueillant l’enfant dont le père est moins un géniteur identifié que l’idée de le faire sans homme, encore une fois comme Barbara dans Sale comme un ange. Il est vrai que Paul est mort dans l’appartement détruit après que Marie a ouvert le gaz. Du masochisme à la sainteté pour Marie que joue une actrice physiquement proche de Charlotte Gainsbourg et l’on pose alors que Romance, comme roman d’initiation d’une femme qui plonge dans la dégradation pour s’en émanciper, est l’ange plus qu’annonciateur de Nymphomaniac (2013) de Lars von Trier.
Après Sale comme un ange, Romance est donc une autre version profane de l’immaculée conception, plus raide aussi parce qu’elle est plus théorique, c’est là sa grandeur autant que sa limite contre laquelle travaille l’interprétation formidable de Caroline Ducey, cette chair que remue l’orage des idées. C’est une autre manière pour Catherine Breillat de continuer une dispute philosophique avec Jean-Luc Godard, l’auteur de Je vous salue Marie (1984). La cinéaste avait désiré qu’il joue le personnage du maître SM dont le rôle est échu à l’excellent François Berléand.
Romance est un événement dans le cinéma français avant son pendant aporétique, Anatomie de l’enfer (2004). Le cinéma de Catherine Breillat est semblable au personnage d’Hélène dans Les Dames du Bois du Boulogne (1945) de Robert Bresson et Jean Cocteau : chaud, froid, incorruptible.
Like a Virgin (1984) est l’une des premières chansons de Madonna, et parmi les plus connues. La virginité y est célébrée comme ce paradis perdu et retrouvé toutes les fois qu’un homme est capable de donner à une femme la sensation de revivre l’émerveillement supposé de la première fois. Quentin Tarantino en a même fait la métaphore de son programme de cinéma à l’occasion de la première scène en guise de préambule à son premier film, Reservoir Dogs (1992), les gangsters évaluant en effet autour d’un café les hypothèses rivales (l’homme est-il une bête sexuelle ou bien la femme est-elle amoureuse pour ressentir cela ?). Eh bien c’est comme si le cinéma de Catherine Breillat opposait une vive protestation à ce discours-là. La virginité appose sur le sexe des jeunes filles le sceau bêta d’une sacralité qui sert le pouvoir des parents en offrant au garçon l’honneur d’être l’auteur de la première fois. La sacralisation ne peut pas ne pas déboucher sur autre chose que sur la profanation dont la souillure est promise à la jeune fille depuis l’apparition de ses menstrues.
La virginité est au cœur de la tradition dont se réclame le patriarcat et un malheur pour les jeunes filles vouées par destin à la honte de leur sexe. Cette machine bipolaire, Catherine Breillat l’a enrayée plus d’une fois en délivrant ses jeunes héroïnes du piège à loup de la première fois qui, parce qu’elle est expurgée de toute fonction sacrée, ne fonctionne plus sur celui, complémentaire, de la profanation. La virginité représente pour les jeunes filles l’occasion de se faire avoir deux fois, par les parents et les garçons. Baisée, la vierge l’est deux fois et la seconde se rabat sur la première pour la réduire en trophée pour le garçon puis en objet de honte pour ses parents.
C’est pourquoi, chez Catherine Breillat, la première fois n’est plus un événement en soi. L’événement c’est sa destitution même. La virginité perdue ne compte qu’en cessant de compter.
L’événement de la première fois n’est constituant qu’étant destitué, la destitution fait l’événement et il prend avec À ma sœur ! la forme culottée, et même carrément fracassante, d’une initiation en forme de don sororal et sacrificiel, avant des dévastations familiales paradoxalement réparatrices.
D’une autre façon que celui de Jean-Marie Straub et Danièle Huillet, le cinéma de Catherine Breillat est affirmatif et ses affirmations sont exclamatives, Lothringern ! (1994) et La Guerre d’Algérie ! (2014) pour les premiers, pour la seconde Parfait amour ! (1996) et À ma sœur ! (2001). Le point d’exclamation commun aux deux titres varie cependant d’un film à l’autre de sens. La première fois, l’exclamation pointe une ironie qui croise la cruauté cinglante du trait (le fait divers poussé au paroxysme du naturalisme) avec la distance du style qui immunise (l’analyse abstractise). La seconde, l’exclamation est une adresse dans l’économie symbolique des dons et des contre-dons.
À ma sœur ! poursuit en effet la grande veine des vierges dont l’insolence les fait se déprendre des sortilèges mythiques de la première fois en succédant par conséquent à Une vraie jeune fille (1976), ainsi que 36 Fillette (1987). Il s’agira d’insister une nouvelle fois sur l’importance (on n’écrira évidemment pas séminale) des alliances sororales qui ont pour fondement plus que personnel mais existentiel, à la fois commencement et commandement, l’existence d’une sœur aînée, Marie-Hélène Breillat, qui représente un événement et un mythe dans la vie et le cinéma de Catherine Breillat.
Peut-être que toutes les jeunes filles breillatiennes, Alice, Lili et désormais Anaïs forment une ronde de petites filles modèles mais d’un tout autre genre que celles de la comtesse de Ségur et d’Eric Rohmer qui s’en est largement inspiré. Ou alors ces filles seraient plus proches peut-être de Claudine et ses amies dans la série romanesque de Colette (et ses adaptations pour la télévision en 1978 par Édouard Molinaro avec... Marie-Hélène Breillat dans le rôle-titre). Les jeunes filles breillatiennes ont un désir immense – c’est un élan qui a la puissance du monstrueux – de saccager leur première fois parce que c’est un mythe caractéristique du patriarcat qui recouvre un piège à filles comme la gueule d’un loup. On pourra d’ailleurs tout à fait leur adjoindre les héroïnes adultes, Solange de Tapage nocturne (1979), Barbara de Sale comme un ange (1991), Marie de Romance (1999), Alice de Brève Traversée (2001). Toutes offrent les visages spéculaires et infiniment variées d’une féminité qui aura eu la sœur aînée pour premier miroir dans la construction de sa singularité.
À ma sœur ! est donc l’exclamation d’une adresse sororale, un envoi pour clamer haut et fort l’alliance fondamentale, ce plan de consistance mythique, que la sororité originaire représente pour un geste de cinéma dont la souveraineté consiste à pervertir les catégories dominantes et, ainsi, mieux s’en affranchir. Il est après tout question d’un affranchissement dans ce film et les filles ont besoin de sœurs pour se libérer de mythes, y compris en y recourant. Parmi les vierges affranchies que compte le cinéma de Catherine Breillat, Anaïs est aussi mémorable qu’Alice et Lili, en attendant Hermangarde de Polastron dans Une vieille maîtresse (2007) et Marie-Catherine dans Barbe bleue (2009). Remarquer alors que Roxane Mesquida est l’interprète de la sœur d’Anaïs, et du même rôle dans la mise en abyme d’À ma sœur ! qu’est Sex is Comedy (2002), en dit long sur la persévérance d’une cinéaste menacée par ses rengaines, mais dont la foi dans l’art du cinéma l’autorise à des ritournelles comme le cinéma français n’en avait jamais conçu de telles avant elle.
Ce qui intéresse Catherine Breillat n’est pas de donner un corps sensuel et émoustillant au cliché de la vierge effarouchée, cette pure construction sexiste. Au contraire, la vierge affranchie est la reine de ses royaumes indociles. Anaïs Reboux est aussi formidable que Delphine Zentout dans 36 Fillette et peut-être même l’est-elle davantage en dérogeant avec ses rondeurs aux canons académiques de la beauté (d’autant plus qu’il s’agirait, semble-t-il, du seul et unique rôle de cette jeune actrice qui, de surcroît, ressemble trait pour trait à Catherine Breillat – comme une sœur).
Anaïs, on commence avec elle et on finit avec elle qui porte le même prénom qu’Anaïs Nin. Revêche, elle tire la gueule et fait du boudin. Boulotte, elle mange pour provoquer l’indigestion ou bien empêcher qu’on la pénètre. Sa sœur dit d’elle qu’elle est une truie et peut-être Anaïs nous raconte-t-telle sa version bien à elle des Trois Petits Cochons. Et si l’arrêt sur image revient à nouveau comme un point final, c’est pour célébrer la gueule imperturbable de la renfrognée. Après ceux de Tapage nocturne, 36 Fillette et Sale comme un ange, celui d’À ma sœur indique qu’Anaïs est porteuse du gel qui suspend tout jugement. La méduse immobilise en donnant à l’image le tranchant du pic à glace. La renfrognée a le visage hargneux, la butée des catastrophes renversées parce qu’elle se joue non sur le plan des traumatismes psychologiques, mais sur celui des constructions fantasmatiques. Les ritournelles qu’Anaïs se récite, drôles et crues, dans la piscine ou face aux rouleaux gris de l’océan, sont d’insidieux tourbillons qui entraînent le réalisme supposé du film vers une ambiance de conte, avec bague, fée et loup-garou, aussi inattendue que logique.
On démarre pourtant avec la classique chronique adolescente (Palmyre après les Landes et Narbonne), çà et là mâtinée de piques antibourgeoises tirant sur du Claude Chabrol (les parents de pure facticité joués par Arsinée Khanjian et Romain Goupil). Tout cela prépare imperceptiblement à une lente dérive vers une longue nuit aussi naturaliste dans ses détails (la sodomie, la fellation) qu’abstraite dans ses articulations (tout est perçu et observé dans la perspective improbable d’Anaïs, témoin de la première fois de sa sœur aînée, Elena). Les prises longues et les lents travellings révèlent avec leur incurvation que la première fois concerne autant Elena qu’Anaïs, sa spectatrice.
Au fond du champ il y a la jeune fille qui regarde un désastre qui la concerne et ses doigts agrippent son visage, toutes choses égales par ailleurs comme le petit Edmund dans Allemagne année zéro (1948) de Roberto Rossellini. La honte a ses témoins qui permettent le travail de la reconnaissance. Le scandale ? La première fois c’est nul, à chier, un saccage sur lequel prospère la bêtise parentale.
Catherine Breillat hausse le ton, joue de redoublements. À ma sœur ! réitère Une vraie jeune fille et 36 Fillette en attendant d’atteindre le niveau méta avec Sex is Comedy. Tantôt la première fois se scinde en saynètes porno surréalistes et mise à mort de l’amant potentiel abattu comme un sanglier (Une vraie jeune fille), tantôt elle se sépare entre l’amant avec qui vivre un chaos de sentiments inédits et l’adolescent servant de donneur d’organe (36 Fillette). Ici, Anaïs est la spectatrice d’Elena (et l’auditrice de ses larmes), la seconde prise une (longue) première fois par derrière, une (plus courte) deuxième par devant, avant qu’une troisième ne concerne ses parents décidés à lui faire subir un test de virginité. Les deux sœurs se détestent en surface, l’aînée qui est la plus belle a besoin de la cadette en caution pour rassurer les parents. En vérité, elles ont passé un pacte qui se déclare face à un miroir. L’alliance sororale destitue l’amant (un étudiant en droit italien, mielleux et lâche), puis les parents (ridicules), avant de se doter d’une troisième sœur, l’aînée des aînées, la fée Laura Betti qui passe à la télé avant de débarquer en vrai, peut-être aussi pour moquer comment les féministes d’hier sont devenues pour certaines de vieilles dames bagouzées.
Au petit matin, le séducteur s’est évanoui, un incube. Les arbres ravagés après une tempête avaient ouvert ce champ de dévastation. Pour Anaïs, le loup-garou suppléera au vampire et ce sera un festin.
La fronde de la vierge qui s’affranchit de la virginité en s’affranchissant des stéréotypes de la vierge effarouchée trouvera son culmen dans un finale d’une radicalité giflant comme un soufflet. Le retour des vacances est long, l’autoroute, les camions jusqu’au soir et l’aire de repos, on frôle l’accident. Quand débarque un fou furieux qui brise le pare-vitre, tue Elena d’un coup de marteau dans la tête et la mère en l’étranglant. Le père est épargné, absent de la scène mais c’est comme s’il avait toujours été happé par la gueule du hors-champ. On note l’absence totale de toute hystérie. La séquence est immunisée contre la jouissance en atteignant à l’indiscernable d’un désir qui a fait fi de toute catégorie. Anaïs se sauve alors tranquillement, puis est rattrapée par le monstre qui la viole en lui enfournant dans la bouche sa culotte. Au Canada, des féministes se sont plaintes d’une représentation outrageante du viol. On est loin pourtant de l’hyper-réalisme d’un Gaspard Noé. Ici tout est faux, grotesque, hyperbolique. Le mythique est ce que vise Catherine Breillat en même temps que sa parodie, en ayant en pensée le viol de Mouchette dans le film de Robert Bresson.
Voilà comment Anaïs fait un sort aux mauvais sortilèges de la première fois. Son imaginaire a pris le pouvoir sur le film en accouchant d’une scène monstrueuse qui se substitue aux premières fois qui sont des déceptions programmées. Le désir des femmes, et plus encore celui des adolescentes, suscitent des peurs paniques. Et cette destitution s’abat sur le naturalisme, c’est un carnaval féroce que raconte la chanson récurrente du film. Si la virginité est un piège à loup, il faut faire sortir le loup du bois en le renvoyant à l’univers des contes dont Catherine Breillat se rapproche, en attendant ses versions de Barbe Bleue et de La Belle Endormie (2010), un autre diptyque qui a pour origine biographique les histoires que se racontaient durant leur enfance les jeunes sœurs Breillat.
Qui est Anaïs ? La boudeuse est un boudin qui fait du boudin de la virginité sacrée, la truie qui devient plus loup que le loup en faisant voracement la nique à tout jugement sur son sexe.
La revêche Anaïs est une affranchie qui, face aux mythes tenaces du patriarcat, surenchérit en livrant sa version et, comme une mouche dans la confiture, nous y sommes pris. L’affranchissement est le contre-don mythique d’une cadette à son aînée dont le don aura consisté à s’être sacrifiée pour elle, c’est là un vécu ordinaire recomposé en scène primitive pour mythe et fabulation légendaire. L’initiation au désastre de la sœur aura eu pour réponse une contre-initiation imaginaire dont l’ultime dévastation est un délire relativisant le sale coup de la première fois, avec un culot inégalé.
La seule chose de sacré qui tienne vraiment ici se tient dans le cercle de feu de l’alliance sororale, cette bague magique de conte qui transforme les déceptions annoncées en féerie, féroce et barbare.
Au début des années 2000, Catherine Breillat travaille sur un diptyque en forme de crête dans sa carrière, un versant pour À ma sœur ! (2001) et l’autre pour Sex is Comedy (2002). Elle revient alors en deux temps sur un motif obsesionnel, la virginité féminine déjà explorée avec l’inaugural Une vraie jeune fille (1976) et 36 Fillette (1987), qu’elle pèle comme un oignon pour ne laisser plus qu’un grand vide. Dans ce vide qui bée, le sacro-saint privilège masculin dans la première fois des femmes se voit aboli pour à la place faire apparaître une alliance sororale envers et contre tous qui se projette ensuite, et en abyme, dans la relation spécifique d’une réalisatrice avec son actrice.
La désacralisation de la défloration, en induisant que la perte de son caractère sacré rende impossible son pendant qu’est la profanation, et la prostitution qui en est le corrélat, est une opération salutaire de destitution, le désœuvrement s’apparentant à une forme de décréation.
Si c’est avec la première fois que les garçons attrapent les filles comme les mouches avec le miel, Catherine Breillat fait du cinéma pour transformer le miel en vinaigre et ainsi noyer des privilèges contribuant au gel des rapports de domination. Non seulement le désir des femmes s’est émancipé de la machine virginale et des déceptions qu’elle mouline à tout va, la vierge dégradée en putain, etc., mais de surcroît ce désir-là impose aux hommes la solitude souveraine devant la jouissance.
Le diptyque expose ainsi la centralité d’une scène primitive, non pas la perte de la virginité mais sa destitution pour un désir féminin et ses hautes solitudes seulement accessibles dans la défaite du privilège masculin. Et la centralité de cette scène, obscure et rayonnante, aura été fantasmée comme le don mythique d’une jeune fille à sa sœur et le don sororal d’avoir pour contre-don le cinéma de Catherine Breillat, à chaque film exclamativement dédié à la sienne, Marie-Hélène Breillat.
Entre À ma sœur ! et Sex is Comedy, Catherine Breillat attrape au bond une belle opportunité, la réalisation d’un téléfilm de 80 minutes destiné à Arte dans le cadre d’une série de dix films produite par Pierre Chevalier, « Masculin/Féminin ». Il est bien possible que Brève Traversée soit le meilleur titre de cette collection comme la chaîne franco-allemande à l’époque en initiait. D’un côté, c’est un pur film de Catherine Breillat, on y retrouve le désir et ses vagues, ses insularités et ses naufrages, aussi la différence d’âge au principe d’un renversement du sens des première fois, encore le ton sarcastique jusqu’à la cruauté. De l’autre, la commande télévisuelle lui permet de tenter de nouvelles intensités sans les subordonner à un genre (la pornographie ou le policier) ou à un sujet (le fait divers), avec une concentration des motifs (une nuit d’amour imprévisible entre inconnus dans un ferry reliant Saint-Malo à Portsmouth) et une sécheresse accentuée du trait (au petit matin, le débarcadère est l’exhibition nue et mouillée de malentendus toujours présents dès le début).
Catherine Breillat accomplit à cette occasion qui fait la larronnesse quelques déplacements remarquables. Déjà, et selon une stratégie qu’on lui connaît pour avoir été appliquée deux fois avec le cinéma de Maurice Pialat, elle se donne un étalon éminemment classique (Brève Rencontre de David Lean adapté de la pièce de Noel Coward) afin de mesurer la singularité de son geste (cette fois-là il y aura passage à l’acte et la femme est plus âgée que son amant, un adolescent au matin livré à l’abandon et au chagrin). Si persiste la question décisive de la différence de l’âge, Brève Traversée creuse l’écart ouvert par Parfait amour ! (1996), continuant désormais d’examiner le rapport de femmes matures avec des garçons qui le sont moins. On peut avancer à cet égard que ce téléfilm préfigure à plus d’un titre le nouveau long-métrage de Catherine Breillat, L’Été dernier (2023). Si l’écart des âges surexpose les rapports de pouvoir constitutifs du sexe, il met également à nu la pression inconsciente des fantasmes (incestueux) qui brouillent le jeu. Il dévoile surtout que le mal des rapports biaisés a été fait et qu’il faut toute une vie pour travailler à ne pas les répéter.
Avec le voyage en ferry s’impose l’unité de lieu, de temps et d’action et les trois unités conspirent à accueillir l’exception dans l’ordinaire des situations. Alice est la femme de trente ans originaire d’Angleterre, Thomas l’adolescent français qui a bien du mal à lui faire croire qu’il a la majorité. Au début, Thomas est en retard et la caméra le suit, portée par Eric Gauthier. Leur rencontre à la cafétéria commence à fixer le jeu, elle mange peu, lui a une faim de loup. Face à lui se trouve pourtant une louve dont le grand regard bleu méduse littéralement (sidérante Sarah Pratt).
Avec la faim rassasiée, tout change. Les arrière-plans deviennent abstraits et l’abstraction connaît une nouvelle station dans la boîte de nuit filmée en longs et pénétrants travellings incurvés, puis une extraordinaire scène de lit. Thomas fume et parle comme un petit adulte fier de ses libéralités sexuelles, Alice lui répond dans un mélange de fascination et de sarcasme. Le garçon n’entend pas qu’elle le voit en les voyant tous, la classe de tous les hommes dont elle se fait une idée aussi générique que stéréotypée, le problème étant que le stéréotype correspond trop souvent à la réalité.
L’exception de la rencontre se présente comme une île au milieu de la mer, encore une. C’est l’archipel des films de Catherine Breillat avec ses tropismes qui coulent de film en film, la plage et le roulement laiteux des vagues, et puis toute une humeur océanique qui a pénétré le corps de la cinéaste depuis l’enfance passée avec sa sœur aînée dans les Landes. L’exception ouvre alors à des paroles dont le commerce devient une musique plus hypnotique que la techno en arrière-fond. Elle fait le lit des désirs qui ne peuvent pas ne pas s’avancer en crabe et masqués, comme à des abandons consentis qui ont des manières différenciées de s’accorder. Au matin, le petit homme redevient un enfant et c’est comme si sa mère l’avait abandonné. Sa mère est sa vieille maîtresse le temps d’une nuit qui retrouve son enfant et son mari, et elle n’aura pour lui aucun regard quand elle repartira.
La cruauté est réelle, imparable et pourtant elle s’exerce dans la neutralisation de tout jugement. Thomas est ravagé, l’adolescent porteur du don terrible d’Alice qui lui aura demandé sans mot dit de respecter son intraitable désir, tout en lui donnant toutes les raisons pour devenir le genre de mec qu’elle hait. Gilles Guillain qui l’interprète est magnifique, à qui revient exceptionnellement de faire advenir du rouge entre le blanc (la peau) et le noir (capillaire) selon une configuration esthétique appartenant aux femmes breillatiennes, Delphine Zentout, Lio et Caroline Ducey.
Brève Traversée est un petit film sublime. C’est le film des premières fois qui ne correspondent pas à l’ordinaire des premières fois, premières fois hypothétiques (c’est peut-être le dépucelage de Thomas, c’est peut-être la première coucherie extraconjugale d’Alice), premières fois qui sont les possibles événements d’une vie (la première liberté qu’elle s’accorde, le premier chagrin d’amour pour lui). Ces fois premières ont des visages et des variations affectives inoubliables, toutes les fois où Thomas rougit (parce qu’il arrive en retard, qu’il jouit, et parce qu’il est laissé à la fin en bord du chemin), tandis qu’Alice est une nouvelle femme gelée, sa rousseur percée d’yeux bleus glaçants.
On peut reprendre ici le mot de Claude Brasseur devant Lio dans Sale comme un ange (1991) : Alice est une femme réfrigérante, c’est ainsi qu’elle s’immunise contre tout jugement en donnant à Thomas le gel nécessaire à fixer la marée montante des mauvais sentiments. Désirer c’est savoir ce que l’on désire jusqu’à un certain point, et comprendre que l’on ne gagne jamais vraiment sans perdre beaucoup. Le don d’Alice est empoisonné, il est pourtant pour Thomas le don difficile de la liberté même si le risque est grand que montent les grandes eaux du ressentiment jusqu’à s’y noyer.