Deux ans après Une vieille maîtresse adapté de Jules Barbey d’Aurevilly, Catherine Breillat poursuit son exploration de la littérature des autres en y ramenant comme Orphée ; non pas l’image endeuillée d’Eurydice, l’aimée disparue qu’une pulsion inconsciente veut tuer, mais le trésor de mythes qu’il faut regarder en face si l’on ne souhaite pas que leur or nous sidère et nous dévore.
Le conte de fée pointait déjà plus que son nez dans À ma sœur ! (2001), avec son bellâtre en amant nocturne pareil à un incube sorti d’une toile de Füssli, avec la bague volée à sa mère jouée par la sorcière Laura Betti, et puis le tueur fou qui débarquait à la fin comme un loup-garou, un ogre de légende comme celle de Barbe bleue. Une vraie jeune fille (1976) avait en réalité toujours déjà célébré cette proximité, avec Alice en jeune vierge et viande appétissante, y compris pour le regard de son père, et le renard qui croit jouir du poulailler avant de finir abattu comme un sanglier.
Le conte de fée est désormais l’objet auquel s’attaque Catherine Breillat, et cela en deux temps, Barbe bleue (2009) et La Belle Endormie (2010). Voilà encore un autre diptyque d’après deux récits de Charles Perrault issus du recueil des Contes de ma mère l’Oye (1697). Et, de la même façon que l’écrivain aura puisé dans un vivier d’histoires originaires de traditions orales et populaires en en proposant ses propres interprétations à destination des petites filles bien nées de l’époque classique, Catherine Breillat avance les siennes en cinéma. Et si elles s’adressent à tout le monde, elles racontent aussi quelque chose d’un rapport spécifique que des jeunes filles ont pu entretenir à l’égard de tels contes, à l’image de celles qu’elle et sa sœur aînée, Marie-Hélène Breillat, auront été.
Catherine Breillat s’en est expliqué plusieurs fois : cela faisait plus de dix ans qu’elle réfléchissait à ce conte tant de fois adapté, notamment au cinéma, mais c’est que Barbe bleue est l’histoire préférée de son enfance, un bloc d’enfance dont le secret est ce qu’elle a en partage avec sa sœur.
Barbe bleue adapte ainsi un classique du conte merveilleux, mais en redoublant l’adaptation de sa lecture qui est à la fois une interprétation et l’extension manifeste du domaine du mythe. Deux séries parallèles montrent en effet les aventures de deux paires de sœurs, Anne et Marie-Catherine pour le conte, Marie-Anne et Catherine qui en sont les lectrices. La construction est un chiasme qui, non seulement, croise le sort des petites filles et leur prénom respectif, mais de surcroît montre par un effet de miroir que le conte a ses héroïnes de part et d’autre de la fiction. Et si le sang coule dans le versant classique du conte, il se répand également, et étonnamment, de l’autre côté du miroir.
Le sang reste un motif du cinéma de Catherine Breillat, celui des alliances et mésalliances du sexe.
S’il y a une alliance déterminante pour Catherine Breillat, c’est l’alliance sororale et, à ce titre, Barbe bleue vient après À ma sœur ! et Sex is Comedy (2002). Ce dernier film aura par ailleurs montré que l’alliance, si elle a pour fondement une sororité d’origine autobiographique, élargit ses cercles aux relations nouées entre la cinéaste et ses actrices. L’obsession de l’alliance sororale, et du sang qui en est un constituant dans la perte de virginité, conduit désormais à l’élévation mythique du leitmotiv. Adapter c’est lire et lire c’est toujours déjà interpréter. Barbe bleue est une lecture filmée avec toute la littéralité nécessaire. Le conte de fée se lit donc par ses interprètes qui s’en approprient les développements parce qu’elles s’y reconnaissent. Et l’inégalité de la reconnaissance, si elle est un jeu censé titiller la curiosité en conjurant la terreur, est aussi un enseignement sauvage qui se conclut par des morts qui ne sont pas qu’accidentelles. Car Barbe bleue croise aussi les cadavres, Barbe bleue décapitée et sa tête est caressée par Marie-Catherine comme Judith avec Holopherne, et Marie-Anne qui, effrayée par la lecture de sa sœur, gît après être tombée du grenier.
Si les habituels complices permettent à Catherine Breillat de pouvoir continuer à travailler, Jean-François Lepetit à la production et Michaël Weill en assistant à la réalisation, le remplacement du chef opérateur Yórgos Arvanitis par Vilko Filač pose une difficulté. Barbe bleue n’est peut-être pas en effet le film le mieux mis en scène par Catherine Breillat, qui abandonne provisoirement les plans longs, les durées pénétrantes et les mouvements incurvés pour des expérimentations inédites de la longue focale, Marie-Catherine paraissant tantôt toute petite comme une poupée, tantôt immense comme une ogresse. Elle fait mouche avec sa petite vierge, Lola Creton, à qui elle offre son premier grand rôle. La cinéaste semblerait davantage s’intéresser aux costumes et aux décors, notamment ce château-fort trouvé dans le Limousin, qui représentent autant de richesses dont l’origine mystérieuse est celle du sang. Le personnage de Barbe-Bleue est un monstre parce qu’il aura été également un agent de civilisation, un homme de sciences dont les connaissances sont aussi le fruit de conquêtes, de curées et de rapines. Il est le géant, l’ogre qui collection les jeunes filles du coin avant de les dévorer, en rappel de Henry VIII et Gilles de Rais. Il est aussi une Bête blessée, un Roi pêcheur dont le flanc contient un cabinet secret dont l’accès oblige à user d’une clé en or.
Barbe-Bleue est un Roi pêcheur, une Bête, un ours assoiffé du sang virginal et Marie-Catherine, la vierge qui finira par avoir la peau de l’ours. Le sacrificateur sacrifié par la sacrificatrice qu’il a voulu sacrifier se voit par elle offrir la légende. Cette immortalité a pour mérite de relever la mort originaire d’un père qui s’est sacrifié pour sauver une petite fille qui aurait pu être la sienne. Reste la mère qui, comme toutes les mères chez Catherine Breillat, est mal fichue sans savoir pourquoi.
D’un côté, Barbe bleue est une histoire de sang, le conte des inversions de son caractère sacré. Le sang des hommes qui jouissent du privilège d’être des détrousseurs en série de virginité ne peut pas ne pas devenir à la fin le leur. Le sacrifice change alors de sens, les polarités s’inversent en ayant pour symbole populaire et coutumier un canard décapité, après d’autres volailles déplumées (Une vraie jeune fille) et étêtées (Une vieille maîtresse). Le sang virginal est celui d’un sacrifice, le sang du sacrificateur le consacre à son tour. De l’autre, le conte de Charles Perrault est également l’histoire d’une alliance sororale qui ne peut pas complètement étouffer les risques inhérents de la rivalité mimétique. Ainsi, quand Catherine, la petite lectrice, pénètre dans l’imaginaire du conte en se substituant à Marie-Catherine au moment d’entrer dans le cabinet secret où pendent les jeunes mariées, vidées de leur sang, elle fait sien ce sang qui effraie tant sa sœur Marie-Anne que la reculade lui est peut-être mortelle, un mince filet de sang s’écoulant de sa bouche après la chute.
L’histoire des hommes et des femmes est un récit mythique quand s’y mêle le sang, les secondes sacrifiées, les premiers en sacrificateurs. Le sang est ce à quoi les filles doivent alors savoir s’initier afin de s’affranchir du piège de la virginité, tout en consacrant des alliances qui n’empêchent pas tout à fait les rivalités d’être mortelles. Barbe bleue est un conte de sexe et de sang, avec une Bête blessée comme un ours ou le Roi pêcheur et une Belle qui réussit là où Perceval a échoué. Comme l’ours est également l’animal par excellence du carnaval, on se redit encore que sex is comedy.
Si la fin de Barbe bleue est triste, vraiment et étonnamment triste, c’est que la Bête voulait en finir. La décapitation l’allège et l’apaise, tandis que sa triomphatrice est déjà si mélancolique, et tellement moins joyeuse que la Sada ivre de joie dans la possession du pénis de son amant dans L’Empire des sens (1976) de Nagisa Oshima. Car Marie-Catherine sait déjà qu’elle ne l’oubliera pas celui-là, l’ogre qui l’aurait attendue toute sa vie pour en finir avec une existence jamais rassasiée de faim et de sang, de sexe et de conquête. Barbe bleue est par conséquent un récit du processus de civilisation et son émancipation du sang des origines se lie à celle des femmes du sang des virginités sacrées.
Seconde adaptation d’un conte de Charles Perrault, La Belle Endormie complique autrement la donne que Barbe bleue (2009). Certes, il est toujours question d’une jeune fille vierge qui affronte des monstres afin d’en triompher et, en en triomphant, s’émanciper du sang de la virginité. Certes, il est encore question de mythes dont Catherine Breillat use comme d’un couteau pour tailler le cuir d’un mythe tenace, celui de la virginité sacrée des femmes. Sauf que, cette fois-ci, il s’agit d’un voyage initiatique qui prend la forme d’une descente dans l’enfer des représentations, une catabase préparant à la remontée des dernières images qui appartiennent au cinéma de Catherine Breillat.
Anastasia, c’est la (nouvelle) petite fille victime d’une malédiction, la mort souhaitée par la fée Carabosse à laquelle une triade de fées marraines, arrivées en retard pour le baptême, oppose un sommeil de cent ans. Elles arrivent en retard exactement comme Marie-Christine au début de Barbe bleue quand elle apprend la mort de son père. Le retard est fautif et la faute des femmes est déjà un retard, la marque d’une malédiction essentielle. Le retard invite alors à s’émanciper du temps des horloges qu’aime tant Anastasia, avant de s’aventurer dans celui, onirique et dédaléen, des images.
La malédiction est un sortilège générique, le piège d’une ankylose dissipée par l’arrivée salvatrice du prince charmant. C’est la leçon de La Belle au bois dormant formulée ainsi par Bruno Bettelheim. Le doigt de la jeune fille blessé par le bois d’if à l’adolescence est une image de la maudite défloration que doit réparer un baiser princier et rédempteur. Le canevas classique, de Charles Perrault aux frères Grimm, est toutefois bousculé avec plus d’effronterie que Barbe bleue. La cinéaste joue du couteau, cet objet qui revient de film en film, au moins depuis Parfait amour !, en tailladant de multiples façons. Les interruptions de lecture dans Barbe bleue étaient des digressions qui relèvent de l’hypotypose déjà expérimentée avec Anatomie de l’enfer (2004). Ici, le conte subit une seule incision déployant l’adaptation inattendue d’un autre conte, La Reine des neiges (1844) de Hans Christian Andersen. L’image de la défloration est ainsi recouverte par une efflorescence qui tient aussi de la greffe quand le principe, déjà à l’œuvre dans Une vieille maîtresse (2007), s’apparentait à la blessure ouverte d’une aveu, celui d’un Éros maladif et hémorragique.
Il est évident que Catherine Breillat considère le conte de La Belle au bois dormant avec une distance plus ironique, on pensera davantage cette fois à Peau d’âne (1970) de Jacques Demy. Le diptyque de Catherine Breillat a peut-être inspiré aussi Les Filles au Moyen Âge (2015) de Hubert Viel. Ce que ce dernier aurait retenu de la seconde plutôt que du premier est que les petites filles y sont le sujet de récits où elles apprennent à être maîtresses de la représentation, en étant les opératrices d’un changement de regard sur elles. Il est dans tous les cas question de perspectivisme et d’effets de parallaxe, d’écarts parallactiques. La grande ekphrasis centrale est ainsi un écart de ce type, un grand effet de parallaxe qui redouble un conte par un autre en les approfondissant mutuellement. Approfondir c’est blesser mais l’agression est atténuée par le tour du digressif.
Si la belle endormie est du côté du non-savoir onirique, le sommeil est alors ce qui fait du rêve l’accès inconscient au savoir que son existence est en fait mythique. Le mythe est ainsi moins déconstruit que fouillé dans ses plus fins plis et replis, dans le feu de ses souterrains psychiques.
D’un côté, la plongée d’Anastasia dans Hypnos est un récit d’initiation particulier, un roman de formation quant aux représentations. Le voyage est immobile et il a diverses stations, avec ses freaks (un géant rempli de furoncles, un nain, une boiteuse comme l’est devenue Catherine Breillat par la force des choses), ses catabases infernales (refaire Lewis Carroll, c’est aussi relire Dante et Virgile), ses arrêts provisoires et improbables (un théâtre chinois, une maison près d’une barrière, une gare miniature, un cirque tzigane relié à un château). De l’autre, grandir invite à revisiter les mythes de l’enfance. Et, parmi ceux-là, il y a le garçon qui prend d’abord la figure de Peter, équivalent de Kay dans le conte d’Andersen, avant de se réincarner avec Johan, avatar de tous les beaux garçons ténébreux qui peuplent le cinéma de Catherine Breillat, de Jim à Ryno de Marigny.
La Belle Endormie a donc besoin de croiser le fer avec La Reine des neiges pour montrer comment, dans un cinéma qui s’appuie notamment sur les contes de fée pour amasser les matériaux de ses propres introspections mythiques, ce n’est pas la jeune fille qui sera sauvée par le garçon, mais le contraire. Et le salut tient du ressouvenir orphique du mythe rédimant les petitesses masculines.
Car Anastasia c’est Orphée et la voilà qui sauve vraiment son Eurydice d’amoureux foireux. Elle ne fait pas semblant, elle. Seulement, il faut savoir qu’Anastasia a une double de rêve, la Reine des neiges qui n’est autre qu’elle-même. Le cristal qui gèle le cœur de Peter, Catherine Breillat l’avait déjà filmé, sur le seuil d’un autre téléfilm produit pour Arte, le très beau Brève traversée (2001). Et puis, un autre homme gelé c’était Barbe bleue lui-même. La couleur de sa pilosité en témoignait d’ailleurs, avant sa décapitation qui imposait à l’ogre l’apaisement de la tête de veau sur un plateau.
Les hommes sont refroidis, ils sont gelés de dépit face aux femmes qui obéissent d’abord à leur désir, avant de leur infliger de revanchardes mortifications. Ils le sont parce que la femme, toutes les femmes de Catherine Breillat, sont des femmes gelées. Le premier à l’avoir énoncé c’est Claude Brasseur dans Sale comme un ange (1991) quand il disait de Barbara incarnée par Lio qu’elle était réfrigérante. La femme gelée n’est en rien celle d’Annie Ernaux, on le répète. Elle n’est pas la victime des aliénations domestiques s’imposant à sa condition féminine. Chez Catherine Breillat, la femme gelée est une figure de refroidissement, c’est ainsi qu’elle fige les mauvais élans qu’elle subit, elle organise l’immobilité en osant même recourir au contrat masochiste, on l’a vu dans Romance (1999) et Anatomie de l’enfer. L’ankylose est son royaume et elle y entraîne tous les hommes, et tous les clichés qu’elle fige, au nom de l’éternelle immobilité des idées. La paralysie peut alors retourner l’entrave (des vêtements) en touchant au nerf du réel (l’hémiplégie).
La femme gelée est Méduse et Sirène, elle est Anastasia et Reine des neiges. La femme gelée est le grand mythe de Catherine Breillat, on le verra encore avec Abus de faiblesse (2013) et celui-ci gît dans le sommeil profond de ses héroïnes orphiques, avant qu’elles ne se décident à s’en ressouvenir.
Alors, Anastasia peut ressembler à la Barbara de Sale comme un ange quand elle revient avec le ventre gonflé devant le garçon qui ne se serait contenté que de s’attribuer le trophée de sa virginité. Johan avait pourtant été prévenu quand, avec ses amis, ils préféraient se rouler des pelles plutôt que de regarder la télé (on n’en voit sur un miroir le reflet) sur laquelle passait un film, Tapage nocturne (1979) avec Dominique Laffin, l’une des toutes premières reines des neiges breillatiennes.
Si les femmes sont des banquises, c’est pour arrêter le massacre, l’autre nom pour dire les trophées.
La Belle Endormie clôt ainsi un cycle de trois films dévoués à la littérature des autres afin d’en tirer les matériaux mettant en valeur les configurations mythiques du cinéma de Catherine Breillat.
S’il paraît un peu moins réussi, c’est qu’il adopte la forme horizontale de la synthèse récapitulative ou, verticalement, celui de la généalogie. Il vaut toutefois pour ses variations originales (quand Anastasia adolescente enlace la brigande, on a l’impression de voir coucher ensemble la Vellini avec Hermangarde de Polastron), aussi pour son recours inédit aux artifices de l’imagerie (certes toujours aux limites du kitsch, l’arrivée de la reine des neiges comme un clip de Mylène Farmer).
Catherine Breillat sait qu’elle est une Reine des neiges, elle l’aurait toujours su, d’un savoir inconscient. Et, le sachant, elle pourra alors se retourner sur la part la plus proche et honteuse de l’autobiographie, et ainsi la recouvrir du givre salé et mordant du style. Les images en sont la peau nacrée, la surface où se touchent le chaud et le froid, le corps des acteurs et l’immobilité des idées.
En 2007, Catherine Breillat travaille à un nouveau projet de film, Bad Love, avec la mannequin Naomi Campbell, l’histoire d’une relation entre une vedette et un homme d’origine populaire. Pour le rôle masculin, elle songe à Christophe Rocancourt, un escroc dont elle découvre alors l’existence à la suite de la médiatisation de ses péripéties hollywoodiennes. Le projet tombe malheureusement à l’eau et la cinéaste en tire un roman éponyme, publié en 2007. Catherine Breillat continue cependant d’entretenir des relations avec Christophe Rocancourt qui profite de l’hémiplégie dont elle souffre depuis en 2005 en lui soutirant sous forme de chèques la somme de 800.000 euros.
Catherine Breillat décide alors de porter plainte contre l’escroc en 2009, l’année où elle publie sa propre version des faits avec Abus de faiblesse coécrit avec Jean-François Kervéan. Le procès a finalement lieu en 2012 et il donne raison Catherine Breillat. Rocancourt est alors condamné à une lourde amende, plus de 500.000 euros et une peine de plusieurs mois de prison épurée par la détention provisoire. La cinéaste se remet derechef au travail, d’abord en adaptant pour Arte deux contes de fée de Charles Perrault, Barbe bleue (2009) et La Belle Endormie (2010), avant de préparer en 2013 l’adaptation joyeuse d’Abus de faiblesse, toujours aidée par Jean-François Lepetit, l’homme de Flach Film et son producteur fidèle depuis Romance (1999). Joyeuse, oui, notamment parce que Catherine Breillat a réussi à constituer l’un de ses plus beaux couples de cinéma, Isabelle Huppert qui avait dit non à Romance et un amateur connu, le rappeur Kool Shen du groupe NTM.
Le fait divers avait déjà intéressé Catherine Breillat comme l’a montré Parfait amour ! (1996). L’examen clinique d’une déréliction sentimentale le disputait alors à un naturalisme voulu retors aux grilles de lecture journalistiques et judiciaires. Avec À ma sœur ! (2001), une chronique adolescente à l’issue de fait divers horrible était violemment percutée par un traitement audacieux dont l’irréalisme pavait déjà la voie aux futures adaptations de contes de Charles Perrault. Désormais, le fait divers la concerne et Catherine Breillat s’en émancipe autrement. Non pas qu’il s’agisse de faire diversion en usant des travestissements de la fiction, mais de persévérer à faire du cinéma un art des corps remués par des désirs dont l’opacité est un gel figeant tout jugement.
On ne compte plus les merveilleux étonnements dont Abus de faiblesse est prodigue, l’un des meilleurs français des années 2010. Ils le sont d’autant plus qu’ils ont été extraits d’une matière à la chair vive et blessée, criblée de douleurs personnelles. D’abord, Abus de faiblesse se refuse à toute humeur vindicative, soustrait de tout pénible ressentiment. Non seulement l’escroc Vilko n’est jamais caricaturé, il est au contraire montré comme un corps désirable, à la fois désiré et désirant suivre le seul fil de ses petites affaires, et Maud qu’il escroque est protégée de toute pitié comme de tout regard victimaire. Même si elle est une orgueilleuse – et l’orgueil est la pudeur de la faible – qui n’hésite par à houspiller son entourage proche, son producteur (que joue Jean-François Lepetit) et son assistant (en double avoué de Michaël Weill). Abus de faiblesse n’est pas la répétition du procès. Il tient pourtant d’une autre forme de procès qui est l’analyse d’un processus conduisant ses sujets dans une zone grise annulant moins les torts qu’elle dévoile qu’ils sont des désirs contrariés.
C’est un prodige de voir comment Isabelle Huppert incarne Maud en double de Catherine Breillat, comment la maladie qui frappe son personnage la prive du rire dont les éclats, retrouvés avec le plus grand bonheur, sont si proches de ceux de la cinéaste, qu’elle croise d’ailleurs au fond du couloir de l’hôpital où elle aura été vraiment soignée. Il y a donc ce rire qui affirme le débarras du ressentiment, cette claudication aussi qui prolonge les boiteries diaboliques dont est friand son cinéma. Et puis il y a ce poing qui, s’il est le symptôme des séquelles de l’hémorragie, est aussi la marque d’un combat, d’une agonistique que Catherine Breillat manifeste à l’égard des autres en montrant, dans un corps raide comme le bois d’If, qu’elle la retourne déjà contre elle-même.
Vilko, Catherine Breillat a trouvé ce prénom chez Vilko Filač, son directeur de la photographie slovène sur Barbe bleue. On s’amusera bien sûr à y entendre la contraction de « vil connard ». Et son nom, Piran, inviterait à y reconnaître deux tiers d’un piranha. La caricature est promise, et tout de suite empêchée, entravée comme l’est autrement Maud, dans son corps à demi paralysé du côté gauche et un cocon de plâtre qui enveloppe son bras droit à la suite d’une chute provoquée par une crise d’épilepsie. Vilko est un corps également entravé, possédé par le sort de son ethos d’escroc, serviteur d’une seule maîtresse, sa passion de l’escroquerie nourrie des blessures d’une enfance malheureuse. Après Une vieille maîtresse, Abus de faiblesse est un nouveau récit d’addiction, moins sexuelle que relationnelle, pourri par l’argent que l’une possède sans qu’il lui permette d’aller mieux, et que l’autre désire obtenir en croyant satisfaire des plaisirs qui demeurent inassouvissables. Ce que la maladie met à nu, c’est l’os de la dépendance à l’autre et la dialectique de ses perversions.
Catherine Breillat pratique ici le dénudement comme jamais elle ne l’avait fait, il faut imaginer ce que cela veut dire. La faiblesse n’est en effet pas la seule résultante des déchéances contingentes du corps, c’est l’état profond des êtres en quête du maître sur lequel régner quand ce qui aura été perdu est précisément la maîtrise. Si l’hystérie est le grand sujet du film, il a cependant la froideur nécessaire pour se retenir de la mimer, lui préférant la diaphanéité en guise de lucidité. Isabelle Huppert y a d’ailleurs l’un de ses meilleurs rôles d’alors, avec celui Elle (2016) de Paul Verhoeven.
La dépendance relationnelle est celle d’êtres différemment blessés et les inégalités d’argent en épaississent la toxicité. La signature des chèques comme on pisse le sang est un autre épanchement après l’hémorragie cérébrale, une écriture hémorragique qui rappelle au bon souvenir d’Une vraie jeune fille (1976) et du rouge menstruel de son encre. On reconnaît encore le schéma des écarts croisés de génération et de classe, l’adolescente d’origine populaire et le quarantenaire friqué de 36 Fillette (1987), la bourgeoise bien installée et le jeune flambeur de Parfait amour !, jusqu’aux amants d’une seule nuit de Brève traversée (2001), en attendant ceux de L’Été dernier (2023).
Cela n’est désormais plus une affaire de sexe (Abus de faiblesse est le film le plus chaste de son autrice, ce qui ne signifie en rien qu’il serait le moins disposé à se colleter avec l’obscénité de ses personnages). C’est une question de rencontres hasardeuses et de dépendances affectives qui s’accouplent en donnant naissance à des monstres, avec une femme démantibulée comme une poupée et un homme qui se comporte comme un singe ou un animal dans un cage. Et cela conduit jusqu’à des abîmes d’absurdité (elle réclame en boitant son oseille dans le bordel de sa chambre, lui qui dort dans un lit d’enfant dans la pièce d’à côté comme un baby doll), des sommets de comédie mis en scène par Catherine Breillat (on n’est pas loin de penser à New York Miami de Frank Capra).
Abus de faiblesse offre des images puissantes de ce qui obsède Catherine Breillat, des cristaux d’intensité parmi les plus beaux de tout son cinéma, et les plus coupants. D’un côté, il y a la femme qui tombe dans un piège à loup, celui d’un garçon loup-garou, mais pour autant que ce piège est celui de son désir, toujours inconscient et au bord d’être deviné, d’affronter justement ce loup afin d’en triompher. Barbe bleue venait d’en donner une image déjà étincelante afin d’en faire luire la dimension mythique. Le piège à loup n’est donc pas une impasse mais la passe même du désir, et peut-être y doit-on y reconnaître le moyen d’une volonté, une endurance, une obstination à vivre qui est une survie. De l’autre, il y a la femme entravée, la femme gelée en tant qu’elle est dispensatrice d’une force d’immobilisation des stéréotypes et de refroidissement des volontés de jugement.
La femme gelée, entravée par son corps et son plâtre comme elle l’était hier par sa culotte (Une vraie jeune fille), ses corsets (Une vieille maîtresse) ou les cordelettes du BDSM (Romance), se révèle la souveraine d’un royaume composé de banquises où disparaissent clichés et mâles dominants, et dont la Reine des neiges du conte de Hans Christian Andersen aura, au cœur de La Belle Endormie, livré le secret. Et puis il faut voir ici comment l’écume blanche que soulève l’océan lors d’une séquence insulaire tournée à Biarritz infiltre l’image d’une atmosphère de gel laiteux.
La femme gelée est là depuis toujours, déjà avec les arrêts sur image à la fin de 36 Fillette, Sale comme un ange et À ma sœur !. Et dans les rêveries érotiques de l’adolescente d’Une vraie jeune fille (1976) qui extrayait de la canicule du sud-ouest l’image de la petite chienne dont les chaleurs mimées pétrifient pour de vrai le faune qui aura tenté de s’en approcher de trop près. La femme gelée revient désormais avec le visage de catafalque d’Isabelle Huppert qui, d’abord, émerge des glaciers de ses draps blancs et froissés, puis de la blancheur cellulaire et clinique de l’hôpital, avant d’y emmener l’escroc Vilko qui, telle la créature de Frankenstein, finira par disparaître dans ses plis.
La dernière séquence d’Abus de faiblesse est l’une des plus impressionnantes jamais filmées par Catherine Breillat. Un sommet tout court de cinéma. Le conseil familial réuni pour sortir Maud du pétrin, avec avocat, enfants et anciens maris, est un tribunal précédant un procès qui ne sera pas filmé. On songe à Tous les autres s’appellent Ali (1974) de Rainer Werner Fassbinder, à Tout ce que le ciel permet (1955) de Douglas Sirk dont il était le remake. Les parents sont jugés par leurs enfants qui prononcent à leur encontre le verdict de l’incompréhension. Si le désir est impossible à comprendre, il est donc impossible à sauver, impossible à sauver parce qu’il est intraitable. Un désir dont les excès transgressent les normes est toujours un peu monstrueux quand il est authentique.
Maud est donc jugée par les siens, parents et enfants, qui considèrent scandaleuse l’ardoise de 800.000 euros, ce legs dont ils héritent. Ce qu’ils ne peuvent pas voir, et on les comprend, le spectateur l’aura compris grâce au film et le dernier plan l’expose avec une lumière si intense qu’elle fait vaciller les perceptions. « C’était moi et ce n’était pas moi », dit-elle. La schizophrénie passe dans le regard incroyable d’Isabelle Huppert, l’œil droit (et crétois) du côté d’une opacité tel un bloc de glace impossible à percer, et l’œil gauche qui vise droit dans le cœur du spectateur.
Comme chez Franz Kafka relu par Giorgio Agamben, la honte n’est pas pour Catherine Breillat ce dont il faut se libérer mais ce qu’au contraire il faut libérer. La honte n’est plus une faute qui humilie, le poids d’un supplice, mais une exigence incommensurable de justice, qui est un désir radicalement hétérogène au droit parce que le droit ne reconnaît que des victimes et des coupables.
Le désœuvrement est alors radical, extrême – il est absolu comme il existe un zéro absolu pour la thermodynamique. Demeure le désir, l’étoile polaire qui donne toute son orientation au cinéma de Catherine Breillat. Le zéro absolu du jugement est donc le désir à l’état pur et cristallin, indestructible et inaccessible. Une île dont la pointe crève le ciel. Une banquise qui ne fondra jamais, avec ses reines blanches dont les larmes sont des cristaux qui se fichent en plein cœur.
L’énigme a pour seuls énoncés une division du sujet (« c’est moi et ce n’est pas moi ») et un état de fait : « si j’ai fait cela, c’est parce que lui était là »). Si l’on était à la place de l’escroc Rocancourt, la honte se mélangerait à l’admiration devant ce qu’en fait Catherine Breillat, qui n’est que justice.