C'est d'ailleurs une dynamique que Fritz Lang va pousser jusque dans tous les retranchements de son film, s'agissant de redoubler la Tour de Babel où s'est réfugié le démiurge mélancolique (Alfred Abel) avec la mansarde située tout en bas de son savant (Rudolf Klein-Rogge) qui œuvre obscurément à se venger de ce dernier, de redoubler la cathédrale rayonnante de spiritualité par le quartier Yoshiwara moussant des plaisirs bourgeois que son giron abrite, de redoubler la gentille et pure Maria (Brigitte Helm) aux prêches à la fois humanistes et évangéliques avec l'androïde inventé par le prométhéen Rotwang (on pense évidemment ici à l'« andréïde » inventée par le fictif Edison dans L'Eve future de Villiers d'Auguste de Villiers de l'Isle-Adam en 1886) pour précipiter la confusion bourgeoise, la révolte ouvrière et la destruction du rêve démiurgique de Joh Fredersen. C'est l'occasion de dire ici que le motif du double avait déjà été traité dans au moins trois films précédents de Fritz Lang, dans L'Image vagabonde (1920) avec l'acteur Hans Marr jouant les rôles de Georg et John Vanderhiet, dans Cœurs en lutte (1921) avec l'acteur Anton Edthofer jouant les deux rôles des frères Werner et William Krafftn dans Les Nieblungen (1924) avec l'acteur Georg John interprétant d'abord le nain Mime et le nibelungen Alberich. Et puis, ce sont tous les films en deux partie qu'il a réalisés, Les Araignées déjà cité, Docteur Mabuse (1922) avec ses deux parties (Le Joueur et Inferno), et avec ses deux suites (Le Testament du docteur Mabuse en 1932 et Le Diabolique docteur Mabuse en 1960), Les Nibelungen (1924) avec La Mort de Siegfried et La Vengeance de Kriemhild (influence notable des sagas Star Wars de George Lucas et The Lord Of The Rings de Peter Jackson d'après J.R.R. Tolkien entre 2001 et 2003), et le fameux diptyque indien, Le Tigre du Bengale en 1958 et Le Tombeau hindou en 1959.
Mais ce sont aussi les trajectoires des personnages, l'héritier Freder lui-même (Gustav Fröhlich) qui va descendre dans la ville ouvrière pour retrouver la trace du visage de Maria en prenant la place d'un ouvrier, Georgy (Erwin Biswanger), surnommé n°11811 (en attendant le héros éponyme de l'excellent premier long métrage de George Lucas, THX 1138, réalisé en 1971), qui pour sa part va occuper partiellement la situation des dominants (ses cheveux noirs seront teints en blond) en vivant les excès bourgeois de Yoshiwara. On peut encore trouver d'autres manifestations des mouvements à la fois circulaires et ascendants-descendants que Metropolis met en œuvre, en regard structurel des mouvements fondamentaux des mécanismes de l'industrie qu'il exhibe. C'est Josaphat (Theodor Loos), licencié par Joh Fredersen, qui va aider dans sa quête Freder, en exprimant des émotions qui paraissent absentes de celui que l'on nomme le « grand échalas » (Fritz Rasp), homme-lige sans affect du démiurge qui s'oppose ainsi point par point à l'expressif Josaphat.
C'est encore la foule des bourgeois à Yoshiwara, excités par les danses lascives de la fausse Maria, et dont l'excitation répond à la furie collective s'emparant des ouvriers là aussi excités par la fausse Maria pour les besoins du projet obscur de Rotwang, et dont la colère se transforme en pure volonté destructrice. C'est enfin Rotwang lui-même, devenu fou parce que la fausse Maria vaut pour lui comme projection fantasmatique de la femme qu'il a naguère aimée et qu'il a perdue quand elle est partie pour rejoindre Joh Fredersen (morte en couche, elle a donné à ce dernier un fils, Freder). Poursuivant en haut de la cathédrale la vraie Maria comme Claude Frollo avec Esmeralda dans Notre-Dame de Paris de Victor Hugo, il ne peut pas voir qu'en bas, la foule vengeresse des ouvriers a désigné comme « victime émissaire » (René Girard) celle qui a excité en eux une colère pourtant légitime, soit Maria dont ils confondent la vraie et la fausse.
La logique terminale de l'enchaînement des actions, par-delà les intentions des individus, et dont les conséquences excèdent largement leurs causes, atteint ici un sommet dans une œuvre cinématographique par ailleurs passionnée par la volonté de maîtrise dans des projets et des entreprises débordée par les incalculables effets d'interactions déclenchées et non contrôlées. L'explosion de la légitime colère ouvrière a eu besoin de cette mèche (non pas la vraie Maria qui aurait tendance à la calmer en lui jouant la douce mélodie de l'espérance, mais la fausse) voulue par Joh Fredersen pour justifier une répression et un retour à l'ordre. Mais Rotwang subordonne cette démarche à la sienne propre, en cherchant à déclencher une insurrection suffisamment destructrice pour emporter le grand projet du maître de Metropolis, et ainsi satisfaire son désir typiquement langien de vengeance (une obsession identique habite les personnages de Rancho Notorious en 1951 et de The Big Heat en 1953). Ce qui est également langien, c'est la fureur collective de la foule ouvrière (elle anticipe la folie populaire en proie à la pulsion du lynchage dans Fury en 1936) qui réalise, après avoir détruit la salle des machines entraînant une montée des eaux souterraines risquant de noyer les enfants de la ville basse (on retrouvera pareille séquence dans Le Testament du docteur Mabuse), qu'elle a été manipulée par (la fausse) Maria (du coup confondue avec la vraie).
Par un pur hasard au-delà de tout calcul (ce qui est une fois encore typiquement langien), c'est la fausse Maria qui est traînée dans un bûcher, révélant au cœur des flammes son caractère artificiel. Cette rigueur quasi-mathématique dans les enchaînements d'actions et le déchaînement des passions outrepasse en intelligence pratique les digressions religieuses et paraboliques du roman de Thea von Harbou. Surtout, les homologies structurales que Fritz Lang établit entre l'excitation bourgeoise lors des numéros (un peu grotesques aujourd'hui) de la fausse Maria et la colère ouvrière entretenue par les discours enflammés du même personnage, entre la salive montant dans la bouche des dominants sexuellement titillés et les eaux envahissant les souterrains ouvriers, entre les montées et descentes des personnages et le mouvement mécanique des pistons dans les machines, entre les fondus enchaînés montrant l'activité industrielle et ceux agglomérant les yeux ébahis des consommateurs de plaisirs à Yoshiwara (tels Les Mille yeux du docteur Mabuse si l'on traduisait le titre original du dernier film du cinéaste plus connu sous le titre Le Diabolique docteur Mabuse), expriment in fine une vision particulière de l'expressionnisme selon laquelle les mouvements organiques et mécaniques, humains et machiniques constitueraient une sorte de flux vital ininterrompu. N'est-ce pas Georges Bataille qui justement écrivait dans « L'anus solaire » que « Les deux principaux mouvements sont le mouvement rotatif et le mouvement sexuel, dont la combinaison s'exprime par une locomotive composée de roues et de pistons » (in Poèmes et nouvelles érotiques, éd. Mercure de France, 1999, p. 42) ?
« Expressionnisme ? Nous savons comme Lang se méfie de cette définition » explique Lotte Eisner (ibid., p. 106). Ce qui pourrait attester dans Metropolis de l'esthétique expressionniste, c'est tout ce qui entoure la grande absente dont la présence pèse invisiblement sur les personnages de la fiction. Autrement dit Hel, la femme aimée et perdue de Rotwang pour qui il a secrètement élevé une statue prouvant son adoration, la femme qui l'a abandonné pour Joh Fredersen, et qui est morte en couches en donnant à ce dernier un enfant, Freder. Le terme même de Metropolis, provenant du mot métropole, ne signifie-t-il justement pas la ville (en grec polis) de la mère (mêtêr en grec) ? L'invention par Rotwang de la fausse Maria (Futura dans le roman de Thea von Harbou) ne consiste pas, contrairement au livre, à répondre à une commande du maître de Metropolis afin de lancer la production d'une génération d'hommes-machines (comme les clones de la seconde trilogie de George Lucas), mais à satisfaire sa pulsion morbide de recréation romantique de la défunte. C'est comme si Rotwang combinait à la fois l'élan mythologique de Pygmalion façonnant Galatée, le désir prométhéen de Frankenstein dans le roman éponyme de Mary Shelley, et celui plus sexuel du personnage de Scottie pour Madeleine dans Vertigo (1958) d'Alfred Hitchcock d'après Pierre Boileau et Thomas Narcejac. Jacques Lourcelles, s'appuyant sur une étude de Georges Sturm, prouve l'appartenance du film de Fritz Lang à l'expressionnisme : « Hel est la déesse de la Mort et du monde souterrain. Ainsi, de par l'existence de Hel, Metropolis est globalement placé sous le signe de la Mort, non d'une Mort lasse (comme dans Les Trois lumières en 1921) mais d'une Mort absente qui n'en continue pas moins, tant elle est obsédante, de peser de tout son poids sur les vivants. C'est là l'un des aspects qui rattachent le film à ses plus pures sources expressionnistes (même si Lang a toujours refusé d'être relié à ce mouvement) » (ibid., p. 941).
On comprend donc rapidement la métaphore de la cité technicienne comme mère morte dont les catacombes seraient l'image de son labyrinthe-utérus auquel s'opposerait le labyrinthe-cerveau de Joh Fredersen, préfiguration humaine de l'ordinateur HAL 9000 de 2001 : A Space Odyssey de Stanley Kubrick. A Joh Fredersen comme représentant de ce « syndrome du super-cerveau » (Fritz Lang cité par Lotte Eisner, ibid., p. 121) dont les multiples avatars (tels Mabuse et le Haghi de Spione) peuplent toute son œuvre, répond tout aussi métaphoriquement un giron maternel étouffant dont le tremblement interne, exercé par la révolte de ses morts-nés (la masse grise des travailleurs), va alors permettre une remontée des eaux forcément fertilisante.
Du point de vue de Jacques Lourcelles, quatre éléments attestent davantage encore du caractère expressionniste de Metropolis : l'absence de la nature, le motif du double, la folie qui s'empare des personnages, et les relations de fascination hypnotique entre eux (idem). On a déjà évoqué les deux premiers points. Concernant les deux suivants, il est effectivement exact que les visions délirantes qui s'abattent en même temps sur Freder (tombé de la ville haute dans la ville basse) et Georgy (remonté de la ville basse à la ville haute) manifestent un brouillage des lignes industrielles ou abstraites pures au nom d'un flou redonnant monstrueusement de la figure (Moloch, la Faucheuse ou la Bête de l'Apocalypse) à ce qui en était expurgé. L'esprit embrumé par le délire (c'est la caméra de Karl Freund jetée sur l'acteur) ou hypnotisé par l'excitation sexuelle (c'est la mosaïque d'yeux fondus enchaînés) ou la colère vengeresse (c'est le sur-jeu expressif des acteurs interprétant les ouvriers déchaînés) expriment dans tous les cas une intensification des perceptions subjectives. Comme si une étrange vie non-organique animait un monde industriel pourtant privé de tout milieu naturel.
Pour Gilles Deleuze, qui s'appuie ici sur le travail de définition et de conceptualisation de Wilhelm Worringer puis de Rudolf Kurz, « ce qui s'oppose à l'organique dans tous ces cas, ce n'est pas le mécanique, c'est le vital comme puissante germinalité pré-organique, commune à l'animé et à l'inanimé, à une matière qui se soulève jusqu'à la vie et à une vie qui se répand dans toute la matière » (in Cinéma 1. L'image-mouvement, éd. Minuit, coll. « Critique », 1983, p. 76). « Vie non-organique des choses » et « vie non-psychologique de l'esprit » (op. cit., p. 80) représentent donc les deux faces complémentaires de l'esthétique expressionniste dont Metropolis sollicite les puissances obscures pour sublimer les symboles de l'époque industrielle. Ce faisant, la promotion de ce vitalisme, antithétique à la philosophie individualiste et psychologique du libéralisme, ne débouche pas non plus ici sur la réconciliation romantique entre Nature et Esprit comme le désirait la « révolution conservatrice ».
Même si la collaboration de classes est le message réactionnaire final du film que Fritz Lang aura regretté par la suite, cette réconciliation fonctionne idéologiquement à l'intérieur d'un discours de classe. La « vie non-organique », c'est la vie des somnambules, des pantins qui, en haut comme en bas, dominants comme dominés, sont moins agissants qu'agis, moins acteurs ou moteurs que mus par les puissances matérielles objectives que les rapports sociaux de production ont libérées. L'aliénation est générale, le cercle unit le dominant Freder qui descend et le dominé Georgy qui monte, pendant que la bêtise charitable et évangélique de la vraie Maria, qui endort les masses laborieuses au nom de l'attente messianique différant l'émancipation, tantôt se connecte avec les tours hypnotiques du « grand échalas », tantôt se retourne en charisme déchaînant les foules quand la fausse Maria prend le relais. Comme si le catholicisme social et le fascisme étaient l'avers et le revers l'un de l'autre. Comme s'ils formaient un cercle dont les bordures extrêmes arrivaient ainsi à se toucher. Pendant ce temps, le savant prométhéen œuvrant en bas (dans sa mansarde) devient (en haut de la cathédrale) la bête immonde et pulsionnelle anticipant sur le psychopathe infanticide de M. le maudit (1931). Pulsion vengeresse et pulsion sexuelle (c'est la sarabande des ouvriers après la destruction de la machine-cerveau), désir de libération et envie de destruction sembleraient comme issue d'une même eau, comme celle qui envahit tout en faisant craquer les plans de la fin du film.
A cette « réification » dont parlait en 1923 le marxiste Georg Lukacs dans Histoire et conscience de classe (dont Être et temps en 1927 de Martin Heidegger serait, d'après Lucien Goldmann, la réponse dans le sens de la « révolution conservatrice »), et qui désigne l'extension sociale de chosification induite par la subordination du travail vivant par ce travail mort qu'est le capital, correspondrait alors l'émersion de cette « vie non-organique » dont parle Gilles Deleuze. « Les automates, les robots et les pantins ne sont donc plus des mécanismes qui font valoir ou majorent une quantité de mouvement, mais des somnambules, des zombies ou des golems qui expriment l'intensité de cette vie non-organique » (ibid., p. 76). C'est pourquoi Metropolis, héritier on l'a dit du Frankenstein de Mary Shelley mais aussi de Homunculus (feuilleton en six films réalisés en 1916 par Otto Ripert) et du film Le Golem (1920) de Paul Wegener quand il montre l'usage destructeur que le réactif Rotwang fait de sa créateur, anticipe aussi Frankenstein (1931) de James Whale, s'agissant de montrer la décharge électrique nécessaire à l'animation du monstre. C'est peut-être, dans le film de Fritz Lang, le mouvement de balancier entre la critique de la civilisation technicienne digne de la « révolution conservatrice » et la critique de la réification capitaliste contemporaine de Georg Lukacs, qui permet à l'esthétique expressionniste la saisie, certes nécessaire mais aussi hésitante, de la modernité industrielle, et ceci afin justement d'éviter de tomber dans la réconciliation romantique (dont on retrouverait trace dans The Tree Of Life (partie 1 et partie 2) de Terrence Malick, sans pour autant et heureusement renouveler les catégories discursives dominantes de la « révolution conservatrice »).
« Lang m'a dit que ce qui l'avait surtout intéressé dans le sujet de Metropolis, c'était l'affrontement entre la magie et l'occultisme (le domaine de Rotwang) et la modernité technique (domaine de Fredersen, le Maître de Metropolis) » écrit Lotte Eisner (ibid., p. 112-113). Et c'est probablement ce qui frappe le plus aujourd'hui dans Metropolis, au-delà de ses hésitations politiques ou idéologiques. A savoir cette étrange identité entre modernisme et archaïsme, technique et magique, industrialisme et occultisme, sur laquelle Fritz Lang avait déjà travaillé avec son personnage récurrent du docteur Mabuse. Quand ainsi le cinéaste montre que l'aristocratie de la Cité des fils ne touche le ciel que parce qu'elle prend appui sur le dos voûté des ouvriers œuvrant au centre de la terre, on ne peut pas ne pas penser à Walter Benjamin lorsqu'il écrit, dans la septième thèse du texte « Sur le concept d'histoire » (1940), que « tout cela ne témoigne [pas] de la culture sans témoigner, en même temps, de la barbarie » (in Ecrits français, éd. Gallimard-Folio essais, 1991, p. 437). Le caractère ornemental et fascinant de Metropolis, dialectisé par la révolte ouvrière et au-delà d'une conclusion consensuelle, n'est-il pas alors inscrit dans un rapport interne de problématisation critique ? « La structure de l'ornement de masse reflète celle de la situation d'ensemble aujourd'hui. Etant donné que le principe du procès de production capitaliste ne relève pas purement de la nature, il doit faire éclater les organismes naturels qui sont pour lui des moyens ou des obstacles » peut par exemple noter Siegfried Kracauer en juin 1927 (in L'Ornement de masse. Essais sur la modernité weimarienne, éd. La Découverte, coll. « Théorie critique », 2008, p. 62).
Même si ses propres arguments ne sont pas ici entièrement saufs de la pression intellectuelle exercée par la « révolution conservatrice », puisqu'il peut aussi écrire dans la foulée que « communauté populaire et personnalité s'effacent devant les exigences de calculabilité » (idem),c'est précisément sa critique de l'ornement de masse qui lui a fait détester Metropolis. En 1947, il fait d'ailleurs paraître chez Princeton University Press un ouvrage intitulé De Caligari à Hitler dont le sous-titre est : « Une histoire psychologique du cinéma allemand » (éd. L'Âge d'homme, 1973 [2009 pour la réédition]). C'est dans ce livre que l'on trouvera la critique du film considéré comme « un mélange entre Wagner et Krupp, (…) un signe alarmant de la vitalité de l'Allemagne » (op. cit., p. 166). Il s'agit pas d'un livre consacré à l'esthétique expressionniste, comme c'est le cas avec L'Ecran démoniaque. Les influences de Max Reinhardt et de l'expressionnisme (éd. Le Terrain vague, 1981) de Lotte Eisner qui a d'ailleurs connu Siegfried Kracauer à l'époque de l'exil parisien des intellectuels (la plupart juifs) allemands après l'avènement de Hitler en 1933. « C'était plutôt la réponse à une interrogation sur les causes du national-socialisme, interrogation qui avait traversé, pendant et juste après la guerre, toute la culture allemande exilée : d'où venait Hitler ? Pourquoi l'Allemagne l'avait-elle accepté ? Pourquoi les crimes nazis ? Pourquoi les camps d'extermination ? », ainsi que l'explique l'historien Enzo Traverso dans sa monographie consacrée à cet écrivain (Siegfried Kracauer : itinéraire d'un intellectuel nomade, éd. La Découverte, coll. « Textes à l'appui », 1994 [2006 pour l'édition augmentée], p. 151).
Les films expressionnistes sont donc ici considérés comme des symptômes de l'esprit morbide du peuple allemand, et le cinéma comme un observatoire privilégié pour analyser rétrospectivement ses tendances psychologiques de masse. Refusant toute vision mystique, mais considérant que la psychologie collective peut à bon droit être mobilisée dans l'analyse de l'idéologie véhiculée par l'industrie cinématographique, Siegfried Kracauer veut établir les affinités entre « l'atmosphère décadente des films expressionnistes allemands » et certains ouvrages des tenants de la « révolution conservatrice », comme Le Déclin de l'Occident d'Oswald Spengler (ibid., p. 155). Si les figures diaboliques et monstrueuses du cinéma expressionniste, du Golem à Homunculus en passant par Caligari, Nosferatu et Mabuse, sont comprises par Siegfried Kracauer comme des préfigurations de Hitler, la recension à rebours des indices d'un crime qui, au moment de la rédaction de son ouvrage, concernait l'humanité toute entière, veut aussi permettre de rendre compte de la façon dont les grands films expressionnistes ont terrorisé le peuple allemand afin de le prédisposer à désirer l'autoritarisme du « führer ». « Bientôt, la fantasmagorie représentée à l'écran se matérialiserait dans la réalité : des Caligari diaboliques hypnotiseraient les masses et des Mabuse exécuteraient leurs plans criminels dans la plus parfaite impunité, de même que les cérémonies national-socialistes mettraient en scène, dans les rues et non plus seulement dans les studios de cinéma, le ''modèle ornemental'' proposé par Les Nibelungen » (ibid., p. 156-157).
S'agissant plus précisément de Metropolis de Fritz Lang, que Siegfried Kracauer n'aimait pas beaucoup (et la chose était d'ailleurs réciproque), il ne craint pas d'écrire que « l'appel de Maria pour la médiation du cœur entre la main et le cerveau aurait pu être formulé par Goebbels » (De Caligari à Hitler, ibid., p. 180), en raccordant cette considération avec le fait que Joseph Goebbels avait demandé à Fritz Lang de devenir le maître du cinéma nazi (ibid., p. 181). Sauf que Fritz Lang, dont la mère née Schlesinger était juive, en a informé le ministre de la propagande qui lui aurait alors répondu selon les dires du cinéaste : « M. Lang, c'est nous qui décidons qui est aryen ». Sauf que Fritz Lang, contrairement à Thea von Harbou, n'a jamais adhéré au parti nazi, et qu'il a fui l'Allemagne nazie en 1933 (il retrouvera son producteur Erich Pommer à Paris en 1934 avec qui il réalisera Liliom) après avoir réalisé intentionnellement un film antinazi, Le Testament du docteur Mabuse. Ce film est d'ailleurs tombé significativement sous le coup de la censure nazie parce que les censeurs ont justement reconnu dans la bouche du célèbre criminel de cinéma un certain nombre des slogans du parti de Hitler. Sauf que Fritz Lang a réalisé en 1941 Man Hunt qui légitime sur le plan éthique le meurtre de Hitler afin de pousser les États-Unis à se mobiliser contre les forces de l'Axe. Siegfried Kracauer recense heureusement, à l'exception de ce dernier point, ces éléments (ibid., pp. 90 et 280-282). Mais ceux-ci, loin de relativiser la connivence idéologique entre le nazisme de Joseph Goebbels et l'expressionnisme de Fritz Lang, sont saisis dans le sens d'un désastre dont l'accomplissement peut aussi s'appuyer sur sa dénonciation, ainsi que son anticipation.
Metropolis demeure une œuvre profondément duale, clivée entre les aspirations réactionnaires de Thea von Harbou et le désir avant-gardiste de Fritz Lang. Un film au regard torve, avec un œil en direction de l'imagerie de la « révolution conservatrice » exemplifié par le personnage de Rotwang inspiré aussi par le poème Algabal (1892) de Stefan George, une référence pour Martin Heidegger d'après L'Ontologie politique de Martin Heidegger de Pierre Bourdieu (« Symbole du renouveau dans et par l'Apocalypse, Algabal est un chef nihiliste à la fois cruel et tendre, qui vit dans des palais artificiels et qui, par ennui, commet des actes de grande cruauté propres à apporter le renouveau par leur efficacité cataclysmique », Pierre Bourdieu, ibid., p. 42). Et l'autre œil en direction de la critique de la division de la société en classes antagoniques et de la réification des rapports sociaux subsumés par le capitalisme industriel. Il est alors particulièrement étrange de constater à la fois le clignement de l'œil gauche de la fausse Maria (comme un court-circuit manifestant son caractère robotique) et la perte sur le tournage de l'œil gauche du cinéaste (toutes choses déjà anticipées par l'œil crevé du dragon dans Les Nibelungen redoublé par le personnage borgne de Hagen de Tronje). Une manière, bien involontaire et inconsciente, somnambulique ou machinique peut-être, d'exprimer que Metropolis ne marcherait bien que sur une seule jambe, ou ne verrait bien que d'un seul œil.
Dans l'ouvrage L'Ontologie politique de Martin Heidegger sur lequel nous avons déjà travaillé ici, Pierre Bourdieu montre que la mise en forme de la pensée philosophique est inséparable des conditions objectives de sa mise en forme politique. Les thèmes majeurs de la « révolution conservatrice » ont donc connu, sous la plume du plus grand philosophe allemand de son te mps, une reformulation académique suffisamment obscure (jargonnante aurait dit Theodor W. Adorno) pour laisser sur le bord du chemin les profanes incapables de reconnaître l'idéologie völkisch au cœur des conceptions sur le souci et l'authenticité de l'être menacé par le défaut et la déchéance de la technique. Les textes sont illisibles sans la lisibilité de leur contexte d'énonciation : voilà la démonstration moins philologique que sociologique menée par Pierre Bourdieu, sans pour autant vouloir dresser un nouveau tribunal uniquement concerné par l'affiliation au parti nazi de Martin Heidegger en 1933, l'année où il devint aussi recteur de l'université de Fribourg-en-Brisgau. Sur cette base analytique, le sociologue passe également au crible tous les intellectuels, notamment français, qui, fasciné par le philosophe allemand et oublieux de ses attachements idéologiques, ont travaillé à associer sa pensée avec celle de Karl Marx. « Il suffit de relire les arguments, souvent stupéfiants, par lesquels Jean Beaufret, Henri Lefebvre, François Châtelet et Kostas Axelos justifient l'identification qu'ils opèrent entre Marx et Heidegger pour se convaincre que cette combinaison philosophique inattendue doit peu aux raisons strictement ''internes'' » (ibid., p. 107-108).
Incluant Jean-Paul Sartre et Simone de Beauvoir dans le cortège des philosophes aveugles à ce qui distingue radicalement la pensée matérialiste de Marx avec la vision romantique de Heidegger, Pierre Bourdieu instruit une problématique qui peut être reconduite en regard de Metropolis. En effet, la perspective ouverte par Fritz Lang vise-t-elle à être contemporaine de la philosophie heideggerienne qui, avec Être et temps publié en 1927, en relayant alors l'idée d'un nihilisme accompli par la technique poussant l'être dans l'impasse de la vacuité ontologique et inauthentique ? Ou bien, la perception de la domination technique se comprend-elle en relation dialectique avec les problèmes marxiens de la division sociale du travail et son aliénation capitaliste ? Pour l'auteur de Être et temps, la différence ontologique entre l'être et les étants (les seconds étant rendus possibles par l'ouverture permise par le premier) induit l'idée de la déchéance dans le « on » de l'ouverture de notre être ici nommé « être-là ». Cette idée pourrait ainsi, dans Metropolis, se retraduire par les blocs gris d'ouvriers indistincts et quelconques, avançant la tête basse comme s'ils étaient dépourvus de visage pour aller au travail comme les bêtes vont à l'abattoir, pendant que sur les hauteurs de la Cité des fils, les héros, parmi lesquels l'héritier Freder, ont le visage bien net de ceux qui jouissent dans l'ignorance des déterminations cachées de cette jouissance. Sauf, comme on l'a déjà remarqué, que l'introduction de Metropolis présente clairement l'organisation sociale présidant à la cité sous les traits de l'analyse marxiste de la division par classes distinctes de producteurs et de propriétaires. Le « on » de la masse des travailleurs cède sous les coups de colère de la révolte ouvrière qui, même si elle attisait par un simulacre robotique de Maria, débouche sur le « nous » de la classe des prolétaires qui « n'ont rien d'autres à perdre que leurs chaînes » (comme il est dit dans Le Manifeste du parti communiste), classe mobilisée pour révolutionner la société et lui permettre de changer de base. « Ceux en qui s'accumule la force d'éruption sont nécessairement situés en bas. Les ouvriers communistes apparaissent aux bourgeois aussi laids et aussi sales que les parties sexuelles et velues ou parties basses : tôt ou tard il en résultera une éruption scandaleuse au cours de laquelle les têtes asexuées et nobles des bourgeois seront tranchées » (Georges Bataille, « L'anus solaire », op. cit., p. 48).
Le premier scandale, c'est le temps tel qu'il se manifeste sous les auspices de l'immense horloge (« Dieu sinistre, effrayant, impassible, dont le doigt nous menace et nous dit : ''souviens-toi'' » comme l'a écrit Charles Baudelaire dans Les Fleurs du mal en 1857) toisant les ouvriers contraints de travailler pour elle comme s'ils suivaient ses ordres implicites (on fera d'ailleurs ici remarquer l'absence apparente d'un encadrement ou d'une maîtrise, attestant que l'encadrement serait désormais intériorisé par les consciences des classes laborieuses). Précisément, la grande horloge de Metropolis anticipée par la grande horloge de la bourse dans le premier Docteur Mabuse présente un cadran à l'intérieur du cadran. Henry Ford, avant de devenir l'immense capitaliste que l'on connaît « débuta sa carrière comme réparateur de montres : pour pallier le décalage entre l'heure locale et les horaires de trains calés sur l'heure légale, il mit au point une montre à deux cadrans indiquant l'heure des deux zones », a fait remarquer en 1967 l'historien anglais Edward P. Thompson (in Temps, discipline de travail et capitalisme industriel, éd. La Fabrique, 2004, p. 100). « C'étaient là des débuts pour le moins prometteurs ! » renchérit-il (idem), afin de montrer dans le cadre de son étude historique la mise en place avec les débuts du capitalisme industriel de l'instauration d'une discipline de travail requérant l'indexation du temps sur le pouvoir des horloges.
S'appuyant sur le principe avancé par l'historien Lewis Mumford selon qui « la machine-clé de l'âge industriel moderne, ce n'est pas la machine à vapeur, c'est l'horloge » (op. cit., p. 20), Edward P. Thompson peut également citer le romancier Charles Dickens évoquant une « terrible horloge statistique (…) qui mesurait chaque seconde avec un tic-tac semblable à des coups frappés sur le couvercle d'un cercueil » (ibid., p. 87). Plus significative encore est la reprise de la remarque du sociologue Werner Sombart : « Si le rationalisme économique moderne est pareil à un mécanisme d'horlogerie, alors il faut bien qu'il y ait quelqu'un pour le remonter » (idem). Dans Metropolis, Joh Fredersen est l'homme habilité à remonter le mécanisme de l'horlogerie générale de la cité dont il est le commandeur. A l'autre bout de la chaîne, des ouvriers se succèdent (et parmi eux, Freder descendu de la lumineuse Cité des fils à la recherche amoureuse de Maria pour découvrir tout en bas le servage de toute une classe), tentant de suivre avec les aiguilles d'un cadran aussi grand qu'eux les clignotements aléatoires marquant les secondes. La domination exercée par un seul homme est bien en premier lieu une domination à caractère temporel. La matière de la domination, c'est donc bien le temps de travail des ouvriers extorqué jusqu'à l'épuisement afin de satisfaire les exigences énergétiques de la grande ville tentaculaire. Comme le rappelle Edward P. Thompson, « (…), dans une société capitaliste développée, le temps doit être intégralement consommé, commercialisé, mis à profit : il est inadmissible que la force de travail puisse se contenter de ''passer le temps'' » (ibid., p. 79). On comprendra peut-être mieux, à l'aune de ces réflexions, les attaques néolibérales actuelles sur la retraite considérée par le patronat comme du travail salarié mais non subordonné à la valorisation du capital.
La subordination du temps vécu sur le temps homogène et vide des horloges du capital est précisément ce contre quoi les prolétaires ont lutté et luttent encore quand ils désirent gagner leur émancipation. On ne s'étonnera alors pas de la remarque poétique de Walter benjamin, dans la quinzième thèse du texte « Sur le concept d'histoire » déjà cité plus haut, selon qui, lors des journées révolutionnaires de juillet 1830, on aperçut des hommes s'en prendre aux horloges : « Qui le croirait. On dit qu'irrités contre l'heure / De nouveaux Josués, au pied de chaque tour, / Tiraient sur les cadrans pour arrêter le jour » (ibid., p. 441). De son côté, Edward P. Thompson signale dans son étude historique l'élément historique suivant : « La première génération d'ouvriers en usine avait été instruite par les patrons de l'importance du temps ; la deuxième génération avait organisé des comités pour ramener la journée de travail à dix heures ; la troisième génération faisait grève pour revendiquer la reconnaissance et le paiement des heures supplémentaires. Elle avait intégré la logique du patronat et appris à défendre ses droits dans le cadre de cette logique » (ibid., p. 72). A la lumière de ces réflexions, on saisit peut-être mieux la radicalité de Metropolis où l'exigence ouvrière, loin de s'arrêter à un partage plus équilibré du temps de travail disponible pour faire convenablement tourner la machine urbaine, déferle comme des vagues afin d'abolir l'horlogerie générale dont la goinfrerie en heures de travail paraît sans limite.
L'appel consensuel final à la collaboration de classe et à la réconciliation des mains et du cerveau sous les auspices du cœur ne vaudrait alors que comme une simple trahison de classe au profit de l'ouvrier de la machine-cerveau Grot et du fils de Joh Fredersen, ce dernier ayant au bout du compte moins trahi sa classe d'appartenance qu'il n'y paraissait au préalable. Cet exercice de « realpolitik » est hélas bien connu des mouvements sociaux toujours en butte aux limites posées par les bureaucraties syndicales et les reniements politicien. Cela n'enlève de toute façon en rien à la puissance expressive des visions infernales de la condition ouvrière, où les blocs grisâtres d'ouvriers massifiés expriment l'horreur concentrationnaire qui vient, autant dans la Russie stalinisée que dans l'Allemagne nazifiée. L'usine à laquelle est sacrifiée le temps de travail ouvrier, en se mettant à ressembler dans la vision délirante de Freder au dieu Moloch pour qui étaient sacrifiés des nouveaux-nés, autorise Metropolis à établir un lien entre le « molk » (le rituel sacrificiel dans les mondes sémitique et carthaginois dont dérive le terme de Moloch) et l'« holocauste » dans son sens le plus originel de sacrifice par le feu (dans les traditions antiques grecque et judaïque). Entre les flammes d'un holocauste dont le sens allait longtemps désigner pour le monde occidental après 1945 le génocide de plus de cinq millions de Juifs, nous pouvons encore reconnaître les ouvriers eux-mêmes, dans cet amaigrissement si troublant aujourd'hui, et incarnant alors moins le temps de l'être inauthentique selon Martin Heidegger, que le temps de l'ouvrier décrit en 1847 par Karl Marx dans Misère de la philosophie : « Le temps est tout, l'homme n'est rien ; il est tout au plus la carcasse du temps » (cité par Alain Maillard dans « E. P. Thompson. La quête d'une autre expérience des temps » in Temps, discipline de travail et capitalisme industriel, ibid., p. 24). Ces carcasses ouvrières du temps exemplifient le grand objet du film du point de vue de Fritz Lang : non pas la dissolution des masses dans la communauté populaire comme voulait l'exprimer Thea von Harbou, mais l'homologie structurale entre modernisme et archaïsme.
On pourrait résumer Metropolis de la manière suivante : le film de Fritz Lang raconte l'histoire d'un peuple d'abord divisé en deux classes distinctes aux intérêts antagoniques, et dont la division même induit pour la classe dominée le statut d'une masse laborieuse ensuite réveillée par une révolte qui, loin de lui permettre de disposer d'une conscience de classe révolutionnaire, l'entraîne à se transmuer en une foule irrationnelle in fine rédimée dans la réconciliation d'un peuple non plus politiquement divisé mais idéologiquement soudé dans le consensus communautaire. Ce résumé servirait en fait à mieux percevoir que les termes « classe » et « masse », « foule » et « peuple » voire « communauté » ne sont pas tous des équivalents synonymiques, puisque ces mots recouvrent des enjeux symboliques, idéologiques ou politiques parfois diamétralement opposés. Une lecture marxiste traditionnelle propose cette première distinction : « Là du reste réside l'importance de la distinction, dans le marxisme révolutionnaire, entre ''classes'' et ''masses''. Les premières déterminent le champ du mouvement logique de l'Histoire (la ''lutte des classes'') et des politiques (de classe) qui s'y affrontent. Les deuxièmes désignent un aspect originairement communiste de la mise en mouvement populaire, son aspect générique, dès lors que l'émeute est historique » affirme récemment Alain Badiou s'agissant des émeutes historiques qui ont secoué, et qui secouent encore, plusieurs pays du Maghreb et du Machrek (in Le Réveil de l'histoire. Circonstances, 6, éd. Lignes, 2011, p. 134). Le philosophe continue ainsi :« Il ne faut pas s'y tromper : c'est ''classe'' qui est un concept analytique et descriptif, un concept ''froid'', et ''masse'' qui est le concept par quoi l'on désigne le principe actif des émeutes, le changement réel. Marx l'a toujours souligné : l'analyse de classe est une invention bourgeoise, proposée par les historiens français. Mais ce sont les masses, bien plus indistinctes, qu'on redoute... » (idem).
Le passage historique de la classe objective (inscrite dans l'ordre habituel des rapports sociaux de production) à la masse subjective (inscrite consciemment dans la dynamique politique de transformation révolutionnaire de la société) s'énonçait déjà sous la plume de Friedrich Engels, inspiré par les sciences physiques de son temps, dans son Anti-Dühring. Dialectique de la nature comme suit : « (…) tout changement est un passage de la quantité à la qualité » (in Karl Marx et Friedrich Engels, Œuvres complètes, éd. Allemande, Moscou, 1935, p. 502). Dans Metropolis, les classes laborieuses se trouvent d'emblée identifiées à une masse compacte dépourvue de conscience de classe (et les prêches évangéliques et messianiques de Maria ne les aident pas vraiment à obtenir la saisie objective d'une idée de leur situation d'exploitation propice à son dépassement politique), et ne s'animent contre leurs conditions d'existence qu'à partir du moment où la fausse Maria robotique les excitent (comme elle excite les bourgeois rassemblés dans le quartier des plaisirs de Yoshiwara) en les transformant en foule destructrice dénuée de tout projet positivement révolutionnaire. Ce qui peut d'ailleurs lointainement rappeler le conflit des luddistes opposés en Angleterre durant les années 1810-1812 contre la mécanisation des métiers du tissage (tondeurs de drap, tisserands sur coton et tricoteurs sur métier).
Au-delà de nouvelles homologies structurales entre modernisme et archaïsme à l'époque de l'avènement du capitalisme industriel dont on sait qu'elles ont le plus intéressé Fritz Lang au moment de la mise en chantier de Metropolis (en ce sens aussi ce film forme sur le versant moderniste un diptyque avec les deux volets tout aussi monumentaux des Nibelungen sur le versant mythologique et archaïque), la classe d'abord compactée dans la masse et dispersée dans la foule avant d'être au final ressemelée dans le cadre communautaire d'un peuple consensuel est bel et bien l'objet de la dynamique cinématographique (qui est aussi une vision énergétique) impulsée par le cinéaste. Et la foule, déclinée dans son caractère hétérogène et « transclassiste », se retrouvera dans M. le maudit, avant de réapparaître dans la fureur populaire du lynchage dans Fury. Si René Girard a insisté dans une perspective d'abord littéraire et anthropologique sur la « folie mimétique » qui pouvait s'emparer d'une société frappée par l'« indifférenciation » et dont la concurrence interne pouvait déboucher sur le salut cathartique de la chasse à l'illusoire « victime émissaire » (in Des choses cachées depuis la fondation du monde [avec Jean-Michel Oughourlian et Guy Lefort], éd. Grasset-Le Livre de poche, coll. « biblio-essais », 1978, pp. 41-49 : cf. American Psycho (1991) de Bret Easton Ellis : capitalisme et sadisme), Gustave Le Bon un siècle avant lui avait déjà insisté sur le phénomène d'imitation présidant aux mouvements des foules. La peur des foules a été un grand motif des tenants de la « révolution conservatrice » qui déterminent en retour le désir d'appartenance quasi-aristocratique à une élite supérieurement éclairée, à l'opposé des communistes qui combattent la « crainte des masses » (Etienne Balibar) des sociétés bourgeoises au nom de la puissance révolutionnaire d'une classe (les prolétaires) porteuse de la vérité de notre humanité générique.
Cette fascination mêlée d'angoisse s'agissant des foules est certes bien présente dans quelques occurrences fortes du cinéma de Fritz Lang, et elle aura connu sa présentation synthétique la plus célèbre avec l'ouvrage de Gustave Le bon, La Psychologie des foules en 1895 (l'année de l'invention du cinéma, art des masses s'il en fut). Fondateur français de la discipline de la « psychologie sociale », Gustave Le Bon considérait qu'un peuple disposait d'un inconscient collectif configuré par la « race historique » à laquelle il appartient. Moins raciste que racialiste (il ne croyait par exemple pas à la mystique völkisch de la race pure germanique), moins matérialiste qu'à la fois idéaliste et naturaliste (il pensait que les idées étaient à la base de l'évolution des peuples dont le besoin de croyances était de nature physiologique), Gustave Le Bon a produit un concept de « foule psychologique » dont il semblerait que le cinéaste allemand l'ait fait sien durant les années 1920 et 1930. « Au sens ordinaire, le mot foule représente une réunion d'individus quelconques, quels que soient leur nationalité, leur profession ou leur sexe, quels que soient aussi les hasards qui les rassemblent. Au point de vue psychologique, l'expression foule prend une signification tout autre. Dans certaines circonstances données, et seulement dans ces circonstances, une agglomération d'hommes possède des caractères nouveaux fort différents de ceux de chaque individu qui la compose. La personnalité consciente s'évanouit, les sentiments et les idées de toutes les unités sont orientés dans une même direction. Il se forme une âme collective, transitoire sans doute, mais présentant des caractères très nets. La collectivité devient alors ce que, faute d'une expression meilleure, j'appellerai une foule organisée, ou, si l'on préfère, une foule psychologique. Elle forme un seul être et se trouve soumise à la loi de l'unité mentale des foules » (in La Psychologie des foules, éd. PUF, 1981, p. 9). Il est évident qu'une lecture psychologique de ce genre dispose d'une portée idéologique non-négligeable pour tous les militants de la réaction saisis par la crainte du devenir masse (soit révolutionnaire du point de vue marxiste) des classes laborieuses.
La foule langienne, crédule et indifférenciée, écope partiellement de cette lecture psychologique, puisqu'elle représente un état transitoire entre la classe qui risquerait de devenir masse critique et le peuple ressoudé de bas en haut autour d'un lien communautaire « a-classiste ». En même temps, la manipulation de la foule par le double robotique de Maria, en s'inscrivant dans l'esthétique expressionniste promouvant la « vie non-organique des choses » et la « vie non-psychologique des esprits » (Gilles Deleuze), contredit, au nom du règne machinique des automatismes identifiant marionnettes et zombis (d'en bas) ou pantins et vampires (d'en haut), n'a historiquement pas été si simple. Et son inclusion dans la perspective d'une révolution communiste aura elle-même été dialectiquement doublée par une autre inclusion, catastrophique pour l'Allemagne et l'Europe entière : l'inclusion totalitaire (nazie mais aussi stalinienne). Et c'est de cela dont témoigne après coup aussi Metropolis.
L'interprétation marxiste traditionnelle de la classe devenant masse, à l'instar de la quantité devenant qualité dans la dialectique de la nature chère à Friedrich Engels, et que perpétue encore aujourd'hui Alain Badiou, persévère à la seule condition d'ignorer les analyses sur les origines du totalitarisme menées en 1951 par Hannah Arendt qui, cela est vrai, ont servi et servent encore aux idéologues libéraux, anciens et nouveau, à discréditer l'hypothèse communiste. Pourtant, le totalitarisme est un fait marquant de l'histoire du 20ème siècle, en ce sens où les idéologies bolchevique et fasciste ont respectivement connu des formes de développement social qui, en radicalisant le champ d'intervention étatique et d'encadrement bureaucratique, ont voulu éradiquer les libertés individuelles privilégiées par le formalisme juridique bourgeois, ainsi que les libertés collectives promises par la révolution communiste. On ne comprend toujours pas pourquoi l'hypothèse communiste serait aujourd'hui dépourvue de la possibilité de déviations déjà connues, ne serait-ce que parce que la question de l'abolition de l’État ici considéré comme machine totalitaire par excellence est aussi importante que celle du capital s'agissant du souci de l'émancipation universelle. C'est pourquoi la question de la dialectique des masses demeure importante, autant pour comprendre Metropolis que pour envisager de manière à la fois communiste et libertaire un autre avenir possible à notre présent progressivement détruit par le capitalisme. « Les mouvements totalitaires visent et réussissent à organiser des masses – non pas des classes, comme font les vieux partis d'intérêts des nations européennes ni des citoyens ayant des intérêts, mais aussi des opinions sur le maniement des affaires publiques, comme font les partis des pays anglo-saxons » note ainsi Hannah Arendt dans la troisième partie de son opus magnum, Les Origines du totalitarisme (in Le Système totalitaire, éd. Seuil, coll. « Points essais », 1972, p. 29). Si le fait totalitaire désigne alors la disparition des classes et leur substitution par des masses. Metropolis serait à ce titre le premier long métrage de l'histoire du cinéma à montrer une société totalitaire. Et les hésitations idéologiques ou politiques du film de Fritz Lang lui ont permis de rendre compte de deux formes du totalitarisme en cours, le stalinisme (la collectivisation forcée des terres démarre en 1929) si le film s'inscrit dans le registre de la « révolution conservatrice », et du nazisme (Adolf Hitler arrive au pouvoir en janvier 1933) si le même film veut critiquer la situation de l'Allemagne comme le feront un peu plus tard M. le maudit et Le Testament du docteur Mabuse.
Quant à Fury qui est le premier film hollywoodien de Fritz Lang, son motif de la foule en proie à une crise mimétique et la folie du lynchage induirait alors l'interprétation politique passionnante de la possibilité fasciste pour la société étasunienne, malgré les fables libérales qui lui ont toujours été associées. Hannah Arendt précise son traitement conceptuel du terme de masse qui s'applique « à des gens qui, soit à cause de leur simple nombre, soit par indifférence, soit pour ces deux raisons, ne peuvent s'intégrer dans aucune organisation fondée sur l'intérêt commun – qu'il s'agisse de partis politiques, de conseils municipaux, d'organisations professionnelle ou de syndicats » (op. cit., p. 32). Si la philosophe considère également que « les masses ne partagent avec la foule qu'une seule caractéristique : elles sont étrangères à toutes les ramifications sociales et à toute représentation politique normale » (ibid., p. 35), c'est que les masses sont le produit social et historique de l'effondrement la société de classes dominée par la bourgeoisie. Ce constat permet à Metropolis de sauvegarder, malgré ses contradictions, l'idée d'une société divisée en classes distinctes aux intérêts antagoniques, le peuple laborieux de la ville basse œuvrant pour le bénéfice du peuple jouisseur de la ville haute. De ce point de vue-là, il faut interpréter de manière opposée la conclusion consensuelle du film, dont l'« a-classisme » peut aussi annoncer non pas les joies communautaire d'un peuple rassemblé, mais l'horreur d'une domination de type totalitaire. Certes, les tendances à la bureaucratisation (le groupe de technocrates entourant Joh Fredersen) et à la massification (les ouvriers à l'usine) sont nettement présentes dans le film de Fritz Lang, mais celles-ci peuvent s'inscrire dans des formes totalitaires indistinctement stalinienne et hitlérienne. Et, bien que l'absence dans cette fiction de haine raciale fasse ici pencher la balance du côté de la critique du totalitarisme stalinien, la représentation des masses laborieuses concentrées et sacrifiées sur l'autel de la rentabilité et du productivisme possède aujourd'hui une indéniable et prophétique valeur « holocaustique » (on a précédemment mentionné la référence au dieu antique Moloch et posé la question de la nomination historique du judéocide sous le nom d'holocauste avant l'avènement du nom de Shoah avec le film éponyme de Claude Lanzmann en 1985).
« En fait, les masses se développèrent à partir des fragments d'une société hautement atomisée, dont la structure compétitive et la solitude individuelle qui en résulte n'étaient limitées que par l'appartenance à une classe » souligne encore Hannah Arendt (ibid., p. 39) qui ajoute enfin : « La principale caractéristique de l'homme de masse n'est pas la brutalité ou le retard mental, mais l'isolement et le manque de rapports sociaux normaux » (idem). Atomisation sociale radicale et individualisation forcenée sont donc les deux principes structurels déterminant une orientation totalitaire, la massification des individus exigeant au préalable leur atomisation et leur isolement afin de pouvoir advenir. Dans la perspective privilégiée par Metropolis, la classe ouvrière est symboliquement identifiée à des masses laborieuses concentrées et compactées pour le travail industriel et au sein desquels les individus massifiés l'ont été parce qu'ils ont aussi été atomisés. L'atomisation est donc le corrélat logique de la massification, comme en témoigne le film de Fritz Lang. Et la révolte ouvrière, si elle prend la forme d'une émeute animée par un foule vengeresse et destructrice, débouche comme on l'a déjà vu sur une réconciliation par-delà les clivages de classes qui peut s'articuler aisément avec l'idéologie communautaire des penseurs völkisch ayant appartenu à la « révolution conservatrice ».
Le peuple d'en bas et le peuple d'en haut réconciliés au nom de la conviction qu'il existerait un seul peuple : « ein Volk, ein Reich, ein Führer » comme le clamait le slogan bien connu de l'hitlérisme ? Peut-on alors dire de Metropolis qu'il démarre sur une approche matérialiste et dissensuelle privilégiant la question de la division sociale en classes antagonistes pour finir sur une vision consensuelle, unitaire et populiste valorisant une totalité communautaire ? Plus précisément, le caractère dual ou bifrons (comme le dieu Janus) du film de Fritz Lang repose aussi sur les ambivalences mêmes recouvertes par le terme ambigu de peuple. Le philosophe italien Giorgio Agamben a reconnu et insisté sur le caractère amphibologique du mot de peuple (l'amphibologie est une figure de style proposant une ambiguïté grammaticale par le biais de laquelle une phrase est passible de plusieurs interprétations différentes). « Une ambiguïté sémantique aussi répandue et constante ne peut être fortuite : elle doit refléter une amphibologie inhérente à la nature et à la fonction du concept de peuple dans la politique occidentale » écrit ce dernier dans un texte demandant justement : « Qu'est-ce qu'un peuple ? » (in Moyens sans fins. Notes sur la politique, éd. Payot & Rivages, 2002 [1995 pour la première édition], p. 40). Peuple est un terme amphibologique qui, parce qu'il est aussi l'objet de Metropolis, explique partiellement ses ambivalences idéologiques ou politiques. Le peuple désigne-t-il l'unité nationale ou communautaire d'un groupe humain sans contradiction ni reste ? Ou bien se réfère-t-il alors à la partie majoritaire et dominée d'une totalité dont les dominants en seraient les exclus si le mot peuple est considéré comme l'équivalent synonymique du terme marxiste de classe ouvrière ?
C'est parce qu'« un même mot recouvre aussi bien le sujet politique constitutif que la classe qui, de fait sinon de droit, est exclue de la politique » (op. cit., p. 39). Le peuple est fondamentalement divisé (il l'est déjà grammaticalement, il l'est aussi politiquement), à l'instar du peuple de Metropolis qui au début est identifié aux classes laborieuses massifiées pour se transmuer enfin, notamment par le biais du moment transitoire de la foule enragée, en peuple pacifié par le consensus organique et communautaire proposé par le triangle symbolique du cerveau, des mains et du cœur. Le peuple se trouve donc bien happé par « une oscillation dialectique entre deux pôles opposés : d'une part l'ensemble Peuple comme corps politique intégral, de l'autre le sous-ensemble peuplecomme multiplicité fragmentaire de corps besogneux et exclus ; là une inclusion qui se prétend sans restes, ici une exclusion qui se sait sans espoir ; à un bout, l'état total des citoyens intégrés et souverains, à l'autre la réserve – cour des miracles ou camp – des misérables, des opprimés, des vaincus » (ibid., p. 41). A la lecture de ces distinctions qui trouvent aussi à se décliner chez ce philosophe de la manière suivante (« vie nue (peuple) et existence politique (Peuple), exclusion et inclusion, zoé et bios »), on comprendra que le film de Fritz Lang commence donc sous les auspices du « sous-ensemble peuple » pour se conclure sur la promesse de « l'ensemble Peuple ».
Pour employer la terminologie conceptuelle de Jacques Rancière, on dira aussi que le trajet accompli par ce film est celui du passage du dissensus politique au consensus post-politique (cf. La Mésentente, éd. Galilée, 1995). Sauf que le consensus post-politique peut également signifier, comme on l'a vu avec les analyses de Hannah Arendt, avec l'effondrement totalitaire de la société de classes. « Et même, à bien y regarder, ce que Marx appelle lutte des classes, et qui, tout en restant substantiellement indéfini, occupe une place aussi centrale dans sa pensée, n'est pas autre chose que cette guerre intestine qui partage chaque peuple et ne prendra fin que lorsque, dans la société sans classe ou dans le règne messianique, Peuple et peuple coïncideront et qu'il n'y aura plus, précisément, aucun peuple » conclut provisoirement Giorgio Agamben (ibid., p. 42). Peut-être que Metropolis, à cause de ses inextricables ambiguïtés ou bien à grâce à elles, est lisible et traduisible aujourd'hui en suivant, par-dessus les prêches de Maria relayant ceux de Thea von Harbou, le fil obscur d'un messianisme sans messie (comme celui de Walter Benjamin hier et de Giorgio Agamben aujourd'hui) au nom duquel la conclusion du film de Fritz Lang peut aujourd'hui, même faiblement, même à la limite, apparaître aussi comme la promesse d'une société sans nations ni classes.
Parmi tous les changements structurels attestés par Michel Chion dans son histoire du cinéma de science-fiction, par exemple le recul, voire la disparition des imageries vestimentaire et technologique, on a particulièrement voulu retenir ici l’élément suivant : « Fin aussi, utilisation plus discrète en tout cas de l’imagerie architecturale, malgré deux ou trois exceptions comme I, Robot [Alex Proyas, 2003] : on dirait qu’inventer un futur, des buildings, est une corvée qui n’intéresse plus personne dans les films, peut-être parce que ces immeubles de 400 mètres de haut commencent à être construits réellement à Dubaï, en Chine, au Japon… » (ibid., p. 381). Si l’actuelle relégation ou l’atténuation de l’imagerie architecturale propre au genre cinématographique de la science-fiction peut accélérer le vieillissement symbolique d’un film comme Metropolis, « le stade Dubaï du capitalisme » dans lequel nous serions rentrés d’après le titre d’un ouvrage du sociologue étasunien Mike Davis (éd. Les Prairies ordinaires, 2007) pourrait tout à fait inverser cette tendance en assurant ainsi la contemporanéité du film de Fritz Lang. Déjà, les ambivalences idéologiques de son film lui permettent paradoxalement de valoir aussi pour aujourd’hui comme un document innervé par les conflits politiques d’un temps notamment déchiré entre tenants de la « révolution conservatrice » et partisans communistes de la lutte des classes, avant que le nazisme ne fasse entièrement place nette.
Et cet aspect bifrons de Metropolis autorise également l’allégorie sur le totalitarisme bolchevique qui a ainsi été comprise par la majorité des spectateurs du film à sa sortie, à devenir aussi l’allégorie visionnaire sur l’horreur concentrationnaire advenue après son tournage, déclinée autant par le goulag stalinien (1934) que par les camps hitlériens (1933). Mais la puissance de contemporanéité du film consistera ici ultimement dans la question architecturale comme matérialisation d’une perpétuation de la lutte des classes réactualisée dans les espaces monumentaux d’une urbanité servant l’« allégorie de la ségrégation socio-spatiale et de l'ultrasécuritarisme » (Bernard Aspe). Mike Davis rend compte de cela dans Le Stade Dubaï du capitalisme, comme il en avait déjà rendu compte dans son ouvrage intitulé City Of Quartz. Los Angeles, capitale du futur (éd. La Découverte, 1990 [1997 pour la réédition]. Tel un pont idéal reliant Paris, capitale du XIXème siècle (1939) de Walter Benjamin et Blade Runner de Ridley Scott (dont on a précédemment dit l’importance que revêt pour ce film la référence à Metropolis), l’analyse établie par le sociologue marxiste, intellectuellement proche d’autres chercheurs comme le géographe anglais David Harvey et le sociologue français Jean-Pierre Garnier, concerne une « urbanité factice » dont l’un des paradoxes consiste à proposer à la fois la synthèse et l’antithèse du « rêve américain ».
Los Angeles serait cette forteresse urbaine hystérisée par le discours sécuritaire visant à rassurer autant la myriade de capitaux privés faisant la pluie et le beau temps dans le domaine de l’immobilier, que la multitude de propriétaires dont le souci d’un entre-soi ségrégatif et résidentiel induit l’exclusion agrégative de tous les autres dès lors enfoncés dans une prolétarisation accélérée. Los Angeles, dépotoir des rêves socialistes qu’elle accueillait il y a un siècle comme le rappelle Mike Davis, est bien la Metropolis de nos temps hypermodernes. « La forteresse L.A. », « La destruction de l’espace public », « La cité interdite », « Le centre commercial panoptique », « Le LAPD, police de l’espace », « La ville carcérale », « La peur des foules » : le titre du quatrième chapitre du livre, ainsi que les sous-titres de ce même chapitre exemplifient les principes directeurs d’un urbanisme répressif déjà largement exposé, même à l’état virtuel, par le film de Fritz Lang. Si la question urbaine était alors surdéterminée par le productivisme des masses laborieuses exploitées et le charisme d’un maître unique, craint ou vénéré, elle se trouve dorénavant corrélée à l’extension du consumérisme doublée par la militarisation de l’espace public et la concurrence frénétique de multiples groupes capitalistes (locaux ou étrangers) avides de se partager le gâteau métropolitain.
Ainsi, les masses grises partant tête baissée au travail comme si elles allaient à l'abattoir au début de Metropolis seraient devenues aujourd'hui les masses bariolées d'individus surexploités pour les uns et privés d'emploi pour les autres partant au centre commercial dépenser les revenus d'un salaire amputé au titre de l'endettement généralisé. « Retour vers le futur », qui est le titre du prologue de City Of Quartz, est aussi le titre de notre texte préoccupé, à l’instar de Fritz Lang lorsqu’il réalisait Metropolis, par les antinomies du capitalisme comme dynamique historique mêlant à la fois modernisme et archaïsme (ou culture et barbarie, comme l’aurait dit Walter Benjamin). Le capitalisme invivable qui borne au niveau planétaire notre horizon en cherchant à le priver de toute ouverture ou réinvention politique, Metropolis l’avait déjà bien anticipé, malgré sa confusion idéologique.
Et, aujourd’hui, des films inégalement réussis comme Strange Days (1995) de Kathryn Bigelow, Escape From L.A. (1996) de John Carpenter et surtout Land Of The Dead (2006) de George A. Romero ont su intelligemment réactualiser l’angoisse dystopique propre à la vision langienne. Une vision réactualisée, autrement dit réarmée au sens d’une anticipation des « images apocalyptiques de Hollywood et la science-fiction grand public [qui, en regard des théories urbaines contemporaines,] ont fait finalement preuve de plus de réalisme et de perspicacité quant aux conséquences politiques de la dégradation des espaces urbains et de la polarisation sociale héritées de l’ère reaganienne » (Mike Davis, op. cit., p. 204).
Jeudi 10 novembre 2011