Des nouvelles du front cinématographique (81) : Par le travers indifférent des différences, l'égalité

l'image in-différente II : entre différenciation et indifférenciation

a) L'horreur de l'indifférenciation

Nous analyserons ici une première constellation composée de trois films qui, dans notre perspective, seront envisagés à partir d'une préoccupation esthétique (et donc aussi politique, comme y insiste Jacques Rancière) qui leur est commune. A savoir l'horreur de l'indifférenciation, l'effroi devant la destruction et l'abolition des différences digérées dans le ventre d'une grande machine assimilatrice, qu'elle soit d'origine extraterrestre (non-humaine) ou de nature zombique (post-humaine). Il n'est pas anodin que les trois films que nous avons choisis ici appartiennent au genre du cinéma d'horreur, et qu'ils en représentent des sommets quasi-canoniques. Invasion Of The Body Snatchers (1956) de Don Siegel, Dawn Of The Dead (1978) de George A. Romero et The Thing (1982) de John Carpenter travaillent en effet, chacun à leur manière, le motif de l'assimilation-disparition de l'humain, ce même connu et reconnu, par une entité non-humaine ou post-humaine (extraterrestre dans les films de Don Siegel et John Carpenter, morte-vivante dans celui de George Romero), dont la radicale altérité empêche toute possibilité de négocier et de pactiser.

 

 

Aucun compromis possible donc, mais une lutte à mort dans une perspective de survie quasiment exterminationniste. En effet, puisque la dissolution assimilatrice des identités humaines singulières s'effectue systématiquement sur le mode de la transformation, alors le même devient autre, et il n'est plus susceptible de confiance. Pire, l'ami d'hier est devenu l'ennemi d'aujourd'hui qu'il faut affronter afin de pouvoir survivre. Quand on sait que la distinction stratégique ami/ennemi a été posée par le juriste allemand (conservateur puis nazi puis libéral conservateur) Carl Schmitt (par exemple dans La Notion de politique en 1932) comme représentant la distinction politique par excellence, et que la guerre est l'acte politique par excellence soutenant cette distinction, on se dit que règnent dans ces films (et tant d'autres relevant d'un même genre par ailleurs très populaire) une ambiance de guerre civile qui manifesterait symptomatiquement le fait que le spectre de la guerre de sécession comme souvenir traumatique n'a peut-être jamais cessé de hanter les États-Unis. La mutation progressive du connu (ou du semblable) en inconnu (ou du dissemblable) s'effectue de trois façons en fonction des perspectives privilégiées par chacun des cinéastes : la substitution mimétique (Invasion Of The Body Snatchers), la contamination anthropophagique (Dawn Of The Dead) et l'élan viral métamorphique (The Thing). Évoquons rapidement les films passionnants de Don Siegel et John Carpenter pour nous attarder ensuite sur celui – le plus singulier des trois en regard de notre problématique de l'in-différence – de George Romero.

Crise (de substitution) mimétique : Invasion Of The Body Snatchers (1956) de Don Siegel

Invasion Of The Body Snatchers consiste d'abord en une impressionnante machine paranoïaque capable de déborder et d'excéder son propre contexte idéologique d'énonciation. Le film de Don Siegel (qui demeurait son préféré, lui qui par ailleurs a insisté dans toute son œuvre sur les conséquences, à l'époque de la modernité administrée, en termes de substitution comme dans Escape From Alcatraz en 1979, de défiguration comme dans Dirty Harry en 1971 et de déshumanisation fonctionnelle comme dans The Killers en 1964 ou encore Telefon en 1977) postule que le « crime parfait » (Jean Baudrillard) serait accompli lorsque tous les être humains auraient été remplacés par leur parfait analogon, leur double parfaitement identique. « Le crime parfait détruit l'altérité, l'autre. C'est le règne du même. Le monde est identifié à lui-même, identique à lui-même, par exclusion de tout principe d'altérité » (Jean Baudrillard, Mots de passe, éd. Pauvert-rééd. Le Livre de poche, coll. « biblio essais », 2000, p. 64-66).

 

 

Si les « voleurs de corps » (pour respecter le sens du titre original, très mal traduit en français par « profanateurs de sépultures ») extraterrestres peuvent fonctionner comme allégorie de la menace communiste à l'époque de la guerre froide et du maccarthysme, alors l'horreur de l'indifférenciation se comprend comme l'expression, du point de vue (néo)libéral hégémonique, de l'effroi devant l'égalitarisme étatique censément prescrit par le marxisme soviétique. Sauf que le film narrant cette histoire d'extraterrestres « voleurs de corps » humains auxquels ils substituent des doubles mimétiques continue toujours de fonctionner aujourd'hui, proposant l'image désaffectée et dévitalisée de la nouvelle humanité moutonnière et anesthésiée, apathique et dépolitisée, fantasmée par le totalitarisme marchand et les officines idéologiques (à l'instar de la Commission Trilatérale préconisant en 1973 l'administration d'un peu d'apathie pour calmer les masses trop exigeantes en termes de désir de démocratie).

 

 

La capacité d'adaptabilité transhistorique de Invasion Of The Body Snatchers lui permet ainsi d'être à la fois le contemporain des sérigraphies warholiennes et du Festin nu (1959) de William Burroughs avec ses luttes entre sectes divisionniste et liquéfactionniste, comme d'anticiper les angoisses éthiques liées aux possibilités techno-scientifiques offertes actuellement par le clonage. Cette capacité peut également expliquer le fait que ce film a connu depuis sa réalisation trois remakes (en 1978 par Philip Kaufman, en 1993 par Abel Ferrara, en 2007 par Olivier Hirschbiegel), comme s'il était voué à se disséminer comme se disséminent (sous la forme végétale de cosses) les extraterrestres du récit original de Jack Finney paru en 1955.

 

 

La domination d'un Même débarrassé de tout Autre, l'institution d'une identité dénuée de toute altérité ne sont évidemment jamais ici totalement accomplies. Ce sont les plus beaux moments du film de Don Siegel, lorsque certains personnages, à l'instar du héros (le médecin Miles Bennell interprété par Kevin McCarthy dont le patronyme est exactement le même que le héraut du maccarthysme, à savoir le sénateur Joseph McCarthy), se demandent pourquoi, dans la petite ville de Santa Mira en Californie (la petite ville étasunienne archétypique, revenant de The Shadow Of A Doubt d'Alfred Hitchcock en 1943 et de The Stranger d'Orson Welles en 1945, et que l'on retrouvera ensuite chez David Lynch, Tim Burton, John Waters, etc.), leurs proches semblent avoir changé, sans arriver à préciser la nature de ce changement. Cet imperceptible changement dans un visage, ce « je-ne-sais-quoi » (Vladimir Jankélévitch), c'est l'infra-mince selon lequel une très légère différence se constate entre l'original humain et sa copie extraterrestre.

 

 

C'est la zone membraneuse où le même se reconnaît comme autre, où l'identique se comprend comme transmué en différent où le semblable se perçoit comme dissemblable. C'est l'inquiétante étrangeté (l'Unheimlichkeit chère à Sigmund Freud) d'une différence imperceptible qui se comprend comme indifférence (au sens d'une glaciation émotionnelle ou d'un désaffection). C'est l'indifférence comme désaffection, comme réification affective, qui exprime symptomatiquement l’œuvre en cours d'indifférenciation totalitaire (soviétique hier, marchande aujourd'hui) au terme de laquelle la multitude exprimant la pluralité ou de la diversité humaine aura été soumise à un seul principe : celui, non-humain, d'une identité dé-singularisée et donc privée d'unicité, manipulable et dupliquée, interchangeable et encodée. 

Élan viral métamorphique : The Thing (1982) de John Carpenter

 

C'est une chose apparemment semblable que l'on constate dans The Thing de John Carpenter, qui – ce fait n'est pas non plus anodin – est le remake du film de Christian Nyby et Howard Hawks, The Thing From Another World réalisé en 1951. Plus précisément, le film de John Carpenter scénarisé par Bill Lancaster (le fils de l'acteur Burt Lancaster) propose la nouvelle adaptation du récit de science-fiction intitulé Who Goes There ? (1934) de John W. Campbell, plus fidèle au texte original que le film de 1951 (dont s'est également inspiré Alien de Ridley Scott en 1979). Il se trouve aussi que The Thing a été symptomatiquement suivi l'année dernière de son propre remake (qui est aussi un prequel) avec The Thing (2011) de Matthijs van Heijningen, racontant ce qui s'est passé dans la base norvégienne précédant ce qui arrivera dans la base étasunienne, comme s'il s'agissait d'une répétition de ce qui se (re)produira dans le film de John Carpenter. La dissémination des avatars et des copies, des doubles et des simulacres accompagne donc de manière structurale des films qui plongent le spectateur dans l'horreur viscérale de l'indifférenciation mimétique et biologique.

 

 

En ce sens, il faudrait également citer la série des films consacrés à la créature gélatineuse et informe nommée « blob » (The Blob d'Irvin S. Yeaworth junior en 1958, Beware ! The Blob de Larry Hagman en 1972 et The Blob de Chuck Russell en 1988) qui s'inscrit dans une dynamique semblable vouée à subordonner la crainte idéologique d'une absorption synonyme d'indifférenciation sur le principe mercantile du remake (sauf que le monstre en question, le « blob », ne possède aucun pouvoir mimétique susceptible de parachever cette identification structurale entre reproduction monstrueuse et répétition ou clonage industriel). La base située en Antarctique (en lieu et place de celle de l'Arctique du film de Christian Nyby et Howard Hawks) devient dans le film de John Carpenter le site où la ruse du « métamorphe » (comme on l'appelle dans la littérature de fantasy comme en langage informatique) se déploie afin de survivre à ses ennemis humains qu'il absorbe et digère en fonction de ses capacités assimilatrices illimitées (ou bien seulement limitées par le mode organique).

 

 

Il ne s'agit dorénavant plus, comme dans Invasion Of The Body Snatchers, de montrer l’œuvre de substitution progressive des individus par leur double quasi-parfait (à l'exception de cette indifférence émotionnelle ou cette réification affective qui manifeste symptomatiquement la substitution réalisée), que de rendre compte d'un pur élan vital identifié à un virus extraterrestre qui assimile tout sur son passage en s'appuyant autant sur sa ruse que sur son pouvoir mimétique (le mimétisme servant stratégiquement à la créature de camouflage temporaire avant l'étape suivante de l'absorption). C'est un pur conatus qui, lorsqu'il est découvert et mis à nu, expose dans toute son horreur « transgénérique » une débauche de matières, d'humeurs et d'organes révélant de manière palimpsestique la mémoire anarchique de toutes les créatures vivantes (animales comme végétales, dinosaure, araignée, chien, fleur, humain) jusque-là assimilées.

 

 

Alors que l'inquiétante étrangeté sécrétée par le film de Don Siegel reposait sur les vertiges analogiques d'une identité dupliquée et dé-singularisée qui maintenait la figure humaine mais comme pour la lisser ou la vider intérieurement de tout affect, la terreur provoquée par le film de John Carpenter prend son origine dans le geste viral, incorporel (ou transcorporel) et contaminateur d'un élan, sans contour ni définition et voué à l'illimitation, issu de la nuit cosmique et disparaissant dans le blanc de la calotte glaciaire du pôle antarctique. Quelque part entre la blancheur de la baleine légendaire de Moby Dick (1851) d'Herman Melville et, dans Frankenstein ou le Prométhée moderne (1818) de Mary Shelley, le refuge situé en Antarctique du scientifique créateur du monstre mort-vivant dont il cherche à fuir l'inextinguible vengeance. Un mouvement d'absorption généralisée littéralement « transgénérique » (au sens où il traverse et assimile tous les genres et espèces biologiques) qui défigure, agglomère et hybride toutes les figures croisées sur son passage. Si la désaffection comme résultante d'un mimétisme colonisateur est ce qui inquiète dans Invasion Of The Body Snatchers, la défiguration comme conséquence d'un inépuisablement vorace élan d'incorporation-assimilation est bien ce qui terrifie dans The Thing.

 

 

Si John Carpenter a insisté à l'occasion de plusieurs interviews sur le contexte idéologique alors configuré par la présidence de Ronald Reagan rejouant pour une ultime fois (ou bien feignant de rejouer en simulant) la ritournelle paranoïaque de l'anticommunisme de la guerre froide alors finissante, on ne peut pas ne pas questionner le spectre d'une autre hantise que ce cinéaste, grand admirateur du cinéma de Howard Hawks, aurait héritée de l'auteur de Rio Bravo en 1959 (le film-matrice de plusieurs films de John Carpenter, de Assault On Precinct 13 en 1976 à Ghosts Of Mars en 2001). A savoir l'homosexualité (que l'on se souvienne par exemple de la longue et fascinante baston homo-érotique entre les deux héros musculeux de They Live en 1988).

 

 

Comment ne pas reconnaître en effet dans la monstrueuse parade de corps hétérogènes mixés et hybridés par le même élan vital et viral dans The Thing une pulsion orgiaque à l’œuvre, une sorte d'immense accouplement, une hallucinante bacchanale (entre Jérôme Bosch et Francis Bacon) au nom de laquelle une communauté scientifique exclusivement masculine (comme l'était déjà l'équipage de la navette spatiale de Dark Star en 1974, coscénarisé et joué par Dan O'Bannion, futur scénariste de Alien, et qui préfigure largement The Thing), peut-être trop longtemps privée d'une présence féminine soutenant et ré-assurant leur identité hétérosexuelle, s'autoriserait à traverser la paroi membraneuse les séparant du fantasme primordial refoulé qu'ils partageraient inconsciemment, plongeant ainsi dans le délire d'une partouze homosexuelle à la fois crainte et désirée ? N'est-ce pas Noël Burch qui, dans son ouvrage intitulé De la beauté des latrines. Pour réhabiliter le sens au cinéma et ailleurs (éd. L'Harmattan, 2007), disait qu'il voyait « dans les fictions de Hawks la preuve des dérives masculinistes d'un refoulement spécifique » propre à la société étasunienne dont la chercheuse et militante féministe Leslie Fiedler, cité par l'auteur, disait que « l'homosexualité [y] est envisagée avec un sentiment d'horreur sans pareil ailleurs, peut-être jamais égalé nulle part... » (op. cit., p. 264) ?

 

 

John Carpenter aurait-il alors travaillé à exacerber et extérioriser dans son remake de The Thing From Another World (dans lequel une femme au moins participait à égalité avec les hommes dans leur lutte commune contre l'extraterrestre) le contenu idéologique et implicite du cinéma de son aîné ? Ou bien cette exacerbation manifeste-t-elle chez John Carpenter, lui qui aura par ailleurs accordé bien moins d'espace aux femmes que son maître, l'expression comme « littéralisée » d'une horreur devinée chez Howard Hawks ? « Il n'y a pas de rapport sexuel » disait la célèbre formule de Jacques Lacan (in Encore - Le séminaire - Livre XX, « De la jouissance », éd. Seuil, 1975, p. 11-14). « C'est une thèse très intéressante, dérivée de la conception sceptique et moraliste, mais qui aboutit au résultat contraire explique par exemple Alain Badiou. Jacques Lacan nous rappelle que dans la sexualité, en réalité, chacun est en grande partie dans sa propre affaire, si je puis dire. Il y a la médiation du corps de l'autre, bien entendu, mais en fin de compte, la jouissance sera toujours votre jouissance. Le sexuel ne conjoint pas, il sépare. Que vous soyez nu(e), collé(e) à l'autre, est une image, une représentation imaginaire. Le réel, c'est que la jouissance vous emporte loin, très loin de l'autre. Le réel est narcissique, le lien est imaginaire. Donc, il n'y a pas de rapport sexuel, conclut Lacan » (in Eloge de l'amour [avec Nicolas Truong], éd. Flammarion-coll. « Café Voltaire », 2009, p. 23)

 

 

A contrarioThe Thing de John Carpenter montrerait peut-être un rapport sexuel effectif quand il montre que ce rapport excède la différence des sexes pour opérer directement sur l'ADN des individus, dès lors arrachés de leur subjectivité et dé-singularisés, littéralement « dé-sexualisés » et tous fondus afin d'être happés par la grande bouche égalitaire, le grand orifice obscène d'un accouplement « transgénérique », partouzard et cosmique. 

Carnaval zombie : Dawn Of The Dead (1978) de George Andrew Romero

Puisqu'il a été question d'ingestion et de digestion, de voracité et d'assimilation, on ne pourra pas éviter de traiter l'incontournable figure du zombie telle que le cinéma de George Romero en a proposé la version modernisée définitive, longtemps éreintée par la critique (cf. Sébastien Le Pajolec, « Zombies : de la marge au centre. La réception française des films de George Romero » in Politique des zombies. L'Amérique selon George A. Romero [sous la dir. de Jean-Baptiste Thoret], éd. Ellipses-coll. « Les grands mythes du cinéma », 2007, p. 155-181), mille fois copiée ou dupliquée depuis, et restée à ce jour inégalée. En effet, chez ce dernier, le zombie ne s'inscrit plus dans le registre culturel haïtien imprégné par l'histoire de l'esclavage et du colonialisme (français puis étasunien) qui a marqué la première représentation hollywoodienne du zombie.

 

 

Le film-paradigme hollywoodien de ce registre a été donné par Victor Halperin avec White Zombie en 1932 (le maître vaudou blanc était alors interprété par Bela Lugosi), à l'époque où Haïti était justement toujours sous la coupe coloniale des États-Unis qui a duré de 1915 jusqu'en 1934 (cf. Maxime Coulombe, Petite philosophie du zombie, éd. PUF-coll. « La nature humaine », 2012, p. 22-25). Certes, il est fait mention de l'origine haïtienne du mythe dans Dawn Of The Dead qui est le deuxième film de la série formant, si on décide comme ici de mettre de côté Diary Of The Dead (2008) et l'inédit en France Survival Of The Dead (2009), une passionnante tétralogie. Celle-ci est constituée, outre de Dawn Of The Zombie, de Night Of The Living Dead en 1968, puis de The Day Of The Dead en 1986 (le seul des quatre films à ne pas avoir été tourné en Pennsylvanie mais en Floride) et enfin de Land Of The Dead en 2005. Réalisé en 1978, le deuxième volet de la série romerienne est seulement sorti en France en 1983, parce qu'à l'époque la commission de contrôle des films cinématographiques avait prétendu y avoir vu « les racines de l'idéologie nazie » (cf. Sébastien Le Pajolec, « Zombies : de la marge au centre. La réception française des films de George Romero » in Politique des zombies, op. cit., p. 165).

 

 

Pourtant, le zombie n'apparaît plus comme une figure cataleptique de la servilité psychiquement dominée par un maître usant sur lui de son pouvoir de suggestion pour lui faire faire ce que son bon vouloir aura décrété. Échangeant la vieille raideur frankensteinienne des premiers films « haïtiens » contre de nouveaux « schèmes sensori-moteurs » (comme l'aurait dit de manière bergsonienne Gilles Deleuze) marqués par la maladresse et le ralentissement, le zombie est désormais devenu dans les films de George Romero un mort-vivant dégingandé, uniquement mu par la dernière pulsion qu'il lui reste : manger de la chair humaine vivante. Le zombie selon George Romero est donc sans dieu ni maître, sans conscience ni attache, sans désir ni projet, ni mort ni vivant, moins cannibale (le terme est entaché d'ethnocentrisme comme le dit un jour Claude Lévi-Strauss) qu'anthropophage.

 

 

Abruti et hébété, il est le symptôme le plus radical peut-être ce ce que serait le réel : littéralement idiot (au sens de Clément Rosset : du grec « idios », soit « l'existence en tant que fait singulier, sans reflet ni double » in Le Réel. Traité de l'idiotie, éd. Minuit-coll. « Reprise », 1997/2004, p. 7). A ce titre, le zombie se distingue nettement des simulacres extraterrestres des films de Don Siegel et John Carpenter. Et, le nombre faisant sa force, le zombie se multiplie à la double faveur d'un processus de contamination sans causalité clairement déterminée et actualisée par les morsures que les morts-vivants infligent aux vivants, ainsi que d'une transformation radicale des coordonnées biologiques selon laquelle mourir induit, quelle que soit la façon de mourir, la résurrection de soi en zombie. Autrement dit (et c'est là la grande invention cinématographique de George Romero), le zombie figure l'incontournable avenir de chaque membre du genre humain entièrement soumis, dans un monde catastrophique et désastreux, à la résurrection sous la seule forme autorisée, la forme morte-vivante.

 

 

Cette reprise profane et profanatrice, politique et quasi-parodique du motif chrétien de la résurrection (lazaréenne puis christique) n'autorisera pourtant pas de subsumer sous le terme biblique et évangélique d'apocalypse la description d'un monde socialement dévasté, puisqu'aucune révélation (ou dévoilement pour reprendre le sens originel d'un terme d'origine grecque) n'y est délivrée par une instance supérieure. « Avec George Romero, c’est le désenchantement du zombie qui se réalise : loin du rituel religieux, de la pratique magique et de l’instrumentalisation à des fins affectives et économiques, le zombie entre en révolte et accède à une forme terroriste de reconnaissance sociale EN TANT que zombie souligne à juste titre François Angelier, qui continue ainsi son propos. Dans les films précédents, la révolte coïncidait avec la vengeance de la créature sortie de l’état d’inconscience. Avec Romero, c’est le zombie lui-même qui, en tant que tel, entre en dissidence. "NIGHT OF THE LIVING" ou la première vraie "révolte des zombies". Fin de l’ère Halperin, les zombies entrent dans l’ère politique » (« A leurs corps défendant… » in Politique des zombies, ibid., p. 23).

 

 

Le zombie n'appelle donc aucune perspective transcendante et prophétique, rédemptrice ou messianique. Il n'est que le symptôme d'une désastreuse indifférenciation entre vie et mort faisant de notre monde la zone immonde propre à manifester une ontologie uniquement et strictement comprise non plus comme « être-pour-la-mort » (pour citer Martin Heidegger dans son maître-ouvrage Être et temps en 1927) mais comme «  être-dans-la-mort ». « La mort est la possibilité de la pure et simple impossibilité du Dasein » y note Martin Heidegger. Autrement dit : « C'est bien la possibilité d'un pouvoir-ne-pas ou d'un ne-plus-pouvoir, mais nullement l'impossibilité d'un pouvoir », ainsi que l'a précisé Jacques Derrida (in Apories, éd. Galilée, 1996, p. 121-122).

 

 

Le zombie figurerait peut-être le corps membraneux au sein duquel la frontière entre la vie et la mort est devenue à ce point infra-mince qu'elle semble avoir été abolie, comme ayant fusionné dans la zone de la mort-vie possibilité et impossibilité de vivre comme de mourir. Dès lors, la question de connaître la ou les causes objectives du désastre zombique n'a peu ou pas ou même plus d'intérêt : si Night Of The Living Dead mentionne un satellite irradié revenu sur Terre, il n'est plus fait mention ensuite des raisons expliquant la catastrophe zombique. Elle est déjà arrivée, ils sont déjà là. Le plus intéressant est de montrer, de film en film (sans solution de continuité narrative – ce sont de nouveaux personnages et de nouvelles situations à chaque nouveau film, sauf que le redémarrage fictionnel n'entraîne jamais la remise  à zéro du phénomène zombique, toujours croissant jusqu'à devenir numériquement majoritaire), à la fois les changements affectant le monde humain induits par la menaçante vague zombique, et les transformations mêmes éprouvées par la levée de la multitude morte-vivante.

 

 

Comme il est intéressant de rendre compte de la situation politique de chacun des quatre films en regard de son contexte historique d'énonciation, proposant respectivement le commentaire allégorique de la situation politique du moment. En 1968, à l’époque des divers mouvements sociaux qui ébranlent le pays, le héros est un Afro-américain qui finit abattu, fallacieusement identifié comme un zombie par une garde nationale ayant conservé ses réflexes racistes. En 1978, à l'époque de la résorption de l'esprit contestataire et insurrectionnel et de la crise économique du modèle productiviste toutes les deux contemporaines de l'assomption du modèle consumériste (comme stade d'accumulation capitaliste, avant l'endettement généralisé caractérisant la période actuelle), les héros sont essentiellement un Afro-américain et une femme ayant réussi à s'extraire des stéréotypes racistes et désormais sexistes (par exemple l'hystérie encore à l’œuvre dans le premier film de la quadrilogie) et qui doivent affronter dans un vaste centre commercial (lieu d'échanges s'il en est) deux ennemis bien distincts, la masse zombique d'un côté et de l'autre un groupe de pillards à motos qui s'amusent à cartonner cette dernière.

 

 

En 1986, à l'époque du néo-impérialisme reaganien, le héros est une soldate qui doit affronter dans le bunker militarisé qui sert de réserve protégée à des humains devenus minoritaires sur Terre autant la pression zombique que l'hystérisation masculiniste et viriliste des autres soldats présents. Le bunker sert aussi laboratoire expérimental pour un avatar du docteur Frankenstein (le professeur Logan) qui tente (et réussit) à redonner un peu de conscience humaine à un mort-vivant capturé (« Bub »).

 

 

En 2005 enfin, à l'époque contemporaine du pillage étasunien du pétrole irakien commandité par Georges Bush junior afin de protéger les États-Unis du choc énergétique à venir, les héros formés par divers parias (dont une femme interprétée par Asia Argento et Cholo, une homme originaire d'Amérique latine) doivent affronter une nouvelle configuration de la lutte des classes établie entre d'une part la minorité bourgeoise abritée en haut d'une tour de verre, d'autre part la majorité prolétarisée qui survit dans ses environs et puis aussi, derrière les barbelés, les zombies élevés à la dignité d'une conscience de classe par un pompiste noir mort-vivant (« Big Daddy »). On l'a compris, le zombie autorise le gauchisme militant de George Romero à réussir à s'exprimer de manière allégorique dans le cadre économique de films de genre à faible budget. Surtout, cette figure du désastre social sert aussi de catalyseur paradoxal au renouvellement des rapports humains afin qu'ils s'émancipent du militarisme et du capitalisme, du sexisme et du racisme (marquant la fin du premier film et le terrifiant début du film suivant).

 

 

« Là où croît le péril, croît aussi ce qui sauve » disait un vers de Friedrich Hölderlin. Là où survient le zombie comme incarnation indifférente d'un désastre programmé, s'exacerbent aussi dans le sens de l'égalité et l'émancipation des rapports sociaux jusque-là placés sous le signe du pouvoir et de la domination. Et l'empathie nourrie par le cinéaste (et, par extension, transmise à ses spectateurs) à destination paradoxale de ses monstres, pourtant constamment effrayants, ne s'évalue qu'en relation étroite avec la méfiance et la défiance qu'il ressent à l'encontre d'une espèce humaine condamnée dans ses grandes lignes, et seulement sauvée ou préservée dans ses marges (Land Of The Dead finit par une sorte de status quo politique entre les vivants et les morts-vivants). A savoir les quelques minoritaires émancipés qui, coincés entre deux formes antithétiques d'inhumanité (l'humanité avilie ou corrompue des vivants et la post-humanité des morts-vivants), s'obstinent malgré tout à garder héroïquement le cap de l'humain.

 

 

En quoi, plus précisément, la figure catastrophique ou désastreuse du zombie exprime-t-elle la puissance in-différente de l'image, cette zone membraneuse où différence et égalité ne s'excluent plus comme le clame l'idéologie (néo)libérale, mais s'entretiennent le long d'un seuil infra-mince ? Il faut d'abord insister sur le caractère symptomatique de la figure zombique. Symptomatique au sens freudien, lorsqu'il s'agissait pour Sigmund Freud de faire l'analyse de l'hystérie : « Le symptôme représente la réalisation de deux désirs contradictoires ». Citée par Georges Didi-Huberman (in Devant l'image. Question posée aux fins d'une histoire de l'art, éd. Minuit, 1990, p. 298), cette définition justifie pour ce dernier d'affirmer la chose suivante : « Le ''monde'' des images ne rejette pas le monde de la logique, bien au contraire. Mais il en joue, c'est-à-dire, entre autres choses, qu'il y ménage des lieux – comme lorsqu'on dit qu'il y a du ''jeu'' entre les pièces d'un mécanisme –, lieux dans lesquels il puise sa puissance, qui se donne là comme la puissance du négatif » (op. cit., p. 174).

 

 

Nous ne croyons pas pour notre part, à l'opposé de Maxime Coulombe qui s'appuie sur le même corpus référentiel pour mettre en valeur le caractère symptomatique du zombie, qu'il faille pour le moment dépasser le Deux de l'analyse freudienne reprise par Georges Didi-Huberman au nom d'une valorisation deleuzienne du multiple (Petite philosophie du zombie, ibid., p. 33-43). Parce que le Deux va nous permettre de tenir ensemble, toutes les deux logées au cœur même de la figure du zombie, les notions de différence et d'égalité. Et c'est tenir ensemble ces deux concepts qui aide à déterminer la caractérisation du mort-vivant chez George Romero comme in-différent (pas simplement au sens où cette figure est pauvre en affects, mais aussi au sens où elle fait se toucher comme un court-circuit électrique la différence et l'égalité).

 

 

En effet, si le zombie est une figure symptomatique, c'est parce qu'il exprime le cauchemar capitaliste en cours, en même temps qu'il affirme sur le mode dystopique le spectre qui rôde encore, même monstrueusement, de l'égalité communiste. Lorsque le critique Hervé Aubron affirme (dans son article « Seuls tous ensemble » paru dans la revue de cinéma Vertigo n°21, 2001) que les zombies de Night of the Living Dead représentent les spectres des révolutionnaires communistes des films de Sergueï M. Eisenstein tels ceux de La Grève (1924), Le Cuirassé Potemkine (1926) et Octobre (1927), il n'a raison mais qu'à moitié. En effet, alors que les premiers films du cinéaste soviétique sont esthétiquement portés à opérer sur la masse indistincte du peuple russe le montage dialectique de cette figure révolutionnaire qu’est le sujet collectif abattant la vieille et injuste société féodale, le film de George Romero propose quant à lui, non pas la rupture avec l’ordre capitaliste existant, mais bien plutôt son stade terminal, post-moderne et post-historique, littéralement sa catastrophe réalisée.

 

 

C’est alors que l’on doit en toute légitimité considérer la figure anomique, particularisée et dé-subjectivée du zombie, non pas comme un individu singulièrement actif et conscient entrant dans une dynamique collective de changement historique et social, mais bel et bien comme un élément désubjectivé et massifié, une pure négativité qui, n’ouvrant sur aucune forme de synthèse supérieure, actualiserait en pire les tendances profondes et régressives de l’économie capitaliste. A savoir la pulsion de (mort de) consommation (auto)destructrice, et dont le caractère « auto-immune » (comme l'aurait dit Jacques Derrida) s'exprimerait littéralement sur le mode de l'anthropophagie devenue synonyme d'autophagie (dans un autre registre cinématographique, c'est le film d'anticipation Soylent Green de Richard Fleischer en 1973 qui montre un phénomène semblable découlant du désastre écologique général produit par la succession historique, résumée par le montage d'images d'archives du générique-début, des phases industrielle, productiviste et consumériste du capitalisme).

 

 

Que l’on songe seulement au travail humain cristallisé dans les marchandises que nous consommons, résumé par cette formule saisissante de Karl Marx dans le premier livre du Le Capital (1867), d’ailleurs reprise des paroles christiques : « Le mort saisit le vif ». Massification des zombies d’un côté, atomisation des survivants de l’autre : nous aurions là les deux faces d’un même système totalitaire tel que l'a décrit Hannah Arendt dans le troisième volume (Le Système totalitaire, éd. Seuil, 1972) de l'ouvrage Les Origines du totalitarisme (1951). Sauf qu’ici ces deux faces ne sont pas rabattues l’une sur l’autre mais, disjointes, elles symboliseraient plutôt la fracture d’une humanité défaite dans son impossibilité à se réconcilier. Le zombie, c'est le prolétaire déchu et dès lors même plus voué à louer sa force de travail. Le zombie, c'est le sous-prolétaire improductif dont la seule activité, entièrement chargée de négativité, consiste à manger de la chair humaine vivante.

 

 

Mais le zombie, c'est aussi l'homo sacer des temps modernes pour reprendre le concept cher à Giorgio Agamben, celui qui serait passé de bios à zoe, de la vie politique (telle qu'elle se manifeste chez Aristote par l'usage non plus seulement de phonê mais aussi de logos) à la « vie nue », ce paradigme de notre condition contemporaine (cf. Maxime Coulombe, ibid., p. 68-73). « La vie nue a, dans la politique occidentale, ce privilège singulier d'être ce dont l'exclusion fonde la cité des hommes » (Giorgio Agamben, Homos Sacer. Le pouvoir souverain et la vie nue, éd. Seuil, 1997, p. 10). Ou bien encore ceci : « (…) le fait décisif est plutôt que, parallèlement au processus en vertu duquel l'exception devient partout la règle, l'espace de la vie nue, situé à l'origine en marge de l'organisation politique, finit progressivement par coïncider avec l'espace politique, où exclusion et inclusion, extérieur et intérieur, bios et zoe, droit et fait, entrent dans une zone d'indifférenciation irréductible » (op. cit., p. 17).

 

 

Le zombie offrirait ainsi au regard des spectateurs occidentaux la hantise allégorisée, propre à leur aire géopolitique d'appartenance, de la multitude des sans-droits qui, souvent issus des anciennes colonies, sont régulièrement envoyés et enfermés dans les lieux propices à les exclure de la vie politique, des centres de rétention (si ce sont des migrants prolétarisés) au camp de détention de Guantanamo (si ce sont de prétendus terroristes punis d'un enfermement déconnecté de toute procédure officielle de jugement). Morts-vivants anthropophages, consommateurs sous-prolétarisés dont le seul travail est de manger de la chair humaine vivante, sans-droits susceptibles de toutes les profanations et voués à la déréliction de la vie nue : le zombie est le spectre d'une modernité vouée à une « dialectique des Lumières » (Theodor W. Adorno et Max Horkheimer) selon laquelle l'éclipse du projet rationnel, émancipateur et égalitaire induite par le discrédit soviétique de l'hypothèse ou de l'idée communiste vouerait l'humanité à la pure négativité de la vie nue.

 

 

Mais le zombie n'incarne pas que cela. La zone d'indifférenciation croissante peuplée par la multitude zombique offre également le site de l'effondrement des vieilles différences et des identités réifiées ou naturalisées : tel fut un homme, telle autre fut une femme, tel fut riche et tel autre moins, mais tout cela est terminé, car tous sont désormais des morts-vivants communément préoccupés de mastiquer de la chair humaine vivante, au-delà de toute faim et sans nécessité biologique. Dans la zone d'indifférenciation zombique, les signes vestimentaires ou physiques témoignant d'anciennes différences désagrégées représentent ainsi les traces de l'ancien monde défait de la différenciation sociale inégalitaire. Dans la zone zombique, la grande manducation ou dévoration à laquelle se livrent les morts-vivants s'affirme dans une commune égalité selon laquelle le communisme dans son insolite version anthropophagique aurait été réalisé.

 

 

L'in-différence zombique, c'est d'une part l'indifférenciation entre vie et mort, c'est d'autre part l'égalité (la plus désastreuse car la moins politique) accomplie dans l'assomption de la seule différence partageant encore en deux les eaux vaseuses de l'humanité, celle séparant les vivants des morts-vivants qu'ils finiront de toute façon par rejoindre en mourant un jour ou l'autre. C'est pourquoi il y a une étrange ambiance carnavalesque dégagée par les charognes mobiles des films de George Romero, complètement actée depuis Dawn Of The Dead avec le passage à la couleur la plus criarde (il faut dire aussi que le film a été produit par Dario Argento qui a proposé à destination du marché européen une version plus courte et plus brutale du film de George Romero, intitulée Zombie, et accompagnée de la musique du groupe rock Goblins). Le critique de la revue Positif Philippe Rouyer a pu pour sa part évoquer le côté « cartoonesque » du film (« Le gore des zombies » in Politique des Zombies, ibid., p. 188), surligné encore par l'utilisation d'une musique ironique et distanciée.

 

 

Même des erreurs techniques (le gris des visages maquillés et le rouge-brun du sang devenus avec le tirage des copies respectivement bleu et rouge pétant tirant sur le rose vif) ont involontairement contribué à renforcer une logique de distanciation ouvrant largement l'esthétique gore sur les possibilités critiques du grotesque et du carnavalesque . Le centre commercial de Monroeville près de Pittsburgh en Pennsylvanie (la ville du cinéaste) devient alors cette zone « charivaresque » (au sens premier du terme : bruyante et qui donne mal à la tête) et carnavalesque où la différence entre la prise au tas anarchiste (digne en effet du théoricien anarchiste russe Piotr Kropotkine) effectuée par les pilleurs sur leurs motos et la parade foraine avec ses jeux de tirs s'avère infra-mince, et où par ailleurs se renverse la distinction entre la violence barbare des motards en train de piller et celle, sauvage et instinctuelle, des anciens consommateurs mus par la pulsion zombique (et qui, ironiquement, reviennent par réflexe à l'endroit qu'ils avaient l'habitude de fréquenter le plus quand ils étaient encore vivants).

 

 

La racine italienne du terme carnaval (le terme est attesté en français en 1549) s'entend alors littéralement : « carnelevare », c'est ôter la viande, c'est arracher la chair. Jusqu'au 19ème siècle, l'équivalent en France du terme carnaval a été « carême-prenant » signifiant qu'occasion était donnée pour prendre certaines libertés, particulièrement dans le domaine des mœurs. Mikhaïl Bakhtine a évidemment beaucoup insisté sur le moment carnavalesque pendant lequel « on commence par renverser l'ordre hiérarchique et toutes les formes de peur qu'il entraîne : vénération, piété, étiquette, c'est-à-dire tout ce qui est dicté par l'inégalité sociale ou autres » (in La Poétique de Dostoïevski, éd. Seuil, 1970, p. 180). Ailleurs, le même auteur explique : « Si l'enfer chrétien dépréciait la terre, détournait d'elle, l'enfer du carnaval sanctionnait la terre et le bas de la terre comme le fécond sein maternel où la mort allait à la rencontre de la naissance, où la vie nouvelle naissait de la mort de l'ancien. C'est la raison pour laquelle les images du ''bas'' matériel et corporel traversent à ce point l'enfer carnavalisé » (in L’Œuvre de François Rabelais et la culture populaire au Moyen Age et sous la Renaissance, éd. Gallimard, 1982, p. 392).

 

 

Et puis tout récemment encore Marie-José Mondzain : « Le carnaval est habité par le génie de la désacralisation à toute énergie créatrice et pensante qui se met en scène pour se donner à elle-même le spectacle de son illimitation (…) Le carnaval est épreuve de l’infini sans transcendance, expérience de l’échec de tout geste de reconnaissance et d’identification. Une pensée sans demeure, sans domicile fixe, vagabonde dans le hors-champ d’un ordre, de tous les ordres fabricants d’assignations » (in Images (à suivre). De la poursuite au cinéma et ailleurs, éd. Bayard, 2011, pp. 376-378). Paradoxale énergie créatrice et pensante que celle produite par la multitude zombique, dont on aurait pu croire qu’elle véhiculerait avec elle les seuls motifs de l’abêtissement et de l’anomie. Pourtant, l’existence de cette règle des vivants afin de pouvoir tuer définitivement ceux qui, pourrissant, se refusent à mourir et résistent aux balles et aux divers démembrements qui les accablent (il faut viser la tête, et pas ailleurs, pour réussir à les abattre) affirmerait qu’il y a encore de la pensée, même là où règnent l'instinct, la désolation et l’hébétude.

 

 

C’est pourquoi il y aurait tant de ressemblance entre la longue séquence du centre commercial « carnavalisé » de Dawn Of The Dead et la conclusion rabelaisienne et infernale du film Les Contes de Canterbury (1972) de Pier Paolo Pasolini d'après des récits de Geoffrey Chaucer datant du 14ème siècle. Parce que le carnaval est suspension joyeuse, parenthèse festive creusée au sein de la nature divine comme des affaires humaines : « Le carnaval est une parenthéké, c’est-à-dire la zone intercalaire, l’épisode intermédiaire où sont renversés les trois ordres : celui de la nécessité inéluctable des lois de la nature, celui du pouvoir et de la législation dans la vie politique, celui de la raison qui inscrit la causalité dans les régimes de domination » (Marie-José Mondzain, op. cit., p. 379).

 

 

C'est pourquoi cette séquence s'inscrit aussi dans la longue généalogie de l'art macabre qui a donné au Moyen Âge les fameuses danses macabres représentées, d'abord sous la forme de représentations théâtrales populaires (les mystères), puis sous la forme de tableaux, à l'instar du Dit des trois morts et des trois vifs (vers la fin du 13ème siècle). Il s'agissait à chaque fois de montrer une Mort insensible aux inégalités sociales afin d'expliquer aux vivants la vanité des étiquettes en regard de la décomposition à laquelle personne, nobles inclus, ne pouvait échapper (cf. Hélène et Bertrand Utzinger, Itinéraires des danses macabres, éd. Jean-Michel Garnier, 1996). L'enfer carnavalisé de Dawn Of The Dead de George Romero (qui s'était inspiré pour son premier film de zombie de l'unique long-métrage de Herk Harvey réalisé en 1962 et intitulé Carnival Of Souls) est également une danse de morts traçant le cercle d'une zone in-différente à l'intérieur de laquelle, en plans larges et sans contrechamp, les zombies ressemblent irrésistiblement aux mannequins des vitrines marchandes.

 

 

Surtout, c'est la zone où les différences s'effondrent toutes, pendant que monte la dernière égalité, celle des morts et des vivants tous devenus sans exception des morts-vivants. « La norme des morts-vivants romeriens est l'indifférenciation, l'absence d'individualité et, partant, d'identité » (Pascal Couté, « Masses, meutes, individus » in Politique des zombies, ibid., p. 146). Un autre film réalisé par George Romero, Bruiser (2000), racontant l'histoire d'un homme qui se réveille un matin dépourvu de visage, aurait déplacé au niveau strictement individuel la problématique générale de l'indifférenciation en tant qu'elle induit aussi une « désidentification » (au sens ici d'une disparition des signes manifestant la singularité individuelle). Insister ici davantage sur le film de George Romero que sur ceux de Don Siegel et John Carpenter aura permis de rendre compte de l'étrange joie, du défouloir festif et insolite de l'image (Maxime Coulombe, ibid., p. 98-101) quand elle se coltine l'infra-mince membraneux le long duquel toute chose change et se transmute, s'échange et se renverse.

 

 

Le rire et l'effroi, l'émancipation et la contamination-dévoration, la parodie pop de la résurrection chrétienne et la charge allégorique et gauchiste contre le stade consumériste du capitalisme. Il suffit de lire successivement les titres : après la nuit des morts-vivants, vient donc leur aube, puis leur jour, et pour finir c'est leur territoire qui est affirmé. Après une longue éclipse, le soleil de l'égalité continuerait alors de darder ses rayons à l'endroit même où s'est affirmée sa négation : ce nouveau Moyen Age qu'est l'Amérique capitaliste, toujours susceptible d'un nouveau charivari et d'un prochain bariolage carnavalesque et anarchiste.

b) L'horreur du différencié (du point de vue de l'indifférenciation)

On l’a vu, Invasion Of The Body Snatchers de Don Siegel, Dawn Of The Dead de George Romero et The Thing de John Carpenter nous ont permis de traiter de la question de l’horreur de l’indifférenciation (tantôt comme substitution mimétique, comme incorporation zombique et comme absorption « transgénérique »), caractéristique du cinéma de genre dont ces films représentent des expressions privilégiées. On pourrait enfin trouver des contre-exemples tirés d’autres films manifestant, au lieu même d'une semblable horreur de l’indifférenciation (qualifiant plus précisément les sociétés dans lesquelles tout individu occupe une place à laquelle adhérer et coller sans écart, et donc sans pouvoir en changer ni révolutionner l'ordre des places ainsi que leur forme), un désir radical de différenciation ou d'affirmation d'une singularité. « Créer écrit Gilles Deleuze, c'est produire des lignes et des figures de différenciation » (in Différence et répétition, éd. PUF-coll. « Épiméthée », 1968, p. 328).

 

 

D’une certaine manière, les résistants et les survivants des trois premiers films cités travaillent à refuser que leur humanité soit déchue, avilie ou corrompue par les formes diverses d’un inhumain conatus pronateur et mimétique. Mais, à l’exception des héros s’affranchissant des catégorisations virilistes, racistes et sexistes des films de zombie de George Romero, la résistance collective des humains refusant la disparition de leur genre (voire de leur espèce) ne consiste le plus souvent qu’à sauvegarder l’humain de toutes les tentatives visant à le dupliquer et l’assimiler, le vider de tout contenu ou l’ingérer. Même si les films de David Lynch et de Tim Burton peuvent inclure des moments étranges ou terrifiants, on ne peut pas affirmer pour autant qu’ils relèvent stricto sensu du cinéma de genre horrifique ou fantastique. C’est pourquoi ils peuvent davantage aussi rendre compte des processus de subjectivation et de singularisation directement déterminés par la norme (sociale) générale dévolue à l’indifférenciation sociale (des places occupées et des personnes qui les occupent).

 

 

Il faut dire également que la question de l’égalité intéresse moins les films de ces deux cinéastes que celle de la manifestation d’une différence suffisamment disjonctive pour remettre en question tout ce qui participe, dans les sociétés où chacun doit rester à sa place, à en neutraliser la puissance « dissensuelle » (comme le dirait Jacques Rancière). Il ne s’agira pas pour autant pour eux d’identifier indifférenciation et égalitarisme, comme y invite inlassablement la doxa (néo)libérale, mais plutôt de valoriser la « Différence ultime et absolue » (Gilles Deleuze, Proust et les signes, op. cit.) comme ce qui trouble et disjoncte toutes les assignations et les rapports d’identité, jusqu’à faire de la différence le principe premier (détrônant ainsi l’identité) et faire en conséquence de la différenciation le seul mouvement réel, le seul devenir désirable. Edward Scissorhands (1990) de Tim Burton et The Straight Story (1999) de David Lynch émeuvent précisément parce qu’ils expriment le désir subjectif de la singularité individuelle à l’endroit même où domine la norme de l'indifférenciation sociale.

 

 

Pas un hasard alors si, sur des matériaux très dissemblables, les deux films partagent un même désir de merveilleux. Edward Scissorhands et The Straight Story sont deux contes questionnant de manière troublante le caractère conventionnel et statique de certaines formations sociales archétypiques des États-Unis. Ainsi, Edward Scissorhands se présente explicitement comme un conte merveilleux racontant l’impossible assimilation de l’immémorial univers gothique (représenté par la créature frankensteinienne donnant son nom au film) par l’univers pop et hyperréaliste du consumérisme pavillonnaire (à l’image de la petite ville de Burbank en Californie dont est originaire le cinéaste). The Straight Story propose pour sa part la relecture cosmique d’un fait divers ayant réellement eu lieu (l’histoire d’un vieillard du Midwest qui a parcouru sur sa tondeuse à gazon plusieurs centaines de kilomètres afin de revoir son frère malade) pour le hausser au niveau d’une interrogation mythologique concernant la lumière fossile qu’irradierait encore le western. Cosmique parce que le film commence et finit sur une voûte étoilée qui rappelle, outre d’autres films de David Lynch (les débuts de ses trois premiers longs-métrages par exemple, Eraserhead en 1977, Elephant Man en 1980 et Dune en 1984), The Night Of The Hunter (1955) de Charles Laughton, autre conte merveilleux paradigmatique du rapport que les États-Unis entretiennent avec le registre mythologique.

Machine célibataire I : Edward Scissorhands (1990) de Tim Burton

Parabole de l’artiste orphelin et incompris (Edward est maître en art topiaire), voué à divertir les classes moyennes des « suburbs » (il devient ensuite coiffeur, jardinier-paysagiste, possible gigolo et enfin sculpteur sur glace) mais résistant in fine à l’entreprise de domestication dont il est l’objet (à l'opposé du héros éponyme de Elephant Man de David Lynch), Edward Scissorhands n’est vraiment pas loin de ressembler à All That Heaven Allows (1955) de Douglas Sirk comme de son remake réalisé par Rainer Werner Fassbinder et intitulé Tous les autres s’appellent Ali (1974). Comme le jardinier du film de Douglas Sirk ou l'émigré-immigré de celui de Rainer Werner Fassbinder, Edward est un prolétaire dont la force de travail est susceptible de cristalliser sur elle les fantasmes sexuels des femmes qui l'exploitent. Le film de Tim Burton met surtout en jeu la question de la différence des sexes telle qu’elle se brouille et se complique par la présence de l’indifférencié.

 

 

C’est l’originalité du film de Tim Burton : le Différent, c’est le faiblement différencié, le quasi-indifférencié sexuel qui pose problème aux représentants d'une formation sociale dont la normalité figée se soutient de la survalorisation d'une différence des sexes réifiée. C'est le paradoxe du film de Tim Burton : le Différent, c'est la poupée inorganique et sexuellement indifférenciée, pendant que l'indifférenciation sociale s'appuie quant à elle sur l'organisation de la différenciation réifiée des rôles sexués. A l'instar du chien Sparky dans Frankenweenie (un court-métrage de 1984 en prises de vue réelles devenu en 2012 un long-métrage d'animation), du héros éponyme du premier long-métrage de Tim Burton, Pee Wee’s Big Adventure (1985) et encore du héros éponyme de Ed Wood (1995) qui aime porter des pulls angora (au point de se mettre ainsi en scène dans son premier film fauché, Glen Or Glenda ? en 1953), Edward est une « machine célibataire » pour reprendre la formule de Marcel Duchamp concernant le Grand Verre réalisé entre 1915 et 1923 et ensuite consacrée par l'ouvrage Les Machines célibataires écrit en 1948 par Michel Carrouges (et le centre du Grand Verre avec sa broyeuse de chocolat ne ferait-elle pas écho avec l'usine de chocolat de Charlie And The Chocolate Factory réalisé en 2005 d'après une histoire de Rolad Dahl ?).

 

 

Une machine célibataire en rupture des règles sociales et sexuelles, des contraintes familiales et biologiques, des normes corporelles et symboliques. En regard des ciseaux qui lui font office de mains (et des cicatrices affectant son visage), on a raison de dire de celui-ci qu'il est une machine au sens de Félix Guattari et Gilles Deleuze disant de la machine qu'elle était d'abord et avant tout « un système de coupures » (in L'Anti-Œdipe. Capitalisme et schizophrénie, éd. Minuit-coll. « Critique », 1972, p. 43). Et cette machine célibataire représente bien une forme de masculinité (puisqu’il est interprété par Johnny Depp), mais dans une version factice, artefactuelle et donc antinaturelle, une version faible, enfantine ou féminisée (avec sa chevelure de jais, longue et ébouriffée, comme celle de Tim Burton), tout à fait digne, avec son masque blanc, de certaines figures du cinéma de Federico Fellini, de l’époque du muet (comme Harry Langdon par exemple), voire de l'univers forain (le clown blanc).

 

 

C’est cette proposition d’une autre masculinité qui au fond suscite autant de fascination de la part de Kim (Winona Ryder) qu’elle nourrit la crainte de son fiancé Jim, incarnation du sur-mâle viril s’obligeant à surenchérir sur sa virilité afin d’arracher sa promise aux séductions de la machine célibataire sexuellement indifférenciée. Le rejet de la figure androgyne d’Edward, motivant une foule en furie digne des films de John Ford (Young Mister Lincoln en 1939) et de Fritz Lang (Fury en 1936) est sous-tendu par plusieurs causes objectives, mais la question du « trouble dans le genre » (pour citer l’ouvrage majeur de Judith Butler publié en 1990) représenterait peut-être la cause la plus profonde. Le fait symptomatique d’avoir refusé le rapport sexuel que proposait à Edward le personnage de Joyce Monroe détermine notamment le ressentiment que celle-ci nourrit envers celui-là au point d’alimenter une rumeur fallacieuse de tentative de viol. « Il n’y a pas de rapport sexuel » : l’énigme lacanienne se comprendrait, en regard du film de Tim Burton, comme ce qui vient indifférencier l’ordre symbolique de la différence des sexes tel qu’il prescrit les manières d’être et les rôles sexués respectifs de chacun.

 

 

Le Différent est celui qui, proposant l’infra-mince de la différence des sexes, refuse le rapport sexuel prescrit par les normes hétérosexuelle et familialiste structurant la communauté pavillonnaire du film. Ce refus motive la rage du rival masculin Jim qui culmine dans l’affrontement final en haut du vieux château où vécut jusqu’ici le héros créé de toute pièce par un inventeur mort avant d’avoir pu l’achever (Vincent Price, dans son ultime rôle). Le Différent, c’est la machine célibataire inachevée (des ciseaux remplacent ses mains absentes). Le Différent, c’est l’artiste branché sur l'infra-mince, l’ouvert et la coupure. Mais le Différent, c’est aussi l’in-différent, celui par qui le scandale du différentialisme (ce discours idéologique désirant substantialiser la différence) éclate, comme crèvent ici et là quelques ballons innocemment percés par Edward.

 

 

On remarque d’une part que la blancheur de la robe (comme celle d'une mariée) de Kim s’accorde avec la combinaison noire (comme celle de Batman) d’Edward. Pour paraphraser le titre original du Grand Verre de Marcel Duchamp, Kim est cette mariée mise à nu (c'est-à-dire révélée dans son amour) par son célibataire, même, qu'est Edward. On remarque d’autre part que le blouson noir de Jim pourrait presque lui permettre de se rapprocher formellement d’Edward. Sauf que ce blouson signe son appartenance sexué ou genré, quand la combinaison d’Edward témoigne d’un enveloppement digne de l'emmaillotement d'un nourrisson (abandonné, mais pas de la même façon que le Pingouin au début de Batman Returns en 1992). Si le champ-contrechamp règle l’affrontement entre les deux figures antagonistes de la masculinité (version faible versus version forte), la situation de l’héroïne au cœur de cette lutte est particulièrement intrigante.

 

 

Quand Jim tire sur son rival, c’est Kim qui reçoit la balle (et la blesse sur l’épaule, provoquant un écoulement de sang qui, tachant sa robe virginale, évoque le vieux motif de la rupture maritale de l'hymen). La haine du rival se soutient donc du désir de détruire l’objet de la rivalité, se séparant dès lors de celle en regard de qui la quasi-homonymie des prénoms (Kim et Jim) devait symboliser l'union programmée. Quand Edward prend le dessus, il ne le peut que parce que Kim utilise ses ciseaux comme d’une arme de protection mais aussi d'attaque. Le choix amoureux assumé de l’héroïne prend la forme d’une prise en charge de la violence soutenue par une étrange hybridation machinique (Kim se sert des mains-ciseaux d’Edward à terre afin d’intimider et neutraliser son ancien fiancé).

 

 

Enfin et surtout, quand Edward transperce le ventre de ce dernier, une alternance de champs-contrechamps à 180° demande au spectateur d’éprouver en même temps la victoire de la masculinité in-différente au différentialisme sexuel et la défaite de la masculinité virilement différenciée. Si la chute du cadavre de Jim fait écho à la montée des marches de Kim au début de la séquence, son ventre revêtu d’un maillot jaune et recouvert de sang manifeste qu'il a été mortellement touché à l’endroit le plus sensible : le ventre et les viscères (mais aussi et par extension le bas-ventre et les testicules). Le mensonge final de Kim à l’adresse de sa communauté d’origine en proie à la passion du lynchage lui permet d’apaiser la « crise mimétique » (René Girard) qu’elle vient de traverser et dont on sait qu’elle a pour objet de sa furie l’être le plus innocent (ce n'est donc pas un hasard si cette nuit tragique est celle de Noël traditionnellement consacrée comme étant celle de la naissance du Christ).

 

 

Le mensonge institue le moment de la séparation (littéralement de la coupure) pour Kim qui représente toujours l’effort du sujet amoureux s’écartant et s’éloignant, au nom même de son amour, de sa famille ou de sa communauté d’origine. Enfin, la mise en récit général du drame se constitue comme moment symbolique d’une transmission et d’une passation de la grand-mère qu'est devenue Kim à l'adresse de sa petite-fille. Transmission et passation d’un secret qui, au-delà de l’explication merveilleuse de la neige (c’est en fait Edward qui taille des blocs de glace en haut de son château), renvoie directement à la merveilleuse idée d’une autre masculinité (et par extension d’une autre hétérosexualité) possible. Une masculinité infra-mince car ouverte au féminin (et donc à ce titre artiste), et littéralement in-différente à (ou bien coupée de) la survalorisation différentialiste de la différence des sexes telle qu'elle est socialement prescrite par le petit monde étriqué, banlieusard et WASP, dont est originaire ce transfuge qu'est Tim Burton.

Machine célibataire II : The Straight Story (1999) de David Lynch

Le final de The Straight Story de David Lynch s’inscrit lui aussi dans le registre, éminemment classique dans le cinéma hollywoodien, du champ-contrechamp. Sauf qu’il est censé, non pas servir la représentation d’un affrontement mortel, mais bien plutôt sceller la réconciliation de deux frères qu’un conflit familial lointain aura tenu éloignés l’un de l’autre. Puisque le film de David Lynch a été produit par Walt Disney, il paraît alors évident que cette fin relève d’un registre consensuel : celui de l’univocité de son interprétation. Pourtant, cette fin trouble, à l’instar de l’ensemble d'un film trop souvent caractérisé (pour le valoriser comme tel ou bien pour le caricaturer) comme un écart sympathique, mineur et gentillet dans une filmographie habituellement dévolue à la déflagration, la psychose et la disjonction.

 

 

Ce serait donc l’évidence : The Straight Story représenterait l’antithèse de Lost Highway réalisé trois ans auparavant comme de Mulholland Drive réalisé trois ans plus tard, et la ligne droite (l’un des sens du titre du film de David Lynch) se serait ici substituée au ruban de Möbius (comme l’a bien vu le critique Michel Chion) proposé par le film précédent comme le film suivant. Mais si les choses n’étaient pas si simples ? Et si l’évidence était un leurre, un obstacle, la tache aveugle évitant de se coltiner la sourde et obscure complexité du film ? Rien que le titre affirme sa fausse évidence, puisque « The Straight Story » peut se lire en anglais au moins de trois manières différentes. C’est l’histoire droite, pure de toute déhiscence narrative, prolongeant sur le plan diégétique la droiture éthique dont témoigne le personnage principal qui traverse dans des conditions difficiles un bon bout de pays afin de retrouver son frère pas revu depuis dix ans.

 

 

Cette histoire droite est aussi une histoire vraie (Une Histoire vraie est d’ailleurs le titre français du film de David Lynch) qui a tellement voulu coller à elle qu’elle a été filmée dans le sens chronologique et topologique du véritable voyage accompli par un certain Alvin… Straight (décédé en 1996, le film lui est dédié). L’histoire vraie est donc celle d’Alvin Straight qui partit en 1994, à l'âge de 73 ans, de Laurens dans l’état de l’Iowa pour atteindre six semaines plus tard Mount Zion dans celui du Wisconsin, parcourant ainsi sur sa tondeuse à gazon de marque John Deere 563 kilomètres.

 

 

L’histoire vraie d’Alvin Straight, preuve d’une droiture comme directement inspirée du vieux monde westernien, serait enfin (et c'est déjà plus problématique) l’histoire d’un monde marqué par la « pensée straight » (pour reprendre le titre de l'ouvrage écrit en 1992 par Monique Wittig) ou « hétéro-patriarcale », autrement dit un monde défini par les valeurs symboliques du paterfamilias et de la différenciation des rôles sexués ou genrés, de la mère de famille et de la famille nombreuse. Ce monde qui se signifie par exemple à l'occasion du récit familial donné par le protagoniste à l’adresse d’une routarde rencontrée en chemin, insistant pour sa part sur le nombre élevé de grossesses de sa défunte épouse quand son auditrice a fui le foyer parental à partir du moment où elle ne pouvait plus cacher sa grossesse. Entre une grossesse non-désirée ou susceptible d’être stigmatisée d’un côté et de l’autre la multiplicité des grossesses qui ont peut-être fragilisé la santé de l’épouse d’Alvin Straight, le monde serein de l’Americana « straight » apparaît déjà comme riche d’une obscure violence genrée ou sexuée nichée dans ses plis.

 

 

Il faut dire ici à quel point l’esthétique de The Straight Story repose essentiellement sur une dynamique de la striure envisageable comme pliure. Espace strié, espace plié : des images de sillons des champs s’entrecroisant en fondus enchaînés aux inévitables chemises de bûcheron à carreaux, le monde décrit par David Lynch s’expose formellement comme des stries qui doivent se comprendre comme des plis. Concernant la question du pli, Gilles Deleuze écrit d'abord ceci : « Le pli est le mouvement qui peut être porté à l'infini (…) ce qui définit le mouvement infini est l'aller-retour (…) le mouvement infini est double, il n'y a qu'un pli de l'un à l'autre (…) revenir, c'est l'immanence rapportée à elle-même (…) la navette des plis infinis, c'est le plan d'immanence » (in Logique du sens, éd. Minuit-coll. « Critique », 1969, pp. 40-41). Et puis, plus tard, encore cela : « Toujours je déplie entre deux plis, et, si percevoir, c'est déplier, je perçois toujours dans les plis. Toute perception est hallucinatoire, parce que la perception n'a pas d'objet » (in Le Pli. Leibniz et le baroque, éd. Minuit-coll, 1988, p. 125).

 

 

Dans sa recension de cet ouvrage, Alain Badiou insiste sur le fait suivant : « Connaître, c'est déplier une complexité intérieure » (« Gilles Deleuze. Sur Le Pli : Leibniz et le baroque », Annuaire philosophique : 1988-1989, éd. Seuil, 1989 cité dans Alain Badiou, L’Aventure de la philosophie française,éd. La Fabrique, 2012, p. 45). Le pli serait ainsi l'autre nom de l'infra-mince (c'est par exemple le bord de la feuille articulant finement son recto et son verso : cf. Marcel Duchamp, Notes, op. cit.). S'agissant de la question du strié, on devra se rapporter à Mille plateaux (Capitalisme et schizophrénie 2, éd. Minuit-coll. « Critique », 1980, p. 592 et suivantes). Gilles Deleuze et Félix Guattari y distinguent l'espace lisse (autorisant l'enchevêtrement aléatoire et l'infini nomadique – le modèle est celui du feutre) et l'espace strié (marqué par l'entrecroisement hiérarchique et les quadrillages du sédentarisme – le modèle est alors celui du tissu). Le projet d'Alvin Straight relèverait-il alors de la ligne de fuite nomadique tentant de dégager, au sein même des espaces striés configurant le socius caractéristique de l'Americana, l'espace lisse d'une nouvelle subjectivité ?

 

 

Rappelons-nous le sol zébré de noir et de blanc de la fameuse chambre rouge de Twin Peaks. Fire Walk With Me (1992), revenant déjà de Eraserhead, et comme probablement inspiré de Orphée (1950) de Jean Cocteau : est-il blanc zébré de noir ou bien noir zébré de blanc ? Les éclairs qui frappent la nuit au début de The Straight Story, pendant que les ombres formées par les gouttes de pluie glissant sur la vitre de la maison du protagoniste redoublent les rides ayant creusé son visage, relaient cette esthétique de la striure qui peut se considérer aussi comme une esthétique de la pliure. Autrement dit, ou bien la strie appelle une double lecture à partir du moment où la ligne de fuite nomadique se dresse : une séquence peut se comprendre dans un sens (blanc sur noir) ou dans un autre (noir sur blanc). Ou bien le pli induit que le plan d'immanence des visibilités agencées de manière traditionnelle, habituelle et consensuelle ne le sont que pour autant qu’existent d’invisibles écarts entre celles-ci et seulement perceptibles grâce au dépliage proposé par la ligne de fuite nomadique.

 

 

L'Americana ne bénéficierait donc pas seulement du portrait humaniste dressé par David Lynch à la faveur des studios Disney, puisque le cinéaste a su investir, sans jamais trahir l’histoire vraie adaptée par sa compagne Mary Sweeney, cet infra-mince fait d'écarts, de stries et de plis à partir de la matière consensuelle du film afin d'y puiser une matière plus disjonctive et dissensuelle. L’Americana dans The Straight Story se comprend donc comme soumise à une logique sociale du quadrillage et de l’indifférenciation, autrement dit par un certain régime social mimétique (tout le monde se ressemble et chacun reste à sa place, fixée d'avance et intangible), matérialisée de plusieurs façons. Ne faut-il d'ailleurs déjà pas que le héros s'y reprenne à deux fois pour réussir à s'arracher de chez lui et se projeter sur la route de tant de road-movies rappelant l'esprit libertaire du « Nouvel Hollywood » ?

 

 

Sur un mode culturel et urbanistique, ce sont ces patelins comme directement issus des représentations hyperréalistes d’Edward Hooper (voire des vignettes publicitaires de Norman Rockwell). Sur un mode ludique, ce sont ces panneaux de signalisation qui ouvrent en les résumant les séquences qui vont suivre (la rencontre avec la routarde, le dévalé en accéléré d’une route pentue pendant qu’au loin des pompiers simulent l'extinction d'un incendie, la découverte d’un daim renversé par une voiture, etc.). Sur un mode comique, ce sont les vieux amis d'Alvin Straight qui le moquent et tentent de le dissuader de partir, pendant que des chiens déboulent de nulle part dans la rue et se mettent à aboyer (significativement, le départ aura lieu deux fois, redoublé par suite d'un premier échec anticipé-désiré par les vieux schnocks qui charrient le héros).

 

 

Sur le mode fantastique, c’est la femme qui écrase systématiquement un cervidé au même endroit (au milieu de nulle part, à l'instar des chiens de la séquence précédente), comme si l’animal sorti d’un pli de l’espace environnant induisait un lissage (au sens de l'espace lisse deleuzien) de l'espace strié traditionnel, comme si le temps s'enroulait aussi en une boucle répétitive à l'image des loops ou des samples en musique électronique. Sur un mode biographique, c’est le protagoniste qui témoigne du souvenir traumatisant issu de son expérience de la seconde guerre mondiale (il a tué accidentellement l’éclaireur qui l'accompagnait en lui tirant dans la tête) à son double, c’est-à-dire un autre vieillard ayant vécu un événement semblable (à ce moment-là, les bruits de la guerre envahissent la bande sonore, comme échappés d’un pli du temps). C’est évidemment la sentence proverbiale adressée par Alvin Straight à deux frères jumeaux, relayant un monde entièrement dévolu à la tautologie et la redondance : « A Brother Is A Brother ».

 

 

Le champ-contrechamp final est alors censé définitivement imposer la norme mimétique de l’indifférencié : Lyle est le double d’Alvin, Alvin est le double de Lyle, les deux frères se ressemblent et il a fallu que l’un réduise avec ses petits moyens matériels l’espace qui les séparait afin de réussir à résorber l’abîme entre eux. Pourtant, la réduction consensuelle de l’espace physique censée signifier la résorption du gouffre affectif bute sur quelques éléments décisifs.

 

 

« Une fois passé le pont, les fantômes vinrent à sa rencontre » : le carton célèbre de Nosferatu (1922) de Friedrich W. Murnau (dans la version française, celle qui fascinait tant les surréalistes, d’André Breton à Robert Desnos) semble expressément cité quand la tondeuse à gazon d’Alvin atteignant le lieu isolé où habite son frère passe par-dessus un petit pont de bois. Aurions-nous affaire à des fantômes, mieux à des spectres dotés de puissances vampiriques ? Le mouvement de caméra en arc de cercle ascendant puis descendant pendant qu’Alvin s’approche de la maison de Lyle insiste sur le soleil au-dessus de sa tête. En même temps, l’astre solaire est filmé comme s’il s’était levé, avait atteint son acmé avant de redescendre et se coucher. La lumière solaire en tant qu’elle tombe en pluies dorées de photons sur la Terre motivait déjà le premier plan d'un film résolument cosmique (après le générique d’ouverture montrant la voûte céleste).

 

 

Il s'agissait d'un lent mouvement descendant de caméra montée sur une grue, qui montrait dans un jardin une femme prendre un bain de soleil, et qui s’achevait sur la chute, hors-champ, du héros après avoir accidentellement glissé chez lui (peu de temps ensuite, il apprendra que son frère a été victime au même moment d’une attaque cardiaque). Il faut d’ailleurs dire ici que tout The Straight Story baigne dans une ambiance automnale, enluminé de tons mordorés symbolisant un feu qui, prenant son origine dans la vieille histoire westernienne confite dans une Americana figée (presque muséale), serait en train de s’éteindre définitivement. Il s’agirait alors peut-être pour David Lynch de rallumer une ultime fois ce vieux foyer mythologique. Et le champ-contrechamp final, loin de seulement signifier la chaleur des retrouvailles fraternelles, aurait comme valeur dissensuelle de répéter de manière sublimée le duel traditionnel des cow-boys sur lequel se sont conclus tant de westerns classiques. La réconciliation (blanc sur noir) et l’affrontement (noir sur blanc) : dans les plis de la paix fraternelle, l'infra-mince, l’écart instruisant d’un combat relancé.

 

 

Un premier plan montre les deux frères ensemble, occupant le même cadre formé par l'entrée de la maison de Lyle. Une légère distorsion, déjà, proviendrait du fait qu’Alvin paraît à cette distance optique un peu plus grand (autrement dit, il est physiquement peu plus proche de la caméra) que Lyle. Ensuite, le déambulateur de Lyle se voit investi d’une étrange force symbolique, puisqu’il a été refusé par Alvin après que son médecin lui ait proposé cette solution à la suite de sa chute. Au sein même du mimétisme rapprochant formellement les deux frères (l’âge avancé et une difficulté pour marcher), se creuse une différence infra-mince toujours plus accentuée lorsque seront pris en considération encore d’autres détails tout aussi décisifs. Alors que Lyle possède une bosse sur son front recouvert d’un bonnet noir, Alvin possède un chapeau de cow-boy blanc comme surmonté d’un écu doré, symbole de l'astre solaire. Enfin et surtout, le regard jeté par Lyle à la tondeuse d’Alvin lui permet de comprendre l’extraordinaire exploit accompli par son frère. Il en est même bouleversé, et cette émotion étreint Alvin, c’est certain.

 

 

En même temps, cette émotion est troublée et troublante. Car en effet, on ne peut pas ne pas reconnaître dans cette situation la forme d’un impossible don-contredon réinjectant dans le rapprochement fraternel l’écart instruisant une vieille rivalité mimétique l’opposant à lui au point d’avoir nourri une aigreur rancie depuis plusieurs années. Les larmes versées par Lyle expriment aussi la douleur (filmée comme une passion christique) d’un homme qui ne pourra jamais rendre à son frère ce que celui-ci lui a donné avec sa visite.

 

 

Là où l’émotion apportée par la réconciliation domine la critique s’agissant de la recension du film de David Lynch, nous y voyons aussi une forme inattendue (quoique...) de Potlatch (d'après un mot du langage chinook, une peuplade amérindienne) analysé après Franz Boas et Bronislaw Malinowski puis surtout par Marcel Mauss dans son Essai sur le don (1923-1924). Autrement dit, ce système cérémoniel et grandiose d'échanges qui entretient le lien social sur un mode agonistique (« rivalitaire » dirait René Girard) et qui a notamment inspiré la conception de la « dépense pure » de Georges Bataille développée dans son ouvrage intitulé La Part maudite en 1949. Quel contre-don envisageable pour Lyle en regard du don effectué par Alvin et matérialisé dans l'exploit de son voyage ?

 

 

L'impossibilité du contre-don équivaudrait à la mort symbolique de Lyle, nouvel Abel, donnée par Alvin, nouveau Caïn, qui, en ayant inconsciemment inscrit son projet dans la logique du Potlatch, renouerait aussi avec un ordre symbolique archaïque datant d'avant la colonisation européenne du continent américain, d'avant l'extermination des peuples autochtones amérindiens, d'avant l'étatisme et le capitalisme.

 

 

Le Potlatch comme sublimation du « gunfight » final traditionnel des westerns (ici les regards ont valeur de coups de feu) renouerait ainsi dans The Straight Story avec la mythologie westernienne, en puisant même dans une mythologie amérindienne qui l'a historiquement précédée. Le devenir nomadique d'Alvin Straight (cet homme-tortue répondant à l'homme-éléphant de Elephant Man offre une autre figuration de la « machine célibataire » duchampienne), aura été par conséquent synonyme, comme dans Dead Man (1995) de Jim Jarmush, d'un devenir amérindien (esquissé par le fils fou déguisé en Amérindien du ponte local Benjamin Horne dans la série télévisée Twin Peaks entre 1989 et 1990). La zone membraneuse ainsi ouverte par le film de David Lynch aurait été donc celle où l'espace strié de l'Americana sédentaire et l'espace lisse du nomadisme amérindien ou « caïnique » ne sont plus séparés que de manière infra-mince. Celle où l'image in-différente de la réconciliation fraternelle et du meurtre (symbolique) d'Abel par Caïn rejoint celle où le feu de la vieille Amérique westernienne ne rejaillit que pour autant qu'il s'y adjoint celui du Potlatch amérindien.

 

 

Et, pendant que Lyle est littéralement montré crucifié, la caméra s'élève à partir du seul point de vue d'Alvin afin de rejoindre, de manière cyclique, la voûte étoilée du générique d'ouverture. « Dans la rencontre amoureuse des regards, dans la fulgurance de l'événement, l'infiniment petit domine l'infiniment grand. L'éphémère capture l'éternité », ainsi que l'écrivait Daniel Bensaïd à propos de Walter Benjamin (in Walter Benjamin, sentinelle messianique, éd. Plon, 1990). La lumière fossile des étoiles du western, nourrie d'une lumière fossile encore plus ancienne (le Potlatch amérindien, le premier meurtre biblique), n'aura pas seulement baignée une fiction qui a su sublimer le fait divers qu'elle a adaptée, puisque l'interprète d'Alvin Straight, Richard Farnsworth, vieux cow-boy qui joua les doublures de plusieurs dizaines de westerns de l'époque classique (notamment chez John Ford), se suicida après cette dernière prestation, se sachant atteint d'un cancer. Comme l'ultime don (ou contredon) en regard duquel The Straight Story devrait alors se comprendre aussi comme don préalable. Il avait 80 ans. 

 

Quatrième partie

 

Mardi 20 novembre 2012


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