Si ses ailes de géant l'empêchent l'albatros de marcher, le plomb qui les afflige est l'entrave dans sa capacité de voler. Eurêka qualifie à l'origine la joie dans la trouvaille de hasard d'Archimède, le savant qui, sorti de son bain, courut nu dans les rues de Syracuse pour y porter la bonne nouvelle des lois de l'hydrostatique.
Pour Lisandro Alonso, Eurêka devait célébrer les retrouvailles avec le cinéaste argentin qui n'avait pas tourné depuis Jauja (2014), dix ans déjà. Le pays de cocagne des colonisateurs espagnols – jauja – était le terrain miné des promesses d'enrichissement et de liberté, aussi fichues que des fruits sont véreux. Et leur trahison est ce qui se tait, passe et s'hérite, dans les plissements des générations et les plis de l'espace et du temps.
Le ver perpétue son travail de sape – au contraire de la taupe chère à Marx – quand l'exclamation grecque sanctionne aujourd'hui la vérité d'un film qui, plus souvent qu'à son tour, boit la tasse, noyé par le champ de gravité qui s'exerce sur lui. Ses parures accablent, ramage (les sophistications du son) et plumage (celles de l'image) auxquels tient le volatile de la fable, au risque d'y perdre le gros fromage qu'il tient dans son bec.
Le marabout (en rêve) et la grue (au réveil)
Les ailes d'Eurêka sont des voilures seulement dressées pour y empêtrer ses pattes de géant, qui se voudraient aussi grêles que le svelte échassier qu'il a élu en totem. La première partie d'Eurêka est un mince pastiche de western en noir et blanc avec Viggo Mortensen. On la voit rêver de voler dans les plumes du genre, mais elle se déplume à l'étalement de chacune de ses suffisances. Ce premier segment refait en moins bien Jauja et n'a de valeur qu'à titre de piètre contre-exemple, moins matelassé de clichés hollywoodiens au sujet des amérindiens que rembourré des représentations que le cinéaste en aura retirées. Le cinéma de la mauvaise conscience du grand chef étasunien n'est un miroir de sel argenté que pour son narcisse argentin.
L'autre aile est une fable étirant ses rabougrissements allégoriques. Les mythes qu'elle dispense (le vert paradis amazonien et sa dévastation brésilienne) y sont mités, rongés de schématisme (le fratricide originaire avec le couteau en métal occidental, l'expulsion de l'éden avec ses chercheurs d'or et ses corruptions qui le sont de l'âme autant que du paysage). Le filon aurifère essore vite ses trésors. L'orfèvre des mythes à travers les âges tombe à pieds joints dans l'orpaillage qu'il dénonce. La critique du progrès à laquelle il voudrait répondre en puisant dans les techniques du corps et les secrets du chamanisme indigène est retournée à l'envoyeur.
L'or des stars afin de s'assurer des financements et des sélections festivalières, et l'argent des effets spéciaux pour agrémenter l'étiquette du réalisme magique des paillettes du numérique offusquent les beautés pourtant réelles d'Eurêka, qui poussent en son milieu mais que fauche la double lame des ailes.
Si l'échassier totémique a une aile pour symboliser la migration des âmes et les métamorphoses de la fiction, il en a une autre pour revolvériser l'immanence du documentaire au nom des vertus réparatrices de la métempsycose. On dirait un proverbe amérindien, celui du marabout en rêve qui, un beau matin, se réveille en se découvrant grue. Le cinéaste qui gonfle du jabot en s'imaginant marabout de cinéma y fait surtout la grue.
Les frémissements d'elles
Le tronc qui assure la suture entre ces deux ailes de mauvaise augure est pourtant ce qu'il y a de plus beau dans Eurêka, en dépit des effets de rabat. La beauté est partagée par deux femmes, Sadie (Lapointe) et Alaina (Clifford), originaires d'une réserve sioux (les Lakota) située dans le Dakota du sud. L'une est une jeune entraîneuse de basket dont le frère est en prison, l'autre une policière qui accumule les missions nocturnes La seconde soutire au temps hivernal et morne des rondes et des arrestations son temps à elle, celui d'un désir de silence, d'écart et de fuite. La première y répond quand elle se rend chez son grand-père en lui demandant de lui confier le breuvage promis depuis l'enfance, celui du franchissement du seuil de l'autre côté du monde.
Entre elles deux, c'est un monde épuisé, celui des natifs, aussi digne (une sœur parle à son frère comme une femme à son compagnon qui partirait sur le sentier de la guerre) que dégradé (l'alcool et la délinquance, les vies sur le fil, précaires et foutues, toutes les décompensations d'une défaite des nations amérindiennes qui continuent encore d'exercer sur les corps de ses légataires ses effets d'hystérésis délétères). A l'inverse du sentimentalisme de Kelly Reichardt (le dernier segment de Certain Women) et des complaisants charniers de Martin Scorsese (Killers of the Flower Moon), la fiction minimale que charpente le réel des corps possède de grandes ramifications nerveuses. Elles déplument le spectaculaire des violences, dans les westerns, les séries télé (la dernière saison dans las congères de True Detective) comme dans les reportages télé sur l'ordinaire policier. Elles portent encore des silences pénétrants et des peines que les générations se transmettent.
La plumée des clichés s'allie alors à la douceur des frémissements d'elles, aile Alaina et aile Sadie, l'une qui coiffe son désarroi d'un silence d'or impénétrable, l'autre partie vers un dehors inaccessible aux colonisateurs.
Les herbes piétinées
Il y faut de l'imprégnation dans l'exigence alchimique de la durée, comme infusent les herbes magiques dans la tasse avant le grand voyage et l'envolée vers ailleurs. Lisandro Alonso n'est jamais aussi bon que quand il fait confiance, exemplairement dans La Libertad (2001) et Los Muertos (2004), aux techniques du corps décrites par l'anthropologue Marcel Mauss. Et l'est tellement moins dans ses tentatives de relance du réalisme magique sud-américain. Et voilà-t-il pas qu'un marabout truqué vient s'incruster dans l'image comme du mauvais guano en plâtrée. Le milieu d'Eurêka est un tronc au sens d'un homme-tronc, amputé de ses meilleures espérances, marcher, voler.
Eurêka est le film des trouvailles ratées et des retrouvailles fauchées. Le contrechamp argentin à L'Étreinte du serpent (2015) du colombien Ciro Guerra est une terre vaine. Moins marabout que grue, son roi pêcheur fait le beau en piétinant ses herbes les plus belles, et voudrait en plus qu'on n'en fasse pas un fromage.
6 mars 2024