Eat the Night (2024) de Caroline Poggi et Jonathan Vinel

Dans tous les mondes, la fin du monde

On pourrait dire de l'adolescence ce que Jonathan Vinel et Caroline Poggi disent du feu en nous inspirant du titre d'un court-métrage de 2022 : Il faut regarder le feu ou brûler dedans. Regarder l'adolescence pour voir les adolescents y brûler dedans, c'est poser un regard des deux côtés de l'embrasement, la morsure de l'argent et les baisers de secours de l'amour, les addictions qui sont tantôt des remèdes, tantôt des poisons.

 

L'adolescence est un incendie dont les bouches font les ravissements et si ses terres brûlées méritent d'être arpentées avec l'empathie de ceux qui, en esthète, en cultivent farouchement les prolongations, il y pousse aussi des complaisances dans la fascination et des facilités scénaristiques pour l'apocalypse dont est porteur tout adolescent.

Allumage

 

 

 

 

 

La racine de l'adolescence a trois brins : le préfixe « ad » pour l'élan, le verbe « oleo » pour la croissance, un processus avec le suffixe « escence ». Le moteur de l'adolescence est enfoui dans la terre de son étymologie : « alo » dit ce qui croît et grandit en montant comme les flammes. L'adolescence est un processus d'allumage et ses mises à feu peuvent carboniser les enfants qui sacrifient à son passage. Il y faut alors des initiations et les films de Poggi et Vinel en sont les rituels dont la vocation sacrificielle n'est jamais démentie – pour le meilleur comme pour le pire.

 

 

 

Le Havre et ses docks qui ouvrent à l'horizon de la cité la science-fiction, un transport de sentiments entre une sœur, un frère et son amant doublé d'un trafic de MDMA qui fait monter le sang, un jeu vidéo massivement multijoueur dont l'extinction est programmée au solstice d'hiver. Eat the Night en abrite la cocotte-minute, avec ses effets miroir (le jeu vidéo est un monde et la fin du jeu recoupe la fin du monde de ses joueurs) et ses montées de fièvre (le naturalisme des pulsions et des intérêts voudrait réchauffer les froideurs techno-fluo d'un formalisme métallisé).

 

 

 

On s'éloigne fort heureusement des orphelins amateurs de kalachnikovs et de sucreries de Jessica Forever (2018), cette chambre obscure où l'adolescence confinée s'y décomposait dans ses fantasmes les plus régressifs, une violence nihiliste coiffée par un maternage des plus infantiles. Si le genre de la dark fantasy avec sa fantasmatique chevaleresque infuse les franges urbaines peuplées d'adolescents qui vivent une double vie (comme l'avatar d'Apolline a les yeux vairons, comme un tueur appelé Ange a un œil atteint d'exotropie), l'anticipation hors sol fonctionne bien moins que la précipitation virtuelle du maintenant.

 

 

 

 

 

Embrayage

 

 

 

 

 

Le film de Poggi et Vinel s'enfièvre de ses excellents atouts, l'inscription documentaire (la fabrication de l'ecstasy y est décrite avec minutie) et l'incarnation des interprètes (Théo Cholbi a une gueule d'ange pasolinien, Erwan Kepoa Falé irradie de bonté, Lila Gueneau tire de sa fragilité un océan de mélancolie). Un milieu charnel se lève alors. Et il gonfle comme la pâte dans le four du film, avec ses peaux que chauffent les contiguïtés du commerce illégal et de l'attraction sexuelle et la chair d'un lien de parenté dont la virtualité incestueuse est rédimée dans la pratique du jeu vidéo. La chair résiste à la laque des musiques synthétiques et des images numériques.

 

 

 

La chair du naturalisme, les acteurs et l'inscription documentaire, ne vaut en effet qu'à contenir une propension fantasmatique pour l'apocalypse, cette drogue dont est addict la forme filmique, et dont la pointe revient à Apolline dont le surnom est Apo. Eat the Night sacrifie cependant à la consommation toxique de mauvaises pilules qui peuvent difficilement conduire à la surenchère hystérique des violences mimétiques entre bandes rivales et leur arrière-fond qui relie les épiceries avec l'assassinat commandité des syndicalistes qui bloquent les docks du Havre.

 

 

 

Complaisance dans la violence et fascination dans l'entropie sont les ingrédients de l'overdose. Les aîné-e-s dans l'adolescence en seraient moins les secouristes que les pompiers pyromanes.

 

 

 

 

 

Coulage

 

 

 

L'apocalypse ne peut pas ne pas avoir lieu, la tentation est irrésistible et le film à la fin y sacrifie sa chair dans la complaisance des brutalités auxquelles il serait impossible de ne pas couper. On a rien dit d'un père qui ne survient que dans la seule fonction du mauvais sujet repoussoir. Mais il y a de la conscience, aussi, à jouer d'effets de contamination entre les images pour avérer l'affinité profonde des corps alités, un vieillard en déficience respiratoire et un jeune dans le coma.

 

 

 

 

 

Dans ses jouissances, l'adolescence confine en effet à la sénescence, précoce et intempestive, c'est la leçon de Gus Van Sant réitérée par Vinel et Poggi. L'allumage promet (ce cinéma carbure incurablement à la séduction) mais l'embrayage grippe le moteur et, à la fin, la bielle est coulée. L'addiction à la pulsion apocalyptique fait la vocation holocaustique des films de Vinel et Poggi.

 

 

 

Les mauvaises scénarisations, par excès (le naturalisme vire par forçage à l'invraisemblable) et par défaut (le jeu vidéo n'est qu'une toile de fond si peu explorée), lèsent tout l'intérêt d'un film qui, par ailleurs, ne justifie jamais le sens de son titre. Il y a pourtant une image dont l'impression rétinienne persiste. Si la fin du jeu vidéo est la fin d'un monde virtuel que ses praticiens qualifient de persistant, elle a pour pendant actuel la fin du monde de l'adolescence et c'est ainsi qu'actuel et virtuel se donnent la main en serrant le réel. Dark Noon, ce midi sombre, est tombé en séparant les trois enfants terribles.

 

 

 

Lorsqu'à la fin, les avatars désirent se rejoindre, leur élan est stoppé par l'interruption du serveur. Le monde persistera aussi dans ses ruines. Dans le vivarium, le serpent est mort. Les mues devront attendre encore.

 

 

 

« Jah- O, Jah- O, Jah- O, Jah- O »

 (The Gladiators, 1977)

 

 

 

10 août 2024