Dans le cinéma d'Alain Guiraudie, les routes serpentent et les voies goudronnées conduisent dans les forêts à des chemins de terre dont les ornières balisent une carte à décrypter. C'est la carte du désir, bien sûr, avec ses hésitations en forme de circonvolution, ses enroulements qui donnent le tournis, ses méandres entre voltes et vrilles. Le désir a de ces sinusoïdales. Une forêt aveyronnaise est pour ses promeneurs un piège à sortilèges, l'ombrage d'un carrefour giratoire où la mécanique du désir, avec ses ragondins et ses sangliers, a la faute pour cardan rouillé. La vapoteuse à clichés sur l'islam et la jeunesse de Viens je t'emmène s'accorde avec Miséricorde, son frère des champs, à un bourrage de vieille pipe en bois et son tabac est tout pastissé. À la campagne, un catholicisme zombie y exhibe qu'il en a encore dans le pantalon.
La pâte à pastorale
Débarquant de Toulouse, Jérémie Pastor revient au village où l'on enterre son boulanger dont il a été naguère l'apprenti. Si le pain vient à manquer, demeure toutefois le levain du désir et la pâte en est maladroitement malaxée, pétrie par lui, par Vincent le fils du boulanger, par Walter un vieux copain et la veuve qui a elle aussi son mot à dire sur le désir même s'il est imprononçable. En se tournant autour, on retourne la crêpe des vieux souvenirs et des photos ; on cherche des champignons en se cherchant des poux ; on se frotte et on se jauge, on s'approche et on s'évalue dans une ronde paranoïaque et hirsute qui accueille un crime pour unique passage à l'acte. Assassin de Vincent, son rival brutal qui ne sait vraiment pas quoi faire avec l'énigme de son désir, Jérémie finira dans un pétrin dont la dernière main revient à l'abbé Grisolle qui se révélera le mieux monté de la bande.
Miséricorde ne manque pas de cordes à l'arc qu'il se fait fier de bander. Comme souvent, les acteurs détonnent, de vraies dissonances dans le mobilier bien rangé de l'actorat français. La juvénilité adolescente de Félix Kysyl est ainsi légèrement bouffie, comme si le jeune homme était déjà bouffé par la quarantaine précoce. Le bec-de-lèvre et le nez épaté de Jean-Baptiste Durand, par ailleurs le réalisateur du prometteur Chien de la casse, superposent aux traits du mauvais garçon des fêlures d'enfance mal rapiécées. Les yeux noirs et les lèvres épaisses de l'interprète de Walter inquiètent. Celui de l'abbé Grisolle a le regard débonnaire de Bernard Pivot qu'alourdit sa boîte crânienne. De son côté, la photographie de Claire Mathon brosse dans cette saison intermédiaire par excellence qu'est l'automne tout un nuancier de tons souvent étonnants, notamment le gris d'un lichen proprement phosphorescent. Ce qui phosphore avec le plus d'intensité est pourtant une antiquité.
Jusqu'au meurtre, Miséricorde arrive à se tenir sur toutes les cordes raides qu'il se tend à lui-même : le désir dont les cibles sont ratées ; la brutalité qui répond à ses impromptus ; l'homosexualité qui arrive sans crier gare ni mode d'emploi. Comme si des ragondins et des sangliers faisaient une sarabande dans la cohue des espèces. Une bestialité larvaire et tourmentée est la conséquence du pain qui manque, des miches de la boulangerie aux hosties de l'abbaye. Un second cadavre va alors servir de terrain fertile : pour les morilles qui poussent en avance sur la saison ; pour l'abbé Grisolle qui va en tirer la nourriture terrestre lui permettant d'arraisonner et domestiquer le charivari du désir.
Jérémie Pastor : tout le film d'Alain Guiraudie se tiendrait dans son nom puisque la pâte du désir y regonfle l'antiquaille des vieilles pastorales. La pourriture est à sa manière aussi un autre levain.
Zombie, le catholicisme bande encore
Miséricorde fait un diptyque avec Viens je t'emmène, le précédent film d'Alain Guiraudie. Dans l'un, le sommeil profond des volcans d'Auvergne, avec la Gaulle ramollie sur laquelle ils veillent, trouvait comme réponse ad hoc la vapoteuse à clichés sur l'islam, le terrorisme et la jeunesse dont la conjonction, du terrorisme à l'émeute, vérifiait que CNews et BFM TV disaient peut-être la vérité. Finalement, les stéréotypes sont des jouissances en excès à leurs simulateurs. Un garçon arabe y personnifiait les limites de la charité chrétienne en s'invitant chez le vapoteur pour en être le parasite. Le film avait ses supporters et puisque Alain Guiraudie est un vrai auteur, on lui faisait le crédit de l'excentricité dans les fantasmes à l'ordre du jour même si ceux-ci semblaient plus vigoureux que sa fantaisie.
En passant de la ville à la campagne, mais toujours avec des morceaux du roman-fleuve Rabalaïre dedans et une coproduction à laquelle a participé le dandy cauteleux et catalan Albert Serra, Miséricorde troque l'islam inflammable des banlieues contre le catholicisme putrescent des campagnes désertifiées. Le film y gagne le plus important, à savoir l'explicitation même des intentions de son auteur. D'un côté, on vapote, ça bande mou alors qu'il y a le feu et que menace la guerre civile. De l'autre, au moins un peut se prévaloir d'avoir un braquemart d'enfer, c'est l'abbé qui bande pour la faute en la déliant de ses deux pendants, l'aveu et le pardon. Une revisitation de Mais qui a tué Harry (1955) d'Alfred Hitchcock conduit ainsi à du Bernanos inverti. Pour l'écrivain, si la faute était partout, lui faisait défaut la grâce qui l'absout et son martyr en était le curé, son camé ; pour le cinéaste, la faute refait communauté en ne rendant pas à César ce qui lui revient de droit (il faut voir en effet comment le curé est un deus ex machina qui sauve Jérémie des investigations d'une gendarmerie intrusive). Le levain du pain et des hosties vient à manquer ? Les morilles suppléeront. La décomposition d'un catholicisme zombie n'est pas antithétique à ses intempestives bandaisons.
Comme en pays normand chez Pierre Creton, Alain Guiraudie cultive dans le sud-ouest le souci des vieillesses campagnardes qui sont du pain béni pour le désir
transversal aux assignations sexuelles. Mais la contrepartie est élevée : pour le premier, les arpentages domaniaux d'un propriétaire ; pour le second, un catholicisme qui bande encore
mais à préférer le minuit de la faute au midi de l'aveu. Faute avouée mais à moitié car il y a pour le curé des marrons à tirer du feu qui, en assurant la cuisson des morilles, entretient le four
des endettements quand l'amour du prochain est le chantage qui le tient. Pourtant, un vieux dicton arabe avait déjà prévenu que la faute du troupeau revient toujours à son
berger.
La vapoteuse à clichés a laissé place à un bourrage de pipe en bois et son tabac est tout pastissé. Car si les vieux cathos exhibent qu'ils en ont encore dans le pantalon, l'exhibition vire à la pantalonnade. Le Pantalon de la commedia dell'arte s'y montre en effet un Géronte moins barbon que celui de la tradition. La farce se déballonne alors en une pantomime démonstrative dans ses arrière-pensées.
Ce vieux cauchemar qui bouge
Si le constat sociologique peut recouper celui d'un Emmanuel Todd, introducteur de la notion de « catholicisme zombie », on note une divergence réelle quant aux conséquences à en tirer. L'islam est une pompe à fantasmes au risque de s'y intoxiquer ; le catholicisme moribond, une terre fertile pour la culture des champignons de la faute, cette dette sans paiement. L'abbé Grisolle répond lui aussi à l'injonction symbolique de son nom ; grisoller, c'est faire en effet entendre son cri d'alouette que la tradition chrétienne rapporte au messager céleste et au renouveau dont il est l'annonciateur.
Pour parvenir à ses fins, Miséricorde a besoin d'un forçage scénaristique (le meurtre, du pur arbitraire) que rédime en partie sa mise en forme (le reflux du sang dans le crâne brisé, un détail vraiment original), elle-même rabattue sur le sens fléché du symbole (l'aveu et son corollaire le pardon ne laveront ici aucun sang ; seul le cadavre importe puisqu'il est le terreau des morilles, cet aliment de remplacement, la boulange pour de nouvelles hosties). L'abbé Grisolle guette. On croit qu'il est sans désir ; en vérité il attend son heure. Son savoir du crime est sa gloire qu'il n'hésitera pas à renvoyer à la gueule du spectateur en expliquant qu'aller au cinéma se fait autant dans le savoir de nos fautes que dans la déliaison des aveux et des pardons qui leur étaient jusqu'à présent associés.
Quand, soudain, on pense à Bernard Friot. Voilà un communiste qui est également un croyant mais sa foi le concerne seul, tandis que le communisme lui importe d'autant plus qu'il faut démontrer l'existence de son déjà-là à partir de la cotisation sociale. Alain Guiraudie, lui, lâche la proie pour l'ombre en préférant au pétrin du communisme les morilles du catholicisme zombie. On saisirait mieux pourquoi ce dernier a achoppé sur l'islam qui n'a que peu d'intérêt pour les créances dont la faute est la banque. Pourtant, comme la comédie est plus profonde que la tragédie, l'innocence est plus profonde que la faute. Si Alain Guiraudie tient à la comédie, il n'en démord pas sur la faute, à l'opposé de la commedia dell'arte à laquelle Giorgio Agamben a rendu hommage via Polichinelle. Il en paie aussi le prix quand, meilleur cinéaste que François Ozon, c'est indubitable, son Miséricorde intéresse toutefois moins que Quand vient l'automne dont la fungiculture décomposait la faute. Hélène Vincent y triomphait en reine innocente et païenne tandis que Catherine Frot est fixée au seul cardan du désir dont Jérémie est le vecteur, tirant elle aussi son vin épais de la faute commise.
Avec la faute qui n'a ni aveu ni pardon pour en dissiper l'asservissement, la revisitation hitchcockienne mène à une nouvelle mouture de la série Le Prisonnier mais le dernier épisode est une messe que prononce un catéchiste qui défend la faute si sa pâte aux champignons fait la relève des pastorales. Il y a plus de vingt ans maintenant, une paie, Ce vieux rêve qui bouge (2001) offrait des agencements enthousiasmants, avec les montages imprévisibles du désir contre le démontage programmé des usines et de leurs machines. Aujourd'hui, le catholicisme zombie est à la fête. Le pastis coule à flot et si le moribond se pare de champignons fantaisistes, l'hétérodoxie n'est que d'apparence seulement.
Pastissée, la messe est dite quand même et les catéchumènes applaudissent.
Agnus Dei, queer tollis peccata mundi, miserere nobis.
17 octobre 2024