Les Filles voilées parlent : ce titre d'un ouvrage coordonné par Ismahane Chouder, Malika Latrèche et Pierre Tevanian, et publié par les éditions La Fabrique en 2008, avait notamment pour ambition de restituer sous la forme de témoignages la subjectivité plurielle de jeunes femmes ayant pris ces dernières années la décision de porter le hidjab. Dans un contexte social et politique marqué par la surmédiatisation des débats au sujet du sens du foulard islamique et ayant concouru à la loi du 15 mars 2004 sur « les signes religieux dans les écoles publiques françaises », ces dernières expliquent notamment qu'elles se seront vues constamment rappeler à l'ordre soupçonneux des sous-entendus idéologiques d'un choix qui, en dernière analyse, ne devrait plus vraiment leur appartenir. Contre le pouvoir symbolique accordé aux pseudo-experts publiquement autorisés à décréter le vrai au sujet d'une pratique religieuse derrière laquelle il faudrait décrypter un prosélytisme islamiste doublé d'un militantisme tout à la fois antiféministe, anti-laïc et antirépublicain, Les Filles voilées parlent vérifiait alors – et vérifie toujours – l'illégitimité de discours censément savants qui, parlant en lieu et place des principales concernées, faisaient bloc afin de ne jamais les entendre. Ou, pire, de les faire taire. Avec le discours du soupçon émis par les uns et du sous-entendu qu'il induit à l'égard des autres, c'est en effet tout un régime de vérité s'accordant pour réduire au silence des personnes diversement dominées, en tant que femmes musulmanes, pour la plupart issues des quartiers populaires et d'ascendance migratoire et (post)coloniale, souvent victimes de ségrégation ethno-raciale. Des femmes considérées, de surcroît, comme les agents engagés volontaires d'une nouvelle « cinquième colonne » vouée au communautarisme et lancés à l'assaut d'un modèle social républicain autrement plus déstabilisé dans les faits par les politiques inégalitaires adoptées depuis plus de trente ans par ses serviteurs, gouvernementaux et parlementaires, de droite comme de gauche dévolus à la cause commune du néolibéralisme. Dès lors qu'on veut bien prendre en considération la légitimité symbolique de ces jeunes femmes dans l'évocation d'expériences vécues concernant le sens diversement investi dans le port du hidjab et la multiplicité des réactions outrancières que ce choix vestimentaire aura suscitées, s'affirme alors un profond écart entre des pratiques sociales témoignant des nouvelles formes de subjectivité, évidemment discutables, issues des classes populaires et le consensus islamophobe s'évertuant à recouvrir le vieux racisme anti-arabe d'un voile de pudeur culturaliste.
Deux filles voilées parlent ensemble de leur désir et, sans leur voile, plus frontalement de cul : c'est, pour le résumer très schématiquement, ce que donne à voir et à entendre le drôlement insolent Haramiste, justement récompensé du Prix du Public du Festival Côté Courts de Pantin. Mobilisant ses quarante minutes au service d'une jactance appartenant à deux adolescentes pétulantes, Rim âgée de 18 ans et sa sœur Yasmina âgée d'un an de moins que son aînée, le court-métrage d'Antoine Desrosières propose en toute simplicité la combinaison de trois opérations symboliques qui, sans militantisme aucun, disposent d'une puissance politique réelle en dérogeant souverainement aux lignes de partage établis par le consensus islamophobe précédemment décrit. D'abord, les deux héroïnes sont des musulmanes pratiquantes mais dont la pratique, suffisamment intériorisée et légitime pour apparaître comme une seconde nature, ne fait jamais l'objet d'un discours affirmatif ou offensif. Ensuite, leurs préoccupations s'inscrivent quasi-exclusivement dans le registre d'une sexualité qui, pour ce qui concerne deux jeunes femmes pas encore complètement sorties de l'adolescence, mobilise davantage de mots que d'actes, produit plus de fictions que d'expériences vécues. Enfin, le port du hidjab comme signe d'affiliation visible à l'islam n'empêche ni le partage sororal d'un registre langagier et comportemental joyeusement obscène, ni la possibilité d'un passage à l'acte ultimement accompli et sans autre conséquence que le renforcement bien compris d'une rivalité entre sœurs qui ne s'en émouvront pas plus. En trois coups frappés sur la peau de seulement deux décors absolument quelconques (une rue le jour et une chambre la nuit), Antoine Desrosières, aidé dans son entreprise par ses deux actrices (Inas Chanti et Souad Arsane) qui sont à part entière les dialoguistes et co-scénaristes de son film, court-circuite ainsi la réflexologie possiblement enfoncée dans le crâne des spectateurs par des années de battage médiatico-politique en défaveur de la visibilité stigmatisée d'une pratique religieuse minoritaire. En vertu d'un élan généreusement confondu avec la prodigalité verbale de ses héroïnes, Haramiste pose en même temps la banalité d'une affiliation religieuse souverainement désidentifiée des raccourcis idéologiques amalgamant musulmans et islamistes ou fondamentalistes et terroristes, la vitalité contemporaine d'adolescentes dont la sexualité n'est résolument pas antinomique avec les restrictions ou interdits identifiés à leur religion, ainsi que le recours à de multiples micro-transgressions symboliquement arrachées à la série des conventions sociales auxquelles sont censées se plier des filles comme elles et qui ne sauraient se réduire à une quelconque culture arabo-musulmane faite de rigorisme masculin et de pudeur féminine. Tantôt, donc, les filles voilées parlent du port du hidjab en s'exposant comme des sujets dès lors que le foulard devient l'objet d'une stigmatisation par elles combattue et l'enjeu d'engagements politiques contradictoires (c'est le sens de l'ouvrage collectif d'Ismahane Chouder, Malika Latrèche et Pierre Tevanian). Tantôt, encore, elles parlent de cul en dépit de leur voile et de l'ordre symbolique qu'il est censé matérialiser en s'exposant ainsi comme des adolescentes autant représentatives de la société française contemporaine que de son devenir post-colonial (c'est celui du film d'Antoine Desrosières, Inas Chanti et Souad Arsane). Dans les deux cas enfin, que l'un relève de la sociologie militante et l'autre de la comédie cinématographique, le consensus islamophobe en ses conséquences tout autant racistes que sexistes se retrouve bel et bien soumis à la puissance brouilleuse et dissensuelle du réel, avec ses émouvantes figures subjectives et dans leurs formes visibles et dicibles, audibles et lisibles – toutes minoritaires mais pas moins dérogatoires aux grilles de perception des majoritaires.
Les vapeurs de l'obscénité, le voile du secret
Haramiste : le mot n'est pas une invention scénaristique du réalisateur, c'est une trouvaille de ses actrices qui, en déployant lors de plusieurs séances d'improvisation les ressources d'une faconde directement issue des manières de parler propres à la jeunesse des classes populaires résidant dans les zones urbaines ségréguées, ont produit les dialogues fleuris dynamisant le court-métrage éponyme. Que désigne donc l'adjectif « haramiste » dérivé de la francisation d'un terme arabe (haram) représentant l'antonyme de hallal et désignant l'interdit ou l'illicite, sinon une personne qui se ferait la spécialité de transgresser les normes et codes ou conventions et préventions caractérisant la bonne pratique de la religion musulmane ? Dans la bouche de Rim et de Yasmina, « haramiste » consiste alors autant en une insulte servant à pointer du doigt et stigmatiser les errements ou relâchements de l'autre qu'en une gaminerie ironisant sur le principe normatif de la stigmatisation tout en justifiant par la bande son double obscène – le désir partagé de la transgression. Alors que les cadres sont fixes, les images frontales et les décors aussi simples que réduits, c'est toute une mobilité qui s'affirme par le biais de véritables trombes langagières en raison desquelles les héroïnes sont paradoxalement capables de ne rien lâcher concernant leur religion ni de céder quant à leur désir sexuel. En conséquence de quoi, c'est toute une labilité qui vient affecter des catégories habituellement envisagées avec le maximum de fixité, comme l'affiliation religieuse et l'obligation corrélative pour les filles de se tenir aux règles de la rigueur sexuelle et de la pudeur dans l'exposition de soi. C'est ainsi qu'il faut comprendre la composition en diptyque du film d'Antoine Desrosières (d'abord les filles sont voilées et attendent dans la rue leur mère de retour des commissions, ensuite les frangines dévoilées se retrouvent dans leur chambre pour discuter tous azimuts). D'une part, il s'agit d'attester des différences de comportement selon les espaces (public ou privé) occupés, en même temps que la réalité du contrôle social (exercé dans un cas par les passants et dans un autre par les parents) n'induit jamais un mutisme total mais des variations tonales. D'autre part, il s'agit d'avérer les marges de manœuvre dont les héroïnes disposent de part et d'autre de leur appartenance religieuse et de leur libido en vagues montantes, l'une jouée contre l'autre et vice-versa dans une logique d'arrangement avec soi et de négociation avec l'autre interminable. Il s'agit enfin de rendre compte des effets de circulation et de mimétisme du désir entre deux sœurs qui, en testant réciproquement les coûts, risques et bénéfices alternativement associés à la rigueur musulmane ou à la transgression adolescente, s'investissent dans une surenchère ayant autant valeur de rivalité entre filles que de solidarité sororale. Alors que Yasmina croit gagner cette lutte symbolique en refusant un acte de séduction initié en marge de la première partie du film, Rim se jette pour sa part volontairement dans un acte de ce genre et, de la fenêtre de l'ordinateur soutenant une discussion en Skype à celle de la chambre par laquelle elle se faufile afin de retrouver son amant d'une nuit, laisse sur le carreau celle qui n'a alors plus rien d'autre à faire pour passer la nuit en solitaire qu'à se lancer dans un chatroulette au comique un rien pathétique. Les gamines auront beau avoir su ensemble dépenser une vaste énergie en termes de délire et de fabulation, mimant les gestes de la fellation ou bien inventant une situation professionnelle susceptible de convaincre l'amant virtuel d'un soir, l'aînée aura pour sa part réussi à s'individualiser en traversant le miroir technologique des télécommunications.
Passant ainsi du virtuel à l'actuel, Rim accède à un réel à la fois invisible (Rim vit son aventure hors-champ) et indicible (revenue du hors-champ, elle est suffisamment fatiguée pour ne pas pouvoir tout raconter à sa sœur) qui est désormais son secret et dont Yasmina est forcément exclue. Ce secret, c'est son voile et il sépare les deux sœurs en renversant la vapeur de l'obscénité (qui appartient davantage au symbolique qu'au réel). Et ce voile est le seul qui intéresse vraiment le réalisateur quand l'autre – celui dont les médias ne cessent de parler – dévoile un « racisme à peine voilé » (pour reprendre le titre du documentaire réalisé par Jérôme Host en 2004). Ce voile est précisément celui que sa fiction fait lever puis tel un rideau de théâtre tomber grâce aux multiples ressources concrètement offertes par deux actrices dont la beauté aura aussi consisté à faire du film le masque d'un courage dans l'exposition de soi authentique. Mieux alors qu'une version contemporaine des aventures rohmériennes de Reinette et Mirabelle revues et corrigées par le naturalisme cochon d'Abdellatif Kechiche, Haramiste renouerait plutôt avec l'ambition du cinéma de la parole obscène de Jean Eustache. Ce cinéma qui, de La Maman et la putain (1973) à Une sale histoire (1977), n'aura eu de cesse de vérifier que l'obscénité appartient moins au réel en son pouvoir traumatique qu'aux opérations de symbolisation qui en déplacent et escamotent l'épreuve nécessaire. On se souvient alors d'un mot inoubliable prononcé à destination de Daniel, le jeune héros de Mes petites amoureuses (1974) et double fictionnel de Jean Eustache, à qui un ami préconisait alors de se « dépuceler de la bouche ». Avec le court-métrage d'Antoine Desrosières (dont on apprend significativement qu'il a entre autres produit les audacieux et troublants Le Rocher d'Acapulco de Laurent Tuel en 1995 et Mon copain Rachid de Philippe Barassat en 1998), le dépucelage de la bouche, tel qu'il se manifeste exemplairement chez les deux héroïnes en prolongement direct de leurs interprètes, devra donc induire en toute logique le dépucelage des yeux et des oreilles de leurs spectateurs.
Le 23 août 2015
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