Ce serait après une guerre, ou bien pendant : la catastrophe, elle est toujours déjà en cours, il n'y a pas d'après de la catastrophe, sinon la catastrophe elle-même. Cette catastrophe, plusieurs noms particuliers peuvent la désigner : capital-Moloch, diamants de mort chus avec la pluie de Tchernobyl, impasse historique du communisme étatisé.
Ce qu'il reste alors, une fois posées les ruines du passage à l'acte (de l'économie dans l'expropriation et l'inégalité, de la raison instrumentale dans l'irradiation atomique, de la politique égalitaire dans le totalitarisme), c'est la puissance inentamée, une persistance faite de l'étoffe des songes, le rêve de la chose dont le spectre continue de hanter le monde – la puissance comme seule ressource authentiquement inépuisable et frappe indélébile de l'infini au cœur de la finitude humaine.
Être moderne, c'est en partir de là, pour toujours y revenir, ne jamais en revenir : occuper la catastrophe au lieu de seulement se laisser occuper par elle - mieux, l'occuper certes avec les pieds enfoncés dans son réel mais aussi la tête perchée dans les nuages d'une puissance qui ne s'y résout pas. Loger dans le réel (centripète) de la catastrophe le point même minimal d'un imaginaire (centrifuge), c'est depuis l'immobilité même faire croître en son milieu le rhizome végétal de la déterritorialisation. C'est, en ouvrant le dedans pour y coincer un peu de dehors, restituer à la fiction localisée par fragments précieux disséminés dans les marges pauvres ou tristes de la réalité son noyau irradiant de vérité utopique.
D'abord, il faut circonscrire les quelques (non)lieux (des ruelles vides et des murs décharnés, les toilettes d'un bar ou d'une boîte de nuit, une eau verte et vive coulant sous un pont) où la catastrophe pourrait parler depuis les corps qui en parlent (des femmes, des hommes, d'autres qui sont au milieu du gué du genre – ils sont treize). Ensuite – mais c'est un même mouvement, l'autre versant tout aussi nécessaire d'un même impératif catégorique –, il faut tirer des plans sur la comète d'un art, même en bout de queue, qui serait le mieux disposé pour cristalliser les foyers fragiles de réversibilité de l'acte (le réel et son dedans) et de la puissance (l'imaginaire et son dehors) : le cinéma en ses champs magnétiques polarisés, d'un côté par la mélancolie (persistance du rêve de la chose), de l'autre par l'utopie (consistance de la chose rêvée).
Zombies ne se contente pas seulement de proposer le nouveau chapitre de la série des Dialogues clandestins. Comme il ne consiste pas uniquement en l'ombre filée ou la doublure occulte de Low Life, mais préfère au contraire en décliner certaines intensités sur un versant plus concentré et nu, spectral et secret. A Toulouse comme à Lyon, le monde des espaces propres à l'art contemporain (Chantiers Nomades avant le Cent-quatre ayant accueilli l'année dernière le Collectif Ceremony) en parallèle de celui des salles de cinéma, des figures éparses et ombrageuses partagent encore le beau souci du commun, quand bien même les forces du désœuvrement demeurent importantes. A moins que le désœuvrement ne soutienne, sur un mode spontanéiste, mineur et moléculaire supplantant la vieille organisation molaire et partidaire, la nouvelle stratégie des faibles et autres majorités dominées pour défaire et neutraliser l'œuvre des forts et autres minorités dominantes.
Si le motif (formalisé ainsi par la philosophie de Jean-Luc Nancy) de la communauté désœuvrée mêlant sans jamais en figer les rapports jeunes et migrants sans-papiers puis prolongé dans le repli amoureux en guise de dedans intraitable et opposable au dehors de la loi, s'expose avec plus d'évidence et de frontalité documentaire dans Low Life, Zombies qui baigne dans une atmosphère vague et inquiète de complot en examine la part intérieure et maudite. Et cela sous la forme d'une émeraude brillant dans la nuit intersidérale de la gangue du monde (un carton, en rappel des rêveries dostoïevskiennes-bressoniennes, précise qu'il s'agit en fait là de « quatre nuits blanches »), et dont chaque face cristalline ferait resplendir le rayon vert d'une pensée miroitante et, comme un laser, coupante.
Étoile du matin à deux faces, amour et révolution
Le principe d'organisation générale du film consistant précisément dans le décollement des corps et des voix afin que les secondes, telles des voix off qui seraient au plus profond des voix in, flottent avec cette intensité qu'elles obligeraient à considérer les premiers comme des caisses de résonance entre le dedans de la vie subjective et le dehors de la survie objective. Les figures de Zombies seraient alors comme des télépathes d'un genre nouveau (un néo-gothique pour âges glaciaires), occupant chacune son plan comme elles tiendraient une position de résistance au sein de la catastrophe générale, proposant respectivement le point scintillant entrant en connexion avec d'autres pour valoir comme constellation.
Émerge alors la carte d'une puissance stellaire au principe d'une orientation dans les ruines bien réelles du désastre actuel : la promesse messianique, faible lueur de l'avenir, de l'étoile du matin – amour et révolution.
On pense, ça pense, la catastrophe parle et se dit avec les mots incorruptibles de quelques héros immortels (Mahmoud Darwich et Pier Paolo Pasolini, Robert Walser et Elio Vittorini), ça échange sans rien voler ni arracher, c'est vert et ça flotte dans l'air comme un éther qui, électrisé par les courants électroniques et spasmodiques d'Ulysse Klotz, donne des sueurs froides, le vertige. Soit toute une série de réflexions et de récits tissée par un art poétique (celui d'Élisabeth Perceval, notre Pénélope) et monté avec un art du cadre, de la durée et du rythme (celui de Nicolas Klotz, son Ulysse). Comme une prosopopée (le réel de la catastrophe parle mais son inconscient, la puissance qu'elle n'étouffe pas, la parle aussi) visant à faire entendre, depuis les intervalles du réel, rien moins que le possible.
Alors, le possible survient en affectant la surface membraneuse des plans. Alors, la délirante litanie des monstres jumeaux de l'actuel, Sphinx et Moloch de l'État et du Capital, revient d'un songe habité d'Allen Ginsberg ou de John Giorno pour se faire schizophrénie exploratoire, transe libératoire. Alors, la hache de Yehuda Lerner revient du soulèvement de Sobibor raconté dans le film de Claude Lanzmann pour une danse amérindienne baignant dans un rougeoiement phosphorescent digne de la couverture de l'album Loveless (1991) du groupe rock My Bloody Valentine. Alors, l'image passée en négatif rouge de l'idée communiste et noir de l'idée anarchiste, et en rupture avec le vert d'émeraude de la déliquescence acide de l'actuel, accueille les questions aussi spécifiques que complémentaires de l'amour et de la révolution, en échos croisés des paroles de Marguerite Duras et du sous-commandant Marcos.
Alors, une main revenue d'une citation godardienne de Robert Bresson, une fragrance musicale de la Cold Wave, un récit fantôme des Amants crucifiés (1954) de Kenji Mizoguchi, un rêve d'émancipation populaire et mexicaine entrent dans la ronde pour exprimer, à partir des interstices du réel qui reste (il n'y a qu'un monde), que la puissance n'est quant à elle toujours pas en reste (un autre monde est possible).
Si la statufication guette (qu'elle résulte des processus de réification extérieure ou d'un mouvement de tension intérieure), les zombies de Zombies n'y céderont pourtant jamais, pris avec chaque plan comme instant privilégié dans la longue ligne d'un devenir où, tandis que la vie et la mort entrent dans la zone de leur commune et somnolente indistinction, le cauchemar éveillé peut aussi se barrer des rayures intervallaires d'un réveil rêvé. Pour cela, il faut faire un peu de cinéma baigné dans des eaux bachelardiennes et, le faisant en le sachant depuis au moins Jacques Rivette, savoir comploter.
Comploter pour, devant le choix des armes, s'intéresser davantage au premier qu'aux secondes. Comploter pour, face à la femme irradiée qui nous regarde droit dans les yeux comme la fière Monika d'Ingmar Bergman, s'autoriser comme le fait Élisabeth Perceval à entrer dans le cadre pour lui chuchoter au creux de l'oreille un baiser.
C'est peu mais ce peu, pour tous ceux qui ne veulent en finir ni avec la politique ni avec le cinéma ni avec les deux ensemble mais distinctement, est précieux. Aussi précieux qu'une émeraude trouvée, en plein cœur de la jungle labyrinthique de connexions Internet (on nous avait heureusement donné la carte permettant d'en situer la localisation), par le Petit Poucet que donc nous sommes, dès lors un peu moins perdu « au milieu du chemin de notre vie, par une forêt obscure car la voie droite était perdue » (Dante, Chant premier de L'Enfer).
Le 11 juillet 2015