A propos de Dheepan (2015) de Jacques Audiard
1) Alors que Dheepan, Yalini et la petite Illaayal se sont inventés une famille de papier afin de pouvoir quitter le Sri Lanka pour l'Europe, la fausse épouse se retourne vers son faux époux en lui demandant confirmation du pays de destination. Contrairement à ce qu'elle croyait ou attendait, ce n'est pas l'Angleterre vers où se dirigent en fait les personnages, mais la France. LA FRANCE. Alors, Yalini écarquille suffisamment les yeux pour que le blanc laiteux de ses yeux transperce la nuit d'une onde de terreur que Dheepan se chargera de vérifier scrupuleusement. C'est que l'héroïne sait d'emblée ce qui les attend, n'ignorant pas pouvoir échapper au destin prescrit par un scénario coécrit avec le duo Thomas Bidegain et Noé Debré qui se chargera d'examiner le fatum d'une guerre à laquelle on ne saurait échapper, les petites frappes de la banlieue française se substituant avec une aisance déconcertante aux ennemis (seulement moins dangereux avouera le héros) des Tigres tamouls dans un registre de l'équivalence générale des abstractions fantasmatiques. Cette imposition destinale d'un avenir incontournable, aussi sûrement joué qu'il est toujours déjà compris comme tel, déterminerait peut-être ultimement le fond de terreur embrasant le regard d'un personnage qui aurait pu croire aux marges de manœuvre et de liberté entretenues par un film ne se réduisant précisément pas à l'habillage séducteur, bien sapé et saillant d'un récit couru à l'avance – écrit d'avance.
2) Lorsque Dheepan rêve, une forme suggestive, aussi massive que volatile paradoxalement, s'avance en fondus-enchaînés et au ralenti, faisant frémir les verdeurs feuillues d'une jungle densément touffue : c'est un éléphant, alors, qui se présente frontalement à la caméra, majestueux et impressionnant, et qui peut-être nous regarderait droit dans les yeux. Plus tard, Yalini adresse une prière au dieu-éléphant du bouddhisme, Ganesh, symbole de l'union du divin et de l'humain, dieu de l'intelligence et de la prudence, patron des écoles et des travailleurs du savoir. Si l'éléphant hante les rêves de l'ancien Tigre tamoul avec la mollesse onirique du tigre de Tropical Malady (2004) d'Apichatpong Weerasethakul, ce serait alors en ce qu'il aurait eu raison du tigre qui longtemps aura rugi en lui, ayant participé à la longue lutte inachevée d'autonomie tamoule au nord-est du Sri Lanka et officiellement suspendue en mai 2009 après une guerre de trente ans qui aura causé la mort de 100.000 personnes.
Pour ouvrir une parenthèse et dire un mot de cette référence aussi habile que de circonstance, on soulignera le fait que les sélectionneurs cannois aient préféré la citation volatile aux rigueurs de la référence originale, Cemetery of Splendour relégué dans la section Un certain regard alors que son auteur avait reçu pour son film précédent il y a cinq ans, Oncle Boonmee, celui qui se souvient de ses vies antérieures, la Palme d'or. La récompense ultime revenant cette année à celui qui cite en passant l'univers du cinéaste thaïlandais mais pour rapidement passer à d'autres guerres. Prioritairement la guerre que les stigmatisations médiatiques d'aujourd'hui et les ambiguïtés idéologiques du cinéma étasunien des années 1970 se livrent dans un champ-contrechamp où s'affronteraient, pour schématiser, ce qui dans Dheepan persiste à demeurer schématique : une vision consensuelle complexée contre une autre où l'eau tiède du consensus se présenterait de manière d'autant plus décomplexée.
3) Il suffira seulement que Dheepan croise sur son chemin français un ancien chef de guerre halluciné, l'œil droit mort, pour que soit battue à coup de pompes dans les côtes le rappel d'une guerre interminable. Alors, Dheepan se saoule et hallucine, et l'image si cristalline se vitrifie alors un peu comme sous l'influence du globe mort. Alors, Dheepan entonne à tue-tête les chants tamouls et entre dans des transes qui le prédisposent à réactiver la machine-réflexe de guerre qu'il porte en lui, dès lors que les petits délinquants d'un quartier populaire à la fois ségrégué et relégué jouent avec le feu et les artifices ostentatoires de la guérilla rubaine. Et si Dheepan rêve encore en s'échinant à vouloir garder la tête basse et ne pas faire de vague, le tigre attendu ne se présentera toujours pas. A la place, c'est l'éléphant insistant pour revenir mais ne plus valoir comme le symbole de la sagesse, représentant celui désormais d'un orage qui gronde, prêt à décharger sa foudre zébrant le finale du film de Jacques Audiard. Définitivement, le tigre (autrement le symbole d'une identification politique dissensuelle – le mouvement des Tigres de libération de l'Îlam tamoul est toujours considéré par l'ONU comme une organisation terroriste) n'aura vraiment pas intéressé le réalisateur, ayant plus d'appétence pour l'éléphant divin comme symbole de l'orage. Autrement dit ici pour la guerre comme abstraction séduisante, comme nature impossible à dompter, comme turgescence orageuse impossible à contenir (que l'on se souvienne à ce titre de la fin de De battre mon cœur s'est arrêté en 2005 pour s'en convaincre, la pratique du piano n'induisant pas automatiquement la levée sublime d'un fond pulsionnel indépassable). La guerre, les dealers de banlieue font joujou avec en terrorisant les habitants d'une cité sous contrôle intégral d'une commune inventée (Le Pré, trouvé à Poissy dans les Yvelines). Mais l'homme de la guerre éternelle battant son rythme sur le tambour de ses tempes n'en peut plus de jouer au sympathique gardien, il n'en peut plus de tracer des frontières et des lignes de démarcation comme un prédateur marquerait son territoire. La guerre, Dheepan a fini par céder et décide alors de leur renvoyer en pleine tête, tandis que sa femme voudrait enfin en apaiser le feu, y compris avec son corps, en imposant in fine l'idée de trouver l'apaisement de l'autre côté de la Manche, en Angleterre, là où la guerre cesserait enfin. Nous avons vu l'orque de De rouille et d'os (2012) comme symptôme d'un réel, forcément animal et forcément masculin, que prendra sur elle, au risque d'en avoir les jambes brisées, l'héroïne afin de faire d'un homme au virilisme brutal un amant sincère et un père attentif. Voici désormais l'éléphant comme opérateur de dépolitisation et déshistoricisation (qui, symboliquement, serait donc une sagesse) d'une machine de guerre sauvée par une femme dont les prières seront exaucées dans un chromo final de paradis familial et anglais, inconsistant de crédibilité, le réalisateur arrivant à volatiliser littéralement le rêve de rédemption final des personnages. Dans l'histoire de la cinéphilie française, on trouverait une formule pour résumer le fond d'une telle vision, celle du critique Michel Mourlet qui, enivré de mauvaises lectures nietzschéennes en écrivant Sur un art ignoré (1965) et en particulier sur le cinéma de Raoul Walsh, s'appropriait ainsi un fameux aphorisme de Zarathoustra : « L'homme est fait pour la guerre, la femme pour le repos du guerrier, et le reste est folie ».
4) Il y avait en puissance deux bons films dont les virtualités ponctuent de façon irrégulière le septième long-métrage de Jacques Audiard. L'un portant sur les puissances performatives du faux et de la fiction, et l'autre sur la sensibilité de réfugiés sri-lankais qui emportent en eux les éclats encore vifs de la guerre civile et croient fallacieusement reconnaître dans la grande délinquance de certaines cités populaires le mauvais infini de la répétition du même. Concernant le fantôme du premier film, ce qui reste le plus réussi, autrement dit ce qui aurait réussi à passer la rampe d'un scénario verrouillé, ce sont les émois érotiques naissants entre Dheepan et Yalini, le premier étant par exemple attentif aux épiphanies lointaines, ombres et variations lumineuses de la seconde en train de prendre sa douche. Chacun dans leur couche, on aurait voulu alors y retrouver les échos des atermoiements des amants de L'Atalante (1934) de Jean Vigo. L'érotique comme expression sensible des puissances du faux se confond aussi dans des rapports de séduction et de manipulation dont le cinéma de Jacques Audiard est friand. Notamment quand il s'autorise un ample mouvement en courbe ascensionnelle filmée en drone afin d'offrir au protagoniste une envolée lyrique inattendue dans le territoire dévasté d'une cité abandonnée par les pouvoirs publics (aucun représentant des forces de l'ordre ne s'y présente d'ailleurs, mais heureusement, d'un strict point de vue scénaristique s'entend, sinon les règlements de compte n'auraient pas l'espace pour déployer leurs fumigènes et autres fusées à l'onirisme problématique). Au lieu de réfléchir, comme le fit Soufiane Adel à l'occasion de son premier documentaire autobiographique Go Forth (2014), à une réappropriation critique d'une technologie policière désœuvrée et employée hors de ses fonctions habituelles de surveillance et de contrôle, Jacques Audiard tente un coup, fait joujou avec un gadget à l'instar des colifichets clignotants que Dheepan vend à la sauvette après son arrivée en France, agite un fétiche comme le symbole éléphant imprégné de l'éther du cinéma d'Apichatpong Weerasethakul, et puis passe surtout à autre chose. C'est-à-dire au plus important : la guerre est partout, elle se manifeste sous les auspices de la guerre civile sri-lankaise pour se continuer dans les banlieues parisiennes, le représentant du second mandaté par le réalisateur afin de faire la leçon sévère aux premiers. C'est dans ce registre-là que la possibilité d'un autre film consacré aux difficiles ajustements entre des âmes maltraités par la guerre et leur inscription sensible dans un paysage social effondré s'étiole au fur et à mesure que le triomphe du passage à l'acte devra être assumé jusqu'au bout d'un massacre – dans tous les sens du terme – insensé. La guerre, Dheepan s'y connaît, il la connaît et pratiquait autrement mieux que quelques lascars s'amusant à tirer en l'air quand vient le moment de toucher le pactole suite à divers trafics illégaux. Mais, comme on l'a compris, Jacques Audiard en livre la version la moins politique qui soit, celle d'un gardien d'immeuble qui goûte jusqu'au bout le sens de son métier : nettoyer un espace des rebuts qui en parasitent la propreté. Il y aurait là une pente incontestablement idéologique en raison de laquelle la métaphore sarkozyste de l'utilisation du « Kärcher » afin de nettoyer la cité de la « racaille » qui la pourrissait à l'époque des révoltes urbaines de 2005 est soutenue et figurée non pas par la police aux abonnés absents mais par un migrant sri-lankais n'appartenant donc pas à l'histoire des migrations (post)coloniales françaises. Alors que les résidus récalcitrants (majoritairement des « Noirs », des « Arabes » – même le personnage de Vincent Rottiers s'appelle Brahim) du ressentiment à l'égard de l'histoire coloniale française pourrissent ce qui reste du vivre ensemble des petites gens sans histoire, la figure du migrant sauvé de l'aigreur postcoloniale nationale est alors présentée comme le rédempteur messianique leur administrant une leçon nécessaire. De ce point de vue-là, Dheepan perpétue la symbolique éléphantine du travailleur du savoir, tandis que le réalisateur se fourvoie quant à lui dans la situation de l'éléphant dans un magasin de porcelaine, ruinant à peu près tout ce qui aurait pu permettre au film de s'émanciper relativement des ornières d'un scénario-programme. Que cette guerre tactique des représentations (aux délinquants les clichés identifiant le règne de la « racaille » dans les « territoires perdus de la République », à son opposant les héros vengeurs et punisseurs venus du cinéma étasunien des années 1970, comme dans Straw Dogs de Sam Peckinpah en 1971 et Taxi Driver de Martin Scorsese en 1976) se prolonge en stratégie de guerre ouverte des représentants des différentes couches migratoires (les anciens venus de l'histoire du colonialisme aux nouveaux venus d'une histoire ne la recoupant pas), et Dheepan se trouve alors extraordinairement raccord avec cette légende urbaine colportée il y a quelques mois par Fox New : celle des No Go Zones.
5) C'est bien dans une pareille zone trouble (dans le sens de délétère) où ne s'y aventurent que les individus armés de clichés que s'ébat le film de Jacques Audiard, jouant d'un côté une vague migratoire (celle qui s'est jouée en dehors de l'histoire du colonialisme français) contre une autre (qui est surdéterminée par cette histoire), et jouant de l'autre le grand cinéma étasunien de l'ambiguïté idéologique contre des représentations politico-médiatiques stigmatisantes, tout cela au nom des abstractions censément séduisantes d'une guerre sans fin de la pulsion dans l'homme (non pas générique mais masculin). A la fin de la bataille, pourtant, tout le monde aura perdu, qu'il s'agisse des personnages réduits tantôt à des fonctions (par exemple l'acteur-réalisateur marocain Faouzi Bensaïdi dans le rôle d'un habitant silencieux et impotent dont s'occupe Yalini) tantôt à des figures d'arrière-plan inconsistantes (les délinquants, réduits à des gueules, des signes et des borborygmes). Qu'il s'agisse de l'acteur principal lui-même, Anthonythasan Jesuthasan, qui assure que Dheepan est largement inspiré de sa vie, alors que l'asile politique obtenu en 1993 lui aura permis de vivre une autre vie (d'écrivain depuis quinze ans sous le pseudonyme de Shobasakhti). Une vie qui n'aura visiblement pas intéressé un réalisateur seulement préoccupé du fantasme de la guerre chevillée aux corps des hommes n'aspirant qu'au repos auprès des femmes. Qu'il s'agisse encore du réalisateur, mieux inspiré quand il avait avec Un prophète (2009) fait d'une prison d'un cinéma notamment inspiré par les séries télévisées du moment (Oz, Prison Break) l'école idéale au service d'un roman d'apprentissage républicain pervers. Qu'il s'agisse enfin du cinéma même, dont les effets les plus appuyés (le massacre final enveloppé dans la fumée d'une voiture qui brûle à l'épisode anglais en forme de chromo) s'énoncent explicitement comme tels dans la bouche de Yalini regardant ce qui se passe en face de chez elle en révélant qu'elle a la sensation d'être au cinéma et finissent par ne plus valoir que comme les moyens d'une déresponsabilisation à bon compte. Si cela n'est que du cinéma, autrement si le cinéma est une manière de se défausser de toute responsabilité, si le cinéma cautionne l'inconséquence, alors à quoi bon mettre un amollissement des puissances de croyance de la fiction cinématographique (qui induira aussi un affadissement de l'ambiguïté productive des références hollywoodiennes citées) au service des clichés politico-médiatiques qui, en France aujourd'hui, se mesurent idéologiquement aux suffrages remportés par la droite extrême et l'extrême droite conjuguées à l'occasion des derniers scrutins électoraux ?
19 septembre 2015
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