La Rue de la honte (1956)
La fabrique de la femme endettée
Le dernier long-métrage de Kenji Mizoguchi (il meurt d'une leucémie trois mois après sa réalisation en 1956, à l'âge de 58 ans), s'il en repasse une nouvelle fois par le motif inépuisable de la prostitution, le fait avec une économie suffisamment concentrée pour en livrer l'expression peut-être la plus aboutie – la vérité la plus honteuse, incisivement la plus nue. La Rue de la honte constitue en effet un imparable traité d'économie politique, en raison duquel le rapport prostitutionnel représente le vecteur privilégié de connaissance analytique et de conscience critique du rapport social déterminé par l'argent comme équivalent général et par le travail abstrait comme subordination concrète de l'agir des sujets.
La subordination se vivant au maximum ici de son identification avec la profanation : l'intimité sexuelle des corps et l'authenticité des relations interindividuelles, l'évidence des rapports familiaux et l'honnêteté supposée des relations contractuelles, l'autonomie des femmes et la liberté des personnes à disposer d'elles-mêmes, la solidarité entre gens du peuple et l'affectivité humaine, toutes choses sacrifiées sur l'autel de la domination de la classe des femmes par celle des hommes doublée de celle des forts sur les faibles. Ce qui force l'admiration chez le cinéaste japonais, c'est déjà son obstination à revenir inlassablement sur le motif prostitutionnel. Et c'est aussi sa profonde intelligence de l'extension universelle de la raison utilitaire et comptable, la tenancière du « Pays du rêve » ou « Dreamland » usant de sa calculatrice manuelle pour détailler le circuit des revenus et des dettes caractérisant la position des prostituées travaillant pour elle, tandis que chacune d'entre elles se livre à l'usage de la même raison pour tenter d'améliorer individuellement leur sort respectif et peut-être échapper à un destin rien moins que social.
Ce qui émeut, c'est que le cinéaste, immense économiste doublé d'un tout aussi grand moraliste, est comptable de la brutalité des rapports qui voilent et corrompent les relations entre les personnages (entre les prostituées, entre elles et leurs employeurs, entre les clients et ces dernières, entre celles-ci et leur entourage familial), l'extrême précision et incision de son regard valant moins pour plaquer la cruauté sur leurs psychologies respectives (tantôt les clients seraient gentils et les prostituées cruelles, tantôt ce serait l'inverse) que pour en extraire l'acidité corrosive depuis l'arbre complexe des déterminations caractérisant la situation elle-même.
Ce qui bouleverse enfin, c'est que Kenji Mizoguchi est non seulement comptable d'une souffrance individuelle induite par le nouage cruel, ordinaire et corrupteur des rapports sociaux configurés par le régime prostitutionnel, mais aussi qu'il aura persévéré à réaliser des films pour rendre manifeste la dette ineffaçable contractée auprès d'une sœur vendue comme geisha par son père pour lui permettre de faire des études et devenir apprenti peintre sur tissus, comme auprès d'une compagne devenue folle et internée après avoir été victime de la syphilis au début de la guerre.
La dette mizoguchienne fera dès lors perpétuellement écho dans l'œuvre, jusqu'à l'ultime film, le 94ème (dire que les deux tiers de la filmographie, incluant quasiment toute la période du « muet », ont disparu, c'est se plaindre à jamais d'une blessure dans notre cinéphilie impossible à cicatriser). Notamment parce que l'économie du rapport prostitutionnel est, outre un commerce des corps contraints à la vente de faveurs sexuelles, une économie de l'endettement des prostituées auprès de leurs employeurs comme entre elles-mêmes, reproduisant ainsi et sous couvert d'entraide la logique aliénante de la dette. Comme cette économie est également caractérisée par l'aliénation de ses agents, projetés dans des situations douloureusement contradictoires, au risque que le clivage mène à la dissociation et la folie.
Dans un premier cas, une femme exerce l'activité de prostituée afin d'éponger la dette d'un père compromis dans un scandale politique. Dans un second, une mère détruite par l'impossibilité d'une relation saine avec son fils sombre dans la nuit d'une déraison enveloppée dans la nostalgie d'un vieux chant traditionnel revenu dans sa mémoire et les souvenirs de sa région d'origine. Ailleurs, et selon d'autres configurations ou perspectives situationnelles, un client amoureux est floué par une prostituée qui lui a fait miroiter le rêve du mariage alors qu'elle aura travaillé à se sauver de la toile gluante du « Dreamland ». Une mère qui s'est depuis longtemps livrée à la prostitution pour élever son fils pour sa part s'effondre quand celui-ci lui renvoie au visage l'infâme stigmate social l'affligeant. Une prostituée vieillissante qui pensait qu'un bon mariage pouvait rédimer ses longues années de labeur sexuel revient quant à elle horrifiée en découvrant que la conjugalité représente une forme d'esclavage domestique même pas susceptible d'être relativement compensée par une quelconque rémunération.
La radicalité mizoguchienne, digne de Charles Fourier (et des héritiers du socialisme utopique que, probablement, lisait le cinéaste à l'époque de ses engagements militants en faveur de la Révolution russe au début des années 1920), s'affirme déjà dans la bouche de l'une des protagonistes posant que la seule différence entre le mariage et la prostitution repose strictement sur la différence de durée (longue pour l'un et courte pour l'autre) entre deux contrats caractéristiques de deux institutions rien moins que complémentaires. C'est enfin la difficile situation d'une autre prostituée qui, si elle réussit à échapper partiellement aux obligations de rester à l'intérieur du « Dreamland » tenu par ses patrons, échoue, parce qu'elle est mariée à un homme tuberculeux et mère d'un bambin, autant à tenir les rênes de son économie domestique qu'à maîtriser le fardeau de la dette prostitutionnelle s'exerçant sur elle.
Il faudrait s'appliquer à décrire avec la plus grande minutie comment La Rue de la honte se refuse à aligner sous la forme d'un panel sociologique des types ou cas particuliers susceptibles de servir l'illustration générale du propos (la prostitution, si elle affecte prioritairement la classe des femmes, demeure en tant que rapport un fait social total). Il s'agit au contraire de proposer un éventail de situations qui, en se dépliant à chaque séquence ou plan-séquence, comme à chaque ellipse ou changement d'axe, ouvre toujours plus grand le confinement domestique des petits secrets individuels partagés ou non entre les prostituées.
Jusqu'à ce que Kenji Mizoguchi puisse, sans forcer la magnificence de sa mise en scène, relier d'un trait (certes en de multiples endroits brisé par les lignes de vie de personnages elles-mêmes sectionnées par la ligne générale prostitutionnelle) la rue du quartier de Yoshiwara à Tokyo où se niche parmi d'autres bordels le « Dreamland » jusqu'aux allées lointaines du parlement japonais où se dispute l'adoption d'une loi visant l'abolition de la prostitution. Les échos radiophoniques du débat parlementaire, suivis avec attention par les tenanciers du lieu s'y opposant en arguant sans vergogne du caractère social du travail qu'ils effectuent à destination de ces pauvres femmes sauvées de la misère grâce à la prostitution, traduisent d'une nouvelle façon l'esthétique ondulatoire propre au geste mizoguchien.
On se souviendra à jamais des ondes aquatiques, s'élargissant en cercles concentriques, provoquées par la noyade volontaire de la sœur du héros de L'Intendant Sansho (1954). On se souviendra également que, dans le même film (parmi les plus sublimes de la dernière période du cinéaste), le chant tout aussi inoubliable d'une mère traversait littéralement les montagnes et le temps pour donner, comme des signes de vie lancées par-dessus l'abîme de la séparation, des nouvelles à sa fille puis son fils qui pourtant croyaient jusqu'à présent qu'elle était morte. Cette mécanique ondulatoire aura été puissamment relayée par le sens extraordinaire de la profondeur de champ, tout aussi manifeste dans les films de Kenji Mizoguchi qu'est patente la grâce de mouvements de caméra traversant les espaces pour mieux en déplier les liaisons.
Une grâce pareille à un mouvement d'éventail qui aurait été déplié de telle manière que l'espace-temps objectif ou rationnel réussirait même à s'ouvrir aux dimensions plus occultes du rêve et de la folie, du fantomatique et du souvenir (comme on le voit dans Les Contes de la lune vague après la pluie en 1953).
Désormais, le cinéaste n'a semble-t-il même plus besoin des grandes envolées filmiques dont on le sait évidemment capable, ramassant son geste cinématographique en un point de sublimation tel que l'évidence le dispute à la simplicité la plus confondante (pour ne pas dire contondante). C'est déjà le souci de revenir à un régime fictionnel plongé dans les douloureuses contradictions du contemporain, tournant résolument le dos aux fortes compositions plastiques et graphiques fondant la singularité de ses deux seuls longs-métrages tournés en couleurs (L'Impératrice Yang Kwei-Fei et Le Héros Sacrilège, tous les deux réalisés en 1955) pour un retour, encore plus accentué que Une femme dont on parle (1955), aux fractures de l'actualité.
Et l'actuel, considéré dans une perspective autant analytique que critique, vaut aussi pour requérir le moderne, une étrange musique digne du dodécaphonisme viennois faisant alors résonner le long d'un panoramique urbain des dissonances prolongées par l'usage d'un orgue électrique et d'ondes électroniques (probablement un thérémine, ancêtre du synthétiseur). Ces ondes inquiétantes, imaginées par Toshiro Mayuzumi (il découvrit à Paris la musique de Pierre Boulez) glissent et retombent en glissandos opposés afin d'exprimer sur le plan musical la permanence mizoguchienne de l'idée de mécanique ondulatoire. En même temps qu'elles font entendre la petite musique sinusoïdale, imperceptible autrement, accompagnant des lignes de vie tendues au risque de la fourche et du clivage, divisées entre un désir d'ascension professionnelle et la hantise de la dégradation sociale.
Mais encore, le recours à un découpage a priori plus traditionnel (quand, avec le plan-séquence combiné au mouvement de caméra, le découpage était virtuellement intégré au déroulé des plans tels des tissus ou des tableaux-rouleaux) tout comme le souci corrélatif de raréfier à l'extrême les mouvements de caméra au profit de la sécheresse du raccord (on est presque surpris de relever ici des champs-contrechamps assez classiques) se conjuguent pour rendre compte non pas d'un recul académique mais bel et bien d'un affinage supérieur des procédures cinématographiques habituelles.
Un changement d'axe, et alors l'espace accueillant la conversation banale entre le propriétaire du bordel et un officier de police en vient à se dédoubler (et, dans cette banalité même, s'y exprime le consensus masculin de l'ordre social respecté et de la prostitution y étant incorporée). Un autre espace apparaissant ainsi en profondeur de champ qui, lui, appartient aux prostituées et aux femmes travaillant à l'entretien du lieu. Un raccord déterminé par un changement de perspective, et c'est alors, d'une part, l'espace intérieur déplié en une portion dominée par les autres et une autre partie, située au fond et habitée par les femmes.
La profondeur de champ trahissant ainsi un rapport de hiérarchisation sociale au principe de l'articulation et l'imbrication des espaces. Mais c'est aussi, d'autre part, un changement d'axe comme contre-indication et renversement de la qualité de la séquence, ouverte au grotesque lorsque les prostituées racolent brutalement de potentiels clients, retournant l'avers du grotesque sur l'envers du pathétique lorsqu'un fils regarde au loin sa propre mère s'atteler à pareille activité. Si la mécanique ondulatoire révèle selon quelle logique de (sur)détermination sociale les espaces s'emboîtent les uns par rapport aux autres, l'art du pli se double aussi de celui du contrepoint. Telle une diagonale (l'axe par ailleurs privilégié de filmage du cinéaste) traversant la grille des relations pour pointer, dans un au-delà des apparences immédiates, le noyau de vérité cruelle propre à la situation d'ensemble.
La rue, si elle est nommément celle de la honte, est aussi celle de la tristesse et de la cruauté, la première déduite à chaque fois différemment pour chaque personnage du règne de la seconde qui, en ce qui la concerne, s'accomplit partout sans pour autant appartenir en propre à personne.
Revenons à ce fameux bidule musical qu'est le thérémine : sa particularité est qu'avec son boîtier muni de deux antennes, l'instrumentiste peut produire des notes de musique sans qu'il ait besoin de le toucher directement. Kenji Mizoguchi en serait alors arrivé là, donnant la sensation de dessiner dans l'espace de fabuleuses arabesques en plan-séquence alors qu'il privilégie désormais un filmage généralement statique et un découpage relativement classique. Il en serait donc arrivé là, sans avoir l'air d'y toucher, avec un ultime film qui pourtant semblait augurer d'une nouvelle vitalité à l'adresse du contemporain (on pense en effet devant La Rue de la honte davantage aux Sœurs de Gion en 1936 et aux Femmes de la nuit en 1948 qu'à la série de chefs-d’œuvre de la période des grandes reconstitutions historiques inaugurée avec La Vie d'O'Haru femme galante en 1952 et close avec Le Héros sacrilège trois ans plus tard).
Il y a, en passant, une insondable tristesse à admettre que la ligne de mort de la maladie aura coupé dans son nouvel élan la ligne de vie d'une œuvre au carrefour d'une réinscription critique dans le contemporain, très fort à la fin des années 1930 et plutôt quelque peu relégué pendant et après la guerre pour des raisons évidemment politiques avant de commencer à revenir au début des années 1950, avec le tournage de La Dame de Musashino (1951). Sans pour autant renouer avec la veine mélodramatique des Sœurs de Gion ni avec la violence naturaliste et quasi-cauchemardesque des Femmes de la nuit, son dernier long-métrage (scénarisé non pas par le fidèle Yoshikata Yoda mais exceptionnellement par Mashashige Narusawa à partir d'un roman de Yoshiko Shibaki) aurait même plutôt la qualité de préfigurer largement la radicalité critique du cinéma moderne pratiqué par ses cadets, Shohei Imamura (le compositeur Toshiro Mayuzumi a d'ailleurs collaboré avec lui sur Désir volé en 1958, Désir meurtrier en 1964 et Le Pornographe en 1966) et surtout Nagisa Oshima.
Imposant une sécheresse de trait et une concentration narrative déterminant classiquement une triple unité de lieu, de temps et d'action, La Rue de la honte fonctionne, comme on l'a compris, en cercles concentriques reliés entre eux et diagonalisés par une mécanique ondulatoire excédant la clôture supposément hermétique des espaces intérieurs. Cinq prostituées (premier cercle fictionnel), ainsi que leur entourage professionnel (deuxième cercle) ou affectif (troisième cercle) sont filmées pendant les quelques jours scandés par les derniers débats au parlement concernant l'adoption d'une loi anti-prostitution (quatrième et dernier cercle).
Quant à l'unité spatiale, toute l'action du film se passe en effet presque exclusivement dans le « Dreamland » ou sa rue, à l'exception d'une poignée de séquences tournées dans des lieux appartenant aux rues adjacentes auxquelles il faudra ajouter la rencontre de la mère et de son fils dans le terrain vague bordant l'usine où travaille ce dernier. Mais, on l'a vu, la superficialité des personnages se prolonge en complexité de relations et d'affections, tandis que les espaces domestiques ou confinés sont traversés par une ligne les reliant à la configuration générale, qui repose autant sur les effets de distorsion des relations par la circulation monétaire et la marchandisation des corps que sur les effets politiques qui les enrobent de légitimité ou bien promettent de les frapper d'illégalité.
Le fait que l'adoption de la loi n'ait pas été sanctionnée par le vote majoritaire des parlementaires signifie alors autant l'impuissance politique devant la domination de l'économique qu'elle avère la noyau politique d'une économie livrée à l'irresponsabilité sociale et au triomphe des plus forts sur les plus faibles. Le pire étant que la loi soumise au débat, proposant de réelles avancées (comme l'effacement des dettes contractées par les prostituées), fait miroiter un dehors aussitôt évanoui à la suite de son échec parlementaire. Surtout, cette avancée n'ouvre qu'un petit espace nécessitant un élargissement autrement plus conséquent, l'abolition de la prostitution devant mécaniquement induire l'autonomie financière des femmes et leur inscription à égalité des hommes dans le monde salarial.
Il suffira à ce titre de passer en revue comme en détail la situation respective des cinq héroïnes, comme autant de facettes dépliant un même cristal d'oppression, pour saisir de la façon la plus fine la complexité du rapport social prostitutionnel les accablant.
C'est Yasumi (Ayako Wakao, future actrice des films de Yasuzo Masumura), la froide calculatrice dont l'usage contrôlé des règles de la dette et la séduction savamment exercée auprès de ses clients cachent la liquidation d'un fardeau familial hérité et lui permettront de sortir du commerce des corps en inaugurant un commerce de tissus.
C'est Mickey (Machiko Kyo, interprète de Dame Wakasa dans Contes de la lune vague après la pluie), son antithèse, la dépensière arborant les signes d'une américanité décomplexée, qui joue cyniquement sa jeunesse dans la concurrence entre prostituées et se jette sans vergogne dans la spirale de l'endettement afin d'avilir symboliquement une figure paternelle détestée (l'incroyable séquence où elle l'invite dans son lit fait autant penser aux mangas de Yoshihiro Tatsumi qu'au plus récent Putain de Nelly Arcan en 2004).
C'est Otane (Kumeko Urabe), la plus ancienne d'entre les prostituées, qui tombe de Charybde en Scylla après avoir expérimenté hors-champ l'institution conjugale comme enfer complémentaire de l'institution prostitutionnelle.
C'est Yumeko (Aiko Mimasu), la mère devenue folle en reflet brisé du clivage éprouvé par son fils, ce dernier considérant qu'il était légitime pour elle de se sacrifier pour lui quand il considère dans une posture absolument contradictoire qu'il est illégitime de pouvoir la côtoyer parce qu'elle est une prostituée.
C'est enfin Hanae (Michiyo Kogure), mère plus jeune qui ne peut même pas se réjouir de disposer de son propre appartement (sa famille finira d'ailleurs par en être délogée), arrivant constamment en retard au travail. Écopant du fardeau d'un mari chômeur, tuberculeux et suicidaire velléitaire, elle se sacrifie comme toutes les femmes japonaises (mais d'ailleurs) sont contraintes de le faire au nom de la domination patriarcale, en lui sacrifiant par exemple son repas du soir. Une occasion pour elle de lui tenir tranquillement des propos d'une violence inouïe : « Si nous restons en vie, nous serons alors heureux ».
Comme l'aurait dit Jean Renoir, toutes ont leur raison (et les patrons de les exploiter, et les clients tantôt de faire jouer la concurrence, tantôt de s'amouracher d'elles en accumulant frauduleusement de mirifiques sommes d'argent) et leur écheveau marque une acmé du cinéma de la cruauté – celui qui pose la cruauté non pas comme une caractéristique psychologique mais bien comme la coloration d'un fait social suffisamment total pour apparaître sans responsable, apolitique, impersonnel.
S'il n'y a pas de responsable, il n'y aurait dès lors pas de victime. Mais qu'est-elle donc, cette pauvresse pliée à l'angle d'un pilier dans l'inoubliable dernier plan du film (comme de tout le cinéma mizoguchien) ? Qu'est-elle donc, cette petite gamine, sinon l'image virtuelle de la jeunesse de l'ensemble des héroïnes, sinon celle qui remplace Yasumi après avoir mangé comme Perséphone d'un repas la condamnant aux enfers de la prostitution, sinon celle qui se plie par pauvreté à l'ordre social revigoré par la mise en échec parlementaire de la loi anti-prostitution, sinon celle qui fait de pathétiques petits signes de la main afin d'interpeller le futur client qui – elle le sait, on le lui a promis, horrible promesse – lui arrachera sa virginité ?
On pourrait alors dire, de manière globale et conclusive, que La Rue de la honte rend compte de la fabrique de la femme endettée, la prostitution reposant en majeure partie sur la dynamique d'une relation entre créanciers et débiteurs envisagée comme rapport de pouvoir et technique d'assujettissement, de gouvernement et de contrôle des subjectivités individuelles (cf. Maurizio Lazzarato, La Fabrique de l'homme endetté. Essai sur la condition néolibérale, éd. Amsterdam-coll. « Hors collection », 2011).
Et si la question de la prostitution, comme métaphore du commerce des corps féminins autant que comme endettement des subjectivités qui leur sont attachées, aura été particulièrement bien comprise par Bertrand Bonello réalisant en 2011 L'Apollonide (souvenirs de la maison close) dont l'épisode japonais induisait nécessairement un hommage à Kenji Mizoguchi, l'auteur de La Rue de la honte va plus directement au cœur de son sujet dont l'actualité aura représenté pour lui une nouvelle opportunité afin d'inverser le motif de la créance. La dette des femmes à l'égard de charges familiales en raison desquelles devrait s'imposer la nécessité du rapport prostitutionnel se retournant, dans les fictions mizoguchiennes, en obsession du réalisateur débiteur pour des créancières imaginaires entre autres représentées par sa sœur vendue par le paterfamilias comme geisha et sa compagne syphilitique devenue folle.
La comptabilité n'aura dès lors pas été, chez l'un des plus grands cinéastes du 20ème siècle, seulement affaire de créances concrètement supportées par les femmes japonaises, mais également de dettes imaginaires assumées par l'homme qui se savait leur être à jamais redevable. Là gît le point de capiton ultime de l'irrémissible cruauté de l'art mizoguchien.
Même si Kenji Mizoguchi s'en remettait quant à la question de l'écriture à ses scénaristes afin de se concentrer sur la seule écriture qui l'intéressait au plus haut point (à savoir la mise en scène, le filmage et les mouvements de caméra), il ne s'empêchait pas d'écrire à leur intention des lettres afin de signifier de façon plus évidente ses intentions. A l'adresse de Yoshikata Yada, on trouvera ainsi une lettre rapportant une histoire en guise d'apologue caractéristique de ses obsessions : « Je me souviens d'une histoire chinoise : tandis que les hommes font la guerre à coups de fusil, les femmes, en les regardant avec mépris, continuent à faire la lessive » (Souvenirs de Kenji Mizoguchi, ibid., p. 108).
Dans cette division sociale du travail qui est toujours déjà une division sexuelle ou genrée, se manifeste l'ordre symbolique au principe tant de la répartition hiérarchique des rôles (la sphère de la guerre pour les hommes, celle des activités domestiques pour les femmes) que d'un ressentiment aussi réciproque que partagé. La lessive du côté féminin représentant alors le versant dénié ou ignoré de ce que vaut la guerre du côté masculin.
C'est alors la puissance cinématographique mizoguchienne que de relier les deux par une « ligne d'univers » qui, connectant diagonalement tous les espaces appartenant à la grille de la configuration sociale, triomphe de tout hermétisme spatial ou territorial en dialectisant le dedans (identifié à la sphère de reproduction féminine) avec le dehors (catégorisé comme sphère de production masculine).
Cette « ligne d'univers », Gilles Deleuze la caractérise ainsi en s'appuyant sur l'inévitable comparaison avec le cinéma d'Akira Kurosawa : « La signature de Mizoguchi, ce n'est pas le trait unique [celui propre à Akira Kurosawa], mais le trait ridé, comme sur le lac des « Contes de la lune vague après la pluie », où les rides de l'eau occupent toute l'image » (in Cinéma 1. L'image-mouvement, éd. Minuit-coll. « Critique », 1983, p. 261). Le philosophe précise plus loin la logique de raccordement ou de connexion des espaces distincts propre à l'esthétique mizoguchienne : « Ce n'est pas la ligne qui réunit en un tout, mais celle qui connecte ou raccorde les hétérogènes, en les maintenant comme hétérogènes. La ligne d'univers raccorde les pièces du fond à la rue, la rue au lac, à la montagne, à la forêt. Elle raccorde l'homme et la femme, et le cosmos. Elle connecte les désirs, les souffrances, les égarements, les épreuves, les triomphes, les pacifications. Elle connecte les moments d'intensité comme autant de points par lesquels elle passe » (opus cité, p. 264).
Au croisement de la physique (caractérisée par le plan-séquence et le travelling) et de la métaphysique (sensible dans la récurrence des hantises du cinéaste), s'impose chez le cinéaste l'obstacle sociologique – mieux la contradiction sociale ultime : si les lignes d'univers sont essentiellement féminines, la grille de fixation des élans ou de coupure des lignes relève quant à elle d'un régime d'asservissement (notamment prostitutionnel) imposé par la domination masculine.
Ce sont les lignes des épouses des hommes des Contes de la lune vague après la pluie, respectivement brisées (l'une par la prostitution, l'autre par la mort) en raison du privilège tranchant des impulsions masculines (l'ambition de devenir samouraï pour l'un des deux maris, celle de vendre ses poteries à bon prix pour l'autre). C'est également la ligne de vie de la mère de L'Intendant Sansho qui triomphe en ramenant à elle l'un de ses deux enfants en dépit des obstacles et butées du réel (l'esclavage et la déchéance, les montagnes et le temps passé, la sœur suicidée afin d'assurer la réussite de l'entreprise de son frère).
Ce sont aussi les lignes de vie des héros des Amants crucifiés qui arrachent à la situation imposée d'adultère, de fuite et d'oppression l'événement amoureux qui en marque l'exception (et l'amant suivant l'amante comme le fils recherchant sa mère se voient alors pris dans des devenirs féminins). C'est encore la ligne de l'héroïne de L'Impératrice Yang Kwei-Fei qui soustrait d'un suicide contraint une force de vie à laquelle veut croire l'empereur au seuil de la mort. C'est enfin la ligne des femmes de La Rue de la honte (ce film déjà fassbinderien), captives d'une machine d'endettement prostitutionnelle hors de laquelle s'excepter en appui des seules modalités disponibles quand fait défaut la loi, la folie pour l'une et l'accumulation primitive du capital pour l'autre qui se destine au commerce.
La mécanique ondulatoire mizoguchienne s'attachant à montrer les ridules en surface des eaux lourdes du social afin de tenir par tous les points de capiton (lyrisme et naturalisme, mélodrame et film d'histoire, épopée et tableau-rouleau, approches compréhensive du côté des femmes et critique concernant les hommes) des fictions dont l'écume humaine finit par se disperser en touchant les confins de la mer et du ciel. Dans sa Misère de la pensée économique, le sociologue et anthropologue Paul Jorion rappelle l'existence scientifique du soliton, ce « phénomène où un ensemble d'ondes, habituellement dissociées, sont venues s'accumuler, se superposer les unes aux autres » et qui peut donner la lame de fond ou bien plus métaphoriquement la crise de concentration du capital actuelle (éd. Flammarion-coll. « Champs actuel », 2015 [2012 pour la première édition], p. 53).
Le soliton pourrait alors, pourquoi pas, nommer l'horizon visé par les fictions proposées par Kenji Mizoguchi. Tantôt parce que le trait brouillé ou la ridule désignent le début de la vague (féminine, les hommes s'y jetant aussi vite pris dans un devenir-femme) faisant exception à l'ordre dominant. Tantôt parce que l'histoire devient elle-même une lame de fond brisant l'unité préalable de la configuration sociale.
Entre ces deux genres de soliton au principe des envolées filmiques mizoguchiennes, tout un abîme de sutures, toute une série d'axes opposés, de raccords et de contradictions : « L'esprit de Mizoguchi était rempli de contradictions. Mais en même temps, toutes ces contradictions fortifiaient son génie créateur. Il voulait tenir ce pari impossible : arriver au raffinement de la beauté à partir de forces élémentaires » (Yoshikata Yoda, Souvenirs de Mizoguchi, ibid., p. 57).
Le 20 juin 2015
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