Présenté hors compétition lors du dernier Festival de Venise, White Material, le quinzième long métrage (qui est la douzième fiction) de la cinéaste Claire Denis, est son premier film à disposer d'une couverture aussi large dans le parc de salles de cinéma français : 114 copies. Produit par Why Not Productions, Canal Plus et France 3 Cinéma, et distribué par Wild Bunch, c'est tout simplement le film le plus richement doté que Claire Denis ait jamais eu à réaliser : Isabelle Huppert dans le rôle principal et Christophe Lambert dans un rôle plus secondaire, un tournage en scope au Cameroun avec plusieurs dizaines de figurants locaux, un scénario co-écrit par Marie Ndiaye, récemment récipiendaire du Prix Goncourt pour son dernier roman Trois femmes puissantes (éd. Gallimard), un grand sujet allégorique relatif aux guerres civiles déchirant l'Afrique contemporaine et saisies dans leur dimension (post)coloniale. C'est le premier film de la cinéaste où les éléments participant à la richesse culturelle, économique, matérielle et symbolique de sa réalisation représentent autant d'obstacles qui peuvent facilement alourdir l'élan artistique d'un tel projet cinématographique. Là où un film comme Beau travail (2000) disposait d'éléments hétérogènes (le souvenir de la nouvelle Billy Budd de Herman Melville transposée dans le monde des légionnaires, l'opéra que le compositeur anglais Benjamin Britten avait consacré à ce récit, les chorégraphies de Bernardo Montet, la présence de Denis Lavant, l'Erythrée en bout de corne de l'Afrique, etc.) qui d'emblée assurait au film une place singulière dans la production cinématographique française habituelle, White Material court continuellement le risque de voir la richesse dont il peut jouir plomber le film dans un registre représentatif et discursif on ne peut plus académique, à l'opposé de la subtile et vibratile puissance esthétique dont Claire Denis est capable.
Le grand motif structurant le récit de White Material est le déni. C'est dans son Abrégé de psychanalyse en 1938 que Sigmund Freud donne l'exposé le plus accompli d'une notion
(Verleugnung en allemand) décrite à partir de 1924. Le déni de réalité est ce "mode de défense consistant en un refus par le sujet de reconnaître la réalité d'une perception
traumatisante" (Jean Laplanche et Jean-Bernard Pontalis, Vocabulaire de psychanalyse, éd. PUF - Quadrige, 1967, p. 115). La formule classique du déni aura été donnée en 1963 par le
psychanalyste freudien Octave Mannoni dans un article intitulé justement : "Je sais bien, mais quand même..." (in Clefs pour l'imaginaire ou l'Autre Scène, éd. Seuil - Points,
1969). En effet, que raconte le film de Claire Denis, si ce n'est l'histoire d'une famille française, les Vial, propriétaire d'une exploitation de café dans un pays africain jamais nommé, et qui
refuse d'admettre la réalité traumatisante d'une guerre civile provoquant de violents déchirements qui ne s'arrêteront pas sur le seuil de leur propriété privée ou de leur propre personne ? Les
formes que prend la logique du déni sont à chaque fois différenciées en fonction du membre de cette famille, et de la place qu'il occupe dans l'économie familiale : alors que Maria Vial (Isabelle
Huppert) se démène pour achever coûte que coûte la production de la dernière culture de café, son ex-mari André (Christophe Lambert) préfère plutôt dans son dos s'arranger avec le maire d'une
ville voisine pour vendre ce qui reste à vendre avant de partir, pendant que son ancien beau-père, Henri (Michel Subor), s'enferme dans la souveraineté d'un isolement renforcé par sa maladie
respiratoire, et que son fils Manuel (Nicolas Duvauchelle) profite de la désorganisation progressive générale pour muer son avachissement habituel en participation inconsciente aux pillages menés
par les enfants-soldats qui ratissent la région. Tous savent bien qu'ils n'échapperont pas au mouvement extensif et totalisant de la guerre, mais quand même, chacun tente de continuer vaille que
vaille à faire comme si cela ne les concernait pas directement. Parce que le travail (pour Maria), la vente de la propriété (pour André), l'impériale souveraineté de celui qui se croit
indéboulonnable (pour Henri), ou la participation joyeuse à des actes considérés comme des jeux (pour Manuel) représentent les stratégies déployées par les uns et les autres pour opérer le déni
d'une réalité dont les feedbacks feront brutalement craquer de telles protections imaginaires.
Là où White Material refuse d'inscrire le motif du déni dans le seul traitement narratif de la fiction, c'est quand il organise le maillage du tissu filmique à partir même des logiques
inhérentes à ce motif. Parce que le déni instille un écart entre le réel perçu et la compréhension de ce réel. Parce que le déni creuse les intervalles entre les signes obscurs que notre machine
perceptive prélève sur le réel et le sens de ces signes quand ils s'inscrivent dans un enchaînement narratif logique. C'est, chez Claire Denis, cette puissante esthétique du fragment et de
l'ellipse, du trou et de la béance, obligeant à différer la signification au nom de la sensation première des choses, et induisant le privilège de l'autonomie relative des plans valant pour
d'abord eux-mêmes au détriment de leur intrication dans des chaînes signifiantes qui ne valent que secondairement, qu'après coup. La sensation avant la signification, le plan avant son
inscription dans une chaîne filmique signifiante, le réel obscur avant son incorporation dans l'ordre symbolique des réalités, le visible avant le lisible : c'est ce qui permet à la cinéaste de
filmer en bordure de son scénario, de préférer les interstices de son récit, d'habiter les marges broussailleuses d'une fiction trouée qui très largement se déroule hors-champ. Ainsi, un
hélicoptère de l'armée française est ici moins mobilisé pour son aspect strictement spectaculaire, ou pour servir à véhiculer à l'héroïne esseulée au milieu de sa plantation déserte le message
d'une fuite nécessaire, qu'à provoquer une tornade de poussière ocre dans laquelle elle disparaît visiblement, cette volatilisation littérale signifiant seulement en un second temps
l'évanouissement plus général d'une présence française qui, dans White Material, est le seul élément véritablement exotique. Ailleurs, un filmage caméra sur l'épaule afin de planter
physiquement le geste même de tourner dans la terre où se déploient et s'éparpillent les plans, l'utilisation de focales courtes afin de pouvoir filmer très loin des gros plans qui contractent et
ramassent les corps sur eux-mêmes en écrasant ainsi toute perspective (C'est Yves Cape qui a remplacé au pied levé la chef opératrice habituelle de Claire Denis, Agnès Godard), le choix de
filmer les corps à partir de leur nuque ou alors en trois-quarts dos afin de dissocier la parole des visages et ainsi rendre manifeste une dissociation générale, la non-linéarité narrative d'un
récit éclaté en strates temporelles disjointes (comme si la terre nourricière de la fiction avait été retournée ou piétinée), ou encore la musique à la douceur languide et empoisonnée du groupe
anglais Tindersticks, qui travaille avec la cinéaste depuis Nénette et Boni en 1997, et qui cherche moins à illustrer ou souligner la dramaturgie qu'à rendre sensible, avec des
grondements d'harmonium et des percées de cordes, une ambiance électrique chargée d'affects contradictoires : tout cela participe à subordonner une matière romanesque apportée par Marie Ndiaye
(pour sa première participation à l'écriture d'un film) à la matière plus générale d'un lieu traversé de forces antagonistes saisies de manière dispersive, tourbillonnaire et matériologique.
Il est évident, à s'en tenir à son seul récit, que White Material est habité par nombre de réminiscences romanesques qui auraient pu figer l'élan esthétique du film dans l'académisme
représentatif et culturel. Au coeur des ténèbres (1899) et Nostromo (1904) de Joseph Conrad, La Ferme africaine (1937) de Karen Blixen (dont Sydney Pollack a tiré une
adaptation en 1985 sous le titre Out of Africa), Un barrage contre le Pacifique (1950) de Marguerite Duras (adapté au cinéma il y a un peu plus d'un an par le réalisateur
cambodgien Rithy Panh avec Isabelle Huppert dans un rôle principal proche de celui qu'elle tient ici), Vaincue par la brousse (1950) et Rire d'Afrique (1995) de Doris Lessing,
(le premier des deux ouvrages avait déjà inspiré Chocolat, le premier long métrage de Claire Denis tourné en 1988), Disgrâce (2001) de John Maxwell Coetzee : inévitablement, le
scénario de Marie Ndiaye et Claire Denis est tramé par le souvenir de tous ces grands récits. On sait aussi, avec le critique Serge Daney (que Claire Denis avait filmé, conversant en 1990 avec
Jacques Rivette, dans le documentaire intitulé Jacques Rivette, le veilleur), que la cinéaste est meilleure en géographie qu'en histoire. Là encore, la forme narrative parcellaire et
l'optique phénoménologique privilégiées par la cinéaste auront permis de gonfler la fiction d'une matière réelle qui, d'une certaine façon, vaut comme la réponse cinématographique à la question
même du déni qui structure si profondément le récit. Coller au récit en sacrifiant la matière réelle qui en supporte la réalité documentaire aurait été considéré comme le redoublement, sur le
plan cinématographique, du déni qui est psychiquement vécu par les membres de la famille Vial. Filmer dans les intervalles de l'imaginaire du scénario, c'est alors retrouver le réel que cet
imaginaire aurait pu refouler. Chez Claire Denis, la réalité des personnes qui jouent n'est par exemple jamais déniée au profit des personnages qu'elles incarnent. C'est d'ailleurs ce qui permet
à la cinéaste de composer habilement avec ce monstre de professionnalisme qu'est Isabelle Huppert, dont la maîtrise actorale est telle qu'elle l'autorise à perpétuellement jouer, quel que soit le
film, la même figure de femme déterminée jusqu'à la fêlure. Parce que Maria est une somme d'actes à l'état pur, conduisant une moto ou une camionnette, s'occupant des corps alités des hommes dont
elle a la charge, et continuant à mettre la main à la pâte de son exploitation de café, les mouvements à finalité pratique dans lesquels elle s'insère privent l'actrice de ses habitudes de jeu
comme de sa propension à remplir de psychologie les rôles qu'elle interprète habituellement. Sa peau claire, ses cheveux roux, son corps squelettique et ses muscles noueux sont ainsi autant les
supports de l'incarnation de son personnage que sa voix et son jeu. A l'opposé, Christophe Lambert, acteur déclassé issu de la frange la plus commerciale du cinéma, est ici envisagé selon une
perspective spectrale qui correspond au caractère ectoplasmique de son personnage. Entre l'actrice hyper-légitime d'abord regardée comme un corps concentré sur sa détermination pratique et
l'acteur délégitimé considéré sous l'angle symbolique de son manque de densité à exister, ce sont d'autres corps déjà croisés chez une cinéaste qui aime monter à l'instar de Jean-Luc Godard les
castings les plus hétérogènes, le bloc de souveraineté de Michel Subor, les décharges électriques du jeune chien fou lancées par Nicolas Duvauchelle, la pétrification auratique dans laquelle
s'enfonce Isaach de Bankolé (de retour chez Claire Denis depuis S'en fout la mort en 1990) dans le rôle du rebelle surnommé Le Boxeur. Et puis, ce sont aussi le commentateur
rasta travaillant pour la radio locale, les ouvriers, les jeunes coupeurs de routes, les enfants-soldats, les miliciens, les rebelles, les militaires, les citadins, autant de figures
consistantes, même si plus furtives ou fugitives, agrégées dans des groupes distincts dont les intérêts sont antagonistes, et qui rendent particulièrement manifeste le haut niveau de
clivage qui électrise toute la population du film.
Il est vrai que White Material est le film le plus densément peuplé que Claire Denis ait jamais eu à mettre en scène, au moins depuis J'ai pas sommeil en 1993. Il est vrai aussi
que ce film permet à la cinéaste de revenir en terres camerounaises, 22 ans après son premier long métrage, Chocolat, d'inspiration très autobiographique puisqu'il narrait les souvenirs
d'enfance d'une femme interprétée par Mireille Perrier qui avait vécu, comme la cinéaste (née en 1948), en Afrique à l'époque coloniale (sur ce point, Marie Ndiaye, dont le père est d'origine
sénégalaise, mais qui a toujours vécu en France, considère à juste titre que Claire Denis est bien plus africaine qu'elle). Du chocolat au café, ce qui a changé, c'est l'affirmation d'un geste
esthétique fort, allusif et suspensif, fonctionnant par fragments de façon elliptique et métonymique, qui s'ouvre toujours plus sur l'appréhension des puissances chaotiques du hors-champ telles
que leurs effets s'exercent à même les corps des personnages. Avec L'Intrus (2005) d'après un court texte philosophique de Jean-Luc Nancy, Claire Denis arrivait à rendre sensible une
"pensée archipélique" (Édouard Glissant) accordée à un mouvement de "créolisation du monde" (idem) qui, passant par la Suisse, la Russie, la Corée du sud et la Polynésie
française, rendait caducs les efforts de préservation identitaire d'un homme (Michel Subor à nouveau qui, dans Beau travail comme dans White Material, figure puissamment
l'allégorie de la domination patriarcale et occidentale) qui payait le prix fort sa greffe de cœur puisqu'il s'agissait de celui de son propre fils assassiné pour l'occasion. Dans
L'Intrus, le paternalisme (auto)cannibalique, s'obstinant dans la préservation de la pureté de son identité, et saisi aux quatre coins de la mondialité hétérogène du monde, se renverse
dans White Material en familialisme têtu incapable d'assurer la perpétuation de sa domination et de sa cohésion dispersées aux quatre vents d'une guerre concentrée en un lieu unique. Ce
qui persiste dans les deux films, c'est ce double mouvement d'impuissance : impuissance à retenir ce qui s'en va et impuissance à empêcher ce qui arrive. Les forces sociales sont des flux
qu'échouent à couper ou juguler tant l'ancien barbouze de L'Intrus que l'exploitante de café de White Material. Et, ni la propriété privée (la riche Suisse peuplée des spectres
de migrants clandestins dans le premier film, l'exploitation de café pénétrée par d'invisibles enfants-soldats liquidés par de tout aussi invisibles militaires dans le second film), ni le corps
(les égorgements et les blessures dans les deux films, la maladie de cœur ou respiratoire des personnages incarnés dans les deux films par Michel Subor), ni même la peau ne peuvent, lorsque les
forces de l'hétérogène et du chaos sont déchaînées, plus rien arrêter.
C'est ce double mouvement des flux, impossibles à retenir selon qu'ils partent ou qu'ils arrivent (les représentants du monde du travail, les ouvriers, s'en vont, pendant que les représentants du
monde de la guerre, enfants-soldats, rebelles et militaires, entrent), qui appelle dans White Material un récit chaotique, une désorganisation des chaînes filmiques signifiantes, et des
lignes de fuite psychique qui prennent la forme du déni, lâcheté d'André, immobilité souveraine de Henri, folie régressive de Manuel, hystérie productive de Maria. C'est la beauté des personnages
des films de Claire Denis, US Go Home (1994), Nénette et Boni, Beau travail, Vendredi soir (2003) et 35 rhums (2008), que de comprendre que la
situation qui est la leur est intenable, qu'il va falloir faire siens les imprévisibles changements de coordonnées de la situation : le frère qui va accepter que sa sœur couche avec un soldat
étasunien ; le frère qui adopte le bébé de sa sœur qui n'en veut pas ; l'ancien légionnaire qui a abandonné le monde qui le rendait heureux ; la femme qui va passer la nuit avec un inconnu
rencontré pendant le mouvement social de décembre 1995 ; le père qui sait devoir se séparer de sa fille qu'il aime plus que tout. Et c'est l'horreur des personnages des autres films de Claire
Denis, J'ai pas sommeil, Trouble Every Day (2001), L'Intrus et White Material, que de s'obstiner à ne rien voir ni rien comprendre des termes mêmes de la
situation : la mère qui croit que son fils, assassin de vieilles dames inspiré de du tueur en série Thierry Paulin, est un monstre ; l'homme qui échoue à retenir ses pulsions sexuelles
destructrices ; le vieux barbouze qui ne saisit pas qu'il a lui-même participé à l'hétérogénéisation et l'impurification du monde ; la famille qui dénie la folle violence qui tournoie autour
d'elle et qui l'emporte parce qu'elle lui est irrémédiablement liée. L'originalité de White Material réside précisément dans le fait que les déterminants (post)coloniaux agissent sur la
logique même du déni, l'écart entre le réel et sa compréhension étant le produit d'un refus psychique d'une réalité traumatisante dont l''origine est le refus plus global en la circonstance d'une
domination occidentale rendue aussi obsolète que les légionnaires de Beau travail. Cette esthétique qui, au lieu de subordonner comme le veut la conception représentative classique le
sensible à l'intelligible, sépare les deux termes pour privilégier le premier terme et lui indexer ensuite le second terme, selon une logique de montage nébuleux et de mise en relation
pointilliste seulement réalisée mentalement par le spectateur, s'enracine profondément dans cette expérience fondatrice, racontée dans Chocolat, vécue par une jeune fille, enfant d'un
administrateur colonial habitant le Cameroun, qui voyait le monde qui se présentait à elle sans rien y comprendre de ses déterminations sociales réelles (il fallait une brûlure partagée entre la
jeune fille et le boy de la maison interprété là aussi par Isaach de Bankolé pour que la compréhension de la violence coloniale se fasse sentir, et soit partagée à même un peu de peau
brûlée).
Ce déni premier qu'objective le premier long métrage de la cinéaste à partir de sa propre biographie d'enfant d'administrateur colonial se trouve prolongé dans la famille de White
Material (c'est d'ailleurs Freud qui raconte que le déni accompagne toute la période de l'enfance, et que c'est seulement à l'âge adulte que le déni peut se transformer en dérives
psychotiques). Qu'est-ce qui se rejoue aujourd'hui qui s'est déjà joué il y a plus de cinquante ans ? Quelle est la dynamique, pour employer un autre concept freudien, de cette compulsion de
répétition qui voit l'histoire bégayer à ce point ? C'était un autre piège que devait contourner ou neutraliser Claire Denis lorsqu'elle s'est attelée avec Marie Ndiaye à mener à bien leur projet
commun, à savoir celui de l'allégorie. Le problème n'est pas l'allégorie en elle-même, mais le fait que, posée d'emblée aux avant-postes du film, le récit se drape immédiatement dans les amples
couvertures du générique et de l'universel, au risque justement de dénier à des réalités spécifiques leur contenu particulier. Là où l'allégorie, quand elle est la résultante d'un récit, lui
permet de puiser dans sa matière particulière les éléments susceptibles de passer au niveau des invariants universels, son installation comme préalable du récit prive celui-ci de toute
particularité, et le hausse tout de suite au niveau de généralités qui précisément manquent de la consistance du spécifique. S'il est logique et légitime, dans une perspective narrative, de
partir du particulier pour atteindre un universel pratiquement déterminé par ce dernier, il est plus difficile d'admettre l'inverse, puisque poser d'emblée un universel risquerait d'imposer
d'abstraites évidences au risque de rendre encore moins lisible la complexité du réel. Pour le coup, l'allégorie comme geste narratif posé d'emblée peut dangereusement recouper la logique du déni
qui est au coeur du film de Claire Denis, l'abstraction universelle pouvant faire écran aux réalités spécifiques d'une situation donnée. L'indécidable localisation spatiale (le nom du pays où se
déroule l'action de White Material n'est jamais donné) et temporelle (la date non plus n'est jamais indiquée) dans laquelle se love le récit, certes, participe à offrir au film un
caractère immédiatement et explicitement allégorique, mais au risque de verser dans des généralités abusives au nom desquelles le sens commun considère que tous les pays d'Afrique se ressemblent,
que n'importe quel pays africain équivaut au continent tout entier. Des généralités qui peuvent au bout du compte alimenter le confusionnisme et le racisme contemporains (toutes choses que l'on
retrouve dans les écrits du "négrologue" autoproclamé Stephen Smith par exemple).
On a déjà insisté sur toutes les opérations cinématographiques qui ramènent dans la densité de la matière les élans romanesques du scénario, et qui ouvrent celui-ci sur les puissances invisibles
du hors-champ. On a préalablement montré que le déni pouvait aussi se loger dans une conscience déterminée par des logiques (post)coloniales au nom desquelles la réalité de la fin de la
domination était refusée par ceux-là mêmes qui n'allaient bientôt plus pouvoir en profiter. L'indétermination spatio-temporelle du récit de White Material permet-elle de faire revenir
subrepticement le spectre du déni, allant jusqu'à neutraliser un film alors paralysé par ses propres contradictions ? Au-delà de précisions données en entretien dans les Cahiers du
cinéma (n°654, mars 2010) par Claire Denis et Marie Ndiaye (le tournage s'est déroulé au Cameroun, un pays qui n'est pas en guerre aujourd'hui ; quant à l'idée de la plantation de café, elle
venait du projet originel qui aurait dû se tourner au Ghana ; enfin, l'option ivoirienne intermédiaire était rendue caduque du fait même qu'on y cultive pas le café), White Material
arrive malgré tout à s'extirper du double piège allégorique. D'abord parce que l'indétermination spatiale rend compte d'une "Françafrique" (François-Xavier Verschave) qui progressivement
s'étiole et se disperse au profit d'une "mafiafrique" (idem) dans laquelle la France perd toujours plus, dans la course actuelle à la valorisation concurrentielle du capital
transnational, ses anciennes prérogatives impériales. L'utilisation dans le film de la langue française comme de la langue anglaise par les autochtones manifeste clairement l'érosion linguistique
de la présence impériale française (sous sa forme consensuelle, à savoir la Francophonie), au profit de l'ancien ennemi impérial français en Afrique, l'Angleterre, surtout au profit de l'idiome
même des échanges internationaux, à savoir la langue anglaise. Cet affaiblissement linguistique et donc politique de la France en Afrique se voit prolongé d'ailleurs par la situation même des
Français dans le film de Claire Denis, qui pratiquent collectivement le déni de ce qui se passe parce que leurs intérêts ne sont pensés qu'à l'aune de l'économique. C'est le second élément
assurant au film sa portée allégorique : si le temps est ici indéterminé (cette indétermination s'accordant avec la non-linéarité narrative du film), c'est qu'il permet de rendre manifeste ce
qui, à l'époque postcoloniale, se perpétue du colonialisme. Non pas qu'il s'agirait de dire que tout s'équivaut, et que hier est égal à aujourd'hui. Bien plutôt, la question économique saisie au
travers du prisme matérialiste de la propriété foncière, des rapports et des moyens de production est ce qui demeure, du colonialisme au postcolonialisme, irrésolu. C'est d'ailleurs ce qui motive
le déni des Vial qui ne se considèrent pas autrement que comme des exploitants qui donc, parce qu'ils ne font pas de politique, n'auraient rien à craindre des désordres politiques et de leurs
prolongements armés, puisque cela n'est pas censé les concerner. Toutes les séquences avec les enfants-soldats, tantôt lutins à peine visibles qu'échouent à suivre ou simplement à voir André et
Manuel Vial, tantôt marmaille volcanique dont la fureur prédatrice trace un trait d'identité entre la consommation de gâteaux et de bonbons et l'ingestion de médicaments, montrent que l'inégal
partage des richesses se soldera toujours par des hordes criminelles d'enfants affamés, par des dominants qui ne comprendront rien aux résultantes d'une misère dont ils sont matériellement
responsables, et par des partisans d'un retour à l'ordre de l'Etat qui ne craindront pas de liquider la marmaille nue et repue des pillages du "white material" environnant, comme s'il s'agissait
d'agneaux à saigner. La terrible séquence du massacre d'enfants, dont l'innocence monstrueuse n'est que le corrélat de l'intrication de rapports sociaux inégalitaires au sein desquels la famille
Vial a toute sa place, même déniée, fonctionne sur une économie pudique et métonymique (bruits de sang s'écoulant et aucun cri, lames ensanglantées et aucune gorge filmée au moment de la
pénétration des armes blanches) évitant ainsi toute obscénité, en même temps qu'elle accomplit toute l'horreur contenue dans la position même qu'occupent les Vial, puisque ce massacre se déroule
au coeur de leur propre maison.
Tant que la question économique n'aura pas été résolue, mieux, tant que cette question n'aura pas été comprise comme relevant de la question politique, tous les exploiteurs ou propriétaires de
moyens de production dénieront leur participation involontaire mais réelle, active-passive (une espèce de passivité active qui devrait passionner le philosophe matérialiste lacanien Slavoj
Zizek), dans des processus sociaux qui ne se déroulent pas qu'en Afrique, mais concernent le monde entier quand il est considéré comme un espace de valorisation maximale par le capitalisme. C'est
parce que cette question n'a pas été résolue à l'époque de la décolonisation que le postcolonialisme peut se muer en néocolonialisme, que le néocolonialisme peut alors être envisagé comme une
compulsion de répétition, un bégaiement du colonialisme lui-même. Le déni représente par conséquent la logique psychique propre à tous les dominants, (post)coloniaux et autres, au nom de laquelle
ne cesse pas d'être éprouvé le différé entre la perception traumatisante du réel et la compréhension de ses déterminations. "Je sais bien, mais quand même..." : entre les deux
propositions de la formule d'Octave Mannoni, subsiste un écart qui ne se réduit pas à l'annulation par la seconde proposition de la première proposition, mais qui vaut aussi pour rendre compte de
l'intervalle partageant les questions politique et économique, ce partage incluant la seconde question dans le champ de la première. Nous savons bien que l'administration coloniale française a
cessé d'exister dans les pays africains anciennement colonisés. Mais quand même, comment pouvons-nous encore ignorer que les richesses de ces pays sont encore largement ponctionnées par les
héritiers du pouvoir colonial ? Il est intéressant également de relever que la formule classique du déni, qui a d'ailleurs servi à son auteur à analyser l'expérience théâtrale, a été employée par
le philosophe Christian Metz dans Le Signifiant imaginaire en 1977 (éd. Christian Bourgois, 1993) afin d'expliquer la position clivée du spectateur devant un film, y croyant sans y
croire, croyant dans l'espace imaginaire que lui offre la projection du film, sans cesser de voir qu'il ne s'agit que d'un film. Expérience biographique de Claire Denis qui aura déterminé la
singularité de son geste esthétique écartant l'espace des perceptions du réseau de leur intelligibilité ; expérience de tous les dominants déniant leur propre intrication dans les désordres
sociaux auxquels ils prennent une part active-passive ; expérience spectatorielle qui croit sans croire les fictions qui sont projetées sur les écrans des salles de cinéma : partager
l'expérience, intime et collective, du déni, c'est alors objectiver ce qui résiste à l'objectivation, cette part imaginaire de nous-mêmes qui insiste tant pour creuser les écarts entre ce que
nous percevons et ce que nous comprenons de nos perceptions.
Nous conclurons enfin sur le fait qu'Octave Mannoni, qui a enseigné à la Martinique et à Madagascar pendant les années 20 et 30, a été l'un des premiers intellectuels français à critiquer le
colonialisme dans son ouvrage Psychologie de la décolonisation (éd. Seuil, 1950), œuvre majeure d'une discipline, l'ethnopsychanalyse, consacrée par Georges Devereux dans les années 60.
Si cet ouvrage a été vivement critiqué à l'époque par Aimé Césaire et Frantz Fanon, ces derniers mettant l'accent tant sur la faiblesse analytique du système colonial (réduit chez Mannoni aux
commerçants et artisans colons afin d'innocenter l’État français), que sur les présuppositions racisantes d'alors qui lui permettaient d'expliquer que les colonisés étaient voués à une
infériorité amenée à nécessairement rencontrer la domination européenne, il témoigne d'un effort de pensée, à juste titre critiqué et critiquable, mais dont certains résultats en termes de
conceptualisation, comme le "complexe de Prospero" inspiré du personnage principal de la pièce de William Shakespeare, La Tempête, peuvent demeurer encore pertinents. En
regardant White Material, on se dit que ce fameux "complexe de Prospero", en tant qu'il s'agit d'un "ensemble de dispositions névrotiques inconscientes qui dessinent tout à
la fois la figure du paternalisme colonial et le portrait du raciste dont la fille a été l'objet d'une tentative de viol (imaginaire) de la part d'un être inférieur" (Psychologie et
décolonisation, p. 108), aiderait à mieux appréhender la nature étrange de la relation unissant Maria à son ancien beau-père, et ce qui déclencherait chez elle à la toute fin du film son
désir de l'assassiner. A l'île mystérieuse de la pièce de Shakespeare, s'est substituée l'exploitation de café isolée dans la mer ocre de la brousse africaine. Demeure pourtant, tel qu'en
lui-même, le patriarche dont l'existence est au fondement de tout, de la mort de Manuel brûlé vif dans l'incendie de la plantation (son corps calciné semble à la fois le terme final de sa pente
régressive-anale comme le résidu symbolique des défauts respiratoires de son grand-père) à l'inertie (l'impuissance ?) d'André en passant par l'hystérie productive de Maria. Si elle est le seul
personnage de la famille Vial à survivre, c'est parce que, loin de seulement jouir comme les hommes de son groupe des privilèges de la propriété privée remontant loin dans le temps du
colonialisme, elle travaille, et son caractère de travailleuse, certes balisée par sa posture de donneuse d'ordres aux prolétaires environnant, lui donne une relative légitimité auprès des
autochtones. Si elle s'abandonne à son délire productiviste, c'est peut-être aussi parce qu'elle a psychiquement intériorisé le fait que, inactive, elle risquerait d'apparaître aux yeux des
hommes socialement infériorisés de la région comme une femme sexuellement désirable (la maigreur d'Isabelle Huppert n'appelle pas vraiment chez le spectateur du pur désir sexuel). Le meurtre
final de Henri, symptomatiquement décapité dans l'obscurité à la machette (les coupes entre les plans redoublant les coups de la lame s'abattant sur le cou), vaudrait alors symboliquement comme
la castration symbolique du porteur du phallus (le patriarche propriétaire), et sa réappropriation par le seul personnage qui travaille et manipule des outils, autrement dit elle-même. La
référence ultime à Apocalypse now ! (1979) de Francis Ford Coppola, Michel Subor ressemblant alors à Marlon Brando, se trouve fondue dans une perspective anti-sexiste qui n'existait pas
dans la nouvelle de Joseph Conrad, Au cœur des ténèbres, qui avait inspiré le film de Coppola. Parce que la domination occidentale est autant raciste que sexiste. Dominant parmi les
Noirs parce qu'elle est Blanche, Maria est dominée parmi les hommes de sa famille parce qu'elle est une femme. Et c'est parce qu'elle est une femme qu'elle travaille, debout quand la plupart des
hommes qui vivent à côté d'elle sont symptomatiquement couchés, en mouvement quand ils sont souvent statiques, son travail lui permettant de survivre au milieu des vents de la destruction qui
vont entraîner son ex-mari dans un devenir-larve, son ancien beau-père dans un devenir-éléphant, son fils dans un devenir-chien, et Le Boxeur dans un devenir-statue d'ébène (rappelant le zombie
de Vaudou de Jacques tourneur tourné en 1943).
C'est la double force terminale de White Material : montrer, à l'inverse de l'ethnopsychanalyse primitive d'Octave Mannoni, que les dominants sont victimes d'une série d'aliénations
psychiques qui n'affectent pas les dominés, d'abord mus par les logiques matérielles de la survie (en même temps que ces logiques appellent des divergences d'intérêt qui empêchent de fondre en un
seul bloc la population africaine du film, ce qui aurait induit une vision non plus matérialiste mais essentialiste, et partant raciste) ; mais montrer quand même, dans le relèvement critique de
la psychanalyse freudienne opérée par Octave Mannoni, que le déni de réalité peut aussi avoir pour origine l'absence imaginaire de pénis pour les petites filles intoxiquées par les
représentations dominantes de la société hétéropatriarcale. La réappropriation symbolique du phallus, une fois levée la fin du déni, est ce qui permet dans le film de Claire Denis à une femme de
rompre (dans l'obscurité, comme si elle était Noire) avec le patriarcat qui l'opprimait, comme il opprimait les hommes racisés de la région. Et on sait bien, depuis les travaux de la chercheuse
foucaldienne Elsa Dorlin, que la généalogie de la nation française est tout à la fois sexuelle et coloniale, que le sexe a été "la matrice de la race" (éd. La Découverte, 2006). Parce
que la race comme rapport social inégalitaire et naturalisé est aussi une compulsion de répétition du sexe comme rapport social inégalitaire naturalisé : ce que dénient tous les dominants, qu'ils
soient sexistes et racistes, qu'ils vivent en Afrique et ailleurs.
Lundi 29 mars 2010
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