L’œuvre d’art, qu’elle soit de cinéma ou d’un autre art, voit son économie relever de la question non de la signification mais du sens. Le sens dans tous les sens (Jean-Luc Nancy) : autrement dit la surface sensible du monde telle qu’elle présente les signes obscurs d’une compréhension toujours différée, toujours différente, toujours « différante » (Jacques Derrida). Dit encore d’une autre façon, l’œuvre d’art réside structurellement dans l’écart entre raison sensible et raison intelligible (Friedrich Schiller), elle manifeste le jeu écartant, dis-joignant, partageant les deux types de raison. Comprendre ici, c’est ressentir, c’est affaire de sensations égale à notre potentiel en termes d’intellection. Sensation et intellection représentent ici les deux pôles du champ magnétique de la création artistique et de la perception esthétique. Sinon la clôture symbolique rabat tout le sens sur la seule représentation (Georges Didi-Huberman), et c’est tout à la fois la sensibilité du récepteur qui s’appauvrit, et sa faculté interprétative qui s’en trouve anémiée. Mieux, la faculté de juger doit buter sur le sublime qui excède toute raison (Emmanuel Kant), afin que la raison elle-même fasse l’épreuve d’un reste – le figural sous la figure (Jean-François Lyotard) – résistant à toute captation symbolique et, ce faisant, puisse continuellement persévérer, sans stabilisation définitive, dans son être rationnel. Alors, l’œuvre demeure ouverte (Umberto Ecco), l’ouvert de l’œuvre convoquant infiniment nos facultés interprétatives, et électrisant continuellement notre fond sensitif.
Alors que le régime représentatif soumet la fiction et son expression figurative à la police des règles, des codes et des conventions (réalistes, mimétiques, psychologiques) existantes, le régime esthétique propose les principes singuliers ne valant que pour le film ou l’œuvre pour lesquels ils s’appliquent. Le régime esthétique autorise alors la double identité d’un film ou d’une œuvre ne renvoyant donc qu’à sa propre cohérence ou logique, mais également d’un film ou d’une œuvre faisant l’expérience d’un réel qui l’excède. Alors que le consensus policier des représentations configure, conforme et arraisonne les perceptions et les opinions dominantes (dans le sens de l’idéologie dominante, comme l’ont dit Marx et Engels), le dissensus politique du régime esthétique instruit une contestation unique des représentations habituelles, indique une redistribution possible des pôles et des relations, des places et des positions, des rôles et des actions, et enfin vérifie pratiquement cette opération au cœur même du réel. Les films et les œuvres qui pratiquent l’identité entre les formes de l’art et les formes de la vie, qui reposent sur l’indétermination de l’art et du non-art, qui jouent la troublante indiscernabilité entre documentaire et fiction, ces films et ces œuvres relèvent du régime esthétique. Ailleurs, c’est le régime représentatif avec son consensus dominant qui rabâche symboliquement un ordre policier remâché afin de nous préserver ainsi de toute irruption disruptive du réel, cela au nom de la sacro-sainte réalité représentée (et, en toute logique, et plus généralement, du réalisme politique, économique, etc., censé représenter et défendre nos intérêts).
L’époque contemporaine est à la domination, non pas des images, mais des clichés (Gilles Deleuze), ces images inertes qui absorbent nos perceptions et les ossifient au point où elles nous éloignent et nous exproprient du monde (d’où que l’art se doive de nous le redonner selon le philosophe). Marie-José Mondzain parle de son côté du règne des visibilités (médiatiques en l’occurrence, et qui sont tout autant politiques qu’économiques). Des images, il y en a peu au fond, et ce sont les œuvres d’art (cinématographiques ou autres) qui proposent les rares images susceptibles de contester le joug obscène des visibilités saturant nos sensibilités et court-circuitant notre intellectualité. Qu’est-ce alors qu’une image ? Elle est le support d’un affrontement entre le visible et l’invisible, elle propose une incarnation iconique (le Verbe invisible se fait chair visible selon les iconodoules chrétiens, l’Idée donne forme à l’informe selon le schéma hylémorphique aristotélicien), cela à l’opposé de toute forme d’incorporation exigée par les églises, quelles qu’elles soient, qui réglementent sévèrement l’ordre policier des visibilités, des croyances, et des possibles. L’image est composition instable entre ce que nous voyons et ce que nous ne pouvons voir ou devinons seulement, entre ce que nous entendons et ce qui demeure inaudible, entre ce que nous comprenons et ce qui résiste à cette compréhension. Cet affrontement est non-dialectique, car il ne se résout pas sous la forme d’une synthèse rassurante, aussi provisoire fût-elle. En effet, la vérité d’une image se situe en dehors de celle-ci. Elle est la résultante du travail partagé des regards individuellement tout autant que collectivement constitués, et des paroles communément échangées, ceci afin de constituer le site commun d’une parole démocratique à l’épreuve de la « pluralité humaine » (Hannah Arendt). L’image excède ce que nous pouvons en dire, la parole dépasse ce qu’expose l’image : il y a ainsi du jeu pour le libre exercice esthétique et la libre faculté de juger et d’interpréter inscrits dans l’expérience de notre égalité générique, égalité intellectuelle et égalité sensitive, ainsi partagée.
La fiction n’est pas mensonge, mais récit participant à la symbolisation de qui, dans le réel, échappe à cet effort. La réalité est le terme signifiant la traduction symbolique, que proposent indifféremment tous les types de représentation et tous les modes de signification, de nos rapports difficiles avec le réel, toujours retors, toujours fuyant (Jacques Lacan, Slavoj Zizek). La fiction participe de cet effort mais, dans le domaine particulier de l’art cinématographique, l’image doit être saisie dans sa logique duelle de matière à fiction et de matière à sensation prélevée de façon documentaire sur le réel. Bordure entre le subjectivisme artiste des fictions et l’objectivité phénoménologique du monde enregistré et consigné techniquement par la machine filmique, l’image (visuelle autant que sonore) dispose d’une tension résultant de ce que désire le filmeur et de ce qui résiste dans ce désir quand il se confronte à la matière hétérogène et chaotique du monde réel. Faire l’épreuve de l’hétérogène, c’est accomplir la puissance de l’image comme lieu où se fait jour l’altérité, comme le rappelle le théoricien Jean-Louis Comolli (mais déjà son camarade des Cahiers du Cinéma Serge Daney) qui n’a de cesse de vérifier ce principe éthique à l’aune de ses propres documentaires. Être un spectateur critique (émancipé dirait Jacques Rancière), c'est être au travail des oeuvres cinématographiques qui participent à couper les flux de la marchandise spectaculaire (Guy Debord), c'est faire l'expérience d'un manque, d'un trouble, d'une incertitude, d'une interrogation, cet "estrangement" dont parlait Siegfried Kracauer quand l'image se comprend comme un mixte de ressemblance et de dissemblance (la seconde venant inquiéter la première), et surtout quand, au sein de la société de contrôle (Gilles Deleuze), des limites sont alors posées à l'obscénité du tout-voir et du tout-entendre. Alors penser (re)devient possible. Pour le dire avec les mots d’Alain Badiou, reconnaître la puissance de l’image, c'est la considérer comme le lieu d’une visitation par la grâce de l’événement imprescriptible, débordant tout type de contrôle et de calcul, et venant trouer le tissu consensuel des opinions et des représentations. La grâce de cette visitation ne peut être perçue que par un spectateur critique et attentif à sentir et penser les mouvements imprévisibles du monde tel qu'ils ne peuvent se réduire aux empires, tels qu'ils excèdent ou supplémentent les normes assurant l'ordre des situations dominantes ainsi que leur reproduction.
Il n’y a pas d’images justes, juste des images, avait un jour avancé le cinéaste. Cela signifie que les images seules ne disent rien en elles-mêmes : elles ne sont expressives que dans leur mise en rapport mutuelle. Cette mise en relation peut se dire dialectiquement : l’image est ce qui résulte du rapprochement de deux images éloignées (Pierre Reverdy, André Breton). Plus précisément, le montage est l’opération nécessaire afin de créer des images qui résultent de la mise en relation d’images que tout paraît devoir séparer. Cette troisième image n’existe pourtant que dans l’esprit du spectateur à qui est proposée cette mise en rapport : elle relève alors du commerce des regards et des paroles que partage la communauté des êtres parlants. La proposition d’une troisième image sera alors le produit de la confrontation démocratique des spectateurs. N’en demeure pas moins que cette philosophie est, pour parler à nouveau comme Gilles Deleuze, moins essentialiste (l’être de l’image ne l’intéresse pas) ou dialectique (les images se contredisent moins qu’elles ne s’agencent en machines de sens), que l’expression privilégiée d’une ontologie du multiple et des infinies conjonctions qu’elle instruit. Une philosophie du « et » et de la relation qui peut ici remonter, si l’on veut, à l’empirisme du philosophe anglais David Hume. Une image seule ne vaut rien en termes de sens si elle n’est pas agencée, conjuguée, machinée avec une autre image. Par le biais de cette brèche ouverte, le truchement de cet intervalle créateur, le spectateur est alors invité à prolonger la proposition cinématographique ainsi avancée en l’actualisant sous la forme démocratique des regards exposés et des paroles affrontées. Ceci fait, afin que, tous ensemble, artistes et spectateurs unis dans une même et égale communauté esthétique, ils participent au travail librement créateur de fourbissement des images qui manquent. Car elles manquent toujours, les images, quand règne la guerre médiatique quotidienne que mènent les visibilités au nom de prescriptions économiques et idéologiques insensées. Les images, littéralement, sont encore à-venir.
Si, d'après le philosophe Jean-Louis Déotte, l’image est un mixte d’archive et de fiction, autrement dit une composition objective-subjective et audible-visible consignant récits, faits et témoignages, cette consignation d’un peu de fiction et de documentaire entremêlés tout à la fois peut alors dire le monde, le regard qui s’exerce sur lui, et le regard que le monde exerce sur ce même regard. L’intervalle qui partage ce que nous voyons et ce qui nous regarde (Georges Didi-Huberman), qui creuse dans le monde de la sur-exposition audiovisuelle les poches refusant de céder au contrôle de la marchandise spectaculaire, cela s’appelle l’image. L'image comme promesse et attente d'autres images pour la contester ou la prolonger, et ainsi permettre la perpétuation d'un effort rien moins que détesté par la domination : celui de penser.
Bibliographie :
Jean-Luc Nancy, Au fond des images, éd. Galilée, 2003.
Jacques Derrida et Bernard Stiegler, Echographies – de la télévision : entretiens filmés, éd. Galilée, 1997.
Friedrich Schiller, Lettres sur l’éducation esthétique de l’homme [1795], éd. Aubier, 1992.
Georges Didi-Huberman, Ce que nous voyons, ce qui nous regarde, éd. Minuit, 1999.
Georges Didi-Huberman, Devant l’image. Questions posées aux fins d’une histoire de l’art, éd. Minuit, 1990.
Emmanuel Kant, Critique de la faculté de juger [1790], éd. Vrin, 2000.
Jean-François Lyotard, Discours, figure [1971], éd. Klincksieck, 2002.
Umberto Ecco, L’œuvre ouverte, éd. Seuil, 1979.
Karl Marx et Friedrich Engels, L’Idéologie allemande [1846], éd. Sociales, 1976.
Jacques Rancière, Le Partage du sensible. Esthétique et politique, éd. La Fabrique, 2000.
Jacques Rancière, Le Destin des images, éd. La Fabrique, 2003.
Jacques Rancière, Le Spectateur émancipé, éd. La Fabrique, 2008.
Gilles Deleuze, Cinéma 1. L’image-mouvement, éd. Minuit, 1983.
Gilles Deleuze, Cinéma 2 L’image-temps, éd. Minuit, 1985.
Marie-José Mondzain, Le Commerce des regards, éd. Seuil, 2003.
Marie-José Mondzain, Homo spectator, éd. Bayard, 2007.
Slavoj Zizek, Lacrimae Rerum. Essais sur Kieslowski, Hitchcock, Tarkovski, Lynch et quelques autres, éd. Amsterdam, 2007.
Slavoj Zizek, Tout ce que vous avez toujours voulu savoir sur Lacan sans jamais oser le demander à Hitchcock, éd. Capricci, 2010.
Jean-Louis Comolli, Voir et pouvoir : cinéma, télévision, fiction, documentaire, éd. Verdier, 2004.
Jean-Louis Comolli, Cinéma contre spectacle. Suivi de : Technique et idéologie (1971-1972), éd. Verdier, 2009.
Guy Debord, La Société du spectacle [1967], éd. Gallimard, 1992.
Siegfried Kracauer, Théorie du film. La rédemption de la réalité matérielle [1960], éd. Flammarion, 2010.
Serge Daney, La Rampe, éd. Les Cahiers du Cinéma, 1996.
Serge Daney, L’Exercice a été profitable, monsieur, éd. P.O.L, 1993.
Alain Badiou, Petit manuel d’inesthétique, éd. Seuil, 1998.
Alain Bergala, Godard par Godard (tomes I et II), éd. Cahiers du Cinéma, 1998.
André Breton, Manifestes du surréalisme [1924, 1930], éd. Pauvert, 1979.
Jean-Louis Déotte, L’Epoque des appareils, éd. Léo Scheer/Lignes, 2004.
Mardi 11 mai 2010
Écrire commentaire