Des nouvelles du front cinématographique (28) : Barton Fink

Hollywood brûle-t-il ?


Barton Fink (1991), le quatrième long métrage de Joel et Ethan Coen, a reçu, lors de sa présentation lors du Festival de Cannes, une moisson exceptionnelle de prix : Palme d’or, Prix de la mise en scène, et Prix d’interprétation pour son acteur principal, John Turturro. Ce fait unique dans l’histoire du festival a obligé son directeur, Gilles Jacob, à édicter la règle selon laquelle désormais le film récipiendaire de la Palme ne pouvait recevoir d’autre prix que celui de la meilleure interprétation. Il est vrai que la sélection officielle de cette année-là proposait de grands films, tel Van Gogh de Maurice Pialat qui n’a d’ailleurs, et fort injustement, rien obtenu. Pourtant, Roman Polanski qui était à l’époque le président du jury du festival a voulu insister sur la puissance cinématographique d’un film qui aura consacré internationalement les deux cinéastes, au-delà du petit cercle du cinéma indépendant étasunien à l’intérieur duquel ils travaillaient jusque-là. On peut même dire, quasiment vingt ans après la réalisation de Barton Fink et dix autres longs métrages, que l’auteur du Bal des vampires (1967), dont l’esthétique a explicitement inspiré l’ouverture du dernier film en date des Coen, A Serious Man (2009), a eu le nez fin en reconnaissant derrière le portrait tragicomique d’un scénariste en panne d’inspiration travaillant en 1941 à Hollywood les signes d’une allégorie du désastre juif dont lui-même est historiquement issu (Roman Polanski a vécu dans le ghetto de Cracovie et a évité la déportation qui a coûté la vie de sa mère, morte à Auschwitz, pendant que son père avait été interné à Mauthausen). C’est d’ailleurs la maturité cinématographique atteinte par les frères Coen avec No Country for Old Men (2007) et dernièrement A Serious Man, et qui fort heureusement vient succéder à une baisse sensible de régime à l’époque de Intolerable Cruelty (2003) et The Ladykillers (2004), qui aujourd’hui œuvre à renforcer la puissance allégorique de Barton Fink, incontestablement l’un des meilleurs films des frères cinéastes, et l’un des plus originaux consacrés à Hollywood en tant qu'il est cet enfer ignorant l'enfer bien plus grand qui l'environne.

1/ Hollywood en son miroir

Tableau caustique du Hollywood de la période classique, portrait tragicomique d’un homme qui semble confusément accéder à la conscience métaphysique de son destin absolument singulier et absolument quelconque, Barton Fink est tout cela à la fois, et encore bien d’autres choses. C’est que l’on perçoit, d’abord obscurément, ensuite très nettement (à partir du moment où l’hôtel Earle flambe), que la fiction réaliste des frères Coen révèle progressivement sa face cachée et véritablement allégorique. Barton Fink représente le deuxième volet d’un triptyque initié avec Miller’s Crossing (1990) et conclu avec The Hudsucker Proxy - Le Grand saut (1994). Dans les trois cas, prédomine une même ambiance surannée (le début des 1930 pour le premier film, des années 1940 pour le deuxième, la fin des années 1950 pour le troisième), reconstituée savamment en studio dans une perspective où les décors participent autant à matérialiser la réussite de la reconstitution historique qu’à rendre sensible de manière hyperréaliste un univers mental propice moins à ressusciter à l’identique le Hollywood d’antan qu’à le rêver, le délirer, voire le cauchemarder. L’onirisme du film de gangsters Miller’s Crossing s’inspire ainsi explicitement autant de La Clé de verre (1931) de Dashiell Hammett (qui a donné La Moisson rouge réalisé en 1942 par Stuart Heisler) que des abstractions modernistes du cinéma de Jean-Pierre Melville, pendant que les fantômes de Frank Capra, Leo Mac Carey et Gregory La Cava hantent sans difficulté The Hudsucker Proxy. En parachevant ce projet esthétique, ce dernier film le confine aussi dans un académisme synonyme d’autisme étouffant dont les Coen s’extrairont brillamment avec Fargo (1996). Entre l’onirisme melvillien du premier film et le rêve réifié du troisième film visant à fondre les fantômes des comédies sociales des années 1930, se situe donc Barton Fink dont l’inquiétante étrangeté – ce sentiment d’« unheimlich » pour parler comme Freud – qui s’en dégage rend compte autant de la situation objective de cinéastes au bord de leur angoissante incorporation dans le système hollywoodien (incorporation accomplie avec le troisième volet du triptyque dont l’échec tant artistique que commercial obligera les Coen à revenir heureusement à travailler en bordure de Hollywood), que de la vérité esthétique d’un projet cinéphilique moins hanté par la peur de la page blanche (rien n'est moins imaginable qu'une panne d'inspiration chez les Coen) que par l’angoissante conscience de sa pétrification postmoderne. De toute évidence, ce qui sauve Barton Fink de ce double processus angoissant d’incorporation à la machinerie hollywoodienne et d’accomplissement d’un projet cinéphilique au risque de son ossification postmoderne, c’est justement sa puissance allégorique, puisqu’elle permet aux cinéastes de se saisir cinématographiquement de ce double processus, de le commenter ou de le moquer, autrement dit de s’en protéger symboliquement. Comme cette puissance autorise aussi et surtout à mettre en rapport le champ hollywoodien d’alors avec un impossible et brûlant hors-champ qu’il était incapable de penser comme tel, alors que ce champ et ce hors-champ étaient strictement contemporains. Et si le champ propre au système hollywoodien représente ici exemplairement le cercle dantesque et infernal à l’intérieur duquel les scénaristes lucifériens signent inconsciemment des contrats avec les Faust des studios, un cercle encore plus grand, et encore plus infernal encore, contient le précédent, comme le hors-champ est au cinéma cet environnement tout à la fois prégnant et impalpable, autrement dit invisible, qui entoure la matérialité objective et exposée, autrement dit visible, du champ. L’allégorie proposée par Barton Fink cherche alors à rendre sensible l’existence de ces cercles concentriques, comme il appelle le difficile effort de pensée nécessaire (à cette époque, et peut-être encore aujourd’hui) pour appréhender la concentricité, impensée comme telle, de ces cercles. Le nom même de Fink ne rappelle-t-il pas le mot anglais « think » signifiant « penser » en français ?

3/ Les circonvolutions diaboliques d’une machine allégorique


Circle Films est le nom de la structure des productions des frères Coen qui soutenait alors l’existence objective de leur film. Il suffit de voir tous leurs films pour constater la permanence quasi-symptomatique des motifs sphériques et circulaires qui assurent, entre autres choses, la cohésion esthétique de leur œuvre (de l'importance du bowling dans The Big Lebowski en 1998 jusqu’au titre du film mineur qui suivra, O Brother, where art thou ? en 2000 qui s’amusait à croiser L’Odyssée d’Homère avec Sullivan’s Travels en 1941 de Preston Sturges au coeur de l’Amérique rurale lors de la grande dépression). Le cercle est ce symbole (paradoxal quand il est indexé au mouvement plus général de l'allégorie) pouvant signifier l’éternel retour du même selon qu’il s’agit tantôt de la perfection du monde se répétant, tantôt de la nullité ou du vide appelé par cette même logique itérative. La pente allégorique de Barton Fink insiste sur le caractère paradoxal de ce symbole qui peut dans le même mouvement valoir comme le signe de l’homologie structurale de position entre le héros quelconque et l'exceptionnel Sisyphe (le sable de la plage où finit le protagoniste renvoie clairement à cette figure mythologique) tous deux entraînés à vivre l’interminable répétition sur le mode de la malédiction, comme ce symbole peut servir à désigner le jeu concentrique des cercles pour lequel la connaissance de leur emboîtement l’un dans l’autre permet le dépassement d’une inquiétante étrangeté déterminée par le déni de cette concentricité vécu par une conscience malheureuse, et malheureusement impuissante à penser ce qui la rend justement malheureuse. Ce sont, entre autres choses, les lunettes cerclées dont les verres servent à refléter les images répétées jusqu’à la nausée d’un film de catch regardé par Barton Fink dans une salle de projection privée. Ce sont toutes les machines dont est composé le film, du plan-séquence d’ouverture montrant le final d’une représentation théâtrale à partir de ses coulisses (c’est ici un clin d’œil à Citizen Kane d’Orson Welles réalisé en 1941), en passant par la machine à écrire de marque Underwood de l’auteur, les ventilateurs et l’ascenseur de l’hôtel, afin de rendre sensible tant les machinations des personnages (des producteurs au tueur en série) que l’énorme machinerie au sein de laquelle tous se trouvent pris (de Hollywood au dispositif même de Barton Fink). Ce sont les fondus enchaînés (et ces plans tournés en plongée) articulant les motifs du papier peint, du mur, et de la feuille blanche afin de produire une série signifiante dont l’ultime terme est la surface blanche de projection du film que nous sommes en train de regarder, pendant que les motifs (souvent soutenus par des plans tournés avec des objectifs à courte focale privilégiant la profondeur de champ) des couloirs, des tuyaux, et des intestins (on vomit beaucoup dans le film) induisent une série propice à rendre manifeste l’espace labyrinthique dans lequel se perd et tourne en rond le héros.

 


C’est aussi la mystérieuse boîte cartonnée que le débonnaire vendeur en assurances Charlie Meadows remet au héros, tout aussi mystérieuse que le monolithe noir de 2001 : a Space Odyssey (1968) de Stanley Kubrick ou la boîte bleue de Mulholland Drive (2001) de David Lynch, comme un rappel de la boîte de Pandore qui s’inscrit dans une série mythologique (de la référence à Hamlet de William Shakespeare aux statues représentant Atlas dans le bureau du patron de Capitol Studios en passant par le caverne platonicienne de la salle de cinéma, le pacte faustien que représente la signature du registre de l’hôtel, et la citation biblique du roi Nabuchodonosor dans le Livre de Daniel, prophète qui interprétait les rêves du roi de Babylone et connut la fosse aux lions à l’époque du règne du roi mède Darius). C’est enfin la fascination du personnage pour une petite croûte posée sur un des murs de la chambre de l’hôtel représentant une femme assise sur le sable et regardant l’horizon qui entraîne un mouvement de réitération fantasmatique (comme si Barton Fink était aspiré par cette représentation que la dernière séquence semblerait accomplir, à l’instar du héros du premier court-métrage de Martin Scorsese, What’s a Nice Girl like you doing in a Place like this ? en 1963), mouvement indexé sur le mouvement des vagues venant buter sur un rocher (image se répétant deux fois, la première pour signifier le passage entre New-York et Los Angeles, la seconde pour manifester la confusion du personnage entre sa situation réelle et son délire mental). Barton Fink est donc un film-gigogne lézardé de mises en abyme. C’est aussi un film-cerveau, à l’image de Shining (1980) de Stanley Kubrick (référence matricielle du film des frères Coen, à l’instar du Locataire en 1976 de Roman Polanski ou encore de Eraserhead en 1977 de David Lynch), avec son labyrinthe faisant proliférer le sens dans tous les sens, ses personnages désorientés et impuissants, ses visions hallucinatoires, ses circonvolutions narratives, ses disjonctions fantasmatiques, ses disruptions excessives. Tous films qui, pour parler comme Gilles Deleuze, valent comme la membrane cinématographique reliant sur le mode du court-circuit le cerveau des spectateurs et celui du monde entier. Tous films qui sont de pures machines allégoriques à faire délirer ou fuir le sens, et qui contraignent le spectateur à s’abîmer dans l’excès diabolique de l'interprétation et de la spéculation, au-delà des limites fictionnelles, représentatives et symboliques habituelles. Parce que la pensée est un effort, un court-circuit, une disjonction, un arc électrique et diabolique qui vient magnétiser, déchirer ou décoller la surface inerte et impensée des symboles, des opinions et des clichés dominants. L’incendie qui in fine ravage tranquillement les chambres de l’hôtel Earle et qu'annonce le décollement progressif du papier peint instruit le moment où l’allégorie révèle son visage en même temps que le personnage, en entrant dans le paisible cliché final de la femme sur la plage avec sa boîte sous le bras, parachève le sens du dispositif du film des Coen : instiller dans une image qui ne bouge plus, qui ne pense plus, immobile, le motif d’une remise en mouvement – la boîte dont le contenu libère le souffle ou la déflagration de l’interprétation –, le point de tension à partir duquel penser à nouveau redevient possible.

4/ Le champ-contrechamp, le champ contre champ, et le déni du hors-champ


Barton Fink, comme tant d’autres films des frères Coen, repose sur une approche biaisée et pervertie du champ-contrechamp, dispositif de base de la grammaire classique hollywoodienne étendue au monde entier à partir de l’avènement de l’industrie du parlant. Alors que ce dispositif met en scène la circulation de la communication entre deux individus occupant deux positions distinctes, chez les Coen, il y a comme un statisme au nom duquel la personne qui parle empêche la personne qui écoute de prendre à son tour la parole. Dans ce cas, la parole ne circule plus ou bien elle fonctionne sur un double mode circulaire puisqu’une personne parle pour elle-même et pour celle qui ne peut ainsi plus répondre, pendant que cette dernière privée de la possibilité de répondre est cantonnée dans un silence littéralement (et paradoxalement) assourdissant. Le champ-contrechamp devient en conséquence, dans cette réappropriation esthétique mise au point par les cinéastes de ce dispositif classique, champ contre champ, champ de la parole contre champ de la non-parole, champ de l’irresponsabilité de celui qui en parlant ne veut rien entendre de celui qui écoute et champ de la non-responsabilité de celui qui est contraint à ne pas pouvoir répondre devant ce qui lui est dit. Double zéro de la communication effondrée dans l’irresponsabilité d’une double intransitivité (parler pour ne rien dire, ne pas pouvoir parler et donc ne rien dire). D’où les répétitions des mêmes formules stériles (c’est Chet, le groom interprété par Steve Buscemi, fidèle acteur des cinéastes, ici figé dans les automatismes de son rôle social), les antiphrases et périphrases, redondances et tautologies, emphase et amphigouri (ce serait ici plutôt l’éructant Jack Lipnick, avatar grossièrement exagéré du héros) qui rythment la parole autocentrée de la plupart des personnages du cinéma des frères Coen. On remarquera alors dans Barton Fink que le héros éponyme est parfois soumis à son corps défendant à ce rite humiliant et infantilisant (devant le nabab Jack Lipnick et le producteur Ben Geisler, tous deux interprétés par les truculents Michael Lerner et Tony Schalhoub) puisque l’écrivain, l’homme de la parole légitime et autorisée, ne peut rien faire d’autre que se taire devant les saillies des représentants de la soupe hollywoodienne. Et d'autres fois, c’est le héros qui est lui-même l’agent usant et profitant de ce rapport de pouvoir, notamment face à son voisin qui pourtant n’a de cesse de répéter qu’il a tant d’histoires à raconter. Mais l’auteur de théâtre consacré, en même temps qu’il connait désormais la situation de scénariste empêché, ne veut rien entendre de l’individu censé représenter le fameux « homme de la rue » au nom duquel il écrit pourtant. Même l’autocritique (Barton Fink n’ignore pas qu’il pérore lorsqu’il s’enivre de ses propres envolées lyriquement indignées) empêche le circuit classique de la communication comme transitivité, échange et commerce des mots.

 


Le paradoxe est ici quasi-absolu : l’écrivain à la fibre sociale, en parlant au nom de l’homo tantum, parle à sa place en ne lui adressant jamais la parole (puisque son théâtre est apprécié par le petit cercle mondain newyorkais), en même temps que la préservation au cœur de l’industrie hollywoodienne de son statut d’écrivain se renverse en aliénation au sein d’un système capitaliste (le plan fondant et enchaînant la finition de son grand œuvre raccorde l’écrivain inspiré avec la secrétaire du studio tapant à la machine, comme s’il s’agissait de rappeler le statut contractuel de simple employé subordonné de l’auteur) qui pourtant, au nom de son souci de rentabilité, s’adresse à la masse des « hommes de la rue ». Plus généralement, occuper la position de celui qui parle, c’est tenir le point d’une position de pouvoir au terme de laquelle c’est le silence de l’autre qui est désiré. On le voit encore autrement quand Barton Fink se plaint auprès de la gérance de l’hôtel des étranges rires ou sanglots de son voisin qui le dérangent dans son travail. On le vérifie encore quand la fascination tout aussi étrange du héros pour la femme sur la plage représentée sur le mur de sa chambre l’attire au point de ne rien saisir des signes qu’émet derrière le mur mitoyen son voisin, et qui au final lui fera brutalement comprendre qu’il n’a rien compris parce qu’il a été incapable d’entendre ce qui lui avait été dit. On le constate enfin, lorsque l’on met en regard les motifs de l’oreille qui suinte de Charlie Meadows et les bouchons dont se sert le héros afin de s’isoler du bruissement du monde social dont pourtant il essaie de rendre compte imaginairement au début de son scénario. Le dispositif classique du champ-contrechamp se trouve donc dégradé dans l’autotélique circularité du champ contre champ : ce faisant, c'est le hors-champ qui se voit refoulé. Il s’agira toujours de ne rien sentir, et encore moins de comprendre la réalité de ce qui se déroule hors-champ, et dont le refoulement hors du visible autorise ses délirants retours névrotiques à assaillir le champ visible des plans.

5/ L'enchaînement des refoulés


Le premier mot visible du scénario en cours de rédaction est celui d’« audible », les derniers mots étant ceux de « carte postale ». Rendre audible les forces inaudibles que recouvrent les cartes postales, équivalent structural de cette machine à clichés qu’est Hollywood, c’est écouter ce que l’on avait été incapable d’entendre, c’est voir ce que l’on échouait à regarder, c’est comprendre ce qui jusque-là demeurait insaisissable, impensable parce que dénié. Barton Fink repose sur quatre formes de déni. Le premier, on vient de le comprendre, se présente comme un indice qui renseigne généralement sur la dégradation du champ-contrechamp classique en champ contre champ dont l’intransitivité autotélique permet d’ignorer le hors-champ qui gronde derrière les murs de l’hôtel, et qui fait tomber le papier peint comme de la peau morte après une desquamation. De quel hors-champ s’agit-il ? En attendant, le deuxième déni est simple, et renvoie à l’écrivain dont la consécration artistique sur la scène théâtrale newyorkaise qui lui a permis d’amasser le capital symbolique suffisant pour lui ouvrir les portes de Hollywood fait écran à la réalité objective de sa situation de subordination contractuelle. Le « ton Barton Fink » que le personnage éponyme est censé incarner ne représente plus, au final, qu’une marque de fabrique dont est propriétaire Capitol Studios, au point où son patron peut avouer que le contenu de son cerveau lui appartient et qu’une vingtaine d’employés peut lui fournir quand il veut ce fameux style dont l’inimitable se trouve alors fondu dans la production industrielle de masse. Barton Fink a peut-être produit au bout du compte un réel chef-d’œuvre, ce travail n’en reste pas moins assujetti à la logique de valorisation du capital de Capitol Studios, et restera probablement confiné à jamais dans une boîte d’archives oubliée. Le héros de The Barber en 2001 aura (ironiquement) un peu plus de chance que Barton Fink, lui dont le récit autobiographique, si proche de celui de L’Etranger (1942) d’Albert Camus, alors qu’il vit dans un environnement esthétiquement nourri des réminiscences des films noirs, de Double Indemnity (1944) de Billy Wilder en 1944 à Lolita (1962) de Stanley Kubrick, connaîtra une publication posthume – sous la forme paradoxale d’une fiction – après la mort de son auteur exécuté sur la chaise électrique, quelque part dans les rayonnages de la littérature de masse « pulp ».

 


Le troisième déni appartient à la situation d’Audrey Taylor, dont on comprend qu’elle est moins la secrétaire et la compagne de W. P. Meahew, que l’ouvrière invisible qui travaille dans l’ombre de l’homme consacré, à l’instar de l’épouse de l’historien Lucien Febvre ou de l’écrivaine Colette auteure de la série des Claudine signée par son compagnon d’alors, Henry « Willy » Gauthier-Villars. Là aussi le paradoxe est croustillant à relever : Barton Fink s’offusque de reconnaître dans le héros littéraire un faussaire, alors que dans le même mouvement il s’épargne de reconnaître en Audrey l’auteur des romans qu’il admire, tout en demandant à cette dernière de l’aider dans sa difficile tâche de scénariste, comme l’a probablement fait l’écrivain désormais détesté par le héros. Le refus masculin d’admettre le talent littéraire féminin trouve son horrible traduction sous la forme du cadavre retrouvé au matin d’Audrey baignant dans son sang. L’homologie structurale entre le moustique qui harcèle Barton Fink et le cadavre de l’héroïne sur lequel se pose un moment l’insecte écrasé violemment par la main du héros dépasse le seul symbole vampirique attaché à un homme happé par les sirènes du succès promis par la Babylone hollywoodienne : les femmes seraient donc, de ce point de vue-là, des parasites dont les hommes doivent se passer s’ils veulent conserver l’énergie spirituelle nécessaire à une création artistique opposée à la reproduction familiale et la matérialité organique, utérine et sanguine liée aux représentations dominantes concernant la féminité. Naked Lunch (1992) de David Cronenberg, d’après le livre de William Burroughs publié en 1959, exposera encore plus frontalement l’idée selon laquelle le meurtre (symbolique ou réel) de la femme est ce qui est censé autoriser un homme à devenir l’écrivain capable de sublimer sa libido ailleurs que dans la sphère domestique où règne la conjugalité hétérosexuelle (et c’est d’ailleurs la même actrice, Judy Davies, qui joue et assume significativement dans les deux films une fonction structurale semblable). La plupart du temps, les femmes en tant qu’elles sont des actrices sont figurées comme étant les victimes privilégiées de la machine à broyer hollywoodienne, de The Black Dahlia (2006) de Brian de Palma d’après le roman de James Ellroy publié en 1987 à Mulholland Drive et INLAND EMPIRE (2006) de David Lynch. Là où Barton Fink (qui précède ces trois films) sait se distinguer d’eux, c’est en reconnaissant au féminin la participation violemment déniée aux processus de création (scénaristique) des œuvres hollywoodiennes. Ce déni brutal s’inscrit ici dans une phobie corporelle qui justifie ce travelling-avant rappelant lointainement le meurtre sous la douche de Psycho (1960) d’Alfred Hitchcock, reliant l’étreinte des deux protagonistes et le siphon poisseux de l’évier de la salle de bains, et indiquant un rapport au corps de l’autre plus que malheureux. Un déni en appelle alors ici un autre : l’homosexualité refoulée ou latente de Barton Fink, qui se trouve à un moment physiquement « pris » par Charlie Meadows lors d’une prise de catch afin de lui expliquer les règles de cet art mineur et populaire (pour lequel l’artiste qui parle pour – et à la place de – l’homme de la rue n’a que mépris), et qui se justifie de façon grotesque face aux sous-entendus graveleux des deux policiers venus l’interroger en expliquant qu’ils n’ont fait ensemble que catcher.

6/ Le brûlant retour du refoulé génocidaire

 

Le quatrième et ultime déni est celui qui participe à parachever l’élan allégorique de Barton Fink en révélant l'horrible hors-champ qui l'entoure et qui jusque-là a été ignoré comme tel. C’est une vaste constellation de signes nébuleux qui, en étant mis en rapport les uns avec les autres, expose dans une lumière crue et aveuglante une vérité dont la force traumatisante ne cesse pas d’être escamotée, scotomisée, refoulée, déniée. Le crime dont on efface les traces (le cadavre d’Audrey dont s’occupe Charlie Meadows) ; le tueur en série qui est un ouvrier du meurtre travaillant aux marges d’un système (Hollywood) qui repose sur la massification industrielle de la production de ses marchandises ; la révélation de sa véritable identité (Charlie Meadows se nomme en fait Carl Mundt), un nom dont la consonance germanique s’articule avec le slogan « Heil Hitler » proféré lorsqu’il abat les deux policiers dans le couloir enflammé de l’hôtel (sa puissance métaphysique fait lien entre le motard de l’enfer de Raising Arizona en 1987 et le psychopathe Anton Chigurh dans No Country for Old Men) ; l’odeur flottante d’antisémitisme qui s’exprime paradoxalement dans la bouche du juif Jack Lipnick (qui rappelle à Barton Fink, Juif sécularisé et donc refoulé, ses origines lointaines et biélorusses du côté de Minsk) ou frontalement dans la bouche des policiers ; la référence au prophète juif Daniel ainsi qu’à la figure de Hamlet (que le cinéaste hollywoodien Ernst Lubitsch s’est approprié à l’époque où il réalisait To be or not to be en 1942, le seul grand film de la période avec The Great Dictator en 1941 de Charlie Chaplin à évoquer la réalité des camps de concentration – est-ce un hasard s’il s’agit là de deux cinéastes juifs ?) ; la réalité de la guerre qui n’intéresse pas le héros hurlant à la face des marines et autres soldats lors d’une soirée festive qu’il est un créateur autrement et plus sérieusement occupé, et qui vient même s’actualiser sous la forme du nabab de Capitol Studios revêtu de l’habit de colonel ; l’incendie de l’hôtel Earle qui le fait alors extraordinairement ressembler à un immense four crématoire… Les flammes infernales qui viennent lécher les couloirs de l’hôtel, la chaleur quasi-tropicale qui fait se décoller toujours plus le papier peint dont les motifs (des plantes grasses, et grosses en carbone explosif) masquent des murs suintants, et qui appelle des moustiques envisagés comme des parasites à détruire : l’extermination de six millions de Juifs d’Europe par le nazisme est le grand impensé de Barton Fink, au sens où cet impensé qui est un impensable allégoriquement pris en charge par la trame de signes nébuleux dont le film est constellé est celui que porte sur ses épaules, tel Atlas soutenant le cosmos, mais sans le savoir, le personnage éponyme. Trop heureux de vouloir s’adresser à cet homme de la rue qui n’existe que dans sa tête sous la forme d’un fantasme narcissique (c’est sa coupe de cheveux qui exprime son égo surdimensionné, rappelant d’ailleurs aussi celle du personnage principal de Eraserhead cité plus haut), le héros ne peut pas voir ni rien entendre des sanglots de l’homme de la rue réel, les soldats qui partiront au front et que ne reconnaît pas comme tel celui qui croit parler pour eux alors qu’il ne parle qu’à leur place, aussi et surtout les millions de déportés, de concentrationnaires et d’exterminés dans la machine de destruction nazie dont il aurait pu être s’il avait vécu en Europe à ce moment-là.

 

La fameuse question métaphysique de Hamlet, « to be or not to be », se trouve précisément, horriblement, être le choix que les nazis ont posé concernant le peuple juif, tout en choisissant à sa place et en privilégiant le second terme au détriment du premier : ne pas être, soit le néant de l'extermination. Comme Hamlet, Barton Fink déambule, obnubilé par l’injonction de spectres qu’il ne peut reconnaître ainsi. Son impuissance à lire ou sentir, voir et entendre, comme sa préférence pour son imaginaire aux dépens du réel le plus horriblement excessif se trouvent prolongées par l’industrie hollywoodienne qui, pendant la seconde guerre mondiale, a continué de produire les films (de divertissement ou de propagande antinazie, qu’importe ici) qui travaillaient obscurément, à leur corps défendant, à refouler et dénier le projet génocidaire nazi. A la notable exception des films de Lubitsch et Chaplin cités précédemment, mais qui eux-mêmes ne traitent pas directement de ce qui demeurait encore inconnaissable, inimaginable, impensable : non pas la réalité alors connue du camp de concentration, mais le réel impossible de l’industrie de l’extermination. L’autisme de Barton Fink au nom des réalités supérieures de l’art se voit étendu à tout un système autocentré parce que mû par son seul souci de profitabilité, et partant aveugle et sourd à ce qui brûlait d’être son strict contemporain : l’abjection de la « solution finale » nazie (décidée en juillet 1941). Tantôt la vague se fracassant sur le rocher peut signifier l’effort de penser l’impensable (comme de représenter l’irreprésentable – ici sous forme allégorique) s’abîmant sur la dureté de l’opinion ossifiée, tantôt le rocher fonctionne comme ce que de la pensée résiste aux lames répétées des couches de clichés dont nos cerveaux sont encombrés. Tantôt le colis cartonné remis in fine au héros renvoie, tel le crâne de Hamlet, à la tête coupée d’Audrey, tantôt cette boîte de Pandore ouvre allégoriquement sur la réalité de la conscience de l’impensable extermination des coreligionnaires du protagoniste (et partant des cinéastes). Ce choix repose sur Barton Fink, qui se trouve ici requis comme Juif – mais nous le sommes tous universellement – à envisager sa propre responsabilité éthique (existentielle, aurait dit Sartre) dans une horreur qui concerne le monde entier, et qui décide, en gardant fermé le colis, de choisir le non-choix grâce auquel le spectateur peut décider ou non, d'abord de remplir les points de suspension de la diégèse (Carl Mundt a-t-il tué hors-champ les parents du héros qui, confiant, avait donné leur adresse au tueur ?), ensuite et surtout de rabattre la puissance allégorique du film sur son seul scénario (mais rabattre cette puissance, ce serait opter pour quelques meurtres fictionnels contre six millions d’assassinats réels). En revanche, ce que le personnage accomplit en intégrant le cliché de la femme sur la plage, la boîte à ses côtés, c’est l’inscription allégorique de la responsabilité de l’impensable de l’extermination au cœur même de ce qui en dénie la réalité : l’imagerie hollywoodienne de l’époque. Il faudra attendre The Stranger en 1945 d’Orson Welles pour que la fiction hollywoodienne commence laborieusement à accueillir enfin la hantise du judéocide nazi (jusqu’au récent Shutter Island en 2009 de Martin Scorsese d’après Dennis Lehane, dont les motifs de la hantise, des traumatismes refoulés, des images-écran, et du feu léchant les murs d’un appartement font signe vers Barton Fink). Et il faudra les chocs audiovisuels orchestrés pour le montage des Histoire(s) du cinéma (1988-1998) de Jean-Luc Godard pour rendre frontalement explicite et expressive cette impossible contemporanéité historique entre l'industrie du divertissement hollywoodien et l’industrie de l'extermination nazie. Pour conclure, l’image à la fois cireuse, bistre et glauque obtenue par le chef opérateur Roger Deakins, et la musique si tristement mélancolique composée par Carter Burwell (deux membres de l’équipe technique et artistique accompagnant habituellement la réalisation des films des frères Coen) expriment enfin l’inépuisable et insondable humeur qui, depuis les années 1940, n’a jamais cessé de couler et ruisseler le long des enceintes d’un royaume aussi pourri que celui de Hamlet : Hollywood.

 

 

Sortira normalement à la fin 2010 True Grit, la première incursion des frères Coen dans le genre westernien avec Jeff Bridges qui n’avait pas tourné avec eux depuis The Big Lebowski en 1998. En attendant, A Serious Man, le dernier film en date des frères Coen sorti en début d'année, est celui qui explicite le plus la question de la judéité de leurs auteurs et de son importance dans leur cinéma. La persistance dans l’œuvre coenienne, et que rend pour la première fois aussi sensible A Serious Man, des mauvais tours du dieu méchant de la Kabbale, de la petite musique yiddish du shtetl dans les oreilles du jeune garçon (double des cinéastes) qui, dans le Minnesota de 1967, se prépare pour sa Bar-mitsva en écoutant du Jefferson Airplane, et de la fable juive du Dibbouk, ce diable intempestif dont le mythe traditionnel aura horriblement connu la pire de ses formes d’actualisation sous la forme d’Hitler, était donc déjà bien à l’œuvre dans Barton Fink. Mais nous étions alors incapables, lorsque le film est sorti, et à l’instar de son personnage, de reconnaître cela, de voir et d’entendre cela : « (…) nous qui feignons de croire que tout cela est d’un seul temps et d’un seul pays, et qui ne pensons pas à regarder autour de nous, et qui n’entendons pas qu’on crie sans fin » (Jean Cayrol dans Nuit et brouillard, Alain Resnais, 1956).



Lundi 14 juin 2010


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