Échanges en cinéma

sur les terres battues de Méditerranée

La Méditerranée nomme l'une des mers du milieu d'entre toutes les terres. Ce qu’elle nous offre en partage est ce qui nous départage. Ce qui gît en son milieu est un cimetière englouti, c’est aussi la surface d'inscription et de relance de tant d’espérances, en dépit des verdicts sévères et sans appel du réel.

 

La Méditerranée ? Une surface zébrée de lignes traversières pour fuir et (re)trouver le cinéma à son orient, fiction et documentaire, d’ailleurs et d’ici, d’aujourd’hui et d’hier.

 

On voudrait avec les amis échanger nos images comme on se renvoie la balle de part et d’autre de la Méditerranée, qui est ce milieu entre nous, en service-volée et relance de fond de court avant la montée au filet. Avec pour orientation, la dialectique des champs-contrechamps, et les cinéphilies épiques et croisées depuis dix ans.

 

Le reste revient aux secrets des amitiés, de « ciné-philies » et des hospitalités à l'égard de ces pauvres images dont le hors-champ, aujourd'hui, a Gaza pour nom dilacéré.

 

Post-scriptum : cet ensemble de textes est la version écrite de trois interventions partagées avec Samir Ardjoum dans le cadre des dimanches des Ateliers Varan, les 10 décembre 2023, et 17 mars et 26 mai 2024. Que toutes et tous en soient remercié-e-s.

L'amitié, une condition pour penser (le cinéma)

 

0) « Nous devons renoncer à connaître ceux à qui nous lie quelque chose d'essentiel : je veux dire, nous devons les accueillir dans le rapport avec l'inconnu où ils nous accueillent, nous aussi, dans notre éloignement. L'amitié, ce rapport sans dépendance, sans épisode et où entre cependant toute la simplicité de la vie, passe par la reconnaissance de l'étrangeté commune qui ne nous permet pas de parler de nos amis, mais seulement de leur parler, non d'en faire un thème de conversation (…), mais le mouvement de l'entente où, nous parlant, ils réservent, même dans la plus grande familiarité, la distance infinie, cette séparation fondamentale à partir de laquelle ce qui sépare devient rapport. »

(Maurice Blanchot, L'Amitié, éd. Gallimard-NRF, 1971, p. 329).

 

 

 

1) Notes à partir de lectures de Politiques de l'amitié de Jacques Derrida (éd. Galilée, 1994) :

 

 

 

L'ami est celui à qui l'on acquiesce, à qui l'on dit oui, d'un oui originaire qui précéderait tout langage. L'amitié pour elle et lui est un impératif : il faut lui répondre, répondre de lui qui nous aura toujours déjà précédé, même s'il est éloigné ou absent, même s'il est distant, même si la mort nous sépare.

 

 

 

L'ami est celui dont on a besoin pour penser. L'amitié est une condition de possibilité de la pensée. L'ami nous montre ainsi qu'il vaut mieux aimer ; il nous rappelle qu'il est toujours plus juste d'aimer.

 

 

 

L'amitié est un événement, son irruption fait interruption, sans anticipation. L'amitié défie ainsi tout calcul, elle est inavouable, imprévisible, incommensurable. Sans mesure, l’amitié est aussi un renoncement infini. Respecter l'ami, c'est alors le laisser inaccessible. L'amitié conjure ainsi, dans la distance et son respect, la menace de l'inimitié parce qu'il n'y a jamais stricte réciprocité (l'amour même accentue cette dissymétrie tout en tenant à l'égalité).

 

 

 

L'amitié tire par conséquent sa souveraineté de son inconditionnalité même. De sa rareté aussi : « Celui qui a trop d'amis n'en a aucun » (Aristote). L'amitié repose sur un secret qui est tu parce qu'il est indicible, un mystère, un fond sans fond qui est un don sans contre-don, un abîme sans comblement possible ni connaissance désirable. Le fond de toute amitié, qui est l'indécidable même, engage cependant à l'impératif de la fidélité.

 

 

 

Une « politique de l'amitié », c'est-à-dire un bien-vivre collectif fondé sur le plus d'amitié possible prescrit par Aristote, pourrait s'apparenter à la « communauté qui vient » selon Giorgio Agamben, une reformulation contemporaine de la « communauté de ceux qui n'ont pas de communauté » de Georges Bataille (à qui L'Amitié de Maurice Blanchot est dédié). Une alliance encore improbable.

 

 

 

2) Samir Ardjoum, on ne se connaît pas, on s'est reconnus. On pourrait égrener quelques faits : Samir Ardjoum a été en France l'un des premiers critiques de cinéma sur Internet, l'animateur d'une émission de radio sur le cinéma en Algérie, le directeur artistique des Rencontres Cinématographiques de Béjaïa au tournant des années 2000-2010. Il est l'auteur depuis 2021 d'une série d'émissions sur YouTube consacrées au cinéma et à la télévision, Microciné. Il est enfin l'auteur de deux films documentaires, Vendredi est une fête (2019) et L'Image manquante (2020). Cela est important, mais n'a que très peu à voir avec l'amitié.

 

 

 

On ne désirera donc pas en parler davantage. Les amis sont rares (la rareté est une condition de l'amitié, ainsi que son caractère d'imprévisibilité comme d'inconditionnalité).

 

 

 

Et, de l'ami, on ne parle jamais, on préfère parler avec elle ou lui. L'amitié nous commande de lui parler devant d'autres, seulement dans le respect du secret qui nous lie et au sujet duquel nous gardons le silence parce que nous n'en avons aucunement connaissance, sachant seulement que ce secret-là existe. L'amitié n'est pas connaissance mais reconnaissance, étant à la fois acquiescement (on dit oui à l'ami) et renoncement (l'ami est inaccessible).

 

 

 

Si nous nous reconnaissons une communauté, une seule, c'est le cinéma comme un pays en plus sur la carte ; c'est la pauvre cinéphilie à laquelle on tient encore en nous souvenant qu'elle dit, comme la philosophie, que l'amitié est une condition de possibilité du cinéma, qui est une forme de pensée. Il faut des lieux pour voir les films, des abris pour entretenir et cultiver la cinéphilie. C'est l'autre condition pour penser avec l'amitié, celle de l'hospitalité.

 

 

 

La « cinéphilie » devra aussi désormais croiser aussi la « philiation » explorée par Marie José Mondzain, et ses adoptions que soutient la philia sont alors en excès à toute filiation.

 

 

 

Il y a plus d'un terrain pour célébrer nos retrouvailles (l'ami vient moins qu'il revient, l'ami devient en revenant, l'ami que l'on retrouve comme s'il s'agissait à chaque fois de rappeler à la puissance du retour la rencontre inaugurale). Ainsi, la Méditerranée en terres battues d'une cinéphilie batailleuse et partagée, à la fois mêlée et blessée. On échange en n'ignorant jamais que l'on change en échangeant. On tape et renvoie la balle, on la sert, on engage. On passe et repasse le filet des distances et des retraits, en espérant que l'ami nous rende la pareille. Même s'il n'y a de rapport, en amitié comme en pensée que dans la séparation et la dissymétrie. Même s'il n'y a de rapport qu'à l'épreuve de l'égalité et de la différence.

 

 

 

L'ami, il faut donc lui répondre en répondant de lui. Avec quelques autres, l'ami Samir est celui dont on a besoin pour penser – le cinéma. Car, quel que soit leur lieu et temps d'origine, tous les (bons) films ont la même aire égalitaire qu'est le cinéma, moins un espéranto qu'un terrain d'entente à distance, moins une surface de réparation que de relance offerte aux images mobiles de nos espérances, méditerranéennes en la circonstance.

 

 

 

« L'oiseau son nid, l'araignée sa toile, l'homme l'amitié » (William Blake, Le Mariage du Ciel et de l'Enfer et autres poèmes, « Proverbes de l'Enfer », 1793, éd. Gallimard/NRF, 2013, p. 163).

0) Vladimir et Rosa (1971) de Jean-Luc Godard et Jean-Pierre Gorin

 

Il s'agit du dernier film du Groupe Dziga-Vertov, tourné un an après deux films italiens du groupe militant, Vent d'est et Luttes en Italie, et un an avant Tout va bien (1972) des seuls Godard et Gorin. Vladimir et Rosa a été diffusé sur une chaîne de télé munichoise, Telepool.

 

 

 

Tourné dans un studio de montage de la rue de Rennes, cet essai de « journal télévisé reconstitué » puise son inspiration autant dans les films de Georges Méliès que dans le théâtre épique de Bertolt Brecht, du burlesque slapstick de Mack Sennett que de l'agit-prop de Vladimir Maïakovski. Vladimir et Rose a dans son viseur politique la parodie du procès des « huit de Chicago » entre 1968 et 1969, sept militants anarchistes (parmi lesquels Jerry Rubin, reconverti depuis dans les affaires au milieu des années 80) et l'un des fondateurs du Black Panther Party, Bobby Seale, jugés pour avoir initié une émeute lors de la convention démocrate de 1968 (racisme aidant, Bobby Seale fut jugé séparément). Tous furent acquittés.

 

 

 

Vladimir (Lénine) et Rosa (Luxemburg) figurent les nouvelles aventures pile et face de la dialectique à l'époque du communisme stalinien alors bousculé par le renouveau gauchiste. Ce couple trouve l'une de ses meilleures incarnations dans Jean-Luc Godard et Jean-Pierre Gorin eux-mêmes. Les deux amis font les idiots sur un terrain de tennis, victimes des balles de la bourgeoisie, usant dans un phrasé bégayant des mots fétiches du discours militant d'alors, théorie et contradiction, révolution et pratique.

 

 

 

Opposer au procès bourgeois des anarchistes l'analyse située d'un processus révolutionnaire, peut-être hypothétique, est une comédie sardonique et paradoxale, en ceci qu'elle parodie avec une belle férocité les appareils de la superstructure capitaliste à l'instar de la justice, tout en faisant entendre les bégaiements enfantins et comiques du militantisme radical.

 

 

 

Vladimir et Rosa aura été particulièrement mal reçu, déjà par les critiques installés ainsi que par les militants radicaux, y compris les intéressés eux-mêmes à l'instar d'Abbie Hoffman et de Jerry Rubin. Désavoués quasi-immédiatement par son duovidu, le film offre pourtant la première figuration de Jean-Luc Godard en idiot céleste, avant l'oncle Jean dans Prénom Carmen (1983), le prince de Soigne ta droite (1987) et Pluggy dans King Lear (1987). Shakespearien ou dostoïevskien, l'idiot rappelle ainsi à toutes les bouffonneries, mimétiques (la mascarade bourgeoise et le carnaval anarchiste) et antagoniques (d'un côté du clivage, la bouffonnerie est outrageusement niée tandis qu'en face, elle est outrancièrement explicitée).

1a) Chronique d'une disparition (1996) d'Elia Suleiman

Chronique d'une disparition est le premier long-métrage d'Elia Suleiman (il en a réalisé trois depuis, le dernier étant It Must Be Heaven en 2019), précédé par un film de montage post-situationniste, Introduction à la fin d'un argument (1990) coréalisé avec le vidéaste canadien d'origine syrienne Jayce Salloum, et Hommage par assassinat (1992), un court-métrage tourné dans l'appartement new-yorkais du cinéaste, palestinien d’Israël, et pour la première fois figurant son double lunaire.

 

 

 

Elia Suleiman s'est exilé à New York entre 1983 et 1992. Chronique d'une disparition comme, plus tard, Le Temps qu'il reste (2007), racontent en tableaux laconiques son retour d'exil dans sa ville natale, Nazareth en Galilée (il y est né en 1960), la plus grande ville arabe du nord d'Israël, peuplée à majorité de chrétiens, environ 30 %, et de musulmans à plus de 60 % (en 1956, Israël décide de créer la cité Nof HaGalil afin de renverser cette tendance démographique au bénéfice de la population juive).

 

 

 

Nazareth est le berceau des réalisateurs Michel Khleifi, Hany Abu-Assad et Ula Tabari, l'actrice Hiam Abbas (née à Deir Hanna) et de l'homme de théâtre Juliano Mer-Khamis, tué en 2011.

 

 

 

Le double en cinéma d'Elia Suleiman est un témoin mutique, un pur voyant immunisé contre les possibles passions réactives des dominés que vérifient leurs verbalisations hystériques. Sa vis comica est un stoïcisme opposant un visage désaffecté aux psychopathologies de la vie quotidienne des Palestiniens vivant depuis 1948 avec des papiers les considérant comme des citoyens (arabes) israéliens (de seconde zone). Le stoïcisme n'est pas synonyme d'indifférence et de neutralisation, mais l'exposition mélancolique d'une position imprenable – « la Palestine comme métaphore » (Mahmoud Darwish).

 

 

 

L'impuissance, avec son immobilité et ses silences têtus, cette pure présence qui se comprend également comme une manière de pas de côté ou de retrait, peut faire voir alors des « situations optiques et sonores pures » (Gilles Deleuze). « Un peu de temps à l'état pur » (Deleuze encore, citant Marcel Proust), par exemple à Nazareth au moment du café et de l'appel à la prière par le muezzin. Le cinéaste racontait alors qu'il aimait particulièrement les films du taïwanais Hou Hsiao-hsien, on peut penser également au japonais Yasujirô Ozu, deux sismographes de l'ordinaire que secouent des plaques tectoniques centenaires. Le plan fixe et la durée, le drapeau palestinien et le clignotement de la lumière, le dépeuplement du lieu et le contre-jour prononcé de la silhouette, font trembler les identifications et ce tremblement esthétique est politique : sommes-nous en Israël ou en Palestine ?

 

 

 

Le paradoxe est une victoire symbolique, faible à l’évidence mais pas moins décisive, et insuffisamment soulignée par les commentateurs : Elia Suleiman est reconnu dans le monde entier comme un artiste palestinien alors qu'il est identifié par l'État hébreu comme un citoyen israélien (l'État-nation moderne induit toujours la nationalisation de ses citoyens).

1b) L. Cohen (2017) de James Benning

 

James Benning est né dans le Wisconsin en 1942. Inspiré par le cinéma expérimental, précisément le courant dit structurel (représenté par Hollis Frampton et Peter Kubelka, par Michael Snow et Ken Jacobs) qui met l'accent sur la forme et des dispositifs minimalistes, il a d'abord étudié et enseigné les mathématiques. James Benning tourne son premier film en 1971 en 16 mm., son premier film en numérique HD en 2009. Il enseigne depuis 1987 en Californie, le CalArts, en donnant un cours intitulé « Looking and Listening », tout un programme. Auteur de plus d'une soixantaine de films tournés sur cinq décennies, qu'il tourne seul et en privilégiant le son direct et la durée, James Benning désire documenter la diversité des paysages étasuniens en tant qu'ils présentent des blocs sédimentés d'histoires ensevelies. Le paysagisme montre en conséquence que l'Histoire, c'est non seulement de la géographie, mais encore et surtout de la stratigraphie que borne une géologie plurimillénaire.

 

 

 

L. Cohen a remporté le Grand Prix du Cinéma du Réel en 2018. Ont suivi depuis Maggie's Farm (2020), United States of America (2022), nouvelle version d'un film de 1975, et Allensworth (2023).

 

 

 

Parmi les films les plus notables de James Benning, on pourra citer Landscape Suicide (1987) sur la violence du paysage industriel et les passages à l'acte criminel qu'elle peut susciter (on songe au film de Masao Adachi, A.K.A. Serial Killer en 1975), et RR (2007) qui porte sur la modification du territoire par la construction du réseau ferroviaire, et puis des remakes respectifs, et toujours minimalistes, de Faces et Easy Riders, en 2010 et 2012.

 

 

 

L'éclipse solaire du lundi 21 août 2017 a été baptisée « la grande éclipse américaine », occasion de festivités. Il s'agissait de la première éclipse totale du soleil aux États-Unis depuis un siècle et 1918. L’éclipse solaire, visible partout en Amérique du Nord, a été totale aux États-Unis, dans un corridor allant de l’Oregon jusqu’à la Caroline du Sud. La Lune a bloqué la lumière du soleil en projetant son ombre sur la Terre et son ombre s'est déplacée à raison de 1700 km/h, en prenant environ 1 h 30 à traverser le continent nord-américain.

 

 

 

Loin des concentrations spectaculaires et commerciales de l'événement astronomique, James Benning préfère en filmer l'étrangeté cosmique en Oregon, durant un plan-séquence fixe de 45 minutes. Au loin, on voit le mont Jefferson, un volcan endormi s'élevant à 3.199 mètres d'altitude dans la chaîne des Cascades, au centre de l'Oregon dans le Nord-Ouest des États-Unis, État dont il est le deuxième plus haut sommet. L'éclipse transforme un paysage désolé, de fin de l'ère industrielle, avec ses vestiges comme des carcasses préhistoriques.

 

 

 

L'événement solaire insuffle dans ce paysage post-historique une puissance allégorique insoupçonnée, qui ferme le ban d'un histoire qui aurait commencé avec le président Jefferson, le troisième des USA, un propriétaire d'esclaves, et s'est poursuivie avec la guerre Cayuse qui opposa de 1847 à 1855 les Cayuses au gouvernent étasunien et aux colons installés en Oregon. L'élément déclencheur en a été le massacre de Whitman en 1847 lorsque des missionnaires menés par Marcus Whitman furent tués par des Cayuses et des Umatillas.

 

 

 

Cette histoire-là, occidentale, agonise interminablement. Elle n'en finit pas de finir, on n'en finirait jamais d'en voir la fin. Il y a pourtant plus d'un paysage, couches et strates, des millions d'années avant lui comme après que célèbrent, contre l'ombre d'un avion qui fait penser à celui de La Mort aux trousses (1959) d'Alfred Hitchcock, le piaillement des oiseaux (hitchcockiens, encore), et de lointaines acclamations. L'éclipse clorait ce qui aura été enclos par l'occidentalisation du monde – une « déclosion » (Jean-Luc Nancy). C'est ce que raconte, à la fin du film, Love Itself (2001) de Leonard Cohen, l'amour évanoui sous la lumière.

 

 

 

« Nous ne figurons pas dans le paysage » dit Didier-Georges Gabily dans ses Notes de travail (1993) où il est question du théâtre mais pas que : « Et nous allons passer : ce qu’il faudrait se dire ».

2a) Mort à vendre (2011) de Faouzi Bensaïdi

 

Mort à vendre est le troisième long-métrage du marocain Faouzi Bensaïdi, sorti un an après les grands soulèvements arabes de 2011, Tunisie, Égypte, Yémen, Syrie. Un mouvement de protestation a également eu lieu au Maroc en mars 2011. Trois autres longs ont été tournés depuis par Faouzi Bensaïdi, les deux derniers étant Volubilis (2017) et Déserts (2023).

 

 

 

A Tétouan, trois jeunes amis en ont assez des petites combines et décident de passer la vitesse supérieure en s’improvisant trafiquants de drogue. La rencontre avec une prostituée, Dounia, va changer définitivement leur plan. Allal s'exile alors dans la montagne après l'arrestation de son père, Soufiane bascule dans l'islamisme, tandis que Malik dénonce à la police son oncle qui est ton beau-père, et qu'il considère comme responsable du suicide de sa sœur. Le rôle du policier qui arrête ce dernier est interprété par le réalisateur lui-même.

 

 

 

Faouzi Bensaïdi a le goût des mises en scène inspirées par un faisceau de références, classicisme hollywoodien, néoréalisme et cinéma moderne. Lors de la scène d'arrestation du beau-père, marqué par un épuisement des corps contredit par des raccords facétieux, il conjugue l'usage de la grue qui descend du bâtiment d'un quartier pauvre comme dans le cinéma néoréaliste et le recours à la foule qui, rassemblée, accompagne les protagonistes.

 

 

 

L'association sans reste du regard cinématographique et de la fonction policière est souveraine. La maîtrise du regard sur la scène est homogène à l'action des forces de l'ordre.

2b) Seventh Heaven – L'Heure suprême (1927) de Frank Borzage

 

Né d'un père italien et d'une mère suisse alémanique, Frank Borzage fait ses premiers pas comme accessoiriste à Hollywood en 1912. Il dirige ses premiers films en 1916 et connaît son premier succès en 1920 avec Humoresque. Admiré par Sergueï Eisenstein et Josef von Sternberg, par Marcel Carné et Samuel Fuller, par André Breton et par Yasujirô Ozu, considéré par Jean Tulard comme le meilleur auteur de mélodrames hollywoodiens (et un grand peintre de l'amour selon Henri Agel), Frank Borzage a réalisé 42 films muets jusqu'en 1929, 44 films parlants jusqu'en 1961 et L'Atlantide (où il a été remplacé au début du tournage de ce film italien par Edgar G. Ulmer et Giuseppe Masini). Il décède en 1962.

 

 

 

Influencé par Friedrich Murnau qui venait alors de réaliser Sunrise – L'Aurore (1927), L'Heure suprême récompensé par l'Oscar du meilleur réalisateur ouvre une seconde période, faste, dans l'œuvre immense et méconnue de Frank Borzage, abondante en chefs-d'œuvre, parmi lesquels Street Angel (1928), Lucky Star et La Femme au corbeau (1929), puis L'Adieu aux armes (1932) d'après Ernest Hemingway, Ceux de la zone (1933) et Trois camarades (1938) à partir d’une histoire d'Erich Maria Remarque scénarisé par F. Scott Fitzgerald (ce récit a inspiré aussi Voyage au bout de l'enfer de Michael Cimino en 1978).

 

 

 

Premier d'une passe de trois très grands films avec en vedettes Janet Gaynor et Charles Farrell, L'Heure suprême raconte l'amour de Chico, un égoutier qui rêve de passer balayeur et ne croit pas en Dieu, pour Diane, une miséreuse battue par sa sœur, qu'il emmène dans son petit appartement, au septième étage d'une bâtisse qu'ils considèrent ensemble comme l'équivalent concret du septième ciel. Avant de partir à la guerre de 14, Chico et Diane se marient symboliquement. Pendant ce temps, un colonel la courtise. Le croyant mort dans les tranchées, Diane accepte à son corps défendant de se marier avec l'officier, avant de le retrouver de retour de la guerre, aveugle certes, mais irradiant d'un amour divin pour elle.

 

 

 

Ici, la grue contredit la loi en répondant à l'autre Loi, qui ne s’écrit qu’avec les amoureux. Les aveugles y sont des voyants qui remontent la foule en liesse comme les sept étages de l'appartement, elle élève les cœurs purs qui ont pour paradis d'ici-bas leurs amours battantes.

3a) Prendre femme (2004) de Ronit et Shlomi Elkabetz

 

Prendre femme est le premier volet d'un triptyque, poursuivi par Les Sept jours (2007), et clos par Gett – Le Procès de Viviane Amsalem (2014). Issue d'une famille juive marocaine originaire d'Essaouira, Ronit Elkabetz entame une carrière d'actrice dès 1990 avant de passer à la réalisation avec son frère cadet, Shlomi, qui lui a dédié un double documentaire en 2022, Cahiers noirs, après sa mort précoce en 2016. Ronit Elkabetz n'avait que 51 ans seulement.

 

 

 

1979 avec Prendre femme ; 1991 avec Les Sept Jours ; de nos jours avec Gett : l'histoire de Viviane Amsalem croise celle d'Israël pour la critiquer depuis un angle particulier. La critique du patriarcat et de la religion recoupe aussi celle du racisme exercé par la majorité (relative) ashkénaze (35 %), originaire d'Europe centrale, contre la (relative) minorité séfarade (32 %). Viviane est donc une sorcière par son sexe comme par sa langue. Et quand elle fait une scène à son mari qu'elle ne supporte plus (Simon Abkarian), son interprète est une tragédienne antique qui se ressouvient à l'évidence de la Médée de Pier Poalo Pasolini.

 

 

 

Le risque est aussi de verser dans une scénographie stéréotypée de l'hystérie féminine, émaillée de tics naturalistes, avec la caméra tremblante à l'épaule et les inserts maladroits sur les enfants, qui éloigne le film de Ronit Elkabetz d'un autre modèle avoué, John Cassavetes.

3b) Sicilia ! (1998) de Danièle Huillet et Jean-Marie Straub

Sicilia ! est la première adaptation par Jean-Marie Straub et Danièle Huillet d'un récit d'Elio Vittorini, Conversation en Sicile (1939). Accompagnée d'une adaptation au théâtre de Buti et deux courts, Le Chemineau et Le Rémouleur (2000), elle est suivie par une constellation de films tirés de Femmes de Messine (1949), toujours d'Elio Vittorini : Ouvriers, paysans (2000) et le diptyque Humiliés – Le Retour du fils prodigue (2002). Après Cesare Pavese, Elio Vittorini est l'autre grand écrivain italien adapté, avant Franco Fortini (Fortini/Cani, 1976) et Dante (O somma Luce, 2009).

 

 

 

De retour de son exil à New York à la fin des années 1930, un homme rencontre plusieurs personnages sur son chemin le menant de Messine à Syracuse via Catane : un vendeur d'oranges rêvant d'Amérique, des flics méfiants à l'endroit des crève-la-faim, un voyageur qui roule des yeux comme Mussolini, et à la fin un rémouleur aiguisant ses couteaux, avant de revenir chez sa mère et lui faire le procès d'une liaison adultère. La femme, qui réunit en elle les images incandescentes de la mère fordienne et de la sorcière dreyerienne, rappelle à son fils voulant renouer avec son enfance et ses odeurs, fèves, hareng et poivrons pour les meilleurs jours (chicorée sauvage et escargots pour les autres) que son père, un cheminot, était un fieffé coureur de jupons. Et qu'elle aura offert après la guerre le gîte comme son cœur à un chemineau, disparu lors d'une révolte dans les soufrières et sa répression féroce.

 

 

 

La sorcière contient tout jugement d'existence, retient toute idée d’une hystérie méditerranéenne. Elle est une voyante qui donne à voir dans le paysage un tombeau invisible, un monument accessible uniquement dans les paroles d'une paysane qui abrite dans le gîte de son cœur la mémoire d'un amour immortel et de luttes populaires enfouies.

4a) (Posthume) (2007) de Ghassan Salhab

 

Le 12 juillet 2006, après un accrochage entre le Hezbollah et Israël qui fait suite à une contentieux sur les fermes de Chebaa, une nouvelle attaque israélienne se solde le 14 août plus tard par plus de mille morts civils côté libanais et plus de 4.000 blessés, 120 soldats tués et 40 civils décédés côté israélien. Un nouvel acte de guerre, six années seulement après le départ de Tsahal du Sud-Liban occupé depuis 1978. La guerre recommence, elle n'avait jamais fini comme on le voit aujourd’hui.

 

 

 

Ghassan Salhab est né à Dakar en 1958 de parents libanais qui reviennent au pays natal en 1970. La guerre civile qui éclate en 1975 est un summum paroxystique d'incivilités qui auront dilacéré sa vie, politiquement comme intimement. En 1998, après quelques courts, Ghassan Salhab tourne son premier long, Beyrouth Fantôme. Il a réalisé depuis six longs, un documentaire, 1958 (2009), et une dizaine d'essais vidéo, parmi lesquels L'Encre de Chine (2016) et Une rose ouverte (2019). Le corpus des films en soutien à son corps blessé.

 

 

 

(Posthume) est un essai vidéo qu'il n'a tourné à Beyrouth que plusieurs mois après la guerre. Opposant aux ruines matérielles (et celles d'avant à l'exemple, fameux, de la tour Murr) et ses déflagrations télévisuelles, faces (ses amis, Carole Abboud, Aouni Kawas, Rabih Mroué, Fadi Abi Samra, un chœur muet qui ne parle qu'en off) et dos (le sien, comme celui d'Atlas), le cinéaste compose un bouquet de surimpressions pareil à un cœur meurtri. Le palimpseste est un atlas qui désactiverait toutes les oppositions catégoriques, mouvements en arrière et en avant, l'avant et l'après, le passé et le présent, la fixité et l'immobilité, les morts et les vivants. Un intermonde, donc, avec ses fantômes revenus de la peinture, le Saint-Sébastien (inversé) d'Andrea Mantegna et un accouplement monstrueux revenu de Francis Bacon.

 

 

 

La mise entre parenthèses donne à voir les spectres, du passé comme du futur, anges terribles selon Rainer Maria Rilke dont Ghassan Salhab est un grand lecteur, ainsi que de Simone Weil qu'il cite (le mal est programmatique, le bien toujours exceptionnel car inattendu).

 

 

 

La rengaine du pire l'éternise (avec l'explosion du port de Beyrouth le 4 août 2020, ses 235 morts et ses milliers de blessés, entre deux confinements consécutifs à la crise sanitaire), qui aura été toutefois suspendue grâce à la multitude du mouvement social du 17 octobre 2019.

4b) Permanent Vacation (1980) de Jim Jarmusch

 

Le premier film de Jim Jarmusch est un film de fin d'études financé avec un prêt pour acheter une voiture et une bourse de scolarité « Louis B. Mayer » reçue par erreur. Moyennant quoi, l’étudiant ne reçut jamais son diplôme. La photographie est signée de Tom DiCillo, la musique de John Lurie et Jim Jarmusch. On y croise aussi sa productrice Sarah Driver, autrice de You Are Not I (1981).

 

 

 

Le titre, Permanent Vacation, signifie en argot le licenciement, soit les vacances perpétuelles du sans-travail, un désœuvré perpétuel, Aloysius Parker doit son nom à ses parents qui rendent deux hommages, à Charlie Parker et Aloysius Bertrand, l'auteur du poème gothique Gaspard de la nuit (1842) dont less tableaux hallucinés annoncent le symbolisme.

 

 

 

L'errance d'Aloysius Parker, un jeune homme sans le sou et à la banane fifties qui traîne dans un New York désolé deux jours et demi durant, est une dérive psycho-géographique pour parler en termes situationnistes, non moins proche de l'esthétique photographique de Robert Frank et Joel Sternfeld, celle qui voit dans la ville moderne en constante reconstruction une accumulation de ruines instantanées. La poétique des ruines, romantique, conduit ainsi à une pédagogie des décombres, à la fois baudelairienne, néo-néoréaliste et punk. Avant d'être réaménagée en voie verte inspirée par la Coulée Verte René-Dumont, la High Line était un réseau ferroviaire situé à l'ouest de Manhattan, et abandonné dans les années 60.

 

 

 

La friche industrielle envahie par les herbes folles est peuplée d'une faune de fous qui entendent la guerre du Vietnam retentir à New York. Vingt ans plus tard, la musique de RZA s'y substituera dans Ghost Dog (1999), une autre histoire d'oiseau (Bird) noir (et le badge du Lone Ranger sur le veston du garçon invite à rappeler que son inspiration est noire, Bass Reeves, marshall afro-américain de l'Oklahoma célébré dans la série Watchmen de Damon Lindelof d'après le comics de Dave Gibbons et Alan Moore). Cette référence musicale peut faire alors écho au morceau du Wu-Tang Clan que l'on entend dans (Posthume).

5a) Le Pacte d'Alep (2022) de Karim Serjieh

 

Tourné à Alep entre les manifestations de 2011 appelant au départ de Bachar El-Assad, la guerre civile et l'évacuation de la ville assiégée en décembre 2016, monté durant cinq ans, Le Pacte d'Alep décrit sur une dizaine d'années le refus de partir, et la rupture de ce pacte quand partir est devenu la condition de la survie. Depuis 2016, Karim Serjieh vit à Paris.

 

 

 

Quand la paix manque, le pacte est ce qu'il en reste sur le plan individuel – entre soi et soi-même.

 

 

 

Montré entre autres au Festival des 3 Continents, au Festival Jean Rouch et au Festival Franco-Arabe de Noisy-le-Sec, Le Pacte d'Alep appartient à une constellation incluant d'autres tentatives de filmer avec les petits moyens de la vidéo portative depuis l'intérieur de ce vortex qu'est la guerre civile syrienne. Mentionnons tout particulièrement Little Palestine, journal d'un siège (2021) d'Abdallah Al-Khatib à Yarmouk, alors le plus grand camp de réfugiés palestiniens au monde, Purple Sea (2020) d'Amel Alzakout et Khaled Abdulwahib (depuis le naufrage du bateau de l'exil au large de Lesbos), Pour Sama (2019) de Waad Al Kateab filmé à Alep (et à qui a rendu hommage Manuela Morgaine dans son film-essai Pour Waad en 2021) et puis Still Recording (2018) réalisé par Saaed Al Batal et Ghiath Ayoub, produit cinq années durant par Bidayyat (le début en arabe), collectif syrien basé à Beyrouth.

 

 

 

Filmer pour témoigner, c'est négocier le sens des images entre le filmeur (qui peut céder au narcissisme de l'autoportrait) et les filmés croisés au hasard, ainsi ceux qui ne veulent pas ajouter de l'indignité (des représentations et des visibilités) à l'indignité (des situations).

5b) Ladoni – Palms (1993) d'Artur Aristakisyan

 

Ladoni ou Les Paumes de la mendicité, est le film de fin d'études d'Artur Aristakisyan, alors étudiant au VGIK, tourné seul pendant cinq années, entre 1986 et 1990, aux côtés des miséreux de la capitale Chișinău en Moldavie, ce petit pays enclavé entre l'Ukraine et la Roumanie. Pendant 140 minutes, le portrait en noir et blanc et muet de parias, vagabonds, handicapés, sans-voix et incomptés d'un sous-prolétariat méprisé par les héritiers dogmatiques de Marx, est une prière silencieuse offerte aux déchets du monde civilisé, qui le sauveront peut-être des incivilités d'une civilisation saturée et, partant, menacée d'implosion.

 

 

 

Une guerre civile de basse intensité, moins visible et documentée que les guerres inciviles actuelles. La décomposition de l'URSS ouvre déjà à celle d'un monde unipolaire en voie d'implosion par accumulation écocidaire du capital. La guerre civile est mondiale.

 

 

 

Les portraits y sont charbonneux, hallucinés. La narration revient à un homme qui s'adresse à son enfant à naître en faisant précéder sa naissance de l'image de tous ses jumeaux placentaires et oubliés, infirmes et indigents, tsiganes et roms rescapés d'une entreprise génocidaire, toutes ces vies naufragées et fracassées sans lesquelles l'existence manquerait de son sens de la vergogne, qui est aussi celui de la justice. Les plans sont des paumes, le cinéma une mendicité d'un type très particulier en se comprenant comme une mutilation radicale (le noyau du mendiant, c'est la main coupée), le manchot à qui manque un membre et que suppléerait idéalement le montage des images, ces paumes et palmes sauvages.

 

 

 

Le lien intime entre pauvreté et sainteté est d'origine évangélique, en inspirant François d'Assises et Simone Weil. William Blake l'a dit autrement, et Allen Ginsberg le redira après lui. Cinéaste rare, Artur Aristakisyan a réalisé Une place sur la terre (2001) avec une musique de Robert Wyatt. Ladoni a été montré aux États Généraux de Lussas en 2010.

6a) Babylon (2012) d'Ismaël, Youssef Chebbi et Ala-Eddine Slim

 

Babylon est un documentaire coréalisé alors par trois jeunes cinéastes tunisiens : le critique, poète et vidéaste Ismaël (Black Medusa en 2021) et les réalisateurs Youssef Chebbi (Ashkal, 2022) et Ala-Eddine Slim (Last of Us en 2016, Tlamess en 2019). Réalisé au printemps 2011 à l'occasion des soulèvements arabes qui bousculent les États du Maghreb et du Machrek, Babylon tourne pourtant le dos à la capitale Tunis pour trouver son site loin dans le sud, du côté du poste-frontalier tuniso-libyen de Ras Jdir, près de Ben Guerdane. Plus d'un million de réfugiés de toutes nationalités quittent alors la Libye ravagée par une guerre civile opposant révolutionnaires et loyalistes à Kadhafi. Une ville apparaît dans le désert tunisien, pareille à une fata morgana, étoile jumelle de l'Héroïque Lande située du côté de Calais.

 

 

 

Aucun commentaire, aucun sous-titre, aucun énoncé en surplomb : le geste se veut le pur enregistrement d'un événement soustrait à la grille humanitaire et journalistique portant sur la « crise migratoire ». Sans autre traduction, sinon celles des images qui parient pour une approche par flux et par blocs, à la fois molaires (l'armée et les ONG) et moléculaires (le désert et la végétation envahie par le plastique), sensible aux énergies (les réfugiés qui s'organisent) comme à la massivité géologique du lieu (le terrible djebel Dahar). Le sensible a son intelligibilité propre – une pensée par sensations, un romantisme au risque d'une opacification des enjeux politiques sous prétexte d'une approche phénoménologique.

 

 

 

La difficulté est réelle quand des travailleurs bangladais se soulèvent contre l'exercice de la violence policière. La visibilité peut faire écran alors à la lisibilité, ce qu'accentue la question de l'absence stratégique des sous-titres. Ce qui rayonne avec plus d'évidence, c'est le désir, partagé par les cinéastes tunisiens et algériens apparus dans les années 2000-2010, de sortir du champ magnétique du nord pour aller vers le sud - et y retrouver dans son dos l'Afrique.

6b) Temps / Travail (2000) de Johan van der Keuken

 

Johan van der Keuken est né à Amsterdam en 1938, il y est mort en 2001, à l'âge de 62 ans. Photographe et grand voyageur, curieux, Johan van der Keuken est l'un des plus grands documentaristes qui aient jamais été, alliant sur le plan filmique une sensibilité aux aguets à un sens du montage inventif et dynamique, dialectique sur le plan des idées et jazzy quant à celui du rythme. Expérimentateur, témoin et essayiste, il a signé 60 films entre 1957 et 2002.

 

 

 

Temps / Travail est l'un de ses tout derniers essais, un film d'onze minutes tournées en 16 mm. qui sont issues du montage de plusieurs de ses films, en particulier I Love Dollars (1986). L'essai en question se dédie aux différents gestes du travail dans le monde, gestes pour certains riches en tradition et d'autres pauvres en signification, et associé à une installation vidéo accueillie à l'époque par le Centre Georges-Pompidou à Beaubourg.

 

 

 

La circularité du montage insiste sur la dimension répétitive des gestes du travail depuis l'époque industrielle et la généralisation du taylorisme. Il souligne aussi, par ses effets de rapprochement de situations géographiques et sociales éloignées, comment les collectifs de travail entrent à distance, en relation comme en résonance. La dialectisation des rapports maintient ainsi la tradition d'une critique du capitalisme quand le geste des travailleurs manuels se voit aligné sur celui des traders. Temps / Travail donne alors à revoir Babylon.

 

 

 

On rappellera en effet le cas de Wintershall, filiale d'exploitation gazière et pétrolière de la firme allemande BASF, rattachée à l'IG-Farben en 1925 (le producteur de Zyklon-B) et inventrice de la bande magnétique en plastique en 1932. En 2012, la situation libyenne ne l'aura pas empêchée, bien au contraire, de toucher un bénéfice record de 1 milliard d'euros. Aux multitudes émeutières, répondent à l'autre bout du monde et par la négative les foules de traders qui tirent profit du chaos parce que ces mêmes agrégats en sont également la cause.

7a) Alexandrie, encore et toujours (1990) de Youssef Chahine

Youssef Chahine est le grand Alexandrin du cinéma égyptien. Son oeuvre est composée d'une quarantaine de films tournés sur plus d'un demi-siècle de cinéma, de 1950 jusqu'à l'ultime Le Chaos (2007) coréalisé avec Khaled Youssef un an avant son décès en 2008. Youssef Chahine est un cinéaste touche-à-tout, alternant les genres, comédies populaires et drames sociaux, reconstitutions historiques et films plus militants, comédies musicales et fantaisies personnelles, adepte des ruptures de ton autant que du mélange des genres.

 

 

 

Alexandrie, encore et toujours s'inscrit dans une série de films à caractère autobiographique, ouverte avec Alexandrie pourquoi ? (1978) et poursuivie par La Mémoire (1982), Alexandrie, encore et toujours (1990), donc, et close avec Alexandrie-New York (2004). Tous racontent la vie de Yahia, double de Youssef Chahine : 1942 avec la Bataille d'El-Alamein et le rêve hollywoodien ; le triple pontage cardiaque de la fin des années 70 et la revisitation onirique des années 50 ; les années 80 marquées par la rupture avec l'acteur aimé (Mohsen Mohieddin) ; enfin une synthèse récapitulative au moment où la vieillesse y invite, mais toujours empreinte de liberté et de fantaisie goguenarde face à l'autobiographie à laquelle il est impossible de ne pas sacrifier (l’autobiographie est véritablement un sacrifice).

 

 

 

Yahia dit en arabe « l'homme vivant ». Yahia/Youssef est la cordialité personnifiée, incarnée en dépit des blessures narcissiques et des brisures politiques, malgré un cœur brisé par le tournage impossible d'une adaptation arabe de Hamlet et la grève qui, soudainement, éclate dans les studios en 1987, sans compter l'invasion des pétrodollars dans l'industrie du cinéma égyptien ainsi que le contrôle exercé sur elle par l'autocrate Hosni Moubarak. Le dernier clou dans le cœur revenant à la rupture avec l'acteur aimé, Amr, le double fictionnel de Mohsen Mohieddin, inoubliable interprète d'Alexandrie pourquoi ?, La Mémoire, Adieu Bonaparte (1985) et Le Sixième jour (1986). Youssef Chahine reviendra à nouveau sur cette écharde dans le cœur dans Le Destin (1997), qui souligne également la violence du fanatisme religieux qui s'est abattue sur lui à l’occasion de la sortie du scandaleux L'Émigré (1994).

 

 

 

Youssef Chahine danse. Ses entrechats puisent dans Federico Fellini (et Bob Fosse) l'auto-analyse baroque et onirique de sa mémoire, tout en sauvant de son exécration de l'impérialisme étasunien la grandeur de son art du musical qu'il a étudié à l'âge de 26 ans quand il est parti rejoindre une école de cinéma à Pasadena en Californie, en 1947-1948. Le Narcisse alexandrin danse et peut faire dès lors la part des choses. C'est ainsi qu'il se réconcilie avec ses reflets, y compris de lui dans l'amour perdu de l'autre parti pour toutes les raisons du monde, les mauvaises comme les bonnes (Amr part à cause de la crise du cinéma et de l'islamisme, il s'en va aussi à cause de la passion exclusive de son metteur en scène).

7b) Ginger et Fred (1985) de Federico Fellini

 

Le pastiche de la télévision commerciale dont Silvio Berlusconi est le grand manitou ne suffit pas à caractériser Ginger et Fred, antépénultième film du maestro italien qui réquisitionne tout Cinécitta pour affronter son plus grand adversaire depuis le fascisme mussolinien. Cet adversaire devenu pour Federico Fellini l'ennemi principal est sa réinvention stratégique par des propriétaires qui privatisent les biens publics afin de liquider l'héritage social de l'après-guerre et son allié, le communisme. La télévision aura été une arme de guerre dressée contre le cinéma et ses liens historiques avec l'antifascisme.

 

 

 

Le nouveau fascisme passera donc par la consommation et son médium préféré est la télévision, Pier Paolo Pasolini en avait précocement alerté. Fellini le comprend, peut-être trop tard, mais il va au combat. Seulement il s'y rend en perdant d'avance, vaincu émouvant.

 

 

 

Fellini a pourtant été aux avant-postes d'une pente spectaculaire propre à l'Italie, héritière des formes ostentatoires du catholicisme et ses avatars sécularisés, roman-photo, cinéma, cirque, journalisme (c’est à lui que l’on doit le mot paparazzi). D'un côté, il perd face à Berlusconi contre les coupures publicitaires des films diffusés à la télé (les spectateurs s'y sont habitués, le juge a tranché). De l'autre, il réunit exceptionnellement ses deux acteurs préférés, Giuletta Masina et Marcello Mastroianni, pour un hommage aux danseurs de la comédie musicale de sa jeunesse, Ginger Rogers et Fred Astaire, en preuve ultime que le travail est encore fait, malgré l'âge avancé et le labeur rendu difficile par les ans et les coups de boutoir de la télé.

 

 

 

Le cinéma a vieilli, il est même devenu un peu gâteux, pas mal usé. Un dinosaure. Ce qu'il reste toutefois à ce pachyderme de cinéma, ce ne sont pas les fanfaronnades du vainqueur qu'il n'est plus depuis longtemps, mais le seul travail à faire, de la tenue et de la grâce – le reste va aux gestes qui élèvent. Sinon c'est le défilé au sens de la défilade, reniement et débandade que la télé consacre. Sortie de la cuisse de Jupiter du cinéma, la télévision aura fini par lui manger la tête quand elle a commencé à le financer à hauteur, vertigineuse, des spectateurs qu'elle lui aura volés à partir de l'après-guerre. Gagner indignement ou perdre avec les honneurs : le géant Federico Fellini a perdu et l'amour va toujours aux perdants.

8a) Le Grand jeu (2005) de Malek Bensmaïl

 

Malek Bensmaïl est un cinéaste algérien, né à Constantine en 1966 (son père en a dirigé l'hôpital). Ses premiers essais amateurs sont tournés en super-8, avant de suivre un stage aux studios Lenfilm à Leningrad (Saint-Pétersbourg). Depuis 1996, il a tourné une vingtaine de films qui l'ont consacré en documentariste important en Algérie, entre autres avec Boudiaf, un espoir assassiné (1999), Aliénations (2004), La Chine est encore loin (2008), Contre-pouvoirs (2015), La Bataille d'Alger, un film dans l'Histoire (2017), en attendant Meursault. Contre-enquête d’après Kamel Daoud.

 

 

 

Le souci en cinéma de Malek Bensmaïl tient à la question de la pluralité démocratique, des lieux, des langues et des récits qu'il oppose à l'hégémonie de l'unité, jouant contre l’idéologie la carte du dialogisme (un et un s'ajoutent) et celle de la dialectique (deux disent la division).

 

 

 

Le Grand Jeu est un film toujours censuré en Algérie ; il l'a même été en France également lorsque Arte en a déprogrammé la diffusion à la suite des pressions du gouvernement algérien. Directement inspiré des films-phares du cinéma direct apparu avec la synchronisation de l'image (Éclair-Coutant) et du son (Nagra), Primary (1958) de Robert Drew (avec, en opérateurs, Albert Maysles, Richard Leacock et Donn Alan Pennebaker) et 1974, journal de campagne de Raymond Depardon (tourné en 1974, sorti en salles en 2002), Le Grand Jeu suit en 2004 la campagne présidentielle d'Ali Benflis, opposant au sortant, Abelazziz Bouteflika. La ligne de crête du film en fait toutes les fructueuses ambivalences. Embarqué pour valoriser l'image d'un pur produit du FLN, son ancien secrétaire général qui a été premier ministre, le réalisateur attrape au vol les contradictions d'un représentant du système qui, contrairement à Mohamed Boudiaf, n'a ni le courage ni le désir de le réformer.

 

 

 

En compagnie de la veuve de l'autocrate Boumédiène, Ali Benflis figure les ambiguïtés de l'appel au peuple, rassemblé uniquement pour les acclamations. Le Grand Jeu montre qu'en Algérie comme ailleurs, le politique est un gardien de la doxa (et le film de Malek Bensmaïl d'être un exercice de doxographie). Cette distance du représentant d'avec le peuple qu'il dit représenter est matérialisée par la voiture, sa vitesse et ses vitres, aussi par une référence culturelle, le poème La Mort du loup (1843) d'Alfred de Vigny. Ce signe ostentatoire de culture française classique se retourne contre son utilisateur. Il montre en effet sa formation bourgeoise moulée dans les formes culturelles de l'ancien colonisateur. La mort du loup traqué par des chasseurs s'impose dans le texte en modèle à suivre. Le peuple sait-il alors quel loup l'attend au coin du bois ? La langue française reste celle du maître, du dominateur.

 

 

 

L'ambivalence des images est native selon Marie José Mondzain. Elle doit rappeler aux commanditaires des images qu'elles leur échappent, en échappant autrement à ceux qui les font. Contre l’ordre des visibilités, les images sont légères et sauvages, rétives à la discipline.

8b) Duch, le maître des forges de l'enfer (2011) de Rithy Panh

 

Rithy Panh a 11 ans quand les Khmers rouges s’emparent du Cambodge. Il en réchappe en 1979 en fuyant en Thaïlande après avoir perdu une grande partie de sa famille. Diplômé de l'IDHEC en 1988, il consacre ses efforts à documenter, avec 20 films, l'horreur du génocide khmer, ce politicide (Raphael Lemkin) qui a causé la mort d'un quart de la population, avec 1,5 à 2 millions de victimes.

 

 

 

Parmi les films notables, on citera en particulier Bophana, une tragédie cambodgienne (1996), on pense encore à La Terre des âmes errantes (1999), S21, la machine de mort khmère rouge (2002), L'Image manquante (2013), Les Tombeaux sans noms (2018).

 

 

 

Kang Kek leu a été responsable de S-21, cette ancienne école reconvertie en principale prison sur les quasi-200 centres de détention et de torture mis en place par le régime de Pol Pot entre 1975 et 1978. S-21 est devenu le musée Tuol Sleng. Arrêté en 1999, le tortionnaire a été condamné pour crimes contre l'humanité en 2012. « Duch » est décédé en 2020.

 

 

 

Le film de Rithy Panh trouve un appui théorique dans une série de réflexions concernant le cinéma documentaire et sa capacité réelle à répondre à cette question, formulée par Gérald Collas et Jean-Louis Comolli à l'occasion d'un numéro de la revue Images documentaires (n°23, 1995) : « comment filmer l'ennemi ». Comment, en effet, faire entrer l'ennemi (ou l'adversaire) dans le champ sans entrer dans son jeu, et dans une forme de dignité dont le défaut est ce qui justement le caractérise l'(pour Jean-Louis Comolli, la question portait précisément sur la façon de filmer des militants et représentants du FN à Marseille) ?

 

 

 

Rithy Panh ne rate rien de l'intelligence et de la duplicité de Duch. Il voit bien que son film peut à tout moment lui servir de tribune. Ses protections symboliques, ses immunités pharmacologiques face à la nature ambivalente des images, sont : d'un côté, le montage d'archives et le recours à d'autres témoignages ; de l'autre, le refus signifié de toute connivence, jusqu'à refuser la facilité à opposer à l'ancien tortionnaire la figure rassurante du réalisateur en contrechamp. Surtout, comme Ali Benflis, Duch cite également La Mort du loup d'Alfred de Vigny. C’est la même référence littéraire parée de ses atours classiques, c’est la même déférence à l'égard de la culture de l'ancienne tutelle coloniale. Faire sortir le loup du bois, ce n'est pas le traquer pour le persécuter, mais retenir le prédateur prêt à bondir.

 

 

 

La banalité du mal dit autant sa banalisation administrative que son administration par des individus cultivés, mais qui rationalisent le pire qu'ils perpètrent. La culture ne protège en rien des loups, elle vient au contraire légitimer, et spiritualiser sa propension à la cruauté.

9a) En attendant les hirondelles (2017) de Karim Moussaoui

 

En attendant les hirondelles est le premier long de Karim Moussaoui. D'abord l’un des membres de l'association Chrysalide à Alger, incubateur d'un renouveau du cinéma algérien dans les années 2010 avec Djalila Kadi-Hanifi, Hassen Ferhani, Sofia Djama et Djamel Kerkar, il a été également l'assistant de Tariq Teguia sur Inland – Gabbla (2009), puis l'auteur d'un moyen-métrage très remarqué, Les Jours d'avant (2013).

 

 

 

En attendant les hirondelles est un triptyque, trois histoires relativement autonomes reliées par de faibles transitions narratives. Trois récits où l'on cède sur son désir, trois manières d'irresponsabilité. Un paysage humain se dévoile alors : avec Mourad le promoteur immobilier qui s'aveugle à Alger sur les conséquences mortifères de ses agissements ; avec Aïcha (Hania Amar) qui retrouve dans les Aurès Djalil (Mehdi Ramdani), un amour d'enfance, pour une nuit secrète qui n'empêchera pas le mariage arrangé d'advenir ; avec le neurologue, enfin, dont la responsabilité se soutient du refoulement massif des viols commis durant la guerre civile algérienne. Règnent les silences qui sont des paroles interdites, bloquées ou empêchées ; et la violence que reçoivent les enfants, battus ou morts (la première histoire), handicapés (la dernière) ou qui ne viendront pas (la deuxième histoire).

 

 

 

La cantate de Bach Ich habe genug (1727) vaut tellement mieux, alors, que son usage référentiel et culturel d’origine pasolinienne. Son usage intéresse parce qu'il consiste à proposer l'inversion même de son sens original. Le vieux Siméon, réjoui de mourir après avoir tenu le nouveau-né dont il sait qu'il est le Messie annoncé, laisse place désormais à une terre remplie d'enfants en souffrance. Zina de Raïna Raï s'efface alors pour faire entendre ceci : J'en ai assez. La musique de Bach était aussi le tombeau de tous ses enfants morts.

9b) Nous disons révolution (2020) d'Élisabeth Perceval et Nicolas Klotz

Six années de travail pour trois cantiques transatlantiques croisées sur deux axes historico-géographiques, Paris-Barça et Brésil-Kinshasa, Europe, Afrique, Amérique. Les cinéastes Nicolas Klotz et Elisabeth Perceval y évaluent comment, citant le penseur camerounais Achille Mbembe, le nègre est la part maudite de la modernité. D'emblée, le capital naquit racial et si l'Afrique a été un tombeau, elle est aussi l'arche potentielle d'un avenir pour l'Ange de l'Histoire. Noir comme l'espace intersidéral, il s'incarne et se réincarne dans plusieurs corps qui chantent et qui dansent à l'instar du faunesque DeLaVallet Bidiefono.

 

 

 

Film créole et afrofuturiste qui salue William Faulkner et Jean Rouch, Sun Râ et Andreï Tarkovski, Nous disons révolution renverse souverainement le triangle des traites négrières en trouvant dans sa dernière partie, à Saõ Paulo, le site d'un renouveau astral arraché à la part raciale dans la levée originelle du capital. Si le devenir-nègre s'impose à la planète entière, l'avenir de l'émancipation est marron. Il faut alors marronner en fuyant le système plantationnaire global. Une samba à Bela Vista est la grande fête d'une créolité émancipatrice, coulée processionnaire et magmatique, un jardin des Hespérides avec, parmi les enfants et les flics absents car l'auto-organisation en fait l'économie, une petite Néfertiti.

 

 

 

On chante en quilombo, qui est la langue des esclaves marrons. On célèbre le candomblé, la croyance populaire et syncrétique qui fait entendre et voir la puissance des esprits africains mélangés à ceux d'Amérique du sud (Orisha). On salue les esprits amis, on se métamorphose en animaux fabuleux, phénix créole. La Terre brûle, c'est au Brésile le désastre des mégafeux. Si l'avenir est en feu, un nouveau soleil se lève pourtant. Une aurore astrale qui a la figure lumineuse d'une divine infante et le salut à Solaris (1972) d'Andreï Tarkovski via la reprise par Édouard Artemiev de la cantate de Bach, Ich ruf zu dir, Herr Jesu Christ (1732).