La Piel que habito (2011) de Pedro Almodóvar

 

 

Transformer

 

 

« Ce qu'il y a de plus profond dans l'homme c'est la peau »

(Paul Valéry)

 

 

Aussi formellement réussis soient-ils, les deux derniers longs métrages de Pedro Almodóvar, Volver (2006) et Étreintes brisées (2009), reposaient sur une intacte habileté narrative mais, à force de recycler ses lieux communs érotiques et romanesques, la virtuosité du cinéaste madrilène dans le troussage des récits finissait un peu par s'émousser. Quand ne se fige pas le geste dans la production chic de prestigieux et classieux romans-photos ne dérogeant en rien à la ligne générale d'un auteurisme « post-movida » (le dire n’est pas péjoratif puisqu’on reste dans la lignée de ceux qu’il a réalisés dans sa jeunesse estudiantine).

 

 

Avec La piel que habito présenté en compétition officielle du Festival de Cannes et reparti bredouille, le cinéaste revient enfin avec un film soutenu par une plus grande nécessité cinématographique. On y sent une urgence impérative et il s'agirait probablement de son meilleur depuis Parle avec elle (2002). Au lieu de s'en remettre à la seule idée d'une adaptation du roman Mygale (1984) écrit par Thierry Jonquet pour la célèbre collection Série noire des éditions Gallimard, Pedro Almodóvar a eu l'excellente idée de pratiquer sur cette fiction littéraire une insolite et pleinement justifiée opération de chirurgie plastique. On retrouvera donc les grandes lignes du roman, en même temps que ce dernier réapparaît avec des traits assez différents, à l'instar du personnage de Vicente (Jan Cornet) devenu une femme nommée Vera (Elena Anaya) après avoir croisé le sombre chemin du chirurgien Robert Ledgard (Antonio Banderas). Si Pedro Almodóvar a conservé le cœur pelé du récit d'origine de Thierry Jonquet (une vengeance paternelle prend la forme d'un changement de sexe perpétré sur la personne de l'agresseur de sa fille), ainsi que la plupart des personnages, son adaptation aura refondu la matière narrative de telle manière que le motif de l'obsession vengeresse se retrouve désormais moulé dans la problématique scientifique et bioéthique de l'amélioration eugénique de la peau humaine. Moyennant quoi, le motif de la transsexualité n'apparaît plus dans le film comme un clou déterminant rétrospectivement un déphasage narratif (le lecteur du roman de Thierry Jonquet comprend tardivement que les lignes narratives d'Eve et de Vincent ne sont pas parallèles mais consécutives, la seconde précédant chronologiquement la première). Mais, au contraire, comme le moyen d'une allégorie désignant l'horizon métamorphique de l'art pratiqué par le cinéaste, tel qu’il est exemplairement relayé par les arabesques musicales du compositeur Alberto Iglesias, son complice depuis La Fleur de mon secret (1995).

 

 

Changement de peau,

structure en double hélice et travail de haute couture

 

 

La métaphore s'impose : c'est d'un changement de peau qu'il s'agit, parce que la peau est comme l’a écrit Paul Valéry ce qu'il y a en nous de plus profond. C’est pourquoi, dans la tension entre profondeur (la valvuloplastie contrainte de Vicente) et surfaces (les robes que fabrique Vicente devenue Vera), la résolution réside toujours au profit des secondes. Changer de peau, c’est changer de vie, ce n’est pas se replier dans une intériorité psychique à laquelle ne croit pas le cinéaste, ce serait plutôt substituer une surface à une autre, un miroir à un autre, une vitrine à une autre. Changer de peau, c’est passer d'une surface à une autre, c'est muer en changeant d’identité, c’est mourir et renaître. Et c'est bien pourquoi Pedro Almodóvar s'en remet à la question du corps en l’indexant à celle de la peau comme convecteur de désirs transformistes, pendant que le Tiresia (2004) de Bertrand Bonello offrait à la figure du transsexuel la possibilité d’une transfiguration mythologique (après avoir d’ailleurs été séquestré, exactement comme dans La piel que habito). Quant à João Pedro Rodrigues, le cinéaste portugais de manière plus militante substituait avec Mourir comme un homme (2009) la problématique du (trans)genre à celle du (trans)sexuel-le afin de rendre compte de la dimension performative et symbolique de désirs sexuels, toujours excessifs par rapport à une prétendue contrainte biologique. Ce n’est peut-être alors pas un hasard si Marilia, le personnage de Marisa Paredes, a eu deux fils de deux pères différents, « Le Tigre » d’origine brésilienne en cavale après un braquage foireux et revêtu du déguisement expliquant son surnom, et donc Roberto Ledgard qui assassinera d’ailleurs son demi-frère au moment où il était en train de violer sa « créature ». Le cinéaste espagnol, contrairement à son homologue portugais, préfère donc jouer la carte de l'expérimentateur recoupant la posture « frankensteinienne » de son héros, ce chirurgien esthétique à la riche clientèle dont l'obsession à punir l'agresseur sexuel de sa fille en le transformant biologiquement en femme se nourrit tout à la fois de ses propres travaux sur l'épiderme, ainsi que de sa double hantise relative à la disparition de son épouse puis de leur fille.

 

 

L'adaptation transformiste de Mygale de Thierry Jonquet, dans le changement de peau entre la littérature et le cinéma, autorise Pedro Almodóvar à citer Les Yeux sans visage (1960) de Georges Franju tout en réalisant un patchwork ou un tapis à la Henry James sur la surface duquel on reconnaîtra aussi, cousus ensemble, d'autres souvenirs ou fétiches cinéphiles – Musidora dans Les Vampires (1915) de Louis Feuillade, Vertigo (1958) d'Alfred Hitchcock (un homme veut ressusciter l'image de l'aimée perdue) et Obsession (1978) de Brian de Palma (dans une variation explicite du modèle hitchcockien, mais dans une optique perverse et incestueuse où un homme croyant avoir retrouvé sa femme décédée retrouve en fait sa propre fille qui avait été kidnappée). La spirale déduite de la structure en double hélice de l'ADN, qui tourne autour de son axe en changeant constamment de couleur, expose plastiquement lors du générique-fin l'idée force du film. Ses arabesques et torsades formelles, ses tours et détours narratifs manifestent un cinéma dont la mémoire (l'ADN dira-t-on pour continuer à filer la métaphore génétique) est une peau riche du tramage des images des arts du passé ainsi que des images de leurs héritiers. Il y a même, depuis la dynamique ontogénétique, une autre plus organologique qui est à l’œuvre dans un geste esthétique pratiquant l’art le plus impur en privilégiant le matériau le plus hétérogène, copiant, cousant et collant, découpant et suturant les citations et les situations les plus diverses afin d’obtenir un manteau d’Arlequin digne d’offrir une nouvelle garde-robe à des récits qui reviennent de loin, à consonance mythique (Médée pour Marilia, Frankenstein pour Ledgard, Galatée ou Pinocchio pour Vera).

 

 

Après avoir salué Pina Bausch dans Parle avec elle, c'est donc au tour de l’écrivaine canadienne Alice Munro et surtout de Louise Bourgeois de figurer dans le « petit panthéon portatif » de Pedro Almodóvar (pour reprendre le beau titre d’un recueil d’hommages philosophiques signées d’Alain Badiou). Pas seulement sur le mode admiratif de l'hommage (le romancier est décédé en mai 2010), mais aussi comme connexion évidente entre la fiction d'origine (la Mygale de Thierry Jonquet) et les échos avec l'art contemporain (tant d'araignées géantes représentant la mère de la sculptrice française). Sans céder aux facilités de la métaphore (il n’y aura aucune araignée dans le film), le cinéaste tisse malgré tout sa toile et tend ses filets, multiplie les travellings latéraux et les plans filmés en plongée, longe les tissus et lisse les peaux, coud les références avec l’aiguille de la mise en scène et les fils de la narration qu’il entremêle comme à l'accoutumée avec virtuosité (un flash-back rêvé par Roberto, un autre par Vera lors de leur première nuit commun, comme un récit biface tel le dieu Janus, et suivant un mode narratif qui serait alors celui de l’amphibologie). Sauf que le film joue de ses motifs avec une frontalité esthétique rarement aussi accusée. Il ne s'agit dès lors plus de mettre en scène, comme à l'époque de Tout sur ma mère (1998), le gentil barnum consensuel des « freaks » qui sèment joyeusement le trouble dans les normes (hétéro)sexuelles. Il est désormais question de démiurgie maladive et d'un cinéaste qui sait devoir nécessairement transcender sa propre pente démiurgique (que l'on résumera avec le mythe de Pygmalion et Galatée déjà relu à nouveaux frais à l'époque dans Vénus noire d’Abdellatif Kechiche en 2010). C'est pourquoi Pedro Almodóvar conviendra à la fin de la nécessité de trahir le roman de Thierry Jonquet en racontant comment Vera échappe in fine aux mains de son créateur qu'elle assassinera. Comme le cinéaste lui-même a dû apprendre à laisser vivre des acteurs dont il aura pourtant consacré le talent (à l'instar d'Antonio Banderas, découvert pour Le Labyrinthe des passions en 1982, et dont le dernier tournage commun fut celui de Attache-moi ! en 1989).

 

 

Le retour du fils prodigue devenu femme prodige

 

 

À l'instar de Tim Burton qu’il apprécie beaucoup, Pedro Almodóvar qui aurait donc réalisé là sa propre version du mythe prométhéen de la créature de Frankenstein (Frankenweenie en 1982, Edward Scissorhands en 1990), est un artiste anti-naturaliste et « artificialiste » comme l'aurait dit Clément Rosset, pour qui faire (de ses mains), c'est faire être et être c’est s’émanciper (il s’agit donc toujours d’une question de mains). D'un côté, Pedro Almodóvar a su s’émanciper de sa référence littéraire tout en travaillant à esquiver ses propres impasses (le film n’est pas d’un grand réalisme et s’autorise des échappées inquiétantes et surtout grotesques – l’épisode du « Tigre » – qui rappellent sa jeunesse « underground » et débridée). De l'autre, il n’empêche que l’art du conte l’emporte toujours chez lui en surdéterminant celui de la mise en scène. L’organologie référentielle et citationnelle débouche comme d’habitude sur des généalogies intelligemment compliquées (il y aurait dans cette œuvre comme une folie de l’engendrement où ce qui est produit résulte constamment d’histoires intriquées et macérées dans des viscères lourdes aussi en avortons et en excréments). La couture et la suture induiraient esthétiquement le morcellement de la fameuse « robe sans couture de la réalité » vantée par le critique André Bazin à l’époque des plans-séquence de William Wyler et Orson Welles. Sauf que la couture est parfaite, les points de suture effacés, les ellipses comblées, le bâti accompli avec une maestria qui ne laisse place à aucune trouée de réel. Les deux segments narratifs déployés à partir des rêves respectifs de Roberto et Vera s’emboîtent d’ailleurs bien plus facilement que les corps masculins lorsqu’ils font l’amour avec une jeune femme à qui n’est pas laissé beaucoup de temps pour découvrir les plaisirs relatifs à son nouveau sexe. L’intertitre « Retour vers le présent » accomplit ainsi le privilège du téléguidage narratif, et les abîmes de la mise en scène relèvent alors surtout de mises en abyme qui permettent de lier la pulsion scopique de Roberto, celle du spectateur, ainsi que le propre regard du cinéaste (lorsque Vera embrasse Roberto tout en regardant sa caméra vidéo identifiée à celle de Pedro Almodovar).

 

 

Il y a pourtant une pointe de trouble qui pique et frappe la succession de belles vitrines (il faut voir le générique-fin, avec toutes les marques de cosmétique et de produits de luxe remerciés…). Et qui emporte définitivement le film du côté d’un cinéma du désir plus fort que ses tendances à la joliesse publicitaire. S’il n’atteint pas le délire de Parle avec elle qui reformulait le mythe de La Belle au Bois Dormant en dynamisant le conte de Charles Perrault à coup de tauromachie, de viol, de rêves felliniens – et même de résurrection dreyerienne par-delà toute morale bourgeoise –, La piel que habito longe pour sa part la ligne sinueuse et escarpée du désir tel qu’il excède les barrières de la conscience personnelle et de la volonté individuelle. Vicente n’aurait jamais voulu, si on le lui avait demandé, devenir une femme. C’est pourtant en femme prénommée Vera qu’il revient d'abord auprès de sa mère, puis de la collaboratrice de celle-ci, qu’il appréciait beaucoup avant sa disparition, mais dont il savait aussi qu’elle était lesbienne (et ,peut-être, la compagne de sa mère, cela reste indécidable). Le vrai retour ne sera donc pas celui du fils prodigue, mais celui de l’homme devenu femme prodige pour pouvoir être aimée en retour par la femme qu’il aimait secrètement alors qu’il n’était encore qu’un homme.

 

 

Ledgard a cru satisfaire ses désirs morbides et nécrophiles, à tort. En revanche, le chirurgien frankenstein a sans le vouloir permis à Vicente de devenir objet légitime du désir de la collaboratrice de sa mère. Qu’un homme fasse de sa blessure (la vaginoplastie contrainte) un destin (le « défaut qu’il faut » pour Bernard Stiegler relisant Socrate-Platon, l'amor fati des stoïciens, de Friedrich Nietzsche et de Gilles Deleuze relisant Joë Bousquet) afin de pouvoir ainsi être aimé par la femme secrètement désirée : c’est la pointe finale de La piel que habito qui touche au-delà de toute prévisibilité, démontrant que la géométrie préférée du désir est dans le cinéma de Pedro Almodóvar l’arabesque comme la structure à double hélice de l'ADN.

 

 

23 août 2011

 Les Amants passagers (2012) de Pedro Almodóvar

 

 

Jetlag

 

 

Il y eut un temps où le geste cinématographique proposé par Pedro Almodóvar était suffisamment ancré dans un réel alternatif (les nuits madrilènes avec sa culture « underground » et ses quartiers interlopes) à la réalité laborieuse de la transition démocratique espagnole pour lui permettre d'occuper le poste de l'artiste culturellement situé à l'avant-garde du changement social. De ses premiers courts-métrages tournés clandestinement en 1978 suivis de son premier long-métrage Pepi, Luci, Bom et autres filles du quartier (1980) jusqu'à Femmes au bord de la crise de nerfs (1988) qui représente le premier moment de la reconnaissance extra-territoriale du réalisateur, Pedro Almodóvar filme généreusement un peuple minoritaire dont il est le complice, composé de parias, travestis et pédés, lesbiennes et drogués qu'il connaît bien. Les arlequinades transgressifs et « queer » offrent des bariolages joyeusement transgenres qui troublent et doublent comme une ombre la progressive libéralisation d'un pays soumis depuis 1939 au joug du dictateur Franco jusqu'à sa mort en 1975 (suivie par la Constitution de 1978, l'arrivée au pouvoir du Parti socialiste ouvrier espagnol en 1982 qui gouvernera sans interruption jusqu'en 1996 et la fin de la première législature socialiste de 1986 marquée par l'entrée de l'Espagne dans la Communauté économique européenne).

 

 

Manque d'air

 

 

C'est alors le temps mouvementé et militant de la Movida dont Pedro Almodóvar figure alors l'un des hérauts les plus en vue. Pendant que tout le pays s'engage dans l'extension d'une démocratie libérale où l'alliance circonstanciée du parlementarisme et du marché est favorable aux expressions des différences culturelles exemplifiée par la Movida, le réalisateur s'investit quant à lui sur le terrain de la reconnaissance artistique et de la légitimité auteuriste. Le temps devient celui de la consécration internationale durant les années 1990, inaugurée par Talons aiguille (1991) qui a obtenu le César du meilleur film étranger en 1993, provisoirement conclue par le Prix de la mise en scène gagnée au Festival de Cannes lors de la présentation en compétition officielle de Tout sur ma mère (1999). Le réalisateur espagnol affiche alors de nouvelles ambitions cinématographiques qui ne se suffisent plus à choquer la vieille bourgeoisie catholique à coup de saillies iconoclastes et scatologiques, en choisissant désormais d'aller dans le sens d'une complexité narrative doublée d'une densité romanesque censé à la fois dynamiser le sentimental (par l'événement des affections) et électriser la comédie (par la force du mélodrame). Mais la réussite esthétique réelle de films comme La Fleur de mon secret (1995) et En chair et en os (1997) ne masque cependant pas complètement une véritable stratégie consensuelle qui a triomphé avec Tout sur ma mère dans lequel le barnum Almodóvarien composé de ses « freaks » habituels affirme clairement son souhait de dépasser le stade initial du minoritaire pour rejoindre enfin le chœur des majoritaires. Le troisième moment du geste cinématographique (la décennie des années 2000) se contente de capitaliser sur le consensus (Volver en 2006) et l'habileté mélodramatique et narrative (Étreintes brisées en 2009), s'autorisant heureusement quelques écarts importants (les troublants Parle avec elle en 2002 et La piel que habito en 2011) compensant les tentatives hypocrites de retour à l'iconoclastie (La Mauvaise éducation en 2004 et sa fallacieuse dénonciation de la pédophilie dans l'église catholique).

 

 

Le retour aux accents de légèreté de la comédie affiché par le dix-neuvième long-métrage de Pedro Almodóvar pouvait indiquer la nostalgie des élans débridés de la Movida à l'heure où l'Espagne est frappée par la plus grande crise économique de son histoire depuis la fin du franquisme. Comme ce retour aux sources pouvait soutenir aussi le désir allégorique de prendre de la distance avec une réalité si pesante qu'elle étouffe toute joie de vivre nécessaire à la possibilité de la rédimer. Le carton inaugural des Amants passagers fait pourtant preuve d'une inutile ironie, affirmant que le spectateur aura affaire à une œuvre de fantaisie sans rapport avec la réalité. Pourquoi alors proposer une fiction si aisément lisible dans une perspective allégorique (un avion frappé par un problème technique ne peut atterrir et est obligé de tourner en boucle dans l'espace aérien espagnol) et dont certains éléments de scénario s'enracinent particulièrement dans la réalité économique actuelle (notamment avec son personnage d'homme d'affaire pris dans la tourmente des affaires, des scandales bancaires et des détournements de fonds) ? Si la stylisation formelle, les arabesques narratives et le refus du naturalisme sont des constantes structurant l'esthétique du cinéma de Pedro Almodóvar, l'opposition au réalisme mimétique et à l'illustration didactique n'ont pour autant jamais signifié la déconnexion totale d'avec une réalité dont les films des années 1980 témoignaient sur un mode hybride, à la fois quasi-documentaire et totalement stylisé. Le problème ressortit moins ici d'un désir de légèreté et de fantaisie tournant symptomatiquement le dos au réel qu'il appartient au registre de la fantaisie elle-même, à la fois pauvre en contenu au point de manquer d'air. Il est évident que Les Amants passagers lorgne du côté de l'humour des films de Blake Edwards, partageant avec eux le goût de l'alcool comme potion autorisant toutes les désinhibitions (comme dans Breakfast at Tiffany's – Diamants sur canapé en 1961), la promiscuité physique des espaces fermés et des véhicules détournés de leur fonction première (le sous-marin de Operation Petticoat – Opération Jupons en 1959) et l'extension d'un principe de délire finissant dans les mélanges libertaires (et la mousse de La Party en 1968). Il est évident aussi que le film de Pedro Almodóvar est largement en-deçà de son modèle. Comme son inspiration comique souffre de manquer de cette inventivité qui donne à penser que même la parodie des films-catastrophe Y a-t-il un pilote dans l'avion ? (1980) de Jim Abraham et des frères David et Jerry Zucker. Si le retour à des espaces confinés et théâtralisés rappelle le couvent de Dans le labyrinthe (1983) et surtout le loft de Femmes au bord de la crise de nerfs, le côté sitcomesque trahit immanquablement la coupure marquée du cinéaste avec une réalité dont il témoigne sur un double mode comique (mais c'est un comique sec et épuisé) et allégorique (mais c'est une allégorie trop facilement lisible et bien pauvre en contenu) littéralement jetlaguée.

 

 

Le pas de deux des clichés

(l'étendard de la différence, un linceul pour l'égalité)

 

 

La petite pause chorégraphique et sympathique des trois stewards dansant sur « I'm So Excited » des Pointer Sisters exceptée, Les Amants passagers n'a rien d'autre à avancer sinon deux idées, plus que galvaudées. La première est un cliché voulant qu'avec la proximité avec Thanatos s'en trouver libéré et même intensifié Éros. La seconde pose que l'épreuve de la crise est la bonne occasion pour jouir du moment et en profiter pour s'émanciper de ses propres tabous, notamment sexuels. Le pas de deux des clichés est une piètre chorégraphie, un programme d'une faiblesse insigne qui finit en happy-end enveloppé dans la musique aérienne du groupe Metronomy dont le tube « The Look » avait servi à une récente campagne publicitaire de la SNCF. La reprise de quelques motifs (le haut-parleur téléphonique de La Voix humaine de Jean Cocteau revenu ici de son usage dans Femmes au bord de la crise de nerfs, les corps endormis et sexuellement disponibles du même film ou de Parle avec elle) manifesterait enfin davantage le souci de l'auto-citation auteuriste qu'un désir véritable de proposer de nouvelles variations thématiques. Autre chose à sauver ? Moins la petite bifurcation narrative hors de l'avion qui en repasse par le viaduc de Ségovie (le « pont des suicidaires » de Matador en 1985 et Étreintes brisées) que l'introduction montrant pour la première fois ensemble, mais de manière délibérément mineure et neutralisée, Antonio Banderas et Penélope Cruz dans le rôle de deux techniciens au sol dont la rencontre va provoquer indirectement le problème matériel obligeant l'avion à tourner en boucle dans le ciel.

 

 

Surtout, deux questions ne cessent d'insister. Pourquoi les personnages hétérosexuels bénéficient-ils d'une représentation plein cadre de leurs rapports sexuels quand les homosexuels sont cantonnés au placard du hors-champ ? Ce partage des représentations surprend de la part du cinéaste espagnol qui aura été l'un des plus identifiés et à juste titre à la culture « queer » ? À moins que cette hiérarchisation problématique n'atteste qu'un réalisateur naguère prompt au dissensus est désormais en proie à la passion triste du consensus. Et puis, aussi, pourquoi les passagers de la classe économique ont-ils tous été drogués au point d'être endormis tandis que les passagers de la classe affaire ont droit aux élixirs libérant leurs fantasmes ? Pourquoi, donc, vouer les classes populaires à une impuissance d'agir, sinon parce que ses membres seraient identifiés à une culture sexuelle conservatrice qui les figerait dans une incapacité au délire fantasmatique ? Dans Les Amants passagers, seuls les riches peuvent littéralement s'envoyer en l'air pendant que les pauvres végètent dans les bras de Morphée. Comment Pedro Almodóvar peut-il s'autoriser d'une fiction reproduisant ainsi une hiérarchisation en termes de classes sociales au moment où les classes populaires sont celles qui paient le plus douloureusement la note de la crise économique ? Comment le même réalisateur peut-il s'entêter à considérer, sans que personne n'en soit visiblement choqué, que le droit à la différence (sexuelle) est le seul droit digne de valorisation au moment où manque pour les classes populaires la protection sociale face aux assauts conjugués de l’État débiteur et du capital prédateur ? Comment persévérer à défendre un libéralisme sexuel en l'identifiant à certaines franges de la bourgeoisie culturelle, alors que le néolibéralisme a pris appui sur le droit à la différence et la diversité pour détruire les vieux paradigmes de l'égalité économique ?

 

 

Devant Les Amants passagers, on pense comme Slavoj Zizek que l'intolérance est aujourd'hui vraiment requise pour rompre avec les mirages (que la crise aura dissipés, sauf chez le réalisateur jetlagué) d'une société multiculturelle et libéralisée ayant usé du droit légitime à la différence au risque assumé de faire de l'étendard de la diversité un linceul consensuel recouvrant en toute indifférence le droit à l'égalité.

 

 

4 avril 2013

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