Julieta (2016) de Pedro Almodóvar

 

 

La mauvaise éducation

 

 

Les dernières nouvelles données par Pedro Almodóvar établissaient que l'ancien champion de la Movida se trouvait dans une bien délicate posture, auteur avec Les Amants passagers (2013) d'un gadin ahurissant qui trahissait l'évidente impossibilité de renouer avec les accents juvéniles et frivoles, provocateurs et comiques de ses débuts. La célébrité espagnole ayant parmi d'autres été citée avec son frère Agustin dans le scandale médiatico-financier des « Panama Papers » en raison de la possession supposée d'une société off-shore, Glen Valley Corporation entre 1991 et 1994, gérée par la firme panaméenne Mossack Fonseca spécialisée dans l'évasion fiscale. En conséquence de quoi, la présence du réalisateur lors de l'avant-première de Julieta à Barcelone le 5 avril 2017 aura été annulée, ainsi que la conférence de presse et les diverses interviews programmées pour accompagner la sortie de son nouveau long-métrage. Il est vrai qu'un méprisant et méprisable rapport de classe était au poste de pilotage du film précédent (seule la classe affaire d'un avion pris dans l'impossibilité d'atterrir bénéficiait de plein droit de la fiction quand la classe économique, victime d'un assoupissement censément opportun, en était proprement exclue). Et ce rapport de classe trouvait avec la citation dans l'affaire des « Panama Papers » de quoi ternir plus profondément la réputation d'un artiste qui serait peut-être resté de gauche – mais alors comme est de gauche aujourd'hui la majeure partie des socialistes européens, depuis longtemps maintenant convertis au catéchisme néolibéral.

 

 

Le poids subjectif d'une sculpture

 

 

De fait, Julieta aurait pu souffrir d'un contexte préjudiciable à sa réception, relativement compensé par son accueil favorable lors de sa projection en compétition officielle du Festival de Cannes. Sans atteindre cependant les sommets d'une filmographie dominée par des films comme Attache-moi ! (1989) et En chair et en os (1998), Parle avec elle (2002) et La piel que habito (2011), le vingtième long-métrage de Pedro Almodóvar, peaufinant davantage encore le parachèvement néoclassique du postmodernisme inaugural, au risque d'un académisme interne à son geste, possède au moins l'intelligence d'organiser en l'assumant la déception. Il s'agirait même pour le réalisateur de travailler avec plus ou moins de réussite à extraire de la déceptivité d'habiles moyens de contournement des balises habituelles de son cinéma.

 

 

Julieta est jusqu'à présent le troisième film de l'œuvre, après les excellents En chair et en os d'après L'Homme à la tortue (1986) de Ruth Rendell et La piel que habito d'après Mygale (1984) de Thierry Jonquet, à résulter d'une adaptation par le réalisateur d'une œuvre littéraire préexistante (il s'agit ici de trois nouvelles relativement indépendantes puisqu’elles partagent le même personnage, Hasard, Bientôt et Silence, tirées du recueil Fugitives de l'écrivaine canadienne Alice Munro, publié en France en 2004 et fugitivement entrevu d'ailleurs dans La piel que habito). Le film se présente donc comme une nouvelle enquête subjective de remontée généalogique des fils noués d'un passé dont les nœuds étouffent le présent, certes avec moins de surexposition tapageuse et avec toujours plus aussi d'intériorisation que dans les films précédents. Ce poids se manifeste par exemple ici avec la belle simplicité d'une sculpture, qui semble si légère à la vue (sa couleur ocre suggérerait qu'elle aurait été faite à partir de terre cuite imitant le bois) bien qu'elle se révèle à la main dotée d'un poids inattendu (elle est constituée de bronze recouverte d'une couche de terre cuite). Créée par Miquel Navarro (dont les œuvres étaient déjà présentes dans En chair et en os), cette sculpture ainsi que d'autres sont prêtées dans le film à l'artiste de fiction Ava. La vieille amie de l'héroïne Julieta lui en fera don parce qu'elle se sait mourir, en lui offrant avec cette œuvre l'image même des faux-semblants de la légèreté illusoire et de l'intempestive gravité, modelés dans la guise d'une masculinité à la virilité contrariée (la sculpture représente un homme assis à la tête en forme schématique de bateau, le pénis comme sectionné).

 

 

On se réjouira également de ce détail en vertu duquel la sculpture en question pèse subjectivement d'un plus grand poids quand, alors jeune et insouciante, Julieta en découvrait l'existence, paradoxalement plus légère à la manipulation avec les années s'accumulant dans le poids croissant des fautes passées et entretenues dans un régime de culpabilité hérité du catholicisme. Puisque Pedro Almodóvar demeure un indécrottable narrateur, la sculpture elle-même possède sa vie et son histoire propres qui, passant des mains d'Ava à celles de Julieta, consacre une histoire d'amitié reliant par-delà les temps la morte (victime d'une sclérose en plaques) et la vivante (victime affectée d'une métaphorique tectonique des plaques, familiale et sentimentale). La sculpture matérialise encore le partage symbolique d'un homme, le pêcheur Xoan, aimé d'abord par l'une puis par l'autre des deux amies, et dont la disparition en mer déterminera une imprévisible suite de conséquences exigeant d'en objectiver par l'écriture rétrospective les raisons fondant leur enchaînement fatal. Le narrateur est d'autant plus indécrottable qu'il offre enfin, et davantage peut-être que pour l'auteure à pseudonyme de romans à l'eau de rose de La Fleur de mon secret (1995) ou bien encore l'héroïne de Volver (2006), le rôle de narrateur à Julieta elle-même. Elle pourra ainsi remonter l'étagement de ses propres années afin de trouver ou retrouver l'événement incompris ou le secret caché dans ses plis, celui qui a entraîné le départ de sa fille Antia dont elle n'a plus de nouvelles depuis plus de dix ans.

 

 

Pistes hitchcockiennes

 

 

Julieta le promet tout du long mais le film veut cependant différer jusqu'au bout le soin de trancher. Il y aura ou bien un secret (que par l'écriture elle devrait en toute connaissance de cause raconter) ou bien un événement refoulé ou caché (dont Julieta est supposée découvrir l'existence). L'événement nourrirait précisément le désarroi d'une femme qui, après avoir réussi à refaire sa vie après la mort accidentelle de son compagnon Xoan et la fuite sans explication de sa fille Antia à l'âge de la maturité, retombe dans la dépression après avoir rencontré Béa, l'ancienne meilleure amie d'Antia qui lui donne des nouvelles de celle qu'elle aurait voulu définitivement oublier. En passant, le personnage de Béa, aussi secondaire semble-t-il, est particulièrement important en redonnant par hasard le désir à une ancienne amie (et probablement amante reniant un amour lesbien), ainsi qu'à sa mère de renouer avec le désir de se reparler après plusieurs années de silence.

 

 

Après tout, il est vrai que Pedro Almodóvar multiplie, outre les citations culturelles plus ou moins circonstanciées (de L'Amour de Marguerite Duras à The Ballad of Sexual Dependency de Nan Goldin en passant par un autoportrait peint par Lucian Freud, une explication de texte de L'Odyssée et deux citations de film – pour le meilleur comme Take Shelter de Jeff Nichols et pour le pire comme Une séparation d'Asgar Farhadi), d'autres signes à l'adresse cette fois-ci des spectateurs les plus classiquement cinéphiles. Le cinéaste témoigne une nouvelle fois d'une maîtrise en hitchcockisme, manifeste en divers endroits (les filatures de Lorenzo interprété par l'acteur argentin Dario Grandinetti revenu de Parle avec elle, le nouveau compagnon de Julieta qui veut savoir ce qu'elle trame, la rencontre de l'héroïne avec Xoan dans un train de nuit marquée par le suicide d’un voyageur mystérieux, la présence d'une gouvernante névrosée incarnée par la vieille complice de trente ans Rossy de Palma faisant signe du côté de Rebecca en 1940, la référence significative à l'écrivaine Patricia Highsmith). Ainsi s'entretiendrait une atmosphère angoissante de secret jusqu'au dénouement final censé en dévoiler le contenu caché. Ce serait encore la musique en forme de ponctuations discrètes d'un autre complice de vingt ans celui-là, le compositeur Alberto Iglesias qui, influencé par les œuvres de son collègue japonais Toru Takemitsu (notamment la musique de La Femme des sables de Hiroshi Teshigahara en 1964), participe également à maintenir l'attention du spectateur titillé par le désir d'une explication constamment différée.

 

 

Entre-temps, Julieta aura montré, dans un triangle géographique reliant Madrid à la Galicie et l'Andalousie (jusqu’à une ligne de fuite parallélépipédique du côté du Lac de Côme en ltalie), comment le malheur d'une filiation contrariée dans la volatilisation sans explication d'une fille loin de sa mère se verra tragiquement redoublé. Sa première effectuation se répétant en effet à plus de dix ans d'intervalle quand son souvenir se rappelle au présent en s'imposant à celle qui avait tellement travaillé à en oublier les désastreux effets, semblables à une addiction éclairée par la référence à Nan Goldin (comme si, après le sevrage de l’oubli, Julieta replongeait dans la drogue de la culpabilité envers sa fille). Le film de Pedro Almodóvar aura encore su tirer d'une idée séduisante de distribution, consistant à faire jouer par deux actrices nouvelles dans l'univers du réalisateur, et assez différentes physiquement, le personnage éponyme dans sa jeunesse (Adriana Ugarte) puis sa maturité (Emma Suarez), un autre puissant effet tragique (le passage d'un âge de la vie au suivant, dans un raccord évoquant une fameuse séquence de cheveux lavés revenue d'un beau souvenir de Marnie d'Alfred Hitchcock en 1964, manifeste en une fraction de seconde le poids réel de plus de deux décennies séparant réellement les deux actrices).

 

 

Un endettement coupable

(choses discrètes plutôt que secrètes)

 

 

D’un côté, la reproduction du malheur persévère (d’un suicide inaugural à la maladie maternelle en passant par deux noyades en écho), mais elle est toujours doublée par la possibilité réitérée du bonheur (une adresse notée au dos de deux lettres séparées par plusieurs décennies indique un même désir de réponse et de relance offerte par le film au seul imaginaire du spectateur). De l’autre, deux actrices si dissemblables physiquement pour incarner Julieta saisie au moment d’une bascule dramatique finissent pourtant par se ressembler étrangement, sur le seuil d’une vieillesse intempestive affectant la plus jeune et d’un retour d'âge paradoxalement offert à son aînée qui arrive pour prendre la relève. Et cette métamorphose est peut-être plus vertigineuse qu'à l'occasion du changement des acteurs opératoire dans La piel que habito. Ce sont donc deux vrilles, dans la répétition des effets négatifs d'un malheur comme dans le raccord entre deux actrices suturant deux temps spécifiques du récit. Et elles ne sont pas loin de faire écho aux spirales de Vertigo (1958) d'Alfred Hitchcock ou à la structure en double hélice de l'ADN de La piel que habito. Après elles, la déception relativement survient : le départ de la fille de Julieta pour une retraite spirituelle sans retour ne s'explique au fond qu'en raison de la mort accidentelle du père dont, influencée par le récit d'une gouvernante jalouse, elle impute la responsabilité à sa mère. La même déception se déplace aussi en se renversant plus subtilement en déceptivité (le nœud dramatique relève moins d'un fait gardé secret que d'un ordre de raison moins caché que discret). Il est moins question en effet d'un incroyable secret dont il faudrait différer la fracassante révélation, que de son contournement certes pervers mais plus intéressant aussi en touchant aux effets moins secrets que discrets relatifs à un régime de culpabilité. Pesant de tout son poids lourd et mort, ce régime de culpabilité hérité d'un catholicisme « zombique » comme le dirait Emmanuel Todd plombe les imaginaires ou mentalités collectives d'une société espagnole supposément sécularisée et libéralisée.

 

 

Des situations aussi distinctes peuvent entrer, même lointainement, en résonance. Julieta amoureuse de Xoan dont la première compagne agonise aura été proche au fond de son propre père quand il s'est amouraché de son aide domestique marocaine pendant que sa femme meurt. Pour sa part, Antia raconte par courrier à sa mère avoir été affectée par la mort par noyade de son fils aîné et prénommé Xoan comme son père décédé. Il faut donc que les ressemblances ouvrent sur des homologies vérificatrices du triomphe des mauvaises répétitions, celles au terme desquelles les enfants incarnent contre leurs parents le backlash réactionnaire de leurs envies libertaires (cette inquiétude résonne encore avec toutes les enquêtes sociologiques portant sur la fanatisation d’une certaine fraction de la jeunesse occidentale contemporaine). Et il aura fallu renouer avec les affres d’une sale histoire filiale pour faire de la réouverture de cette blessure un destin possiblement rédempteur (en renouant avec les affects d’une relation victime d’une dramatique torsion, Julieta retrouve aussi l’ancien appartement madrilène partagé avec sa fille qui ne pouvait lui envoyer une lettre qu’à cette seule adresse connue d’elle). Mieux que le péniblement didactique La Mauvaise éducation (2004), Pedro Almodóvar aura donc fait semblant de jouer une nouvelle fois au jeu du secret pour préférer rendre compte in fine des effets secrètement pernicieux d'un régime discret de culpabilité culturellement hérité, cette mauvaise éducation persistante. Friedrich Nietzsche l'a d'ailleurs très bien montré avec La Généalogie de la morale (1887), en insistant sur cette médecine offerte par l'oubli comme soin opposable au régime de la dette et de l'assujettissement témoignant de l'influence profonde de la religion catholique. En dépit des effets libérateurs de cette sorte de révolution culturelle qu'aura été en Espagne la fameuse Movida dont Pedro Almodóvar a été l'un des fers de lance et c'est ici que prend sa source la très grande tristesse du film. Et la préférence accordée aux choses discrètes plutôt qu'aux choses secrètes afin de toucher au nerf de la culpabilité comme endettement caractéristique de l'héritage catholique aura été accomplie en prenant appui sur les citations appropriées d'œuvres et le style d'Alfred Hitchcock, grand artiste de la culpabilité héritée de son éducation jésuitique.

 

 

Dans le déplacement décisif de l'axe des secrets toujours plus décevants à l'horizon d'une déceptivité attentive aux subtils effets d'héritage discrets, Pedro Almodóvar a trouvé de quoi peut-être relancer sa maîtrise passablement émoussée des narrations en remontées généalogiques, tortueuses et vrillées. Le réalisateur aurait également trouvé avec la convalescence nécessaire offerte avec Julieta une possible occasion de faire une critique de certains types d'endettement. Et cela en un moment tout aussi critique où les soupçons pesant sur lui en terme d'évasion fiscale s'inscrivent dans le contexte général de l'hégémonie néolibérale qui s'appuie stratégiquement sur l'endettement des États, des entreprises et des foyers afin de solutionner la crise d'accumulation du capital. Il n'y a qu'un pas entre la critique et l'autocritique comme un grand raccord temporel en forme de tour de passe-passe entre deux actrices.

 

 

25 janvier 2017

 Douleur et gloire (2019) de Pedro Almodóvar

 

 

La saveur restaurée

 

 

« Ne me secouez pas. Je suis plein de larmes. »

(Henri Calet)

 

 

Salvador Mallo est un réalisateur consacré, il est surtout une figure immergée dans un bain de douleurs que n'apaise aucune gloire. Non seulement son corps est perclus de maux divers (son dos porte la cicatrice d'une opération, ses étranglements répétés l'obligent à une nouvelle intervention chirurgicale), mais son esprit est également rongé par l'angoisse, strié de hantises diverses consécutives à un amas épais de culpabilités familiales, amoureuses et professionnelles. Pourtant, le dolorisme hérité du poids culturel exercé par l'église catholique dans la société espagnole n'y suffit pas. La culture de la douleur est un horizon dépassable, non dans la gloire mais dans la douceur d'un examen soucieux du dédale des images voyageuses et des généalogies tortueuses des récits à l'intérieur duquel se perd un artiste pour mieux retrouver le fil et le souffle de ses inspirations. Que la douleur d'un corps glorieux soit au principe de la douceur d'un film est une gageure à laquelle se tient souverainement Douleur et gloire. Et le film s'y tient en maintenant tout du long le cap paradoxal d'une image aplatie et satinée (José Luis Alcaine, à la photographie depuis Femmes au bord de la crise de nerfs en 1988) et d'une composition physiologique (avec la musique boisée d'Alberto Iglesias présent depuis La Fleur de mon secret en 1995, un petit montage animé et sophistiqué y insiste en livrant un emblème clip et pop pour tout le film) afin d'aborder la rive nouvelle où la douleur n'est plus ce dans quoi l'on est immergé les yeux fermés mais ce qui se regarde à distance et de face.

 

 

Après tout, on pourrait schématiser Douleur et gloire ainsi, dans le passage d'une piscine inaugurale où un réalisateur apaise ses problèmes de dos en replongeant dans le bain amniotique de la mémoire où trône la mère adorée, au travelling-arrière révélant que l'un des souvenirs d'enfance est un plan de cinéma que son auteur peut enfin tourner en retenant les larmes dans ses yeux. Certes, nombreux sont les points d'accroche en raison desquels le 21ème long-métrage de Pedro Almodóvar offre la guise d'un autoportrait pudiquement tramé d'autofiction afin d'égarer les critiques trop pressés ou bien de compliquer la tâche des futurs biographes, du petit village d'enfance dans l'Estrémadure à l'appartement chic et décoré comme un musée de Salvador Mallo décalqué du sien. Certes, tout nous invite à reconnaître dans Douleur et gloire un grand point de passage par où se concentre tout le cinéma almodovarien qui fait retour sur lui-même afin d'accéder à de nouvelles relances et susciter de nouvelles intensités. Avec le retour des acteurs Antonio Banderas et Penélope Cruz (pour leur septième participation respective) et les apparitions de plus anciennes complices comme Cecilia Roth (pour la huitième fois) et Julieta Serrano (pour la sixième fois). Avec, encore, la figure mythologique personnelle de la mère qu'incarnent à distance Julieta Serrano et Penélope Cruz et la citation de « La noche de mi amor » chanté par la mexicaine Chavela Vargas que le cinéaste a toujours comparé à Édith Piaf (on reconnaîtra d'ailleurs aussi le début de « La vie en rose » mais dans la version de Grace Jones). Avec, enfin, l'achèvement d'un triptyque ouvert par La Loi du désir (1986) et poursuivi par La Mauvaise éducation (2004), où l'art du cinéma s'expérimente comme une machine de soin et de sens agençant les principes de l'autofiction et de la mise en abyme pour que l'auto-analyse débouche à la fin follement sur une cartographie schizo-analytique.

 

 

Le défoncé machinique

 

 

Parler de cartographie schizo-analytique, c'est penser en termes de « territoires existentiels » pour parler comme Félix Guattari. Ce sont l'appartement-musée du présent et l'habitat troglodyte du passé, c'est beaucoup moins la salle de cinéma accueillant la projection du film restauré suivie du traditionnel débat, et pas davantage la salle de spectacle où la performance de l'acteur donne chair à un vieux texte dont son auteur ne veut plus. C'est penser encore en termes de connexions machiniques entre le corps bloqué du personnage, ses techniques pour entretenir ses blocages et le corps hétérogène du film qui s'épanouit dans le tramage des images du déblocage des circuits bouchés. Pour continuer à penser avec Félix Guattari, on pourrait tout à fait voir en Salvador Mallo un autre « défoncé machinique » comme il y en a tant chez le cinéaste. La « défonce machinique » est celle où la consommation d'héroïne, si désastreuse d'ailleurs que la séquence d'achat chez les prolétaires est la seule ratée de tout le film, s'ajoute aux traitements de la médication officielle pour aider le réalisateur à se déterritorialiser de l'assignation à résidence de l'insomnie qui est une territorialisation contrainte. Au risque de lui faire préférer la territorialisation fantasmatique et régressive des souvenirs où l'enfant vivait aux côtés de sa mère sans la culpabilité qu'il développera par la suite lorsque sont venus les derniers jours et celui de sa mort (cf. « Les défoncés machiniques », 1984 in Les Années d'hiver 1980-1985, éd. Les Prairies ordinaires, 2009 [1986 pour la première édition], p. 211-215). « Il y a un Éros machinique » insiste Félix Guattari et c'est ce machinisme qui pousse plus avant la métaphore physiologique nietzschéenne. Le machinisme almodovarien, dans les prothèses de Kika (1993) et la transplantation d'organes de En chair et en os (1997), dans les citations comme des greffes et la transition frankensteinienne de La piel que habito (2011), dans le transformisme de tant de personnages et dans le recours à autant de mises en abyme, avère qu'il y a ici des territoires existentiels faibles (la cinémathèque et la salle de théâtre) et d'autres plus puissants (l'Estrémadure de la jeunesse et l'appartement-musée de la vieillesse amorcée). Qu'il y a des flux coupés pour bloquer un corps et qu'il y a des flux rouverts pour des écoulements libérateurs (les larmes qu'il faut retenir pour ne pas s'y immerger et couler). Qu'il y a des auto-intoxications entretenant la répétition vide du sujet (l'héroïne s'ajoutant aux médicaments) et qu'il y a des contingences (un récit mis en scène disant à l'un de ses spectateurs qu'il en est le héros secret, une image voyageuse revenue du temps et gardienne d'un symptôme beau comme un autre secret) dont la relève fonde la ritournelle  la fois hasardeuse et nécessaire d'un destin aussi émouvant qu'une chanson de Chavela Vargas.

 

 

Douleur et gloire est profus narrativement tout en racontant peu qui, cependant, est l'essentiel. Un réalisateur renoue avec le goût du cinéma mais ce goût retrouvé n'est pas le fait de sa volonté. Tout arrive du dehors. C'est d'abord l'acteur avec lequel Salvador Mallo s'est brouillé il y a trente ans avec le dernier film qu'ils ont ensemble tourné, et il se brouille encore avec lui à l'occasion de la projection du film restauré aujourd'hui. Mais cet acteur est celui qui va forcer l'intimité du réalisateur en dénichant dans son ordinateur un vieux texte, un récit intitulé Addiction qui raconte son plus grand chagrin d'amour. Le désir de le mettre en scène vient de l'acteur et son auteur en accepte le principe dès lors que son nom n'apparaisse pas. Salvador préfère échanger une addiction contre une autre (le texte est donné à celui qui l'initie à l'héroïne) mais ignore que l'improbable puisse se produire : la mise en scène théâtrale et dépouillée du texte a un spectateur privilégié, l'homme dont l'histoire est la sienne. C'est ainsi que Salvador renoue le temps d'un soir avec l'homme jadis aimé et le temps des retrouvailles est magnifique parce qu'il n'est pas celui de la renaissance amoureuse mais de la clôture définitive d'une histoire dont le spectre continuait de le hanter depuis plus de trente années. Chez Pedro Almodóvar, les récits sont des espèces vivantes, même incorporelles, elles ont leur existence propre malgré leurs auteurs et peuvent faire retour en multipliant les vies ultérieures et les actualisations intempestives. Mais il n'y a pas que les récits qui arrivent malgré un long différé quand même à destination, il y a aussi les images. C'est un dessin qui revient de l'enfance, fait par un jeune voisin à qui Salvador a appris à lire, écrire et compter pendant qu'il s'affairait à repeindre de chaux les murs de l'habitation troglodyte de l'Estrémadure. Ce dessin oublié dans le temps fait retour imprévisiblement dans le présent, c'est une autre contingence en forme de survivance et de revenance et son auteur aura là encore disparu. Les images ont aussi leur vie propre et voyageuse, une mobilité dans le temps qui en fait disjoncter la linéarité pour en délivrer le temps de l'événement comme l'entre-temps.

 

 

Le geste et son secret

 

 

La généalogie double des images voyageuses et des récits à la chair tortueuse avèrent autant l'« adestination » ou la « destinerrance » de la carte postale (derridienne) que la vérité (lacanienne) selon laquelle la lettre arrive malgré son errance toujours à destination. Un récit incarné au point de faire revenir l'un de ses protagonistes comme un dessin d'enfance gardien du secret d'un symptôme sont deux événements pour le défoncé machinique, comme deux coupures décisives semblables à la cicatrice dans le dos opéré et à l'intervention soignant l'excroissance osseuse dans l'œsophage. Avec la résurrection du récit prolongé avec le retour de son protagoniste, une histoire d'amour se clôt enfin dans la distance de trente années. Avec l'image revenante de l'enfance, le premier émoi homo est relevé en délivrant le noyau secret d'un geste protecteur. On le remarque, quand Salvador se met à genoux, il a besoin en effet d'un coussin pour le protéger des duretés du sol et des douleurs de la chute. On y voit le poids des ans pesant dans les articulations du corps et Antonio Banderas est magnifique, jamais aussi émouvant que de jouer une vieillesse tout en même temps partagée jusqu'à la lisière de l'indiscernabilité par son personnage fictionnel, son référent réel et lui-même. Pourtant, l'émoi érotique vécu par le petit garçon happé par la beauté du corps mouillé du voisin se lavant après le labeur, en soi une insolation, se résout dans la chute d'une serviette protégeant son genou de la chute sur un sol froid et dur d'un habitat troglodyte comme de l'os. En écho à l'immersion dans la piscine qui sert à apaiser les douleurs du dos comme à jouir des effets addictifs de la mémoire immersive, le geste de vieillesse ouvre alors sur la cache secrète – l'os – d'un émoi décisif de jeunesse.

 

 

Les récits et les images sont bien des événements plus forts que leurs auteurs et ils font retour imprévisiblement en donnant au corps coincé, qui entretient ses blocages par médication abusive et addiction maladive, auto-intoxication et immersion régressive, la possibilité de rédimer des contingences extérieures en hasards du dehors. Alors, Salvador peut enfin sortir la tête de la piscine où il aime s'immerger dans les eaux mêlées des lavandières maternelles et des nymphes comme Natalie Wood (dans Splendor in the Grass – La Fièvre dans le sang d'Elia Kazan en 1961) et Marilyn Monroe (dans Niagara de Henry Hathaway en 1953), ces Eurydice aux sourires arc-en-ciel qui sentent à la fois le jasmin et l'urine et auxquelles se joint la chanteuse italienne Mina le temps de « Come sinfonia ». Et l'on inclura encore la séquence de piscine issue d'un film ami (La niña santa de la cinéaste argentine Lucrecia Martel en 2003 dont Pedro Almodóvar a été l'un des producteurs exécutifs). Alors, le fils peut enfin comprendre le lien fort existant entre l'œuf en bois dont sa mère se servait pour repriser les chaussettes et le sens profond de son nom (mallo vient du verbe espagnol mallar signifiant lacer, mailler). Alors, l'artiste peut enfin retrouver le goût de l'écriture et de la réalisation, autrement dit de la distance agréée avec le travelling arrière révélant le travail du film. Alors, Thésée peut enfin s'extraire de son propre dédale grâce au fil d'Ariane du casque audio où les paroles ressouvenues sont devenues des dialogues récités par des acteurs. Alors, l'homme plein de larmes peut enfin se retenir de les verser parce qu'il en a fini avec le désir de la noyade qui hantait déjà si fort Julieta. Alors le vieux film de trente ans restauré peut enfin retrouver tout la puissance du sens de son titre : Sabor, la saveur restaurée.

 

 

18 mai 2019

Pour lire la première partie, cliquer ici.


Commentaires: 0