1/ Un spectre hante depuis toujours le cinéma de David Cronenberg. Ce spectre est celui de la psychanalyse. Son tout premier court-métrage « underground » réalisé en 1966 ne s’appelait-il d’ailleurs pas Transfer ? La notion psychanalytique de transfert, développée par Sigmund Freud à l’époque où il travaillait avec Joseph Breuler sur l’hystérie (et particulièrement sur le cas « Dora » en 1900), en trouvant à se prolonger au-delà du cadre de la cure avec la formule plus conceptuelle de « maniement du transfert », participe à distinguer la psychanalyse de toute autre forme de psychothérapie. Cette formule de « maniement du transfert » désignera donc tout à la fois la projection amoureuse de l’analysant envers son analyste au cours de la cure, le mécanisme présidant à la formation des symptômes répétitifs résultant de traumatismes infantiles, ainsi que la transcription par le discours de l’analyse du langage de l’inconscient refoulé de l’analysant s’exprimant en autant de représentations substitutives, rêves, actes manqués ou gestes symptomatiques. L’interprétation des symptômes de l’analysant par l’analyste, par-delà l’amour que le premier projette (ou transfert) sur le second, est l’un des tâches entreprises dans la cure psychanalytique, et l’on verra que c’est très précisément l’un des motifs structurant la fiction proposée par le nouveau long métrage du cinéaste.
Si le spectre de la psychanalyse hante donc le cinéma de David Cronenberg, il ne se réduit alors pas à ce seul court-métrage. En effet, on retrouve ce fantôme insistant avec différents degrés de visibilité et de lisibilité dans un film de genre aussi marqué que The Brood (1979), avec le personnage du docteur Hal Raglan (Oliver Reed), une sorte de gourou reichien qui pousse dans ses ultimes retranchements, radicalement et monstrueusement, la puissance censément libératrice de la somatisation. Une puissance avec laquelle d’ailleurs, pour paraphraser ici le titre du film de Serge Grünberg (I Have To Make The Word Be Flesh) appartenant à la série documentaire Cinéma, de notre temps d’André S. Labarthe et consacré en 1999 au cinéaste canadien, le verbe (psychique) devient chair (de l’image). Malgré leur dissemblance, The Dead Zone (1983), Dead Ringers (1988) et M. Butterfly (1993) peuvent également se voir, par-delà leur appartenance à chaque fois moins nette au genre fantastique, comme l’analyse indirecte (car passée au filtre de la subjectivité tourmentée des personnages) de trois cas cliniques bien distincts (le premier sous le versant paranoïaque, le second sous celui de la schizophrénie et le troisième sous le versant psychotique).
Avec Spider (2002) adapté du roman éponyme de Patrick McGrath, David Cronenberg gravit un échelon supplémentaire en affinant avec un souci de plus grande netteté le traitement du motif psychanalytique, puisqu’il propose le récit d’un schizophrène anglais tout juste sorti de l’hôpital psychiatrique. Conduisant sa propre auto-psychanalyse afin de remonter mentalement le fil arachnéen de son propre traumatisme, il court le risque tragique d’affronter de nouveau, au centre de sa toile psychique, la vision infantile et traumatique reconduisant circulairement son propre effondrement originel. Avec un désir de frontalité enfin assumé par un cinéaste qui ne s’avance désormais plus masqué (contrairement à ce qu’indique la célèbre citation latine de René Descartes proposée par Serge Grünberg dans son ouvrage sur David Cronenberg publié pour le compte des éditions des Cahiers du cinéma en 1992 : « Larvatus prodeo », soit « Je m’avance masqué »), A Dangerous Method représente donc aujourd’hui la nouvelle étape dans l’explicitation du spectre psychanalytique comme puissance esthétique tout à la fois fictionnelle et figurative. Et ce spectre prend désormais la quadruple figure de quelques-uns de ses plus éminents représentants historiques, les célébrissimes Sigmund Freud et Carl Gustav Jung d’une part, mais aussi d’autre part les moins connus des profanes Otto Gross et Sabina Spielrein.
D’une certaine manière, ce film, qui fit bien moins de bruit que Shame lors de leur présentation respective au dernier Festival de Venise, rend compte des circuits tortueux et névrotiques de transferts (de l’analysant envers son analyste) et de contre-transferts (de l’analyste en direction de son analysant) ayant obscurément déterminé, par-delà la civilité propre aux sociétés bourgeoises de part et d'autre de la Suisse et de l'Autriche en ce du début du 20ème siècle, les étranges relations entre ces quatre personnages, circuits qui auront en contrepartie nourri l’effort théorique les ayant momentanément unis. Et ce, au moment même où la psychanalyse était justement en train de changer de peau, passant d’un statut minoritaire et faiblement légitime à celui d’une discipline distincte de la psychologie et scientifiquement autorisée. Il se trouve d’ailleurs que la mue de la discipline psychanalytique est également partagée par ses représentants, eux-mêmes happés par une dynamique métamorphique générale au terme de laquelle tous sont, pour paraphraser Friedrich Nietzsche, devenus ce qu’ils sont aujourd’hui. Soit d’éminents théoriciens qui ont partagé un savoir commun (la science en plein devenir des états psychiques inconscients) tout en luttant, tantôt les uns avec les autres, tantôt les uns contre les autres, afin de se produire subjectivement en se distinguant dans la promotion commune de ce savoir partagé.
C’est pourquoi A Dangerous Method ressemble tant à une partie de billard à quatre bandes, avec quatre acteurs magistraux (Michael Fassbender dans le rôle de Carl Jung, Viggo Mortensen dans celui de Sigmund Freud, Vincent Cassel dans le rôle d’Otto Gross et Keira Knightley dans celui de Sabina Spielrein) grâce à qui peut ricocher dans toute sa véridicité la bille de la pensée psychanalytique. Que cette pensée alors en formation prenne forme à l’intersection des interrelations tourmentées entre les quatre personnages, mieux que cette intellectualité commune puisse accéder à une forme d’audibilité mais aussi de visibilité cinématographique inédite puisqu’elle est un cercle dont la quadrature est donnée par quatre acteurs au sommet de leur art est ce que rend le nouveau film de David Cronenberg particulièrement passionnant. Surtout que, contrairement à Shame où Michael Fassbender souffre d’une solitude qui est celle de son personnage aliéné mais qui relève aussi du domaine actoral (la présence de Carey Mulligan ne servant que de contrepoint négatif à la performance de son partenaire), le même acteur peut d’autant plus réussir à incarner le personnage de Carl Jung que sa prestation est inscrite dans le relief général offert par trois autres prestations tout aussi convaincantes.
2/ Si l’on considère A Dangerous Method à partir de la généalogie fondant son récit, on verra tout ce qui rapproche ce dernier film de M. Butterfly. Ce film réalisé par David Cronenberg en 1993 provenait d’un fait divers authentique : un fonctionnaire de l’ambassade de France en Chine aima une chanteuse lyrique chinoise interprétant Madame Butterfly (l’opéra de Giacomo Puccini en 1904 d’après la pièce de théâtre de David Belasco inspirée elle-même par une nouvelle de John Luther Long), cette dernière s’étant révélée en fait être un homme le manipulant au profit du gouvernement chinois. Cette histoire vraie d’amour fou et d’espionnage à l’époque de la révolution culturelle de 1966 a donc donné matière à un fait divers journalistique qui s’est ensuite transformé en matière littéraire (la pièce de théâtre de David Henry Hwang), avant de servir enfin de matière cinématographique (le dramaturge David Henry Hwang a adapté sa propre pièce pour le film de David Cronenberg) pour une fiction offrant au final une variation (qui est une inversion) inattendue du mythe cristallisé par l’opéra de Giacomo Puccini.
Le film réalisé en 2010 et produit par Jeremy Thomas (le producteur anglais qui produisit aussi Naked Lunch inspiré de la vie de William Burroughs en 1991 et Crash d’après le roman éponyme de James Graham Ballard en 1996) n’est guère moins compliqué dans sa généalogie : l’histoire vraie de la passion amoureuse ayant secrètement uni en 1904 le jeune docteur en psychologie Carl Gustav Jung avec l’une de ses patients atteintes d’hystérie, Sabina Spielrein, et sur laquelle ont indirectement pesé Sigmund Freud et l’un de ses patients envoyés à Jung, Otto Gross, a déjà donné matière à une transcription romanesque, A Most Dangerous Method (1995) de John Kerr. Le roman a lui-même été adapté pour la scène par Christopher Hampton sous le titre The Talking Cure (2002), avant que ce dernier n’adapte sa pièce pour le cinéma (comme il le fit avec Les Liaisons dangereuses de Choderlos de Laclos pour le film de Stephen Frears en 1988).
Entre la réalité historique et sa retranscription fictionnelle, entre le roman et le théâtre, entre le fait divers journalistique et l’opéra, entre l’espionnage et la psychanalyse, entre la France et la Chine il y a 45 ans ou entre la Suisse et l’Autriche il y a un siècle, c’est une même vérité transdisciplinaire dont David Cronenberg sait renouveler les procédures d’apparition cinématographique, et qui appartient à la question chez lui plus générique de la métamorphose. Elle peut être celle d’un personnage voué à un devenir monstrueux dans le cadre du remake d’un film de science-fiction des années 1950 (comme dans The Fly en 1986 d’après La Mouche noire de Kurt Neumann en 1958). Mais la métamorphose, en tant qu’elle nomme ce changement qui est un dépassement d’une forme dans une autre forme (par exemple un insecte passant d’une forme larvaire à une forme adulte et définitive), peut aussi désigner les multiples déclinaisons qu’un récit peut adopter, comme autant de masques (« Larvatus prodeo » encore), de peaux ou de mues successivement accumulées qui font moins écran à son noyau de vérité qu’elles en exprimeraient plutôt l’essence.
Et si M. Butterfly raconte l’histoire d’un homme désirant ultimement se fondre dans l’image qui le captive (au sens où il en est le « captif amoureux » aurait dit Jean Genet), comme avant lui The Fly (un homme dont le code génétique a accidentellement fusionné avec celui d’une mouche rêve d’une idéale fusion avec la femme aimée afin de produire un nouveau corps) et Dead Ringers (un frère fantasmant l’union incestueuse et fusionnelle avec l’image de son jumeau peut-être défunt) ont raconté des histoires semblables, A Dangerous Method narre aujourd’hui l’histoire de personnages s’affectant passionnément et s’influençant intellectuellement les uns les autres au point de ne plus ressembler à l’image qu’ils avaient ou donnaient d’eux-mêmes au début du film. Dans la dynamique passionnelle de leurs affections réciproques, c’est la théorie psychanalytique elle-même qui change et s’améliore, qui mute et littéralement se peaufine. Ce mouvement métamorphique recoupe d’ailleurs structuralement celui qui a affecté le geste cinématographique d’un cinéaste ayant inauguré son parcours en filmant les plus grands dérangements, voire désastres corporels et organiques (la forme larvaire dans les canalisations du court métrage From The Drain en 1967, les cobayes humains des expérimentations sexuelles dans Stereo, son premier long métrage réalisé en 1969, ou encore les parasites sexuels de Shivers en 1975 et la greffe ratée déchaînant la contamination virale de Rabid en 1976).
Mais ce geste aura été poursuivi, non pas sur le mode de la surenchère dans l’expression et de l’extraversion, mais sur celui de l’introversion ou de l’intériorisation de la monstrueuse phénoménalité initiale équivalant formellement à une sortie de la série B. Lorsque par exemple Sabina Spielrein raconte un des ses cauchemars au docteur Carl Jung lors de l’une de leurs premières séances communes, elle évoque une forme visqueuse et gluante, telle la mythique « lamelle » décrite par Jacques Lacan, glissant sur le bas de son dos qui peut autant rappeler la figure burroughsienne du junkie dans Naked Lunch que les « game-pods » branchés sur la colonne vertébrale des participants au jeu virtuel d’Allegra Geller dans eXistenZ (1999). L’horreur informe et organique d'un trop de réel impossible à symboliser est une image qui, bien que persistante, ne légitime plus désormais sa représentation littérale : les mots suffisent à susciter chez le spectateur des images à la fois les plus fascinantes et répugnantes qu’il aura d’ailleurs tout le loisir de puiser dans ses souvenirs des précédents films réalisés par le cinéaste. Ce geste d’intériorisation, rappelant toutes choses égales par ailleurs le geste cinématographique de Fritz Lang progressivement passé de l’opulence expressionniste et du monumentalisme décoratif du cinéma allemand des années 1920 à l’économie ramassée de la série B. hollywoodienne durant les années 1950, est un geste de quintessenciation esthétique qui peut également être qualifié du terme (fortement connoté psychanalytiquement) de sublimation.
La métamorphose du geste cronenbergien aura donc consisté, après ces grandes stations qu’ont entre autres été The Dead Zone, Dead Ringers, M. Butterfly, Spider et les deux films précédents (A History Of Violence en 2005 et Eastern Promises en 2007, véritable diptyque consacré au corps mutant de Viggo Mortensen), à intérioriser et sublimer une passion du monstrueux afin de remonter généalogiquement à l’origine de la scène fondatrice de cette passion : la théorie psychanalytique. Il ne s’agit plus de faire que le verbe (scénaristique) devienne chair (cinématographique), et même « nouvelle chair » (pour reprendre la formule digne de William Burroughs, dite dans Videodrome en 1982, et peut-être le sésame de toute l’œuvre du cinéaste comme le pense Serge Grünberg) afin de désigner le phénomène d’extériorisation prothétique du genre humain analysé par André Leroi-Gourhan (ce que le philosophe Bernard Stiegler nomme pour sa part « organologie »). Mais il s’agirait dorénavant de retrouver à la source (psychanalytique) la puissance d’incarnation du verbe grâce auquel peut tout à la fois se dire l’indicible et se représenter l’irreprésentable. Autrement dit penser l’impensable des images qui nous meuvent tout autant qu’elles nous émeuvent, et des idées qui, quand elles s’incarnent en nous, prennent possession de notre corps devenu son hôte. Entre l’image et l’idée d’une part, et d’autre part le corps et l’esprit, il y a tout un espace dévolu à la chair comme ce liant qui, en organisant la circulation entre ces termes, peut rappeler à l'intellectualité scientifique qu’elle relève inséparablement de l’inconsciente affection des corps.
3/ On n'oubliera pas de sitôt l'extraordinaire séquence du sauna vers la fin de Eastern Promises dans laquelle le personnage duplice incarné par Viggo Mortensen affrontait dans une nudité qui serait totale si elle n'était pas combinée à plusieurs tatouages recouvrant son corps deux tueurs munis d'armes blanches. A chaque changement de plan, à chaque coupe, c'était comme une couche de peau que perdait le protagoniste, comme si la séquence proposait une étude anatomique du corps de l'acteur. En même temps que son personnage allait jusqu'au bout d'une trajectoire subjective identifiant nudité et duplicité d'une part, et d'autre part barbares atrocités et technicité. Après un premier changement de peau (du cinéma « underground » de la fin des années 1960 au cinéma fantastique de série B à la fin des années 1970), sont venues d’autres mues (du cinéma fantastique de série A des années 1980 aux films d’auteurs un peu expérimentaux des années 1990 jusqu'aux thrillers stylés des années 2000) qui exemplifient l’idée d’une intériorisation ou d’une sublimation du geste cinématographique cronenbergien qui serait corrélative à son désir de vouloir jouer à l’intérieur de la sphère du cinéma dominant (hollywoodien). Et ce jeu, qui prolonge la métaphore contrebandière proposée par Martin Scorsese afin d’évoquer les cinéastes hollywoodiens œuvrant (comme Fritz Lang) dans la série B durant les années 1950, peut aussi déterminer la troublante subversion des représentations cinématographiques dominantes.
A l'instar d'un virus qui est une entité biologique usant des cellules hôtes d’un corps afin de se multiplier et d’en détraquer le fonctionnement physiologique. S’il faut se méfier de « la maladie comme métaphore » (pour reprendre le titre de l’essai de Susan Sontag paru en 1978) qui peut véhiculer une vision organiciste au caractère fortement stigmatisant, l’« image virale » (Serge Grünberg) peut convenir dans le cadre strict de la pensée d’un geste esthétique qui serait progressivement passé d’une expression frontale ou littérale, radicale et minoritaire à une expression sublimée et subversive (on dira subtilement peaufinée) agissant au sein du majoritaire. De ce point de vue-là, et c’est un nouveau point commun avec M. Butterfly, A Dangerous Method court continuellement le risque de l’académisme, du figement figuratif et représentatif avec ses acteurs connus interprétant des personnages historiques dans les salons mondains d’une Belle-Epoque luxueusement reconstituée en studio. Et l’opinion réductrice serait celle qualifiant le film de David Cronenberg d’équivalent au cinéma d’une Psychanalyse pour les nuls qui auraient été publiée par les éditions First. Mais ce risque est parfaitement assumé en tant qu'il est à la fois peaufiné et subverti, autrement dit sublimé. En effet, en à peine 100 minutes, le film contracte une bonne dizaine d’années en multipliant les ellipses narratives et temporelles les plus fulgurantes qui, en conséquence, ne laissent aucune place pour les séquences contemplatives ou la confiture dramatique habituelle.
Le film, incisif et sans bavure, aux arrière-plans neutralisés ou éludés, presque « ligne claire » dans son allure formelle, part donc au plus pressé, réduisant la part illustrative ou décorative au profit d’une vitesse narrative filante et bondissante accordée aux nœuds relationnels saisissant et modifiant de manière critique le devenir des quatre personnages principaux, en même temps que ces nœuds participent aussi à modifier la théorisation psychanalytique au-delà du cadre strictement clinique. A Dangerous Method offre effectivement l’un des films parmi les plus tendus et les plus concentrés sur son objet (ici, les métamorphoses de la chair psychanalytique à partir de la double affection des corps entre eux et des idées sur ces derniers) de l’année écoulée. En même temps, cette concentration formelle prend appui sur une fiction incluant la stabilisation progressive des personnages de Sabina Spielrein (d’abord vouée aux brisures corporelles provoquées par la rage hystérique) comme d’Otto Gross (extrait in fine de la triste culpabilité envers la figure paternelle pour une évasion joyeuse hors de la clinique). Comme elle inclut aussi et complémentairement la déstabilisation à haute teneur affective des certitudes cliniques et théoriques du jeune Carl Jung (29 ans en 1904, l’année du début du film) et du plus vieux Sigmund Freud (58 ans en 1914, l’année de fin du récit). L’amidon bourgeois qui guinde les manières de Carl Jung et la roide et paternaliste autosatisfaction de Sigmund Freud en prennent pour leur grade, et les deux personnages perdent quelques plumes dans une histoire qui a entre eux commencé en 1907 pour se terminer en 1913.
C’est pourquoi il faut ici particulièrement apprécier le travail actoral respectif de Michael Fassbender et de Viggo Mortensen. Quand le second joue au gros matou roué, souverain de son royaume baroque finissant par s’ébrécher sous les arguments donnés par celui qu’il avait imaginé devenir son héritier putatif, le premier sait montrer le double mouvement inverse et schizoïde d’une puissance gagnée contre son maître comme d’une autre puissance perdue en regard de celle qui fut au départ sa patiente, puis en même temps son élève ainsi que son amante, enfin son égale dans la discipline. Que nous sommes loin avec A Dangerous Method de la routine actorale exigée par Roman Polanski dans le récent Carnage adapté de la pièce de Yasmina Reza, avec son quatuor d’acteurs (Jodie Foster et John C. Reilly d’un côté, Kate Winslet et Christoph Waltz de l’autre) au jeu rôdé afin de seulement parfaire une mécanique dramatique huilée et verrouillée.
Tout au contraire, David Cronenberg ne se suffit pas du professionnalisme assuré de ses acteurs, préférant à la place expérimenter d’étranges performances ou combinaisons actorales qui réussissent au final à donner de la consistance à la pâte psychanalytique alors historiquement en train de lever. Aux côtés de Michael Fassbender qui joue pour la première fois dans un film de David Cronenberg et qui sait devoir retraduire en densité de jeu la rivalité objectivement exercée par Viggo Mortensen (souverainement présent chez ce cinéaste depuis A History Of Violence) mais aussi par Vincent Cassel (apparaissant dans Eastern Promises), Keira Knightley propose une prestation d’autant plus géniale qu’elle est configurée et environnée par une gestique masculine déclinée par trois excellents acteurs. Ce sont par exemple ses mimiques animales et hyper-expressives, comme si son corps était un automate indépendant de la volonté de son personnage, jusqu’à ce qu’elle réussisse à domestiquer un corps vrillé par les gesticulations symptomatiques d’un traumatisme infantile refoulé, digne d'une toile de Francis Bacon. Ce sont encore les gestes dénués de toute hésitation de Vincent Cassel dans le rôle d’Otto Gross.
Réussissant d’ailleurs en une seule séquence tout ce qu’il ratait pendant les deux heures pataudes du film Le Moine de Dominik Moll d’après Matthew Gregory Lewis sorti cet été, on le voit fouiller minutieusement et tranquillement dans les affaires de Carl Jung lors de leur première séance commune, afin de rendre plus ou moins consciemment manifeste son désir de renverser la dynamique de l’analyse dès lors renvoyée de l’analysant à destination de l’analyste. Dans tous les cas, c’est une puissance gestique collective qui rend dans toute sa sensibilité les circuits du transfert et du contre-transfert agitant les personnages. Et cette puissance est celle du geste comme ce qui se communique d’une communication au-delà de toute expression verbale, et dont le cinéma serait d’après Giorgio Agamben un réceptacle privilégié (comme on le voit autrement dans les films de Terrence Malick : Les Moissons du ciel en 1978 ou The Tree of Life en 2011). Dans les deux cas particulièrement cités, le jeune médecin est véritablement ébranlé, l’ébranlement (qui est une inclination : « klinos » en grec signifie « lit ») ne s’exprimant au départ que par quelques signes cliniques, un regard à peine décillé agencé avec une légère fente des lèvres. Une suspension du regard et de la bouche, soit quelques trous laissant passer le « vide structural du sujet » comme le dirait de manière lacanienne Slavoj Zizek. A la fin du film, les yeux de Carl Jung sont embués, et la voix de son interprète ne peut percer cette brume émotionnelle trahissant subtilement une dépression réelle et passagère au moment où il évoque, devant le lac de Constance et à Sabina Spielrein qu’il sait voir pour la dernière fois, une vision quasi-prémonitoire des catastrophes se profilant en cette année de 1914.
4/ On retrouve donc ici Michael Fassbender au faîte de sa grandeur actorale. S'il souffrait de ne devoir incarner qu’un symptôme du malaise néolibérale contemporain dans Shame éradiquant toute singularisation érotique au profit de la particularisation pornographique, il arrive ici à proposer de manière autrement plus convaincante l’incarnation simultanée de la force et de la faiblesse, de la puissance (visionnaire) et de l’impuissance (psychologique), des contradictions pratiquement vécues et de leur résolution symboliquement théorisée. La chose est d’autant plus intéressante à remarquer que sa prestation du personnage de super-vilain Magneto dans X-Men : le commencement de Matthew Vaughn incluait également l’idée de l’adoption d’une position éthique et politique (le séparatisme différentialiste) résultant d'un vécu contradictoire à partir d’acquis d’éléments antagoniques (l’enseignement aristocratique de l’officier nazi, Sebastian Shaw, qui a tué sa mère à Auschwitz et celui, humaniste et universaliste, proposé par le futur professeur Charles Xavier). D’une certaine manière, nous avons affaire ici à ce que Gilles Deleuze a nommé une « synthèse disjonctive ». Soit une « synthèse affirmative de disjonction » ou une « disjonction synthétique affirmative » répartissant les séries divergentes, et que le philosophe distingue de la « synthèse connective » portant sur la construction d’une seule série, comme de la « synthèse conjonctive » en tant que procédé de construction de plusieurs séries convergentes (in Logique du sens, éd. Minuit, coll. « Critique », 1969, pp. 203-204 et 389).
La « synthèse disjonctive » est donc ce que peut l’acteur Michael Fassbender, rejoignant ainsi tous les grands acteurs ayant travaillé pour David Cronenberg (comme James Woods, Christopher Walken, Jeff Goldblum, Jeremy Irons, Peter Weller, Ralph Fiennes et donc Viggo Mortensen), quand il est tenu d’incarner la puissance inséparable de l’impuissance (tels les jumeaux de Dead Ringers). Mieux, quand il est requis pour donner corps à l’idée de synthèses d’expérience qui sont tout autant des accords que des désaccords, des conjonctions que des disjonctions. On a évoqué sa grande maîtrise de la stratégie discursive lors de la grande séquence de confrontation avec le prêtre rusé de Hunger (2008) de Steve McQueen. Il faut voir désormais dans A Dangerous Method comment son interprétation de Carl Jung met l’accent sur les contradictions quasi-schizophréniques d’un chercheur qui s’appuie sur la doctrine freudienne tout en désirant s’en émanciper. Et il faut davantage encore apprécier comment David Cronenberg exprime, notamment avec l’aide de la gestique de ses acteurs et des ellipses fulgurantes de son scénario, une dynamique générale de « synthèse disjonctive » innervant pareillement, et de manière égalitaire, les situations respectives des trois autres personnages, Otto Gross, Sabina Spielrein et même Sigmund Freud qui ne saurait donc y échapper malgré son autorité sur les autres.
Peut-être même que le concept de « synthèse disjonctive » pourrait s’articuler avec les grandes mutations formelles de l’œuvre cronenbergienne, comme avec le motif viral dont celle-ci semble vouloir décliner l’application dans plusieurs directions au sein du champ des représentations cinématographiques. Des mutations virales donc, comme autant de synthèses disjonctives à partir desquelles est saisissable la trajectoire modifiée des idées (ou idéation) que réfractent ou diffractent passionnément quelques corps, unis momentanément mais si intensément dans le jeu relationnel des transferts et des contre-transferts. Il faut voir ici l’extraordinaire mâchoire inférieure de l’actrice interprétant Sabina Spielrein (peut-être le plus beau personnage féminin de tout le cinéma de David Cronenberg avec celui de Claire Niveau jouée par Geneviève Bujold dans Dead Ringers, celui de Joan Lee/Joan Frost interprétée par Judy Davis dans Naked Lunch, et celui d'Allegra Geller incarnée par Jennifer Jason Leigh dans eXistenZ), qui sort de sa bouche comme la gueule du monstre dans Alien, comme un tiroir d’une commode ou bien comme son propre appartement dont la fenêtre principale fait lumineusement saillie à l’angle de la rue.
Comment alors ne pas reconnaître dans la situation d’un tel être, d’abord coincé à l’intérieur d’un corps disloqué, puis qui apprend à surmonter sa rage déterminant ses vrilles monstrueuses, le trajet inverse à celui montré dans The Fly où le personnage du scientifique Seth Brundle quittait le rivage de l’apparence humaine pour se perdre au large d’une métamorphose inhumaine et sans retour ?
Comment ne pas reconnaître dans le conflit des interprétations cliniques opposant Sigmund Freud à Carl Jung au sujet des fondements psychiques de la rage hystérique de Sabina Spielrein un autre conflit herméneutique opposant, en regard de The Dead Zone, les partisans de la perspective fantastique accréditant la thèse du don de divination du héros, et ceux qui pencheraient plutôt pour la perspective réaliste faisant de ce dernier un cas aigu de paranoïa ?
Comment ne pas reconnaître non plus, lors d’un magnifique échange entre Carl Jung et Sigmund Freud concernant l’hypothèse (développée par ce dernier dans Totem et tabou en 1913 puis prolongée dans Moïse et le monothéisme entre 1935 et 1939) du meurtre du père par les fils de la horde au fondement de toute culture humaine, le duel titanesque et fratricide à la fin de A History Of Violence, et surtout avant lui de Scanners (1980) ?
Ce dernier film montrait deux mutants prométhéens, Cameron Vale et Darryl Revok, dont les pouvoirs télépathiques et télé-kinésiques résultaient des effets inattendus d’un médicament (l’Ephemerol) prescrit par le docteur Paul Ruth aux femmes enceintes de Toronto souffrant de contractions durant leur grossesse. C’est comme si ces personnages s’étaient aujourd’hui réincarnés ou métamorphosés sous les auspices figuratives de Carl Jung et Sigmund Freud, deux puissances de pensée qui préfèrent se jeter à la figure, non plus des attaques télépathiques explosives, mais des argumentations théoriques et conceptuelles possédant malgré tout une force semblable d’ébranlement corporel et psychique. Une contre-argumentation peut donc aussi véhiculer une attaque psychique (parce qu'elle est chargée en affections) renversant le corps soutenant l’argumentation initiale. Et lorsque, en fin d’une réunion que l’on imagine habituelle (et que le cinéaste se dispense à raison de filmer) du cercle psychanalytique viennois, Sigmund Freud lance son argument du meurtre du père par les fils de la horde en s’appuyant sur l’effacement par le pharaon Akhenaton du nom du père sur le tombeau dynastique, Carl Jung répond par l’analyse égyptologique de la tradition dans l'effacement du nom du père, renforcée par l'analyse étymologique de l’autre nom du pharaon, Amenhotep. Insistant également sur le passage du culte dynastique du Dieu Amon à celui d’Aton (la personnification du disque solaire) considéré comme une rupture religieuse au détriment du polythéisme et au bénéfice de l’hénothéisme (amorce du monothéisme), le jeune chercheur veut ainsi retourner l’argument du meurtre du père qu’il entend comme une critique par Sigmund Freud de ses propres positions. Ce faisant, il manifeste un désir subjectif d’individuation et de singularisation qui fut aussi celui d’Amenhotep IV en regard de son père, Amenhotep III.
Un seul plan, court, large et fixe, surmonté d'une charge sonore compacte, est alors nécessaire à David Cronenberg pour montrer dans toute sa fulgurance la lourde chute du corps de Sigmund Freud, victime de la puissance tout autant argumentative qu’affective de celui qu’il considérait jusque-là comme son fils spirituel. Du coup, c'est la logique de la « prophétie auto-réalisatrice » selon le sociologue fonctionnaliste Robert K. Merton (cf. notre analyse de You Will Meet A Tall Dark Stranger de Woody Allen) qu'accomplit à son corps défendant Carl Jung envers une figure tutélaire qui lui apparaît malgré tout inconsciemment comme un père spirituel. Quelque temps auparavant, les critiques freudiennes envers le mysticisme potentiel de la vision jungienne et au nom de la scientificité comme garantie ultime de légitimation avaient entraîné chez Carl Jung des bouffées de chaleur accompagnée d'une boule au ventre dont il a cru pouvoir échapper en identifiant le bruit inopiné du bois craquant avec le chauffage de la pièce à des signes le renforçant dans ses convictions (ce qu'il nommera plus tard synchronicité). Cette fois-ci, c'était Sigmund Freud qui réussissait sans le concevoir en toute conscience à déstabiliser un fils spirituel qui ne peut le devenir qu'à la seule condition d'être neutralisé comme adversaire (d'où les moqueries de Carl Jung envers sa cour servile dominée par Sandor Ferenczi). Le raccord entre les crépitements boisés de cette séquence et les coups de fouet donnés par Carl Jung à Sabina Spielrein dans un cadre où ne se distinguent plus la perversion sexuelle et la guérison thérapeutique finissent au bout du compte par rendre manifeste la toile arachnéenne selon laquelle l’effort théorique se comprend comme inséparable du caractère passionnel de relations vécues comme autant de transferts se renversant et se doublant en contre-transferts. Tantôt ce sont des relations qui sont elles-mêmes modelées par des affections auxquelles n’échappent ni l’esprit des uns ni le corps des autres. Tantôt ce sont des conceptualisations résultant du jeu relationnel et passionnel d'affections s'accumulant dans les corps en images inconscientes ou bien bénéficiant à des idées dont la légitimité s'enracine aussi dans les corps.
La chair cronenbergienne désignerait alors, particulièrement dans A Dangerous Method, l’espace symbolique au sein duquel la frappe verbale d’une idée se répercute de corps en corps, tandis que ces mêmes corps sont mus par d’obscures images (archaïques ou traumatiques) que les idées répercutées sont censées pouvoir éclairer, sinon guérir.
5/ C'est vers 1904 que Carl Jung utilise dans certaines de ses séances de la clinique universitaire et psychiatrique de Zurich (le « Burghölzli ») les associations verbales (après avoir abandonné l'hypnose Sigmund Freud utilisait la technique des associations libres depuis 1897) qui, combinées à l'utilisation d'un chronomètre et surtout d'un galvanomètre (un modèle d'ampèremètre mesurant l'intensité d'un courant électrique), sont censées capter les expressions de l'inconscient de l'analysant. Une des meilleurs séquences de A Dangerous Method consiste à montrer Carl Jung aidée de Sabina Spielrein, alors au début de son apprentissage, travaillant à partir des réponses données par une patiente qui n'est autre que l'épouse du docteur. La séquence est d'une importance capitale pour le film, puisqu’elle révèle tout à la fois les hésitations inconscientes d'une femme socialement contrainte à accepter les normes (de genre) bourgeoises et maritales de son temps, le refus inconscient de son mari d'en entendre le fondement, la compréhension par la jeune assistante de tremblements qui lui profiteront quand elle voudra initier une relation extra-conjugale avec son professeur, ainsi que l'imbrication des sphères privée et publique, thérapeutique et professionnelle, au-delà des prescriptions scientifiques et même éthiques d'une science alors en plein devenir.
Mais la même séquence est d'autant plus importante qu'elle expose, avec cette sensualité toute cronenbergienne, la machine galvanométrique, sorte d'appendice technologique avec lequel se machiner en tant qu'il est une production archéologique contenant en lui tant d'autres machines possibles et déjà rencontrées auparavant, déjà les parasites de Shivers, mais aussi le combiné magnétoscope-télévision de Videodrome, les cabines ovoïdes de téléportation de The Fly, les instruments gynécologiques de Dead Ringers, les machines à écrire de Naked Lunch, les voitures de Crash, les « game-pods » de eXistenZ ou encore la machine à tatouages de Eastern Promises. Une autre machine utilisée dans d'autres séances particulières va trouver à prolonger l'articulation machinique des associations verbales, du chronomètre et du galvanomètre : les coups de canne ou de fouet donnés par Carl Jung à Sabina Spielrein dans le cadre de leur relation sadomasochiste. Du point de vue du personnage masculin, ces séquences identifient un désir refoulé d'écarts sexuels impossibles à assumer avec sa compagne légitime, comme un désir transgressif envers une discipline qu'il cherche à arracher du « sexualisme » freudien (ce qui deviendra finalement la psychologie analytique).
Du point de vue du personnage féminin, ces mêmes séquences s'inscrivent dans une dynamique de la guérison grâce à laquelle l'image traumatique et refoulée (la punition paternelle vécue à l'origine comme une jouissance sexuelle) se déplace consciemment en activités de substitution entrelaçant reconquête de soi sur le double plan des plaisirs et des savoirs. A terme de leur relation, Sabina Spielrein rayonne d'une subjectivité arrachée à la violence familiale, tandis que Carl Jung s'effondre dans une culpabilité notamment nourrie par l'image d'une épouse à laquelle il doit matériellement beaucoup. Loin d'enfoncer son récit dans un tour de vis scénaristique usé à la corde, avec son cortège de rumeurs, lettres anonymes, scènes de ménage et autre honte publique, David Cronenberg préfère suivre la ligne de vie et du devenir des idées théoriques telles qu'elles se suintent des affections relationnelles unissant ses personnages. Et le plus beau est qu'il donne raison à tous dans une logique de la « synthèse disjonctive » déjà rencontrée. Ainsi, Otto Gross analyse autant Carl Jung qu'il est analysé par ce dernier, et la libération sexuelle promue par le premier (avant Wilhelm Reich) autorise le second à s'aventurer en compagnie de Sabina Spielrein au plus loin de lui-même. La libération de l'un détermine la fuite vitale de l'autre, en même temps qu'elles donnent du crédit à la vision plus apaisée de la question du transfert que Carl Jung oppose à la vision plus symptomatique qu'en a Sigmund Freud.
Quant à l'apprentissage de Sabina Spielrein, il lui permet au bout de sa démarche de professionnalisation valant guérison d'améliorer techniquement la conception freudienne de la pulsion sexuelle en l'identifiant à la pulsion de mort (c'est son texte La Destructivité comme cause du devenir daté de 1912). L'acceptation par le vieux maître de cette amélioration est d'autant plus émouvante qu'elle est le produit tortueux de sa liaison avec Carl Jung. S'agissant du refus censément scientifique par Sigmund Freud face aux croyances religieuses et des idéologies qui configurent les rapports sociaux à l'extérieur de la scène psychanalytique, il est vigoureusement démenti, et de multiples façons, autant par l'anarchisme anti-familialiste d'Otto Gross, par l'adhésion par Sabina Spielrein à l'U.R.S.S. où elle part en compagnie de son mari en 1923, que par le mysticisme politiquement ambigu de Carl Jung. A l'inverse, le rappel de Sigmund Freud à Sabina Spielrein de leur commune judéité, mise en regard de la vision aryenne qui règne dans ce monde et qu'incarne Carl Jung, est prophétique, et possède même la capacité de s'articuler avec le motif de la catastrophe analysable par le biais de la pulsion destructive et sadique de l'une et pressentie à la veille de la première guerre mondiale par l'autre. Quand on sait enfin que le mysticisme de Carl Jung l'a conduit dans les parages du paganisme « völkisch » promu par les nazis, et que ces derniers ont obligé Sigmund Freud à s'exiler pour Londres en 1938 et assassiné Sabina Spielrein en 1942, les tremblements vocaux et les bégaiements verbaux, les bouffées de chaleur et les coups de fouet, l'évanouissement de Sigmund Freud et le bois qui crépite pour Carl Jung représentent rétrospectivement comme les signes obscurs propre au langage d'un désastre collectif auquel nul n'échappera (pas même David Cronenberg avec un film qui en rejoint d'autres consacrés cette année et plus littéralement au motif de la catastrophe).
6/ La mort de masse infligée lors des deux guerres mondiales est-elle, dans une perspective psychanalytique, le produit d'une répression des instincts sexuels ou bien de leur exacerbation sans sublimation ? Entre l'apolitisme de Sigmund Freud et le mysticisme de Carl Gustav Jung, entre l'anarchisme d'Otto Gross et le communisme de Sabina Spielrein, erre moins la réponse qu'est reconduite une énigme (celle de notre subjectivité divisée comme dans Lost Highway de David Lynch en 1997 ou Black Swan de Darren Aronofsky en 2010), avec bien plus d'intensité esthétique que dans les films de John Huston (Freud, passions secrètes en 1962), de Benoît Jacquot (Princesse Marie, un téléfilm en deux parties diffusé sur Arte en 2003) ou encore de Roberto Faenza (The Soul Keeper en 2004). On comprendra mieux dans cette perspective le sens du titre du film de David Cronenberg (« Une méthode dangereuse » en français) concernant l'énigme de la division du sujet et la pratique qui, la prenant comme objet, aura historiquement suscité autant de critiques légitimes que de violentes levées de bouclier inquisitoriales.
A l'instar de bien d'autres vécues à ses débuts et régulièrement filmées depuis par le cinéaste canadien (on pense aux terroristes illuminés ou sectaires de The Dead Zone, Videodrome et eXistenZ, en passant par les gardes rouges de M. Butterfly). Sans oublier le cas exemplaire de l'écrivain Salman Rushdie que David Cronenberg a pu interviewer. Aujourd'hui, l'attaque ad hominem proposée par Michel Onfray dans son ouvrage Le Crépuscule d'une idole. L'affabulation freudienne (éd. Grasset, 2010) ne permet par exemple en rien de comprendre le geste proprement égalitaire, et si bien rendu dans A Dangerous Method, grâce auquel Sabina Spielrein est passée, en compagnie de Carl Jung puis de Sigmund Freud, du statut de patiente atteinte d'hystérie à celui de docteure et théoricienne, du statut de femme sujet d'une maladie résultant de la violence paternelle à celui de sujet émancipé (qui, enceinte, ne souffre pas contrairement à l'épouse de Carl Jung d'attendre une fille). Il faut en ce sens mettre en rapport le début et la fin du film de David Cronenberg pour mieux saisir l'accomplissement de la métamorphose opérée par le personnage de Sabina Spielrein, passée de la situation d'hystérique hurlante à l'intérieur d'une voiture et désirant s'avilir dans la boue d'une mare fangeuse, à celle de femme pacifiée regardant de l'intérieur d'une voiture semblable la pureté cristalline du Lac de Constance.
La domestication de la pulsion par le savoir et la pratique aura fait de cette femme l'égale des autres hommes, à l'instar de Keira Knightley aussi remarquable actrice que les trois autres acteurs, Michael Fassbender, Viggo Mortensen et Vincent Cassel. Et cette domestication est une sublimation qui doit enfin se penser en relation structurale avec un film montrant l'une des mues ou transmutations de la théorie psychanalytique (comme Naked Lunch montrait la transformation d'un exterminateur de cafards hétérosexuel en écrivain homosexuel, la chrysalide ayant produit les squames comme autant de feuilles pour un livre à venir : Le Festin nu de William Burroughs). Comme cette domestication-sublimation doit être envisagée en regard de toute l'œuvre de David Cronenberg, capable dans le même mouvement contradictoire et schizoïde d'aller toujours plus loin dans le peaufinement (la psychanalyse, là depuis le début) et dans le masque (le cinéma majoritaire ou dominant subverti de l'intérieur de manière virale). Entre la chute des squames et la persistance des masques, c'est toute la puissance esthétique d'un geste cinématographique définitivement voué à s'épanouir dans la chair de la « synthèse disjonctive ».
Chez Michael Fassbender, la séduction n’appelle donc pas la dépense spectaculaire, égoïste et unilatérale, mais la grâce du geste et la concentration auratique. Déclinée sur le mode solitaire de l’impuissance à renverser le régime de la domination pornographique en éthique érotique (Shame), ou bien sur le mode partagé et collectif de la puissance à conjuguer dans le même élan vie consciente et inconsciente sublimée dans la théorie et la pratique psychanalytiques (A Dangerous Method), la séduction « fassbenderienne » ne pouvait dès lors que gagner en intensité dans le film de David Cronenberg, quand elle était acculée à momentanément s’appauvrir, malgré Hunger, dans celui de Steve McQueen. « Nous sommes dans une culture de l’éjaculation précoce. De plus en plus toute séduction, toute manière de séduction qui est, elle, un processus hautement ritualisé, s’efface derrière l’impératif sexuel naturalisé, derrière la réalisation immédiate et impérative du désir » explique Jean Baudrillard (in De la séduction, éd. Galilée, 1979, p. 58) qui propose ainsi de différencier, à l’ère du néolibéralisme alors commençant, la sexualité sous sa forme séductive (ce que nous entendons par érotique) et sous sa forme productive (ce qui se nomme ici tout simplement sexe).
Sous sa forme productive, la gestique de Michael Fassbender se dissout dans les eaux lourdes du bain sexuel proposé par Shame de Steve McQueen, bain tantôt acide de la performance, tantôt culpabilisateur de la morale. Alors que A Dangerous Method de David Cronenberg demande à la même gestique de compliquer la question de la forme séductive en la mettant en relation avec d’autres propositions actorales (les prestations de Viggo Mortensen, Vincent Cassel et surtout Keira Knightley) afin de soutenir ensemble l’incarnation cinématographique du développement tumultueux et métamorphique des idées psychanalytiques. Au corps sexuel et productif soumis aux impératifs néolibéraux de circulation liquide (équivalant à une liquidation subjective) de la domination du capital, répond, dans une logique de la réversibilité raccord avec la conception de la séduction défendue par Jean Baudrillard, le corps du théoricien-praticien dont les affections privées comme professionnelles se transmuent aussi en idées. Moins convaincant dans le registre du cas clinique identifié à l’exemple moral (le rôle de Brandon) que dans celui de l’indiscernabilité entre éthique professionnel, théorie psychanalytique et vie affective (son rôle de Carl Gustav Jung), Michael Fassbender, en son regard à la fois fixe et évanescent, en son visage inextricablement jeune et déjà marqué, et en son corps fin et tendu, aura incarné en cette année 2011 l’indistinction gestique de la puissance et de l’impuissance, de la force et de la faiblesse, du rayonnement et de l’éclipse – consécutivement super-vilain déchiré dans X-Men : le commencement, cadre sexuellement aliéné dans Shame et jeune intellectuel clivé dans A Dangerous Method.
Ce mixte actoral de puissance et d’impuissance peut enfin représenter le contrepoint idéal aux grandes allégories ayant montré cet été comment le pouvoir des uns qui détermine l’impuissance de tous les autres pouvait malgré tout déboucher sur une réappropriation de la puissance individuelle et collective concomitante de l’impouvoir des institutions de la domination. La transparence néolibérale du sexe déshabillé dans Shame ou la limpide opacité de la sexualité dévêtue dans A Dangerous Method ne font alors jamais oublier la nudité actorale fondamentale de Michael Fassbender, déjà puissamment attestée dans Hunger, qu’il soit à poil ou habillé. Non pas la nudité virile de la star masculine se contentant de sa seule nature physique, mais la nudité féminine de l'acteur dont la séduction repose sur les artifices, et eux seuls, de sa subtile gestique. « Le monde est nu, le roi est nu, les choses sont claires. Toute la production, et la vérité même, visent à ce dénuement, et c’est de là aussi que procède tout récemment la ‘‘vérité’’ insoutenable du sexe. Heureusement, il n’en est rien profondément, et c’est encore la séduction qui, de la vérité elle-même, détient la clé la plus sibylline, à savoir que ‘‘peut-être ne désire-t-on la dévêtir que parce qu’il est si difficile de l’imaginer nue’’ » (Jean Baudrillard, ibid., p. 245).
Mercredi 28 décembre 2011