"Asako I & II" (2018) de Ryûsuke Hamaguchi

L’amour avec un grand petit a

Asako I & II examine l’inépuisable, l’interminable question du faux-raccord entre le désir et l’amour. Pourquoi écrire le faux-raccord avec un tiret ? C’est que le raccord est moins faux par lui-même qu’il appelle à substituer à la série des enchaînements conventionnels celle des ré-enchaînements inhabituels à partir d’un écart recoupant présentement le hiatus de l’amour et du désir. C’est aussi que le désir est une condition nécessaire à l’amour mais cependant pas suffisante, le désir se suffisant à lui-même comme insatisfaction tandis que l’amour engage la relève subjective des manques du désir. Quand le désir est cette béance du sujet par où fait signe l’Autre inaccessible (Lacan), l’amour est la construction relationnelle fidèle à l’événement de son surgissement pour y soutenir dans le temps l’expérience d’une différence (Badiou). L’examen délicatement proposé par Ryûsuke Hamaguchi obligera ainsi à compliquer la romance habituelle, l’aquarelliste commençant d’abord par admettre la bluette mais pour en obscurcir ensuite les teintes légères. La belle Asako aime le beau Baku au premier regard qui éclate comme un pétard, le perd pourtant à la suite d’une disparition sans résolution, croit le retrouver en faisant connaissance deux ans après de Ryôhei (joué par le même acteur,), se résout à aimer son sosie cependant si différent (le premier est un hipster branché et évanescent quand le second est un salaryman timide travaillant pour une marque de saké), avant de retomber cinq ans plus tard par hasard sur le premier et de prendre la fuite à ses côtés. Asako revient pourtant immédiatement auprès de Ryôhei qui a le cœur blessé mais garde malgré tout la porte ouverte pour accueillir celle avec qui il est encore possible, même si difficilement, d’envisager l’avenir – c’est-à-dire concrètement comme y invite le dernier plan du film de regarder dans la même direction.

 

 

Le neuvième film de Ryûsuke Hamaguchi ne manque jamais d’être intéressant, particulièrement sympathique et bienveillant à l’égard de ses personnages, sans jamais pourtant s’autoriser une folie dont l’excès aurait poussé l’examen hors de sa retenue en accédant à des retranchements pervers déjà investis par Eric Rohmer (sa série des Contes moraux entre 1962 et 1972), Luis Buňuel (Cet obscur objet du désir en 1977) et Manoel de Oliveira (Le Passé et le présent en 1971). On voudrait pour l’occasion seulement résumer ce dernier film, moins connu que les autres, pour en schématiser l’idée : Vanda est une veuve remariée vouant un culte à son compagnon défunt au point de provoquer par désespoir le suicide de son deuxième mari, découvre que son premier mari n’est pas mort mais à sa place son jumeau ignoré et commence au moment du remariage à regretter son second époux suicidé. L’homme désiré n’est jamais le présent mais l’absent, le mort préféré au vivant. Ce mélange de cruauté et de perversité caractérise génialement les circuits tortueux du désir, dont « l’excentricité par rapport à toute satisfaction » a été maintes fois soulignée par Jacques Lacan dans ses séminaires, jusqu’à poser qu’« il n’y a pas d’objet dont le désir se satisfasse, même s’il y a des objets qui sont cause du désir ». Cause au sens où le désir fait causer parce que le langage donne forme symbolique au vide structural du désir.

 

 

Tout cela, Ryûsuke Hamaguchi le sait bien, il n’ignore pas que les cinémas classique et modernes ont proposé d’importantes variations respectives consacrées aux faux-raccord du désir et de l’amour, lui qui incorpore dans le tissu de son film quelques évidents souvenirs cinéphiles (Vertigo – Sueurs froides d’Alfred Hitchcock au début pour la balade dans le musée et le dédoublement de l’être désiré, Breakfast at Tiffany’s – Diamants sur canapé de Blake Edwards à la fin pour le chat cherché sous la pluie). Mais le désir comme béance faisant loucher Asako (une première fois au moment du coup de foudre, une seconde fois au moment du retour inopiné de l’aimé disparu – d’où le titre) ne l’intéresse qu’à raison d’un privilège finalement accordé à l’amour entendu comme la construction partagée d’un site à deux respectueux de son vide inaugural.

 

 

Tremblement de terre

et ondes de choc sismiques

 

 

Pour Gilles Deleuze, la pensée du désir relève d’un constructivisme reposant sur des agencements, opposable à la vision lacanienne du désir comme insatisfaction, vide et manque. Pour Alain Badiou davantage lacanien que deleuzien, la constructivisme l’emporte cependant quant à la manière de rendre grâce à la puissance de l’amour comme relève poursuivie des impasses du désir. Pour Ryûsuke Hamaguchi, les choses se partagent exemplairement ainsi : Baku est la figure de l’irréel (il tient du registre de l’apparition et de la fuite, c’est une pure silhouette comme surgie d’un anime, un spectre intermittent fait d’apparitions et d’évanouissements et son devenir iconique de mignon kawaii ira logiquement s’actualiser dans le mannequinat et la publicité) quand Ryôhei est à l’opposé celle du réel qu’il faut parfois laborieusement réaliser (le cadre n’a rien de spécial sinon qu’il ressemble physiquement à son prédécesseur et c’est avec lui que se posent les problèmes matériels concrets de la vie quotidienne partagée, notamment à l’occasion d’un déménagement). A cet égard, le cinéaste japonais fait surtout des merveilles avec son acteur masculin dans son double emploi, qu’il a trouvé chez Kyoshi Kurosawa dont il aura d’ailleurs été l’élève quand il était étudiant à l’université des arts de Tokyo (Masahiro Higashide joue les ectoplasmes extraterrestres dans le diptyque de science-fiction Avant que nous disparaissions – Invasion en 2017), notamment invité à changer d’un rôle à l’autre non seulement de look mais aussi de dialecte (Baku parle le japonais standard ou hyojun-go, Ryôhei un dialecte du sud de l’archipel ou kansei-ben).

 

 

De fait, Asako est bien divisée à l’intérieur d’elle-même lorsque survient le réel, entre l’irréel dont la pente appartient au désir de l’Autre et la réalisation engagée avec un autre, rien qu’un autre sans autre qualité propre que de rappeler de loin son prédécesseur. Cette division, son inconscient la reconnaît dans la photographie par Shigeo Gochô d’une paire de jumelles dignes de leurs fameuses homologues étasuniennes vues chez Diane Arbus, parce qu’elle ne concerne pas le sujet désiré mais seulement le sujet désirant. Quant à la figure de l’amour à réaliser, elle doit apprendre qu’elle ne vient qu’en second, en succédant toujours après coup à la figure du désir en quoi elle s’identifie mal, dans la relève symbolique des disjonctions entre les identifications imaginaires et les désidentifications antagoniques, entre le jeu des fantasmes et le contre-jeu de la réalité.

 

 

Voilà donc ce que raconte Asako I & II, à savoir comment passer du grand A au petit a, du grand Autre qui est inconsistant à l’autre quelconque avec qui faire de l’amour l’expérience d’une existence consistante. Le précédent long-métrage de Ryûsuke Hamaguchi avec lequel on l’aura découvert en France l’année dernière, Senses (2015), déployait avec pendant plus de cinq heures et, de fait, plus d’ampleur aussi une même propension à mettre en scène une autre forme de construction relationnelle, féminine et amicale cette fois-là, engagée dans l’épreuve d’une trouée (la disparition d’une amie enceinte de son amant) dont l’onde de choc allait trouver à exercer ses conséquences jusque dans l’intimité des couples et des familles. Dans les deux films, des séductions intempestives emportent les êtres qui doivent malgré tout décider dans la plus grande irrésolution, les jugements de goût et les opinions culturelles habillent des affects difficilement dicibles en tant que tels, le passage dans un tunnel ponctué de flashs manifeste les intermittences de la vie sentimentale aux limites du raptus.

 

 

Tenir la barre de l’amour

est héroïque

 

 

Dans les deux films, il faut donc pallier au vide de l’événement et à ses conséquences intimement sismiques. Avec Asako I & II, un tremblement de terre qui suspend le lever imminent d’une représentation théâtrale pour inviter ensuite les amoureux à la participation solidaire à une fête de la reconstruction expose la faille du désir qui fait voir double en persévérant à creuser d’invisibles galeries dans les constructions amoureuses, qui sont parfois appelées à se prolonger après la destruction effective en reconstructions. On ne peut pas ne pas imaginer à cette aune l’importance décisive de l’expérience documentaire soutenue par la réalisation de The Sound of the Waves, Voices from the Waves et Storytellers, une série de trois films tournés entre 2012 et 2013 pour consigner les suites de la catastrophe de Fukushima. On pense encore au joyeux camarade des premiers temps innocents à Osaka, victime depuis de la maladie de Charcot, alité et incapable de parler, mais dont s’occupe tendrement celle qui l’aime en faisant de cette blessure le fondement d’un amour dont le destin persévère malgré les tromperies d’hier. C’est ainsi que la bluette sentimentale s’irise de fantastique dès lors que fait retour l’irréel du désir, filmée avec une certaine pudeur aux limites de la préciosité qui appartiendrait quand même à un sismographe discret des milieux charnels et des failles relationnelles.

 

 

Persiste encore le mystère de la volte-face d’Asako qui préfère in fine Ryôhei à Baku. Mais c’est qu’il y a une puissante décision qui s’appuierait sur la différence radicale entre le sujet désiré et le sujet aimé, l’amour étant en effet l’espace d’une égalité dont les promesses d’autonomie relative ne sauront jamais réaliser par le premier (contre le modèle socialement dominant au Japon du salaire masculin, Asako envisage de travailler et Ryôhei répond que loin de s’y oppose il l’y aidera). Quand, donc, Asako lâche le spectral Baku pour retrouver Ryôhei, elle doit remonter une pente bétonnée qui lui donne accès à ce qu’elle sait devoir exister de l’autre côté mais qui échappe encore à ses sens : au sommet, il y a en effet la mer et son souffle bat sur son visage en chiffonnant ses cheveux. Une fois que Ryôhei lui ouvre la porte en lui remettant entre les mains le chat qui est le gage tiède et charnel d’une reconstruction possible, tous deux regardent dans la même direction d’une rivière en crue. Le désir a des eaux puissantes dont l’amour peut endiguer la submersion.

 

 

Tenir la barre de l’amour est moins romantique que la noyade mais aussi plus héroïque.

 

 

4 janvier 2019


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