Amal (2018) de Mohamed Siam

Mutante

Avec Amal, Mohamed Siam persévère dans trois directions comme autant d'obsessions qui innervent son film précédent, Whose Country ? – Force majeure (2015) : l'obsession d'une figure paternelle absente, le rapport à la police en ce qu'il pèse sur la question de la filiation, le portrait d'un personnage construit dans la durée. Si son second film qui est son premier long-métrage bénéficie d'une distribution française avec Juste Doc, le réalisateur égyptien ne bénéficie toujours pas du droit d'accès aux salles de son pays parce que ses films y sont tournés sans autorisation et parce qu'ils y posent la question de la police laissée hors représentation (dire ici l'importance de Mosireen, un collectif égyptien de vidéastes militants ayant documenté la révolution populaire et sa répression policière afin de constituer « une archive de la résistance », soit 873 heures accessibles sur le site 858.ma).

 

 

Whose Country ? et Amal composent pourtant les deux premiers volets d'un triptyque consacré à l'institution policière égyptienne, qui se conclura avec un troisième volet d'ores et déjà annoncé, une fiction pour le moment intitulée Carnaval. Produit par la société libanaise Abbout Production de Georges Schoucair (on lui doit la production de quelques films de Ghassan Salhab), riche de prix récoltés au FIDADOC d'Agadir et aux JCC de Carthage, Amal a également fait pour sa première française le 19 août 2018 l'ouverture de la 30ème édition des États généraux du film documentaire à Lussas. On ajoutera que son auteur originaire d'Alexandrie a été assistant-réalisateur sur Les Derniers jours d'une ville (2016) de Tamer El Saïd, qu'il a filé à Tariq Teguia pour Révolution Zendj (2013) le bon tuyau lui permettant de retrouver en Égypte le rêve du Chott-el-Arab irakien inaccessible, et qu'il participe aussi avec la réalisatrice libanaise Myriam El Hajj à la réalisation partagée d'un projet, Traces (Amnésie), qui devrait porter sur les guerres invisibles ayant suivi la fin de la guerre civile au Liban après 1990.

 

 

Le Liban constitue ainsi une position de repli stratégique pour un réalisateur égyptien ayant tourné dans un même élan deux films différents qui documentent l'insurrection populaire de 2011 et ses conséquences subjectives par le biais de portraits avérant la singulière qualité des relations nouées (d'abord avec un policier remettant en cause ses fonctions et son statut durant la période, ensuite avec une adolescente rebelle à l'avenir incertain). La durée du geste rend alors justice à des personnages happés par des processus qui s'imposent à eux en modifiant radicalement les coordonnées subjectives de leur existence respective.

 

 

1) De quoi Amal est-elle l'enfant ?

 

 

De quoi sommes-nous donc les enfants ? Les pères manquent-ils ou bien sont-ils en trop ? L’État représente-t-il le sommet de l'identification de l'autorité paternelle avec la Loi ou bien sa crise, son défaut ?

 

 

La persévérance de Mohamed Siam à élire des figures singulières depuis le soulèvement populaire égyptien de 2011 est manifeste pour en cultiver avec le temps la matière allégorique offerte en contrepoint au devenir incertain du peuple égyptien.

 

 

Ainsi, Amal figure une singularité absolue, une étrange gamine un peu gnomique (notamment parce que son identité sexuelle n'est pas encore entièrement arrêtée et normée), une figure d'enfant sauvage et rebelle en camarade égyptienne des insolentes filles-crevettes marocaines de Sur la planche (2011) de Leïla Kilani. Et son insubordination recoupe l'anarchie de tout un peuple en colère contre l’État, sa répression policière et sa politique de contrôle vécue comme le scandale d'une intolérable infantilisation.

 

 

Parce que son enfance se trouve raccord avec l'énergie toujours excédante de la révolution, Amal allégorise aisément la puissance d'ouverture et d'indétermination – le carrefour – caractérisant tout moment révolutionnaire, celui-ci ouvert à la fois sur les feux joyeux de l'émancipation comme sur la nuit obscure d'un désastre nouveau, pire peut-être que le précédent.

 

 

Les moments les plus beaux de Amal sont alors ceux qui, fortement chargées en mélancolie, tiennent les deux bouts du film de famille tournés par le père et des séquences que le réalisateur filme et monte concernant le devenir d'une gamine : enfant rebelle jetée dans le chaos puis adolescente prise dans les injonctions contradictoires de la féminité et de la sexuation, étudiante disciplinée portant le foulard puis jeune femme enceinte pour qui tout reste encore à faire.

 

 

D'une archive (le film du père) à l'autre (le film de Mohamed Siam), l'enfant reflue pour disparaître tristement, mais c'est alors l'enfance qui monte comme l'absence constituante de l'enfant qu'Amal aura été, Amal en témoigne précisément dans la durée. Et cette mélancolie devient enfin celle du moment révolutionnaire tout entier, vécu par un peuple en constante métamorphose, un pas en avant, deux pas en arrière, endeuillé du possible avant la prochaine relance et un nouveau tour de piste. La jeunesse d'un peuple arrachée aux dispositifs qui l'infantilisent se jouerait-elle dans la confrontation avec la police, appareil d'État parmi l'éventail des appareils existant ?

 

 

Les enfants ne cessent de grandir avec plus d'un père, certains qui manquent cruellement et d'autres dont la présence est obscène car en trop. L'enfant qui n'est plus est au fondement d'une enfance encore à venir – l'enfance comme domaine de la fiction et de l'utopie, comme champ mélancolique où le possible se mêle à l'impossible, où l'image du père qui manque rejoint le rêve des autorités qui cesseraient d'être autoritaires.

 

 

Au moment de conclure, la chanson Ashabi du groupe de rock libanais Mashrou' Leïla offre ses accents à la fois pop et épiques, dédiée aux amis et aux compagnons de luttes, au visage d'Amal retirée à l'intérieur de ses propres ombres, de ses propres carrefours. Comme une puissance de persévérance et de mélancolie mêlée, joie et tristesse indistinctement associées afin de faire teinter d'une note singulière l'avenir incertain du peuple égyptien – espoir à l'enseigne du sens du prénom d'Amal, ce reste comme une luciole survivante dans la nuit intersidérale de la résignation.

 

 

Le film qui porte son nom l'a montré, Amal est une mutante, raccord à ce titre avec un peuple en ces mutations.

 

 

2) Une féminité révolutionnaire

 

 

Qu'est-ce qu'être le sujet d'un processus révolutionnaire ? C'est être un mutant. Et la révolution est une révolution dans la révolution quand le mutant est une mutante s'inscrivant dans un processus social à dominante masculine.

 

 

Avant d'être figée dans l'allégorie de l'espoir qu'indique son prénom, Amal est un corps émouvant parce qu'il est en mouvement, en mutation dans un monde qui ne l'est pas moins. Amal nomme davantage en fait une métamorphe dont l'adolescence bouillonnante recoupe les soubresauts de la révolution égyptienne, de la chute du despote Hosni Moubarak en février 2011 au retour des militaires au pouvoir en 2014 après la parenthèse islamiste entre 2012 et 2013.

 

 

En mutation, en rupture avec la bourgeoisie familiale affiliée à l'État (le père est policier, la mère est juge), en transition y compris entre les genres. Faire la révolution c'est en effet changer de corps, c'est faire peau neuve, c'est faire la peau des héritages sociaux et des étiquettes sexuelles. C'est jouer contre toute idée de naturalité avec une plasticité expressive de l'adolescence comme âge des possibles, de la jeunesse comme puissance immémoriale d'embrasement et de soulèvement – comme puissance de subversion carnavalesque (on comprendrait ainsi le titre du prochain film annoncé).

 

 

Garçon manqué ou gamine pirate, jeune amoureuse coquette ou étudiante musulmane rangée, athlète et future mère de famille, Amal est le sujet singulier d'une féminité plurielle, elle est une figure insurrectionnelle qui fait la révolution avec les autres garçons en faisant la révolution pour elle-même quand, à la fin, il se pourrait bien si on veut l'imaginer ainsi qu'elle fasse un bébé toute seule.

 

 

Amal est une athlète mutante, à la fois sprinteuse et coureuse de fond. Il lui fallait bien un film aussi court (80 minutes) que tourné sur le long cours (le tournage a duré plus de cinq ans), qui s'origine enfin dans les archives familiales tournées par un père, fonctionnaire de police disparu avant la révolution, comme s'il s'agissait d'en prendre le relais comme à l'occasion d'une course de relais.

 

 

Manque donc le père, décédé un an avant l'insurrection populaire, tandis que la domination patriarcale sature jusqu'à l'asphyxier l'espace public : c'est l'autre question courant en sourdine dans le film de Mohamed Siam, dans l'obsédant prolongement de son film précédent, Whose Country ?. Les pères sont dignes d'amour autant que l'État policier est digne de haine.

 

 

C'est à cet endroit alors qu'adviennent les films ayant le souci, même dans une facture surproduite, des figures insurrectionnelles qui font la révolution aussi pour relever l'amour des pères de l'ordre patriarcal qui en mutile l'autorité.

 

 

3) Un portrait en six paradoxes

 

 

Voir un film devrait toujours se faire selon plusieurs perspectives, dans un perspectivisme ressaisi depuis ses effets de parallaxe ou parallactiques, comme un alpiniste attaque une montagne selon différentes faces ou versants : Amal est un portrait paradoxal à six côtés, en forme hexagonale.

 

 

Il y a un paradoxe temporel : Amal s'appuie en effet sur le double rythme d'une course de vitesse et d'une course de fond, sprint et marathon, la fille qui court vite pour fuir la police (qui se double aussi de la police des mœurs) et le réalisateur qui la filme pendant six ans, de l'âge de 14 ans à l'âge de 20 ans, avec un long-métrage tourné entre 2011 et 2017 mais qui ne dure que 80 minutes à peine (alors que le réalisateur disposait de 80 heures de rushs). Même si des plans ont été tournés au cœur de la mêlée manifestante, on comparera moins Amal à Tahrir, place de la libération (2012) de Stefano Savona qu'à Je suis le peuple (2014) de la réalisatrice française Anna Roussillon (quatre années de réalisation) et We Have Never Been Kids (2015) du réalisateur égyptien Mahmoud Soliman (quatre années de tournage), voire El Gort (2014) du réalisateur tunisien Hamza Ouni (quasiment six années de tournage), tous films tournés sur plusieurs années (comme d'ailleurs Les Derniers jours d'une ville), pour certains avant, pendant, voire après la séquence révolutionnaire de 2011 et dont l'économie dépend directement du numérique.

 

 

Il y a un paradoxe documentaire : Jean-Louis Déotte le rappelle, toute image est un mixte de fiction et d'archive. Le rêve inaugural est ainsi une invention proposée par le réalisateur, la voix un montage littéraire ayant été composé à deux. Amal est une mutante au sens aussi où elle bouscule les partages et les hiérarchies comme il y a lieu d'expérimenter la zone esthétique où le documentaire et la fiction entrent en égale indistinction. Ainsi, les mélanges impurs entre la fiction et le documentaire s'accordent fidèlement à l'hétérogénéité figurative de la mutante rebelle qui fait l'expérience de l'indétermination.

 

 

Il y a un paradoxe archivistique : il y a les archives familiales de l'enfance d'Amal (en vidéo analogique) et il y a les images de Siam tournées en numérique. Ainsi, les secondes s'articulent avec les premières comme le passage d'un témoin à l'occasion d'une course de relais. Et elles composent moins sur le mode archivistique que dans une optique véritablement « archontique » (une archive se constitue à l'écart de l'État et même contre lui, qui appartient aux artistes et la société civile bénéficiant des acquis technologiques du numérique, il y a un « mal d'archive » comme l'aurait dit encore Jacques Derrida, opposable à un archivage étatique qui consiste aussi dans l'invisibilité et la destruction des archives, et constitutif d'un régime d'autorité délié de tout autoritarisme). Mohamed Siam est un archonte, comme l'a été le collectif Mosireen. C'est encore ainsi qu'avec la grâce poétique du montage, des archives familiales peuvent devenir des images mentales ou oniriques.

 

 

Il y a un paradoxe filial : le père est une figure clivée, à la fois sur-présent et trop absent, dont l'amour manque (au fils dans Whose Country ?, à la fille de Amal) et dont la figure est liée à l'appareil d'État (le policier à l'écran fait couple avec le père absent de l'auteur de Whose Country ? dont on apprend qu'il était inspecteur de police, le père décédé pour Amal qui était aussi policier). Comment alors délier amour filial et critique radicale du patriarcat et de l'État policier ? Comment sauver l'autorité de l'autoritarisme ? Mohamed Siam y répond en auteur de cinéma, Amal dans la suite hors-champ du film où elle a rejoint la police en croyant peut-être illusoirement pouvoir révolutionner de l'intérieur l'appareil d'État. Le paradoxe de l'enfance appartenant aux enfants que les adultes ne sont plus consiste dans la construction d'une figure de l'autorité déliée de tout autoritarisme.

 

 

Il y a un paradoxe figuratif : Amal est une mutante, qui change de visage, de peau et de corps en résonance avec les mutations sociales égyptiennes, des journées révolutionnaires de janvier et février 2011 ayant entraîné le départ de Hosni Moubarak après trente années de pouvoir autocratique, aux élections remportées en juin 2012 par les frères musulmans puis la destitution de Mohamed Morsi à la suite d'un coup d'État en juillet 2013, en passant par le retour des militaires au pouvoir avec Abdel Fattah Al-Sissi, ancien directeur des services de renseignements militaires de Moubarak puis ministre de la défense de Morsi, élu président en 2014 et réélu en 2018 dans une poursuite de l'autoritarisme du régime sous encadrement militaire. De même, Amal passe aussi d'une peau à une autre, parfois dans la dissonance simultanée des manières, enfant gâtée et fille pirate, garçon manqué et adolescente apprêtée, étudiante portant le foulard, puis la femme et bientôt la mère dont le corps est celui d'une athlète (belle idée en passant, son bébé elle la fait littéralement toute seule). L'adolescence comme moment privilégié de crise des valeurs et des autorités (Frédéric Lordon y insiste dans sa récente Condition anarchique), comme période transitoire et intervallaire, comme mue afin que de l'état larvaire naisse l'imago serait ainsi l'âge typique de la révolution et les peuples révolutionnaires ne le sont donc qu'à retrouver leur jeunesse.

 

 

Il y a un paradoxe subjectif : le sujet de l'événement révolutionnaire a besoin d'un corps pour en soutenir l'idée et la vérité, c'est pourquoi Amal figure non seulement l'allégorie évidente de l'espoir révolutionnaire égyptien comme y indique le sens de son prénom, mais elle est aussi et surtout le corps porteur d'une multiplicité féminine, d'un élargissement du féminin, d'une féminité se conjuguant au singulier pluriel. Progressivement, la petite gamine extravertie qui essaie de fixer sur elle tous les regards masculins, d'abord paternel puis cinématographique, rentre à l'intérieur d'elle-même, riche d'une intériorité nouvelle résonant avec sa grossesse, intériorité sur le seuil de laquelle sait devoir s'arrêter celui qui a composé avec elle le récit d'initiation ou le roman d'éducation de toute une génération. Alors, Amal s'expose toute entière comme le sujet fidèle de l'événement révolutionnaire qui s'est retiré depuis, postée à ce carrefour exact où persiste l'indétermination, à la fois la gardienne de son retrait comme celle de son devenir ouvert.

 

 

La mélancolie qui reste demeure, à l'endroit de la plus grande résignation post-révolutionnaire, encore et toujours celle du possible.

 

 

13 janvier 2019


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