« Ayant le feu pour père, et pour mère la cendre »
(Théodore Agrippa d'Aubigné, Les Tragiques, Livre VII, « Jugement », 1616)
Quand le voyageur arrive à Béjaïa, il est d'emblée accueilli par Yemma Gouraya, pic souverain de l'atlas tellien, grande mère des montagnes ou fière protectrice des adeptes de la lune selon les traductions arabe ou tamazight. Voir Yemma Gouraya invite à lever les yeux, c'est une perception qui, physiquement, soulève. Le soulèvement du regard répond au souvenir massif et élancé d'une immémoriale surrection, il prend acte de la promesse titanesque et tectonique d'une appétence à l'insurrection.
Yemma Gouraya, on la voit – on aimerait la voir avec les yeux de Paul Cézanne quand le peintre affrontait encore et encore la Montagne Sainte-Victoire pour rendre justice et grâce aux ébranlements qu'elle suscitait en remuant en profondeur sa sensibilité. Cette montagne, disait-il à son interlocuteur Joachim Gasquet, est un souvenir phosphoré du soleil. Cézanne, dialogue avec Joachim Gasquet (les éditions Bernheim-Jeune) (1989) de Jean-Marie Straub et Danièle Huillet a montré cela que n'aura pas voulu voir le commanditaire institutionnel du film, le Musée d'Orsay ayant bêtement refusé le film. La surrection est l'exclamation d'un peintre comme des cinéastes qui le reconnaissent comme un égal camarade des arts, des gestes et des sensibilités insurgées. L'énergie emmagasinée du soleil qui brûle encore dans la roche, pour peu que nos perceptions aient la puissance aiguë des visions incandescentes de Paul Cézanne, c'est un feu astral dont la garde montagnarde inspire à qui regarde Yemma Gouraya qu'il y a des surrections comme une insurrection et des insurrections comme une surrection. Si l'Atlas nomme un titan vaincu devenu chaîne de montagne (Ivan Boccara y a composé de profondes Pastorales électriques), Yemma Gouraya offre à la tradition des opprimés l'index d'un refus titanesque de l'oppression qui peut soulever des montagnes, en nous comme en dehors de nous.
Depuis la mi-février de cette année, c'est un peuple qui s'est soulevé dans toute l'Algérie, particulièrement en Kabylie, et son soulèvement qui résiste au contre-coup de l'accablement a la grandeur d'une montagne – surrection, insurrection. Le Hirak ressemble tant en effet à une élévation des sédiments profonds de toute une société, c'est le surgissement en mouvement qui accouche de son peuple comme une montagne soulevée, un titan révolté tel Atlas ou Prométhée. Surrection, insurrection. La promesse immémoriale n'aura pas été trahie, Yemma Gouraya y aura veillé. In-surrection.
Des feux et des contre-feux
Fin du mois d'avril 2012, quartier populaire de Village Moussa à l'est de Jijel, une ville située à 250 kilomètres à l'est d'Alger. Un jeune vendeur ambulant de tabac et de produits cosmétiques est pour l'énième fois bousculé par la police, il répond à cette ultime humiliation de l'arbitraire policier (la « hogra ») en s'immolant par le feu. C'est alors l'embrasement, l'étincelle qui met le feu à la plaine. Une émeute éclate, une explosion de la jeunesse populaire qui saccage les bureaux incendiés de la wilaya (la préfecture), du siège du Front de Libération Nationale (FLN) et d'une agence de voyage. Comme si l'auto-immolation par le feu avait servi à témoigner d'une combustion lente devenue intolérable et comme si elle avait été un feu de détresse, un signal d'alarme, un paradoxal avertisseur d'incendie (devenir une torche humaine pour dire à tous qu'il y a le feu) engageant tout aussi paradoxalement la multiplication d'autres foyers afin d'incendier les lieux représentant le pouvoir de l'État et celui de la richesse. Hospitalisé à Constantine, le vendeur aura succombé à ses blessures. Beaucoup d'émeutiers d'alors et depuis pensent à lui comme à Mohamed Bouazizi, son homologue tunisien qui s'est immolé par le feu le 17 décembre 2010 à Sidi Bouzid et dont le suicide a haussé d'un degré insurrectionnel la contestation populaire contre le dictateur Ben Ali, jusqu'à réussir à provoquer son départ du pouvoir le 14 janvier 2011. Beaucoup d'Algériens y pensent encore aujourd'hui après avoir réussi le 2 avril dernier à dégager le président Bouteflika d'un cinquième mandat intolérable.
L'embrasement du jeune de Jijel, une vidéo amateur en porte témoignage. Sa brûlure ouvre Nar (Le Feu) de Meriem Achour Bouakkzaz, ce soulèvement de cinéma dont les éclats ont été accueillis par les Rencontres Cinématographiques de Béjaïa. Alors, la centrale électrique des RCB a pu faire d'une salle de cinéma le lieu d'un rassemblement populaire autour du feu d'un film qui, autrement que Atlal (2017) de Djamel Kerkar, a également la grâce et la sensibilité d'en dialectiser les puissances élémentaires. Si le documentaire de Meriem Achour Bouakkaz fait preuve de psychologie, c'est comme nous y a invité Gaston Bachelard en proposant en effet une psychologie du feu – autrement dit, en en divisant les raisons et les fonctions, les actions et les effets. La psychologie du feu lui reconnaît ainsi ses puissances de destruction comme de réparation, il lui accorde en conséquence la multiplicité contradictoire de ses formes, de ses forges et de ses forces. Il n'y a pas un feu mais des feux. Pas un feu mais des feux, qui réchauffent le cœur, qui attisent les âmes ou qui brûlent les corps, des feux dont les morsures blessent ou qui au contraire aident à cautériser les blessures. Pas un feu mais des feux et des contre-feux : un chant collectif comme une communauté rassemblée autour d'un feu protégeant d'un grand froid, les doux portraits d'un film comme une série de mains tendues et de soins partagés, un acte suicidaire relevé comme un geste politique – tous des soulèvements.
Pas un feu, donc, mais plusieurs feux, des feux et des contre-feux : un immolé par le feu filmé comme une flammèche ou une phalène rêvée par Virgina Woolf ; des migrants par la mer qui filment leur « harga » comme un feu de joie ; un pain de semoule cuit et retourné sur le poêle par la main experte d'une mère éplorée par le souvenir brûlant de son fils ; des roches jaunes chauffées par le soleil qui cependant retient le feu dont est revenu vivant le témoin qui s'expose devant nous ; des ruines antiques qui gardent dans la pierre éboulée les traces de cultures autres et les promesses concrètes et utopiques de l'autre monde à venir ; un chant de supporters comme une coulée de lave, une vague magmatique ; un drapeau qui claque au vent en rappelant qu'il est à l'origine, bien avant sa capture étatique, l'invention d'un peuple insurgé (le drapeau est la flamme des soulèvements anticolonialistes du 8 mai 1945 à Sétif, portée par Bouzid Saâl assassiné ce jour même avant des milliers d'autres à Guelma et Kherrata). Nar soulève la sensibilité en raison de pareils événements, sa force diagonale consistant à trouver la voie dialectique des feux dont il faut témoigner au pluriel et des contre-feux qui en multiplient la relève. C'est pourquoi, tourné dans la région du constantinois (la région des massacres du 8 mai 1945, préhistoire de la guerre d'indépendance algérienne), le documentaire de Meriem Achour Bouakkaz ne propose pas une enquête exhaustive sur la pratique en Algérie de l'auto-immolation par le feu, mais à la place préfère composer un poème concret et universel, autant animé par la psychologie du feu qu'il accumule aussi, sans forcer ni faillir, quelques éléments modestes mais décisifs pour le vaste chantier d'une anthropologie critique d'un passage à l'acte, d'un geste extrême relevé en geste politique.
Ainsi, la reprise en ouverture de la vidéo amateur du jeune vendeur de Jijel auto-immolé par le feu est un pari risqué, difficile tant l'image est incandescente, mais un pari réussi parce que ce document est à distance dialectisé par la présence autrement brûlante de l'autre vidéo amateur des harragas : prendre feu, c'est tantôt partir ailleurs en prenant la mer après avoir brûlé ses papiers d'identité, tantôt c'est partir sur place dans un geste suicidaire et incendiaire qui, dans tous les cas, répond à une même combustion, aussi lente qu'inadmissible. Au feu (la combustion lente des existences cramées par la « hogra ») répondent d'autres feux (le suicide et l'exil des harragas). À ce même feu (l'alliance du capital débridé et de l'État autoritaire comme une caserne de pompiers pyromanes) répondent des contre-feux qui sont des images (la photographie est de Nasser Medjkane), des sons (leur ingénieur est le tunisien Moncef Taleb) et leur montage (assuré par Hélène Girard). Des contre-feux qui donnent un film de Meriem Achour Bouakkaz et celui-ci n'ajoute pas la cendre à la cendre mais voit au contraire sous la cendre les braises, à la fois les feux qui tuent et ceux qu'il faut pour n'en pas mourir. Et brûler de vivre la vie nouvelle qui, depuis février dernier, se nomme Hirak en Algérie, ce grand foyer soulevé abritant la pâte généreuse d'une « démocratie insurgeante » (Miguel Abensour). Comment, alors, ne pas songer aux Misérables (1862) de Victor Hugo : « Parfois insurrection, c'est résurrection » ?
À petit feu, à grands feux
Être à bout, bouillir de colère devant l'inadmissible, être la cible d'un feu et se consumer de désespoir, passer outre la limite de l'acceptable et le seuil du tolérable en se foutant le feu – non pas mourir lentement dans l'invisibilité (la combustion lente, à petit feu) mais d'un coup, dans une visibilité qui brûle les yeux et embrase l'espace public (le torche humaine, à grand feu). Refuser l'extinction programmatique en faisant fuser des feux de détresse : pas d'arrangement, plus aucun arrangement n'est possible avec la combustion lente et programmée, c'est pourquoi le plus grand dérangement sera celui d'un feu ambivalent, qui tire d'un geste suicidaire un appel mutique comme une fusée de détresse à retrouver l'héroïsme titanesque de Prométhée. Il serait temps peut-être de faire un premier détour à la fois historique et anthropologique afin de rappeler ceci que l'immolation est un « phénomène originaire » (Goethe). Une survivance anachronique qui alimente le feu d'un geste qui vient de loin (immoler signifie d'abord saupoudrer de farine salée consacrée un animal dès lors voué à être sacrifié, par le feu mais pas nécessairement, comme ce fut le cas à l'époque de l'Ancienne Égypte). Avant de revenir ailleurs (l'agneau mâle immolé de la tradition juive afin de passer sain et sauf la nuit pascale hantée par l'ange exterminateur, devenu métaphore christique). Et de connaître ensuite d'autres relances (le rituel suicidaire des guerriers gaulois déshonorés n'ayant pas d'autre option que de mettre le feu à leur maison en se jetant dans les flammes). Jusqu'aux plus récentes inflexions séculières et politiques, notamment à partir du 20ème siècle où les images photographiques et cinématographiques ont documenté et porté témoignage de gestes complexes et ambivalents, conjuguant à la fois le suicide et l'auto-sacrifice, la liberté radicale de choisir son destin et le désir de faire de sa propre mort une forme d'interpellation publique (citons les cas restés célèbres d'auto-immolation par le feu du bonze opposé aux persécutions anti-bouddhistes tolérées par l'État vietnamien en 1963, de Jan Palach suivi par deux étudiants après l'écrasement du Printemps de Prague par les chars soviétiques en 1969, de Mohamed Bouazizi en décembre 2010). En Algérie, le premier cas recensé d'auto-immolation par le feu remonterait à 2004 et un pic aurait été atteint au début des années 2010 lors des soulèvements populaires et des vagues insurrectionnelles ayant ébranlé les mondes arabes. Le phénomène est mondial comme le montre encore le recensement d'une centaine d'auto-immolation par le feu de moines tibétains depuis dix ans opposés à l'occupation chinoise de leur pays. La France n'est pas davantage épargnée, ainsi qu'en atteste un web-documentaire interactif de Samuel Bollendorff et Olivia Colo intitulé Le Grand incendie (2013).
Il y a dans nos gestes des fossiles vivants comme des survivances anachroniques et il y a dans nos situations d'impuissance et d'abattement des puissances d'insurrection et de soulèvement. La psychologie du feu qui nourrit la perspective d'une anthropologie critique des gestes extrêmes et symptomatiques, tiraillés de forces contraires mais cependant relevés en gestes politiques, voit l'urgence du feu sans céder sur l'exigence d'en diviser les formes, les forges et les forces. Feux et contre-feux : une bouteille d'essence ou des sacs plastiques en preuve d'une rente pétrolière accaparée par une minorité et le café partagé par des étudiants qui en apprennent plus dans les cafés qu'à l'université ; des terrains vagues et des ferrailles d'attente où se consument des existences profanées et des ruines antiques comme des roches volcaniques où brûlent le feu sacré d'irréductibles révoltes ; de jeunes qui attendent désœuvrés dans la posture du hittiste et d'autres qui dansent comme des feux follets. D'un côté, l'auto-immolation par le feu est un acte incompris et sous-exposé par les médias algériens qui entretiennent le consensus autour d'un geste tabou parce que le suicide est interdit par la culture islamique. De l'autre, l'auto-immolation par le feu est un geste critique qui surexpose le court-circuit des limites du profane (l'existence est profanée de mourir à petit feu) et du sacré (la mort est un grand feu pour les parias indésirables devenus littéralement intouchables), du privé (le suicide pour des raisons personnelles) et du politique (l'acte public engageant le regard et la responsabilité d'autrui).
Recourir au feu pour exprimer à l'époque de la profanation généralisée que la vie est sacrée, c'est affirmer de la façon la plus
contradictoire le don incandescent et antagonique d'une indemnité réappropriée mais par sa négation, contre tous les pouvoirs éprouvés comme autant de dommages positifs (étymologiquement, le
damnum fait entendre tout à la fois en effet le dam, tort ou préjudice, et le don, vœu exaucé ou festin, repas somptueux).
Déblayer nos terrains d'actualité et découvrir sous les décombres de l'évidence la vérité enfouie, voilà ce à quoi s'astreint Meriem Achour Bouakkaz, qui a le bonheur de persévérer dans le déblaiement d'une brûlante question algérienne, celle de l'espace public, où le feu comme expression limite d'une surexposition de soi critique, privilégié par les hommes, succède au voile comme une autre expression limite d'une sous-exposition critique, appartenant aux femmes. C'était en effet la question de H'na Barra – Nous, dehors (2014) co-réalisé avec Bahia Bencheikh-El-Feggoun et produit par Narimane Mari. De la sous-exposition féminine (le voile et ses ambivalences sans synthèse, à la fois qui empêche et qui protège) à la surexposition masculine (le feu et ses contradictions sans résolution, à la fois qui consument et qui soulèvent), l'espace public ne cesse pas d'être un enjeu de luttes politiques qui sont différenciées selon son appartenance de genre. L'exposition n'est vraiment pas rien dans cette affaire puisqu'il s'agit aussi d'images de la douleur (une image surexposée signifie qu'avec une ouverture trop forte du diaphragme de l'objectif photographique la lumière l'aura cramée). C'est pourquoi il y a, ici, un art délicat du portrait (on pense aux Daguerréotypes d'Agnès Varda en 1975) qui donne aux sujets filmés (Fouad, Seif, Tayeb, Anis, Saïd, Lakhdar, Saïda), survivants, proches de disparus, témoins indirects, habitants de Constantine et sa région le soin nécessaire à montrer qu'il y a des feux infligeant des blessures qui ne cautériseront jamais et d'autres feux qui nourrissent au contraire une quête inextinguible de dignité et de liberté. Un sens touchant du tact qui repose notamment sur la composition des cadres, la profondeur de champ et la durée des plans, et qui répond dans l'apaisement à l'exigence radicale et non négociable d'existences réclamant par le feu d'être intouchables.
Vies mutilées (à petit feu), vies consumées (le feu est un acte impossible, où le suicide engage aussi contre toute déprise une réappropriation de soi, contre tout assujettissement une subjectivation en forme de resubjectivation) : des brûlots humains brûlent de donner par le suicide et son exposition publique la preuve politique d'une liberté radicale pour autrui. Des brûlots extrêmes s'exposent au risque de leur vie pour ouvrir des brèches et briser le silence, pour sauter le mur et appeler au réveil après une longue léthargie entretenu par le marchand de sommeil étatique, pour passer la limite ultime qui rappelle que, tous, nous sommes à nous-mêmes la limite à transgresser et brûler. Des gestes de dépassement et d'infraction, d'effraction et de soulèvement – des événements qui retournent les malheurs du moi sur les grandeurs de soi et des autres qui en constituent la multitude peuplée. À la combustion lente des existences profanées à petit feu, succède la consumation, l'exposition de soi comme surexposition limite et comme puissance de transgression, l'exposition comme comparution et comme forme d'interpellation dans la lutte pour la reconnaissance (c'est la beauté des récits qui racontent comme au geste suicidaire répond celui populaire d'une solidarité retrouvée). La situation d'impuissance se renverse alors en déclaration de puissance dédiée à la souveraineté intraitable des êtres révoltés comme les aimait Albert Camus, et dont la révolte se fonde sur le refus existentiel d'un existant devenu intolérable.
Fouiller la cendre, relever les braises
(la résurrection du phénix)
De l'accablement au soulèvement, la plainte aura ainsi été portée par Nar de Meriem Achour Bouakkaz, ce film en forme de « fédération des douleurs » (Jules Vallès) qui sait tracer modestement la sente menant des « monstra » (les opprimés sont des vaincus à petit feu, mal vus par un consensus public adossé aux interdits de la culture islamique) aux « astra » (les brûlots humains sont des héritiers de la transgression prométhéenne). Faire passer le feu du dedans au dehors est l'acte subjectif d'une décision en marque d'une liberté radicale malgré tout. Son extériorisation peut faire de soi un événement pour les autres, sa réappropriation est comme une ligne de vie transversale, une force diagonale aux catégories morales du bien et du mal. Les braises sont des feux en attente, ils couvent sous la cendre et il est inestimable alors que des films aient la sensibilité de sentir la poudre, de voir venir la surrection des volcans comme c'est le cas de Nar et comme cela l'a été un an avant lui avec Fragments de rêves de Bahia Bencheikh-El-Feggoun, l'ancienne partenaire de H'na Barra qui évoque aussi dans son beau documentaire la question de l'auto-immolation par le feu. Si le film de Meriem Achour Bouakkaz apaise les feux dont il fait témoignage comme d'une plainte qu'il faut porter, ses contre-feux brûlent aussi pour déplacer l'intraitable exigence de la colère et faire du refus à l'intolérable une puissance politique à la fois constituante (d'un nouveau peuple émancipé et ingouvernable) et destituante (du pouvoir qui le considère seulement comme une population à gouverner et contrôler). Il semblerait que, depuis le grand mouvement de février, le nombre des auto-immolations par le feu a baissé.
« Il y a là cendre », la phrase énigmatique a longtemps hanté Jacques Derrida, elle a soutenu son idée de « restance », autrement dit d'un reste impossible à épuiser, qui résiste à être évacué. La hantise se dit en conclusion de Nar dans les mots de l'écrivain et journaliste Mustapha Benfodil, sa phrase écrite comme une prière : « Puisse l'Algérie renaître de la cendre de ses enfants. ». Il y a des émergences comme des résurgences comme il y a d'antiques feux qui, lointainement, nourrissent des insistances de braise et des résistances émeutières, des foyers d'insurrection et des incendies populaires. L'insurrection ressemble en effet à la surrection d'un volcan peléen d'où s'épanche une lave, d'où s'écoule une vague explosive et magmatique – « La casa del mouradia » du collectif Ouled el-Bahdja des supporters de l'Union Sportive de la Médina d'Alger (USMA), ce chant de la jeunesse populaire devenu un hymne national alternatif. Le peuple algérien est un titan prométhéen, c'est aussi un phénix et son insurrection est la résurrection d'un oiseau de feu qui n'oublie pas de quelles cendres tragiques son envol héroïque est fait.
Un antique philosophe présocratique, poète, médecin et légiste, vivait à Agrigente en Sicile hellénisée, il se prenait pour un dieu égal aux dieux et avait affranchi ses esclaves qui étaient ses égaux, il disait que les quatre éléments naturels fondaient le spectre cosmique des émotions humaines balisées d'un côté par l'amour et de l'autre par la haine et avait fini par soulever l'ire de ses contemporains qui l'ont disgracié. Alors, cet « ennemi mortel de toute existence bornée » pour qui le temps des rois était fini prit la décision radicale, dit-on, de se jeter dans l'Etna. Une sandale retrouvée près de la bouche du volcan en aurait témoigné. C'est ainsi que Friedrich Hölderlin se l'imagine avec les trois versions fragmentaires de La Mort d'Empédocle écrites entre 1798 et 1800, le poète rêvant alors jusqu'à la folie d'un grand théâtre de plein air qui serait l'art populaire de la Révolution à laquelle, espérait-il, l'Allemagne des princes devrait se rallier en s'appuyant sur son modèle français. C'est ainsi qu'en ont répété la leçon Danièle Huillet et Jean-Marie Straub avec, en 1986, les quatre versions adaptées de la première version de La Mort d'Empédocle (sous-titré Quand le vert de la terre brillera à nouveau pour vous) puis, en 1989, les quatre versions de la troisième version, toutes intitulées Noir péché.
De l'Etna à Empédocle, les métaphores s'incarnent, les images étendent la portée de nos chairs, la surrection invite bel et bien à l'insurrection. « Neue Welt ! », « Nouveau monde ». Yemma Gouraya qui protège Béjaïa et la centrale électrique des RCB est une autre gardienne de cette invitation. In-surrection, un volcan, une bougie. Nar de Meriem Achour Bouakkaz l'expose calmement, les Algériens insurgés sont aussi des enfants d'Empédocle.
« Les vivants sont saisis d’un feu de mouvement,
Ils sentent mort et vie en un prompt changement ;
En une période ils sentent leurs extrêmes,
Ils ne se trouvent plus eux-mesmes comme eux-mesmes »
(Théodore Agrippa d'Aubigné, Les Tragiques, opus cité).
7 octobre 2019