Tous les garçons s'appellent Hamlet, toutes les filles ont pour nom Ophélie. Voilà ce à quoi l'on avait pensé après avoir découvert Low Life (2011) de Nicolas Klotz et Élisabeth Perceval. Un film de jeunesse-forteresse, tourné à Lyon redevenu pour l'occasion capitale de la résistance à l'heure du retour de Pétain, lézardé de courses et de traboules, hanté par Jacques Tourneur et Heiner Müller, peuplé de chamans et d'animaux totémiques. Un film pour nomadiser et se rendre ainsi imperceptible quand la paperasse grise des administrations de contrôle est vectrice de mauvais sorts et de malédiction, avec ses mots qui tuent parce qu'ils sont mal dits. Avant Hamlet en Palestine, dédié à la voussure des ébénistes répondant aux fossoyeurs de Palestine.
Convalescence prolongée
(et le théâtre pour y remédier)
Premier long tourné en numérique HD, premier film cosigné NKEP, Low Life a été très mal reçu. On aura été peu à désirer entrer dans cette nuit-là, la nuit remuée des dormeurs rêvant dans l'égalité du même sommeil, l'autre nuit qui pourtant transfigurait les assombrissements qui dorénavant nous saignent à blanc. Il relance pourtant une première course, le court La Consolation (2007) d'après Hamlet-Machine, une petite foulée qui après coup préparait déjà à une solution de repli provisoire dans cette discipline du temps de la jeunesse avant l'arrivée du cinéma, le théâtre, qui peut aider à en relancer la machine quand elle est grippée, frappée de crise, en convalescence prolongée.
Entre 2012 et 2017, Nicolas Klotz et Élisabeth Perceval tournent en effet trois films qui ont le théâtre pour plan de consistance. Une adaptation de Mademoiselle Julie d'August Strindberg pour la télévision, un documentaire intitulé Le Vent souffle sur la cour d'honneur et dédié au Festival d'Avignon, et Hamlet en Palestine, le plus étrange et turbulent des trois. Celui-là n'a d'ailleurs pas été coréalisé par Élisabeth Perceval, mais avec Thomas Ostermeier, le metteur en scène allemand et directeur artistique de la Schaubühne de Berlin. C'est un autre film de hantise, sans exorcisme ni conjuration possible. Plusieurs spectres s'y disputent l'attention des vivants : le metteur en scène Juliano Mer-Khamis assassiné le 4 avril 2011 à Jénine, et les héros de la tragédie shakespearienne dont les fantômes s'invitent à la noce de feu et de sang parmi les rangs de la jeunesse palestinienne.
Dormir n'est plus rêver, mais fossoyer
D'un côté, l'enquête sur l'assassinat du génie du Freedom Theatre créé dans le camp de réfugiés de Jénine en 2006 fait entendre toutes les voix qui, aussi antagonistes soient-elles, amis des territoires occupés, officiel de l'autorité palestinienne, intellectuels israéliens, peuvent malgré tout à distance s'accorder sur le fait qu'un cadavre est l'intérêt commun des ennemis belligérants, Tsahal et Hamas. Le militant du parti d'extrême-gauche israélien Maki, l'acteur d'Amos Gitaï qui est l'auteur d'un documentaire, Arna's Children (2004) racontant le passage de témoin entre le travail culturel de sa mère et lui-même a pu incarner l'utopie d'un État binational. Juliano Mer-Khamis a rejoint désormais le camp des fantômes. Le vivant qui se savait condamner à mort, ainsi qu'il l'a expliqué dans un entretien filmé en 2008, est à son tour entré dans le sommeil des nombreux qui en Palestine ont cessé de rêver. Dormir n'est plus rêver, mais fossoyer la terre des ensevelis, même encore en vie.
Sous un autre aspect, Hamlet en Palestine montre moins comment la pièce de Shakespeare pourrait éclairer la nuit israélo-palestinienne, mais comment la question palestinienne pourrait redonner à Hamlet les moyens de déblayer les décombres faisant tout l'encombrement de notre actualité. Une histoire de Danemark et d'Angleterre a pour écran Berlin, la ville de Thomas Ostermeier et de Heiner Müller, avant de se projeter entre Jénine et Ramallah, en Cisjordanie où se joue partout la tragédie de l'inimitié, et pas seulement sur les planches. Entre les planches aussi, celles du cercueil.
La jeunesse palestinienne compte dans ses rangs, indifférente à l'assignation identitaire des rôles sexués, autant d'Hamlet que d'Ophélie. Beaucoup partagent en effet le désir d'hériter d'antiques fatalités. D'autres, plus rares, voudraient brûler les instruments de leur captivité, mais sans pour autant ni trahir ni renoncer.
La culture ne retient pas des passages à l'acte. Seul l'art sauve qui ne vit pas sous emprise de la détresse. Comme l'ébéniste, l'artisan dont la voussure prend soin, contre les fossoyeurs de Palestine, du bois dont il tire les planches nécessaires à la confection de ses cercueils.
L'aimant palestinien
Hamlet en Palestine est l'un des chemins tracés à travers la jungle du présent, avec son camp de réfugiés qui montre encore une fois que l'état d'exception est devenu la règle, avec ses jeunes qui ont le désir de la mort rédimant les vies brûlées par les projecteurs de la captivité, avec son colonialisme qui est l'aggravation d'un occident qui a perdu son orient, désorienté. La désorientation est ce contre quoi l'on peut en théâtre et en cinéma lutter. Dans l'aimantation d'un regard d'une jeune femme de Cisjordanie, l'aimance nécessaire aux relances comme aux relèves. L'aimant Palestine.
Et, sur les murs, un palimpseste Mahmoud Darwich, le poète sur l'amitié de qui l'on peut compter.
La dernière pièce sur laquelle Juliano Mer-Khamis travaillait était une adaptation baroque d'Alice au pays des merveilles. Il avait tout à la fois l'élan vital du lapin blanc qui court après la montre, le sourire du chat du Cheshire, l'azimut du Lièvre de Mars et la folie du chapelier. Et nous sommes Alice, qui tombons de sommeil dans le dédale de nos propres souterrains en y retrouvant nos jumeaux placentaires pour leur sauver la peau, Hamlet-Orphée et Ophélie-Eurydice, sans lesquels la vie sur Terre ne serait en rien une vie, mais un arrêt de mort prolongé sous les couches de la terre.
19 avril 2024