En même pas trois minutes chrono, une situation se comprend dans l'exposition, à la fois sèche et tendue, de signes dont le sens ne se donne pas d'emblée, relevant de son soubassement ou bien appartenant à son hors-champ. La séquence d'ouverture de F430 repose en effet sur un principe de double détente, les gestes et les actes ne s'accomplissant nerveusement qu'en raison d'un enchaînement à la précision toute mécanique de causes qui n'auront pas été montrées et d'effets qui ne se montrent qu'en rapport avec ces mêmes causes, dès lors seulement compréhensibles après coup. C'est au terme d'une centaine de secondes que l'on pourra alors raconter l'entame vrombissante du nouveau court-métrage de Yassine Qnia : d'abord, deux garçons sur un scooter reviennent d'un vol à l'arrachée ; ensuite, l'un des deux cache à l'autre l'argent trouvé dans la sacoche volée afin d'en jouir seul. Le principe narratif de la double détente (des actes montrés en conséquence de causes éludées) s'ouvre aussi vite sur un autre principe, celui du dédoublement du larcin (le vol se prolongeant dans celui perpétré par l'un de ces deux auteurs au détriment de l'autre voleur). Se dessine alors en quelques plans une morale élémentaire (l'argent est le produit répété d'un vol) que la suite du récit est censée confirmer dans les grandes largeurs : Lahdi s'offre avec une partie de la recette la location pour une journée d'une Ferrari (dont le modèle donne justement son titre au film), mais l'envie de frimer avec son engin pétaradant dans les rues populaires d'Aubervilliers va subir les conséquences d'un éteignoir sanctionnant les erreurs du débutant (le diesel à la place de l'essence flingue le véhicule et endette son locataire qui, s'étant fait remarquer par ses complices, se fait brutalement remettre à sa place pour avoir trahi leur confiance). F430 ne serait-il alors qu'une fiction tristement soucieuse de dire le mal qui ronge les quartiers de la relégation sociale (la petite délinquance déchirant entre elles les classes populaires) et de punir symboliquement les incarnations lumpen et juvéniles d'un esprit du capitalisme triomphant jusque dans les espaces restants d'un communisme municipal en miettes ?
On l'avait déjà compris avec Fais croquer (2011) et Molii (2013) co-réalisé avec Carine May, Hakim Zouhani et Mourad Boudaoud : l'efficacité ne signifie pas, loin s'en faut, l'antithèse de la subtilité et ce que les changements de vitesse autorisés par la première induisent, c'est précisément une dynamique de redoublement en forme de complexification troublante des évidences. Et - subtilité oblige - la subtilisation, même si elle en passe par ces joints-là, ne se résume ici ni à l'élision de la séquence de vol à l'arrachée ni au sens d'une action concourant à faire du vol une forme brutale de déprédation sociale. A ce titre, la Ferrari est une machine dont le boitier de vitesse lui permet de fonctionner au-delà de ses seuls effets de miroitement rougeoyants, elle-même ne sachant se réduire strictement aux formes contemporaines de la frime fumeuse en zone suburbaine. Signe extérieur d'une richesse n'appartenant à son conducteur qui parade avec en raison d'un usage circonscrit et malhabile des apparences sociales, l'emploi d'une voiture de luxe dans des espaces sociaux ouvriers (un chantier peuplé d'ouvriers d'origine portugaise), voire paupérisés (le parking d'un HLM), matérialise une conduite en forme de dépense ostentatoire et somptuaire, les vrombissements du véhicule offrant une sorte de caisse de résonance aux railleries et éclats de rire de son conducteur. Il en va ainsi de son usage comme d'un excès qui, semblable aux débordements vitalistes et anarchistes de la marmaille de Molii, s'en retourne contre son auteur, dont le principe de plaisir narcissique bute moins sur un principe de réalité qu'il se retourne, comme dans Fais croquer, sur son versant obscur - sur sa part maudite. F430 semblerait ainsi vérifier à nouveau la dynamique déjà expérimentée dans les deux films précédents, à savoir que la puissance impromptue et traumatique ou intempestive et intrusive du réel vient contrarier la réalité mécaniquement programmée par les petites machines agencées pour faire miroiter des envies d'ascension ou de stabilité sociale, du projet cinématographique porté par le héros de Fais croquer à l'emploi de gardien de nuit de la piscine municipale pour le personnage remplaçant son père de Molii.
Sauf qu'ici, la Ferrari s'envisage comme une bête à deux têtes, précisément une machine fonctionnant essentiellement à deux vitesses : une première vitesse de frime indexée sur l'adoption par les fractions délinquantes du sous-prolétariat des banlieues des formes de la séduction consumériste redoublée - mais c'est une vitesse prise de vitesse par une autre vitesse renversant un calcul mesquinement intéressé en don festif et sacrificiel, dionysiaque (on s'amuse alors d'un film qui, plus sombre que les précédents, aurait pris au sérieux le fait d'avoir été tourné dans une cité séquano-dionysienne). Si les horizons bouchés de tours et barres caractérisant le désœuvrement social des quartiers populaires semblent condamner ses habitants à l'entre-déchirement et un mouvement circulaire équivalant à un surplace mortifère, il y a pourtant un plan, beau comme une inattendue épiphanie, qui déploie une puissance solaire crevant comme un jaune d'œuf incendierait le gris du ciel. Ce plan n'est pas rien dans l'économie d'un film justement préoccupé par les effets de redoublement et de vitesse d'une économie moins restreinte que générale, les bornes grises des calculs et des comptabilités propres à la petite délinquance se voyant excédées par l'ivresse et la griserie d'une dépense voluptueuse sans frein ni compter, les limites des rapports entre le travail, l'argent et la consommation brouillés et brûlés par l'illimité d'une auto-consumation de soi et du monde. On remarquera d'ailleurs qu'à la fin le héros, découvrant à la place d'un complice à trahir un authentique ami, mange, donné par ce dernier, un morceau de croissant alors qu'ils repartent pour un tour de vol à l'arrachée, comme la marque d'un retour sur terre après avoir goûté les brûlures de l'astre solaire. Le rouge et les rires, la fumée (sortant du capot) et l'ordure (la junk-food au poulet ostensiblement jetée par terre), le prestige et la dépense improductive, le don et le sacrifice, le soleil et l'extase : après avoir succombé à la jouissance, Lahdi, victime du choc électrique d'un foudroyeur (autre fétiche social qui se vide de son énergie comme la Ferrari tombe en panne d'essence) manipulé par le chef de bande soucieux de préserver son autorité sur ses troupes, entre dans une crise d'épilepsie, les yeux révulsés et la bave aux lèvres comme du blanc d'œuf monté en neige. Puni par une autorité surmoïque débarquant de nulle part pour avoir pris son pied en transgressant les règles de partage d'un groupe hiérarchisé dont il ignorait d'ailleurs l'existence, le héros aura surtout goûté aux vertiges d'une jouissance où s'abolir n'est plus une possibilité suicidaire lointaine mais la proximité temporaire de l'impossible même - l'autre nom, effroyable et voluptueux, du réel.
Il faut alors voir où se situe le narrateur et de quel clivage il rend subjectivement compte, symboliquement écartelé entre la position selon laquelle l'économie même informelle se révèle homogène en ses interdits à l'économie légale et celle où l'hétérogénéité l'emporte in fine en transgressant toute homogénéité (et c'est l'évidence, aveuglante, d'une coïncidence parfaite, attestée par des plans où la fiction et le documentaire entrent en parfaite conjonction, entre la Ferrari et la machine cinéma elle-même, la seconde ayant sous le prétexte de la fiction réellement autorisé l'utilisation documentaire de la première). On croyait naïvement que F430 allait déployer une mécanique toute en précision filmique et concision narrative inspirée des machines (par exemple L'Enfant en 2005) produites par le cinéma des frères Dardenne (et après lesquelles courent en s'essoufflant quelques films français préoccupés de rendre gorge aux contradictions du social sans prendre en considération que le social est politique et que l'apolitisme est réactionnaire). Mais on découvre à la place, insoupçonné, le spectre de Georges Bataille se promenant dans la rue Gaston Carré à Aubervilliers. Celui qui écrivait, par exemple dans l'avant-propos des Larmes d'Éros écrit en 1959 et publié un an avant sa mort en 1961 : "L'ambiguïté de cette vie humaine est bien celle du fou rire et des sanglots. Elle tient à la difficulté d'accorder le calcul raisonnable, qui la fonde, avec ces larmes... Avec ce rire horrible... (...) Par la violence du dépassement, je saisis, dans le désordre de mes rires et de mes sanglots, dans l'excès des transports qui me brisent, la similitude de l'horreur et d'une volupté qui m’excède, de la douleur finale et d'une insupportable joie !" (in Œuvres complètes. X, éd. Gallimard-NRF, 1987, p. 577). Ce rire, il faudra l'entendre ici dans tous ces effets de redoublement, avec toutes les vitesses requises : c'est bien sûr celui de Lahdi, personnage de fiction qui ressemble comme un frère à tant de personnes réelles, connues ou inconnues ; c'est encore celui de son interprète, Harrison M'Paya, soulevé de joie comme acteur d'être à la hauteur du prénom donné par son père en hommage à la vedette de Star Wars et Indiana Jones. Ce rire appartient enfin au réalisateur, qui maîtrise sur le bout des ongles la comptabilité des coûts et des peines exigibles par le travail nécessaire à la réalisation d'un film, mais qui n'ignore pas non plus que le rire qui balaie souvent son visage zèbre crûment toute homogénéité, plongeant au fond des petites surfaces du social en leurs interdits, plongeant profond dans l'angoisse d'une sphère longtemps qualifiée de sacrée : de la vie dans toute sa volupté et prodigalité, cruelle et illimitée.
Le 2 août 2015
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