Qu'il en faille des images dont les caresses en aveugle sont des contacts à distance et des marches à tâtons, des lignes de tact pour des lignes de faille – des affleurements. Qu'il en faille des images pour n'être au cinéma qu'à raison d'une géographie remaniée qui est la déraison d'une auto-fondation réalisée : Nazim Djemaï découvre qu'il est né au cinéma pour en accueillir ses puissances et ses impuissances, précédé par des géants dont la mort est au fondement mythique des paysages de l'arctique canadien.
Nazim Djemaï a toujours senti que la naissance engage aussi celle de la mort et que si naître promet de n'être plus, il mourra en cinéma pour en devenir l'un de ses immortels. Comme les géants qu'il rejoindra dans le sommeil de leur communauté mythique et dont quelques-uns, à l'enseigne de Mabel et Algaïtoq, souffleront la légende aux oreilles des enfants absents.
« Nous nous reposerons... Nous nous reposerons ! » (Anton Tchekhov, Oncle Vania, 1897)
Dans le battement de deux cosmogonies
(une image de la pensée )
Penser le cinéma comme un art de susciter des images de la pensée. Penser le cinéma dans ses rapports avec la pensée et l'impensable qui en est la condition. Pour penser le cinéma comme forme de pensée s'effectuant avec les expressions spécifiques à son art, Gilles Deleuze a eu besoin d'Antonin Artaud. Quand bien même un texte signé de ce dernier comme « La vieillesse précoce du cinéma » (1933) fournit les motifs d'une rupture profonde de l'écrivain avec un art en lequel il crut mais qui aurait selon lui failli à l'endroit même où il aurait pu être le plus grand. Artaud, écrit alors Deleuze, « dit que le cinéma est affaire de vibrations neuro-physiologiques, et que l'image doit produire un choc, une onde nerveuse qui fasse naître la pensée (…). La pensée n'a pas d'autre fonctionnement que sa propre naissance, toujours la répétition de sa naissance, occulte et profonde. Il dit que l'image a donc pour objet le fonctionnement de la pensée, et que le fonctionnement de la pensée est aussi le véritable sujet qui nous ramène aux images » (Cinéma 2. L'image-temps, éd. Minuit-coll. « Critique », 1985, p. 215).
La formule d'une « image de la pensée » traverse selon des modalités différenciées toute l'œuvre du philosophe, depuis Nietzsche et la philosophie (1962) jusqu'à Qu'est-ce que la philosophie (1991) en passant par Proust et les signes (1964), Différence et répétition (1968) et, donc, Cinéma 2. L'image-temps. Une image de la pensée, c'est en soi une belle image. Une image de la pensée, on en aurait peut-être rencontré une, et particulièrement impressionnante, dès l'entame de Nawna (Je ne sais pas...), le premier long-métrage de Nazim Djemaï tourné à Cambridge Bay dans l'arctique canadien. L'entame nomme précisément une incision qui ferait fente. Il s'agit de l'entame vue comme une ouverture par où se répandrait l'onde d'un clapotis suffisamment fondamental pour y rappeler cette humeur originaire que Romain Rolland a qualifié de « sentiment océanique » en en passant l'idée à Sigmund Freud à l'époque de Malaise dans la civilisation (1930). L'entame qualifie donc l'incise d'une fente et, par le travail de son écartement, enflerait le bouillonnement d'un milieu indifférencié, saisi comme au ralenti. L'écartement est un espacement ouvrant à la rumeur étouffée comme l'indéfini caverneux d'une matière primordiale et voilà d'où procèdent les images, toute image comme processus – comme « imagement ».
« L’imagement nomme aussi bien les processus qui conduisent aux images que les chemins qu’elles suivent pour instiller dans la pensée la puissance de leur silence » comme l'écrit Jean-Christophe Bailly. L'image comme imagement, c'est le don pur de l'extériorité absolue qui est le préalable originaire à toute séparation entre le sensible et l'intelligible comme à tout passage entre le muthos et le logos. C'est le non-lieu immémorial d'avant tout désert, informe effet de rien et d'où tout aurait émergé ensuite. Le « réceptacle » ou la « nourrice » se dit en grec khôra, dans le Timée ou De la nature de Platon, subjectile chez Antonin Artaud. Jacques Derrida qui les a lus et relus a fait de khôra la troisième aire d'avant la père d'où procèdent toutes les formes et tous les lieux, le diaphane à partir de quoi tout arrive qui tient sans distinction du sensible et de l'intelligible. Si l'entame caractérise une fente comme écartement, c'est que s'y engagerait avec l'indétermination clapotante la manifestation même du devenir, c'est-à-dire la différenciation comme imagement.
Ce qui s'ouvre au début de Nawna, c'est khôra, autrement dit le non-lieu pur de l'ouvert absolu avant qu'il ne s'ouvre lui-même à son propre devenir, comme auto-affection et comme différenciation, écartement et imagement. Ce qui ouvre Nawna c'est l'image même de l'imagement. Si l'entame est une fente, alors la poche utérine – la « soupe » selon la métaphore privilégiée par Nazim Djemaï – laisserait place à la surface membraneuse de l'œuf qui se déchire – l'œuf du monde qui se dit Brahmanda en sanskrit.
La ligne de l'horizon organise malgré quelques bégaiements un premier partage. Les couleurs et les formes se distinguent progressivement. La terre se sépare du ciel comme l'eau des nuages par-delà lesquels, comme dans un film de Michelangelo Antonioni, passe un avion sur le point d'atterrir. Alors un récit mythique peut commencer en venant après les images originelles du subjectile ou de la khôra qui barboteraient dans les eaux du « figural » pour employer cette fois-ci la terminologie de Jean-François Lyotard, soit l'en-deçà de la figure qui rend celle-ci possible. Alors tout peut recommencer quand une voix-off relaie une légende cosmogonique que l'on imagine avoir déjà été mille fois racontée et que longtemps se sont transmis, par-delà la succession des générations et sa tradition, les membres de la communauté des Inuits vivant du côté de la Baie d'Hudson dans le Nord canadien.
En inuktitut qui est l'un des quatre dialectes inuits, Cambridge Bay se dit Ikaluktutiak. C'est en inuktitut qu'un homme qui s'appelle Algaïtoq, pure voix incorporelle (un « acousmate » dirait Michel Chion), va conter la légende de Uvajuq, géant mythique accompagné de sa femme Amaaqtuq et de leurs deux enfants morts d'inanition. Les cadavres des géants abandonnés s'offrent désormais au regard des mortels sous la forme de paysages austères dont la dimension tellurique s'apprécie d'autant mieux de haut. Les lacs gelés des alentours auraient également résulté, apprend-on plus tard, de la déchirure de la vessie même du géant inuit. Une autre façon de dire ce qu'indique la fameuse sentence augustinienne, à savoir que nous naissons dans l'urine et la merde : « inter faeces et urinam nascimur ».
La cosmogonie inuit est une image de naissance d'un peuple aux origines mythiques. La naissance est aussi celle d'un jeune cinéaste à qui l'on raconte un mythe originaire et qui y répond en délivrant les images visuelles et sonores d'un art qui est une pensée et qui s'expose d'emblée dans toute sa dimension mythique, la cosmogonie d'une auto-fondation.
Une bouche qui bée
(n'oublie pas que tu vas mourir)
Donc nous naissons parmi les fèces et dans l'urine – mais de géants. Les géants étaient immortels et puis, un jour, ils sont morts de faim : voilà ce que raconte la légende inuit léguée aux membres de la communauté qui reste après sa dévastation par colonisation. Voilà l'héritage dans le passage de l'immémorial à l'ancestral ; voilà la cosmogonie dont le mythe précède tout logos en se substituant aux vieilles leçons d'histoire et de géographie. Le récit fabuleux de la mort par inanition des géants immortels est au fondement de la mortalité de tous ceux qui viendraient ensuite, héritiers du secret de leur propre mort qui redouble celui de leur naissance.
À la différence d'autres cosmogonies païennes, par exemple les cosmogonies grecque ou viking, la cosmogonie inuit n'évoque pas le chaos primordial d'où seraient sorties à la suite d'un acte démiurgique des figures légendaires, Titans, Géants ou Dieux. Si l'image du chaos originaire, celle de l'informe primordial, purement extérieure et indéfinie khôra, n'appartient pas à la mythologie inuit, elle appartient cependant pleinement à l'acte cinématographique d'un artiste qui aurait doublé une première cosmogonie (de l'immémorial à l'ancestral) par une autre (du primordial au natal) en trouvant l'image de vérité de sa nouvelle naissance. C'est dans la jointure de ces deux images comme une bouche qui bée, cosmogonies montées en point et contrepoint, l'une sonore (la légende ancestrale d'Uvajuq) et l'autre visuelle (la nourrice originelle ou khôra), que s'impose une troisième image qui est une « image de la pensée » accompagnant un acte d'auto-fondation et de naissance au cinéma.
De naître : on pourrait l'avoir été de géants disparus ou bien sortis comme un œuf cassé qui répand ses lamelles placentaires et d'où naîtrait celui que Jacques Lacan aura nommé l'« hommelette ». De n'être, la pensée ne tient qu'à renaître en recommençant ses images dans l'intervalle de deux cosmogonies : la mort légendaire des immortels léguée en héritage mythique aux mortels ; le chaos élémentaire d'où tout sort et où tout retourne.
« La pensée n'a pas d'autre fonctionnement que sa propre naissance, toujours la répétition de sa naissance, occulte et profonde » a dit Deleuze inspiré par Artaud. Deux cosmogonies, l'une immémoriale-ancestrale et l'autre primordiale-natale, l'une réitérant l'autre tout en s'en différenciant radicalement et toutes deux formeraient comme la fente labiale ou les lèvres humectées d'une bouche béante, à la fois muette et parlante. Qui dirait en même temps et différemment – c'est une voix pour le moment sans corps comme c'est le contre-don d'une matière bataillant dans le don de l'informe, « figural » ou « subjectile » : répète le commencement puisque tout commencement est un recommencement ; répète-le et divise toute naissance d'une renaissance qui ferait repartir la mort du plus reculé des avals jusqu'au plus éloigné des amonts.
Naître en gardant en réserve les puissances de l'inchoatif, c'est n'être au monde que pour l'être plus d'une fois et avec plus d'une image, que l'on nous donne et que l'on se donne. Que les images viennent du dehors le plus extérieur (Nazim Djemaï est né à Leningrad en 1977, a passé son enfance à Alger et a vécu depuis plusieurs années en France). Et qu'elles s'imposent du plus lointain qu'il y a au dedans de soi (ces images vidéo HI8 déposées des années plus tard sur DV Cam sont les premières que Nazim Djemaï aurait tournées et elles consignent dans la réitération d'un acte de naissance légendaire un acte de naissance sui generis).
Il fallait bien une communauté inuit en guise de nounou cosmique pour faire du cinéma et naître en cinéma. Et de n'être pour le cinéma qu'à force d'images dont l'onde nerveuse fait naître avec ses « vibrations neuro-physiologiques » une pensée à l'épreuve de ce qui lui résiste, une pensée à la hauteur de l'impensable et dont le désir est indestructible. La pensée a des images de naissance dont l'envers est la mort. Les premières images fixes que Nazim Djemaï ait peut-être jamais faites quand il était encore étudiant aux Beaux-Arts relèvent du genre pictural des vanités dont on connaît le fameux avertissement, muet : « N'oublie pas que tu vas mourir ».
Avant Nawna, Nazim Djemaï ne savait probablement pas qu'il pouvait naître une nouvelle fois. Peut-être ne savait-il pas davantage que sa renaissance impliquerait la naissance de sa propre mort qui est une autre mort que sa mort biologique, et qui lui aura été donnée par surcroît dans l'image de la mort des immortels. Avec Nawna, un artiste naît en cinéma et, dans la béance labiale d'une mythologie ancestrale issue de la légende inuit d'Uvajuq et d'une autre cosmogonie native puisée dans la matière du chaos primordial qu'est la khôra, sa naissance se voit d'emblée redoublée de celle de sa propre mort. Devant l'audace inaugurale d'un pareil geste cinématographique, on est fondé comme spectateur à rester bouche bée.
Il a fallu que Nazim Djemaï prenne la tangente en laissant sur place les biologistes qu'il était censé accompagner. Avec L'Érotisme (1957) de Georges Bataille en poche, un jeune réalisateur alors âgé d'une petite vingtaine d'années est parti documenter durant deux mois de dérives patientes les ruines, toutes les ruines, matérielles et immatérielles, culturelles et psychiques, d'une catastrophe, celle d'un ethnocide auquel les Inuits n'auront pas moins réchappé que tant d'autres peuples amérindiens. Et le spectateur de se dire qu'il n'avait pas vu depuis Fata Morgana (1971) de Werner Herzog une semblable puissance de terrassement, un tel élan de déterritorialisation. Les forces du déplacement et du décentrement soutiennent chez le cinéaste allemand la conjonction poétique d'une cosmogonie lue en voix-off (le Popol Vuh de la civilisation maya) et d'une archive audiovisuelle consignant le désastre post-colonial d'une Afrique subsaharienne transformée en dépotoir de la société industrielle mondiale. Ces mêmes puissances supportent chez Nazim Djemaï le désir d'aller voir du côté des Inuits pour reconnaître chez eux la formule de défense tactique élémentaire et universelle du colonisé face aux questions répétées du colon : « je ne sais pas ». Une formule suivie par trois points de suspension entre lesquels peut sautiller tout esprit dès lors qu'il est vagabond.
La puissance est morganatique quand elle force le regard documentaire à se faire vision incendiaire du désert et, dans les deux films, les images effectivement ondoient sous la chaleur d'authentiques phénomènes optiques appelés fata morgana. Il s'agit pour être précis moins d'un désert que d'une désertification (on voudrait revoir ici les photographies de Bruno Hadjih), celle qu'arpente un déserteur en cinéma qui la voit croître dans des terres mythiques brûlées par les pompiers pyromanes de l'occidentalisation.
Tact et faille
(la réalité cogne)
Deux déserts de nature radicalement différente, l'un immémorial et primordial, l'autre catastrophique et terminal, constituent la fente labiale des images inaugurales d'une pensée, celle d'une naissance en cinéma. Nazim Djemaï a beaucoup marché et dérivé en empruntant moins un chemin préalablement tracé qu'il aura tracé le sien en marchant à tâtons (il y a dans la durée de certains plans une dimension d'affleurement tectonique), en aveugle (le réalisateur croise un aveugle dodelinant avec sa ritournelle intérieure et il n'est pas loin de lui ressembler comme un frère, son jumeau placentaire). Sans oublier de regarder dans le rétroviseur les quelques immortels l'ayant précédé, ces géants ensommeillés qui participent à modeler son propre paysage intime dont la géographie tient autant de la biographie qu'elle relève de la cinéphilie. La limite des forces physiques du marcheur aura ainsi été éprouvée afin de tenir avec sa petite caméra le cadre de ses plans fragilisé par un vent froid à pierre fendre sur le modèle héroïque de Johan van der Keuken. Le marcheur filme ailleurs les silhouettes lointaines d'enfants qui le saluent en essayant de faire de ses plans les touches d'une émotion respectueuse des distances – à fleur de zoom comme l'a fait Chris. Marker dans Sans soleil (1982). Avec la nécessité du tact dans la prise de contact, la prise de vue comme le regard pour Maurice Blanchot touche à une dimension haptique, celle d'un toucher à distance. Le titre d'un essai vidéo de Nazim Djemaï le dit exemplairement : Affleurement.
Il faut ne pas hésiter à insister sur ce qui avait été ressenti avec la découverte de La Parade de Taos (2009) et À peine ombre (2012), à savoir le tact avec lequel un cinéaste arrive à toucher à fleur d'épiderme du réel tout en respectant une distance nécessaire, cette « juste mesure » selon ses mots qui aiguillonne la sensibilité à l'œuvre dans son geste et sa manière. L'aiguillon du tact se manifeste en suivant diverses lignes de vie. Dans La Parade de Taos, le recours esthétique à une fragmentation bressonienne permet de rendre justice aux sensibilités mutilées des femmes amoureuses, femmes à fleur de peau qui sont surveillées par la police des regards dans les jardins d'Alger. Il a fallu un couple de sourds-muets pour parler sans être emmerdés et dire un amour en langue signée dont la parole muette aurait échappé au réalisateur qui fait du cinéma pour voir au-delà de tout savoir, Nawna, Je ne sais pas... Avec À peine ombre, le tact s'affirme comme l'agencement d'un cadre, d'une durée et d'une rythme auquel il faut nécessairement tenir (on pense à Jean-Marie Straub, à Fengming, chronique d'une femme chinoise de Wang Bing). Comme le pianiste soumis à l'exigence du rubato évoqué par Jean Oury, alors le directeur de la clinique de La Borde, afin de ne pas se dérober à la requête silencieuse de dignité qu'enveloppent une main calleuse ou un visage renfrogné.
Les « lignes de tact » sont autant de lignes de vie pour parler comme Georges Didi-Huberman et elles se distribuent dans une grande diversité durant les presque deux heures de Nawna, par exemple dans la saisie de quelques gestes traditionnels. Ainsi une femme découpe tendrement la chair rose orangé de l'omble fraîchement péché en y traçant des sillons comme une toile de Paul Klee ou les stores d'une fenêtre. La regarder au travail ferait presque monter l'appétit. Cette ligne de tact se voit cependant segmentée par des lignes autrement moins tendres, une kermesse populaire propice aux ivresses malheureuses, un tourisme culturel aveugle à la déréliction environnante, une salle de bal ou d'arcades saturée de jeux vidéo et autres tubes d'une world music manufacturée, lignes dures affectant par un mauvais feed-back le geste traditionnel ainsi révélé dans son devenir de survivance.
Autant de lignes symptomatiques d'une entreprise globale, celle d'un quadrillage social fait de déculturation et d'intégration dans les standards de la sous-culture de masse à laquelle, victimes des mêmes fourches caudines, nous non plus ne pouvons pas toujours échapper. Le cinéaste du tact est alors réellement sonné ; il l'est tellement même qu'il ne sait plus si le vert glauque s'imposant comme un filtre sur une soirée entre jeunes vient du réel, de ses yeux fatigués ou encore de sa caméra elle-même.
Le texte proposé après le générique-fin est signé d'Ernie Merkosak, un Inuit dont le poème traduit en anglais est chanté par le musicien Laurent Prexl et il évoque le fait, irrémédiable, que « la réalité cogne ». La réalité tape dur en effet. La consommation excessive d'un alcool dont le coût exorbitant pousse à la contrebande de liqueurs de mauvaise qualité ; la prolétarisation qui gagne toujours plus la jeunesse n'ayant plus pour seul rêve que partir loin en rompant les amarres comme une fracture tectonique dans la transmission des générations ; la haute fréquence des violences conjugales et des incivilités ; le désœuvrement des quelques représentants blancs des autorités locales : toutes ces réalités cognent en effet. Et elles se conjuguent pour former un paysage humain abîmé avec lequel, en dépit de toutes les difficultés imaginables et inimaginables, doit pourtant composer le gouvernement autonome des autochtones institué en 1999 suite à la loi sur le Nunavut de 1993, autre figure de la jeunesse, autre image de la naissance.
Liquidation et partage des eaux
Avec la saisie inaugurale de la khôra, n'être qu'un peu consiste à naître en cinéma en faisant que le commencement soit un recommencement frotté au silex de la légende des géants immortels dont la mort a fait les paysages de la région. Le battement natif d'une double cosmogonie a laissé place désormais aux scories et anfractuosités, aux trous et bosses d'un monde inachevé, malade et mal fichu comme celui du gnosticisme, intoxiqué par ce qu'un jour Emil Cioran a appelé « l'inconvénient d'être né ».
Si l'on est et reste impressionné par la durée des plans, on ne doit pas restreindre le privilège de la durée dont on se demande si elle n'est pas nécessaire afin d'empêcher de faire advenir le temps (le temps compris comme celui de l'entropie et de la dégradation d'une origine légendaire en purgatoire livré à la fièvre de la forge occidentale). Par exemple en extrayant du flux du devenir des différentiels de vitesse et de potentiel quelquefois fulgurants, décélération mais aussi accélération. Sinon on ne verrait pas dans le pli d'un plan le signe fugitif d'une barre chocolatée en guise de message caché pour amoureux clandestins de La Parade de Taos. Comme on ne comprendrait pas que le plan-séquence de presque vingt minutes de Affleurement recoupe moins la durée réelle de la prise de vue (un pan de mur gris et au-dessus de lui passent sur un fond de ciel bleu quelques nuages blancs) que l'accélération imperceptible de son rythme bousculant tout effet de réalisme mimétique (on peut rapprocher légitimement cet essai vidéo des expérimentations d'Abbas Kiarostami proposées avec Five).
Passer du chaos primordial en guise de khôra comme de l'origine légendaire d'un peuple à sa désastreuse incorporation dans la décharge de l'occidentalisation du monde, c'est faire preuve d'un sens du changement de vitesse et de la variation d'intensité dont on trouverait difficilement l'équivalent, par exemple dans Atanarjuat, la légende de l'homme rapide (2001) de Zacharias Kunuk qui est pourtant le premier long-métrage de l'histoire à avoir été entièrement joué en inuktitut, et tourné et réalisé avec des Inuits. Changement de vitesse : l'accélération résulte paradoxalement aussi d'un processus de maturation lente puisque Nazim Djemaï a attendu six années avant de reprendre le trésor de vingt heures de rushes accumulées en l'an 2000 pour en monter un film de deux heures montré pour la première fois au FID-Marseille. C'est encore disposer du temps nécessaire permettant de recomposer une géographie toute personnelle, comme les cinq jardins algérois n'en formant plus qu'un seul dans La Parade de Taos, qui décompose en passant le terreau d'un imaginaire américain particulièrement désolé et désolant (on penserait ici à Stroszek – La Ballade de Bruno de Werner Herzog). Et pour tomber sur quoi ? Sous la croûte craquelée de l'arctique canadien et derrière la vieille ligne de surveillance anti-soviétique, c'est un archipel qui relie via l'Amérique l'Algérie à la Russie. C'est une terre russe dont la plaque tectonique appartient au versant maternel de l'histoire du cinéaste en lui imposant la dédicace d'un oncle Sasha tant aimé. Autant les corps imbibés d'alcool et la glace des lacs fondue composent métaphoriquement ce qu'il en est ici d'un processus de déculturation ressaisi comme une entreprise de liquidation, autant le partage des eaux accompli par Nawna donne à sentir également une matière maternelle et primordiale, native et élémentaire comme la terre russe retrouvée par-delà la fonte des glaces du soviétisme dans les films d'Andreï Tarkovski.
Il est bouleversant que la terre natale russe affleurant sous la couche de glace de l'arctique canadien recouvre aussi l'arpentage de cette autre terre natale foulée par Robert Flaherty réalisant dans la baie d'Hudson Nanouk l'esquimau (1922). Un film à tout point de vue fondateur, par exemple pour Jean Rouch. Un film essentiel en étant « naissanciel » puisqu'il est considéré comme le premier documentaire filmé à vocation ethnographique doublé du premier essai d'ethno-fiction en compliquant par la fiction la perspective documentaire de l'anthropologie. C'est d'autant plus bouleversant que le film de Robert Flaherty s'apparenterait allégoriquement au reste géologique d'un géant immortel dont la mort engage aussi celle de qui vient et filme après lui. La mort du cinéma est une légende, un mythe préalable à fonder un geste dans sa dimension native. La mort mythique par inanition, serait-ce donc le terrible legs des immortels pour des mortels n'oubliant pas qu'ils peuvent aussi mourir de faim ? Nazim Djemaï reste dans l'arctique canadien un cinéaste algérien en nourrissant une pensée pour un autre artiste de la faim, le cinéaste Mohamed Zinet.
Il
reste malgré tout quelques îlots de résistance face à l'occidentalisation du monde comme un processus de déculturation et de désertification, un génocide culturel, une entreprise de liquidation
des mondes vécus et de la tradition. Des résistances éparses dont la durée leur donne cependant l'allure de nappes, de boucles ou de blocs. Des visages et des paroles qui surgissent et passent
comme on verrait glisser de longs bancs de glace. Bloc d'Algaïtoq, notre narrateur inaugural dont les photographies montrent qu'il est l'archiviste-artiste de la catastrophe en cours et, partant,
l'alter ego avoué du cinéaste, son double placentaire. Bloc de Mabel Angulalik dont l'enfance remémorée paraît si proche encore de la cosmogonie
originelle à la différence des souvenirs appauvris des enfants du coin.
La naissance d'un immortel
La boucle est bouclée, un cycle est accompli, le soir tombe puis la nuit du monde recoupant celle du générique-fin. Comme À peine ombre s'ouvre sur un matin laiteux pour finir dans la nuit blanche et profonde de l'entour. Jusqu'à ce qu'un ultime plan de Nawna donne à halluciner trois silhouettes, peut-être celles des géants légendaires. Ils reviendraient faire signe de loin en proposant de repenser les conditions originelles mais cachées dans le paysage de notre héritage de mortels immortels.
Qu'il en faille des images dont les caresses en aveugle sont des contacts à distance et des marches à tâtons, des lignes de tact pour des lignes de faille – des affleurements. Qu'il en faille pour n'être au cinéma qu'à raison d'une géographie remaniée qui est la déraison d'une auto-fondation réalisée : Nazim Djemaï est né au cinéma pour en accueillir ses puissances et ses impuissances. Et lui qui ne sait rien découvre avoir été précédé par des géants dont la mort est au fondement mythique des paysages morganatiques de l'arctique canadien, non moins que de sa naissance en cinéma.
Nazim Djemaï a toujours senti que la naissance engage aussi celle de la mort et que si naître promet de n'être plus, il mourra en cinéma pour en devenir l'un de ses immortels. Comme les géants qu'il rejoindra dans le sommeil de leur communauté mythique et dont quelques-uns, à l'enseigne de Mabel et Algaïtoq, souffleront la légende oubliée aux oreilles des enfants absents.
31 août 2016 – 10 juin 2021