Alexeï Guerman, l'Histoire à la moulinette de la matière-temps

Première partie : les quatre premiers films (soviétiques)

« (…) ce ne sont plus les grands événements qui forment la trame du paysage du temps,

mais la masse des incidents, des petits faits inaperçus ou volontairement omis »

(Paul Virilio, Un paysage d'événements, éd. Galilée, 1996, p. 11)

« Je pense tout le temps que je vais mourir bientôt. Et je me dis que c'est normal : je suis gros, vieux et je ne respecte pas mon régime. A chaque fois que je me regarde dans un miroir, je me prépare à une mort violente. C’est en me préparant tout le temps à la mort que j’ai commencé à rêver de faire ce film, pour laisser une trace de cette époque. Parce que j'ai vu des choses que les autres n'ont jamais vues, car j'appartenais à la classe des privilégiés du régime, et ça aurait été dommage que tout parte avec moi » (entretien du cinéaste avec Frédéric Bonnaud dans Les Inrockuptibles, 13 janvier 1999 : http://www.lesinrocks.com/1999/01/13/cinema/actualite-cinema/alexei-guerman-debout-contre-le-vent-de-lhistoire-11230290/). Alexei Guerman a alors soixante ans, il bénéficiait alors d'une rétrospective organisée par le Festival d'automne à Paris après avoir présenté en compétition officielle du Festival de Cannes de 1998 son quatrième film qui est aussi son premier long-métrage post-soviétique, Khroustaliov, ma voiture !. Comme le film n'a pas intéressé grand-monde alors qu'il s'agit là d'un absolu chef-d'œuvre (aujourd'hui, soit dix-sept ans après sa réalisation, le film appartient de toute évidence à l'un des plus grands des années 1990), les possibilités de faire un nouveau film allaient être considérablement réduites. « A 60 ans, je connais ma place. Et je sais que l'accueil que j'ai reçu à Cannes était profondément injuste. En France, tout le monde dit admirer Tarkovski. Mais à l'époque où vous avez vu ses premiers films, tout le monde lui crachait dessus. Le problème de l'échec à Cannes, c'est que maintenant, plus personne ne veut acheter le film pour le distribuer en Russie, parce que je n'ai pas eu de prix. Cannes a encore fragilisé ma position économique » (idem). Après la censure idéologique du Goskino (le bureau officiel décidant du sort des films réalisés à l'époque du régime soviétique) qui se sera abattu sur quasiment tous ses films depuis la fin du « dégel » promis par l'ère Khrouchtchev jusqu'à la (longue) durée de la « stagnation » imposée par l'ère Brejnev, c'est désormais une censure économique qui allait frapper, après l'effondrement du régime soviétique, l'un des plus grands cinéastes russes de sa génération, défiant la mort qu'il sentait déjà venir au moment de la réalisation de Khroustaliov, ma voiture ! en accouchant par la suite d'un unique film, encore plus délirant et monstrueux que le précédent et qui, tel Saturne avec ses enfants, lui aura dévoré la santé qu'il lui restait pendant les années 2000. Si le film a pu être achevé et distribué alors que son auteur est décédé le 21 février 2013, c'est en particulier grâce aux efforts redoublés de sa compagne et co-scénariste Svetlana Karmalita et de leur fils Alexeï Guerman junior, le posthume Il est difficile d'être un dieu étant sorti en Russie le 27 février 2014 et en France le 11 février 2015. « La censure du marché qui est là-bas en train de remplacer la censure politique, explique Marcel Martin, l'un des plus fins connaisseurs du cinéma soviétique, est moins choquante mais plus perfide et plus stérilisante car bien des films que la première interdisait une fois réalisés ne seraient sans doute même plus faisables sous le règne de la seconde. Guerman a raison de dire que ''l'un des avantages réels du système socialiste consiste dans le fait que nous pouvons nous permettre d'éduquer les hommes par l'art. Sans penser aux bénéfices''» (in Le Cinéma soviétique de Khrouchtchev à Gorbatchev, éd. L'Âge d'homme-coll. « Histoire et théorie du cinéma », 1993, p. 185). D'une censure (idéologique) l'autre (économique), le cinéma d'Alexeï Guerman se présente à nous dans une rareté de titres (six longs-métrages seulement) qui forme malgré tout une œuvre aussi ramassée que cohérente, soucieuse de témoigner, d'abord dans la complication des situations dérogeant aux simplifications des visions dogmatiques et ensuite dans le détail de sensations fournissant la relève des souvenirs, des grands fracas de l'Histoire ayant percuté un peuple embourbé dans la répétition des conflits (la Révolution russe en conséquence de la Première Guerre mondiale, la guerre civile en résultante de la protection de la révolution menacée par une coalition capitaliste planétaire, la Seconde Guerre mondiale bornée d'un côté par les purges staliniennes des années 1930 et de l'autre par le prétendu « complot des blouses blanches » en 1953, sommet de l'antisémitisme soviétique). Jusqu'à l'histoire infernale de Il est difficile d'être un dieu, apothéose obèse et testamentaire de l'œuvre où la science-fiction imprégnée de fantasy autorise l'allégorie d'un engluement répétitif de l'humanité éprouvant le bruit et la fureur de la grande Histoire comme un piétinement insensé dans la glaise excrémentielle d'un obscurantisme moyenâgeux. Le bout du tunnel de l'Histoire ne représenterait rien de moins que la sortie hors de son anus mundi : alors, et alors seulement, nous serions au monde.

Alexeï Guerman est né en 1938 et décédé en 2013 dans la même ville, mais l'Histoire aura fait qu'elle aura changé entre-temps de nom, Leningrad (re)devenue après la fin du soviétisme Saint-Pétersbourg. Homme de théâtre, il s'engage sans conviction particulière dans les studios de Lenfilm (l'équivalent pour Leningrad des studios Mosfilm situés à Moscou) dont les salariés auront, quant à eux, décidé de conserver son nom, même après la liquidation de l'U.R.S.S. en 1990. Si le début des années 1950 aura été encore marqué par le respect strict des règles du « réalisme socialiste » longtemps identifié à la figure d'Andreï Jdanov (qui meurt en 1948), la mort de Staline cinq ans plus tard et l'arrivée au pouvoir de Nikita Khrouchtchev vont changer quelque peu la donne de la politique culturelle jusque-là mise en place. « Quelques années après la mort de Staline, le dégel apparaît et le cinéma soviétique semble sortir d'une longue léthargie. La production augmente régulièrement de 1954 à 1961 (elle se stabilisera autour de 120 à 130 films par an). Parallèlement, la décentralisation s'accélère, permettant le développement de l'industrie cinématographique dans toutes les républiques fédérées » rappelle Jean-Loup Passek (« URSS » in Dictionnaire du cinéma [sous la direction de Jean-Loup Passek], éd. Larousse, 1995 [1991 pour la première édition], p. 674 – une remarque en passant : la notule de huit lignes consacrée par cet auteur à Alexeï Guerman dans l'ouvrage de référence qu'il a dirigé témoigne bien du poids exercé par la censure sur la pleine réception critique de son œuvre jusqu'au milieu des années 1990). En 1962, Nikita Khrouchtchev autorise la publication des œuvres d'Alexandre Soljenitsyne (Une journée d'Ivan Denissovitch) et Evgueni Evtouchenko (Les Héritiers de Staline). La même année, Andreï Tarkovski réaliste son premier long-métrage, L'Enfance d'Ivan. Les années 1960 consacrent l'arrivée d'un certain nombre de réalisateurs russes (en premier lieu Andreï Tarkovski mais aussi Gleb Panfilov, Larissa Chepitko, Andreï Mikhalkov-Kontchalovski, Mikhaïl Boguine) mais pas seulement russes (le géorgien Otar Iosseliani, l'arménien Sergueï Paradjanov), tous désireux de mettre l'art au service de la plus haute conception que chacun d'entre eux s'en faisait. « Cependant, vers 1963-164, cette renaissance artistique paraît s'essouffler et l'académisme revient en force dans les studios de Moscou et Leningrad. Les autorités freinent une fois de plus l'ardeur de certains metteurs en scène » (Jean-Loup Passek, opus cité). L'arrivée de Léonid Brejnev au poste suprême de Secrétaire général du Comité central du Parti communiste de l'Union soviétique, de 1966 jusqu'à sa mort en 1982, aura pesé sur ce reflux qui, étalé sur l'ensemble de la période, sera qualifié de « stagnation ». C'est à ce moment-là, précisément en 1967, qu'Alexeï Guerman, un peu plus jeune que la génération aux commandes de cette nouvelle vague, décide de passer à la réalisation en tournant avec Grigori Aronov son premier long-métrage, Le Septième compagnon (parfois intitulé Le Septième satellite). Ce n'est qu'avec la « Perestroïka » impulsée avec Mikhaïl Gorbatchev en 1985 que le cinéaste découvrira alors que son premier film aura été victime de la censure du Goskino, inaugurant une série d'interdictions (La Vérification en 1971, Mon ami Ivan Lapchine en 1982) auxquelles, seul, échappera Vingt jours sans guerre (1976) qui aura été montré à la Semaine de la critique au Festival de Cannes, une exception largement redevable au prestige de l'auteur de son scénario, l'écrivain Constantin Simonov. En quatre films tournés en quinze ans, l'esthétique guermanienne s'affine, s'appuyant sur plusieurs textes de son père Youri Guerman pour pousser toujours plus loin le cantonnement des grands moyens débloqués par l'industrie du cinéma soviétique dans la représentation spectaculaire de la guerre, en premier lieu au profit des plis de l'étude minutieuse de situations dont la complexité complique le positionnement moral ou dogmatique des personnages, en second lieu dans les replis d'une expérience vécue et ressouvenue qui triomphe dans l'approche fortement subjective de Mon ami Ivan Lapchine (son seul film avec quelques passages en couleur, le cinéaste ayant posé pour sa part que « les souvenirs sont en noir et blanc »). A l'occasion de ce dernier film, peut-être le plus controversé de son auteur, ce dernier aura raconté le contenu des nombreuses lettres que les spectateurs lui ont envoyées : « Il y en avait à peu près une élogieuse pour trois contre : l'une demandait qu'on brûle le film, d'autres me dénonçaient comme traître à la patrie, à emprisonner ou exiler ! Il y a des gens pour qui les années 1930 sont sacrées : à cette époque il y avait une comédie très populaire d'Alexandrov, Volga Volga et, par une aberration de la mémoire, certains se souviennent de ces années, celles de leur jeunesse, à travers des stéréotypes que j'ai brisés » (cité par Marcel Martin, ibidem, p. 122-123). Devenu entre-temps administrateur de Lenfilm où Alexandre Sokourov apprendra son métier, Alexeï Guerman n'aura plus que deux longs-métrages à réaliser, Khroustaliov, ma voiture ! et Il est difficile d'être un dieu, deux films qui lui prendront une décennie chacun afin de déployer magistralement toute la matière gorgée d'ordures contenue par la censure et la mise au placard de ses films précédents. Un geste de titan démiurgique dans la guise d'une vision phénoménologique des choses vécues, senties et ressenties qui, ainsi, aura autorisé de prendre à revers une histoire écrite dans ses grandes lignes par ceux qui n'auront eu de cesse, en la mettant en scène depuis les hauteurs du pouvoir, de prendre le peuple russe par derrière.

1/ Le Septième compagnon (1967) co-réalisé avec Grigori Aronov

 


Il est difficile d'être un juste

 


« Et cet acte d'interdiction du film, une rédactrice [du Goskino] me le montre [vingt ans après]. Y figurent vingt ou trente résolutions, dans lesquelles je n'arrive même pas à me retrouver, disant que la Révolution était bafouée dans le film, montrée sous un jour terrible et inexact, et qu'il fallait confisquer le film et ne plus le montrer. [...] Toutes ces résolutions étaient écrites avec des encres différentes, cela signifie que l'acte était constitué d'une, deux, trois, quatre, douze résolutions différentes, chaque fois annotées des deux côtés de la page. On ne pouvait même pas s'y retrouver sur l'acte lui-même. À la fin, il était écrit : ''À retirer de la circulation'', et c'était signé : ''Razdorskij, rédacteur au Goskino'' » (Alexei Guerman cité par Martine Godet, La Pellicule et les ciseaux. La censure dans le cinéma soviétique du Dégel à la perestroïka, CNRS Éditions, 2010 : cf. http://iconotheque-russe.ehess.fr/film/596/). Terrible ironie en conséquence de la bêtise bureaucratique du bureau de censure de la cinématographie soviétique : Alexeï Guerman n'aura finalement découvert que bien tardivement, avec la mise en œuvre au milieu des années 1980 de la Perestroïkasous l'impulsion de Mikhaïl Gorbatchev, que son premier long-métrage co-réalisé avec Grigori Aronov quasiment vingt ans plus tôt avait été finalement interdit, inaugurant ainsi une longue période recouvrant les deux tiers de la carrière du cinéaste pendant laquelle tous ses films tournés jusqu'à cette période, à la seule et unique exception de Vingt jours sans guerre, auront été retirés de la circulation. L'ironie serait plus grande encore quand on découvre que Alexeï Guerman n'appréciait pas tout particulièrement un premier film considéré par lui comme un galop d'essai encore largement redevable des conventions cimentant le régime de représentation propre à l'industrie du cinéma soviétique. Pourtant, de nombreux éléments plaideraient aisément aujourd'hui pour la réhabilitation (moins idéologique qu'artistique) du Septième compagnon, un beau film s'inscrivant, en bénéfice du contexte historique dévolu au fameux « dégel » favorisé par Nikita Khrouchtchev jusqu'au milieu des années 1960, dans la brèche ouverte par ces deux premiers longs-métrages que sont, plus que L'Enfance d'Ivan (1962) de Andreï Tarkovski, Le Premier maître (1965) d'Andreï Mikhalkov-Kontchalovski produit par Mosfilm et Pas de gué dans le feu (1967) de Gleb Panfilov produit par Lenfilm. Il est vrai que, plus que pour des raisons esthétiques dont allait longtemps souffrir Andreï Tarkovski accusé pour sa part d'hermétisme et de formalisme, les personnages de ces trois fictions plantées, à la différence de L'Enfance d'Ivan (qui se passe pendant la Seconde guerre mondiale, à l'instar de La Vérification et de Vingt jours sans guerre), dans la même séquence historique (la guerre civile en conséquence de la préservation de la révolution) trahissent peu ou prou toute une série de micro-écarts dérogeant à la règle figurative du héros taillé d'une seule pièce alors promue et entretenue par le dogme jdanovien du réalisme socialiste. Le dogmatisme contre-productif du soldat-instituteur kontchalovskien, le goût de l'art plus que de la politique révolutionnaire pour l'infirmière panfilovienne, ainsi que la vieille école morale professée par le vieux général guermanien issu de l'armée tsariste attestent moins d'un refus de l'idée communiste sous prétexte de ses impasses pratiques (de toute façon impossible à représenter et les cinéastes aussi n'y auraient eu à cette époque aucun désir pour le faire) que d'une volonté de rendre compte de toutes les nuances psychologiques déductibles des contradictions caractérisant la nouveauté de la situation. De ce point de vue-là, Le Septième compagnon inspiré d'une nouvelle éponyme de Boris Levrenev fait fort en mettant au cœur de son récit le personnage d'Evgueni Pavlovitch Adamov (Andreï Popov), un vieux général tsariste reconverti dans l'enseignement de l'histoire du droit à l'académie militaire qui, à la différence de ses pairs capturés comme lui par l'armée rouge en 1918, se rend à l'évidence de la césure historique qui vient de s'accomplir, mais tout en affrontant les diverses situations (l'expropriation de son appartement, la dilapidation de ses biens qui relèvent moins du régime de la propriété lucrative que d'une propriété sentimentale, la volonté de juger avec le maximum de preuves du sort d'un paysan qu'un officier de l'armée révolutionnaire veut exécuter de la manière la plus expéditive) qui l'empêchent de faire sien le credo bolchevique. C'est en effet davantage en raison d'un humanisme envisagé par lui comme étant transversal à la succession des époques historiques qu'il aura d'une part accepté de trahir sa classe sociale d'origine en demandant son intégration dans l'armée rouge et qu'il déclinera d'autre part l'évidence d'une réintégration dans l'armée blanche après avoir été capturé avec un camarade. Exécuté à l'instar de ce dernier, le personnage d'Adamov disconvient ainsi à l'héroïsme consensuel exigé par les impératifs représentatifs du jdanovisme, en même temps que ses prises de position argumentées manifestent l'écart existant entre la nouveauté révolutionnaire pourtant admise par ce dernier et des décisions qui, en prétexte de l'urgence de la situation, sont prises en transgression d'une justice des biens et des personnes plus ancienne que la bolchevisation de l'idée communiste.

 


Mais il faudrait parler aussi de la magnifique séquence d'ouverture du Septième compagnon, ballet chorégraphique filmé en plans longs montrant dans une grande salle de marbre digne du château de Paths of Glory (1957) de Stanley Kubrick la déambulation des représentants du pouvoir tsariste jusqu'à ce que l'on comprenne le sens de la situation (ils ont été faits prisonniers de guerre et la menace de leur exécution plane au-dessus de leur tête), en préfiguration d'une obligation à vivre dans une promiscuité qui se prolonge avec l'appropriation de l'appartement d'Adamov transformé en logement communautaire. Et la question de la promiscuité trouvera aussi à rebondir dans la plupart des films suivants (en particulier Mon ami Ivan Lapchine et Khroustaliov, ma voiture !) de Alexeï Guerman. « Nous sommes en retard d'au moins deux siècles, nous n'avons rien de rien, pas de rapport défini avec notre passé, nous ne faisons que philosopher, nous plaindre de l'ennui ou boire de la vodka. C'est tellement clair, pour commencer à vivre dans le présent, il faut d'abord racheter notre passé, en finir avec lui, et l'on ne peut le racheter qu'au prix de la souffrance, au prix d'un labeur inouï et sans relâche. Comprenez cela, Ania » dit à celle-ci Trofimov à la fin de l'acte II de La Cerisaie (1904) d'Anton Tchekhov et c'est, en substance, le même constat que fait à ses pairs comme à lui-même le héros lorsqu'il s'agit pour lui de suivre les rangs de l'armée révolutionnaire se livrant alors à une « Terreur rouge » en réaction à la « Terreur blanche » des armées contre-révolutionnaires soutenues par l'Europe à l'ouest et le Japon à l'est. Mais cette relève du passé en guise d'un présent à bien vivre, si elle est symboliquement ramassée dans la vieille horloge qu'Adamov sauve de son ancien appartement, se retourne aussi en rappel humaniste d'une antique justice constamment contrariée par l'état d'exception prescrit par l'urgence révolutionnaire, qu'il s'agisse de réquisitionner des habitations afin de reloger les pauvres ou bien d'exécuter des traîtres en dépit des preuves avérant leur réelle trahison. Concernant ce dernier épisode en particulier, on comprend qu'on a affaire là en concentré à toute la problématique amplement déployée par La Vérification, le jugement des personnes étant rendu compliqué, d'un côté par les certitudes dogmatiques de certains officiers au mépris de la complexité situationnelle, de l'autre par l'écart jamais comblé entre le droit (prescrivant du point de vue du pouvoir ce qu'il autorise et ce qu'il interdit objectivement) et la justice (distinguant ce qui est bon de ce qui ne l'est pas subjectivement). Alors que le deuxième film de Alexeï Guerman envisage comment la surdétermination d'un discours idéologique (le prisonnier de guerre russe est rendu responsable de sa situation parce qu'il aurait contrevenu à la pureté idéale de l'homme soviétique) aura eu raison en barrant du grand récit militaire les actes réels d'un homme témoignant héroïquement de son identification à la cause patriotique, son premier film investit l'état d'exception consécutif à l'affrontement de deux régimes de légalité en demandant alors ce qui peut bien rester en conséquence de cette conflictualité d'une morale humaniste authentique mais dépassée par les événements. Dans les deux cas, la figure du traître dogmatiquement ciblé (issu du pouvoir tsariste ou bien rallié malgré lui à l'armée Vlassov soutenu par la Wehrmacht pendant la Seconde guerre mondiale) se voit cinématographiquement fragilisée pour laisser place aux figures singulières d'une subjectivité persévérante mais livrée en raison de la réduction idéologique de la complexité des situations à ne pas pouvoir s'accomplir dans l'accomplissement de l'événement (la victoire des Rouges sur les Blancs, des Russes sur les Allemands). Déjà travaillé par le motif important d'une inévidence du monde sensible fondamentalement trahi par les grilles de lisibilité de l'idéologie (ce sera encore l'épisode du film dans le film de Vingt jours sans guerre trahissant le vécu rapporté par l'écrivain spectateur dubitatif de l'adaptation de son ouvrage intitulée La Stalingradienne), Alexeï Guerman s'autorise des moments saugrenus (Adamov reconverti en laveur des uniformes de l'armée rouge et filmé dans une lumière blanche comme diffusée d'une église) ou d'autres particulièrement significatifs (la caméra traversant les branchages pour suivre dans leur ultime pérégrination Adamov et le jeune soldat à ses côtés), en soulignement d'une réalité peu conforme ou bien résistant à ses arraisonnements discursifs et logiques. Lorsque la guerre se présente enfin au héros, c'est une immense plaine enneigée saisie dans une profondeur de champ qui rappelle de toute évidence Les Chasseurs dans la neige (1565) de Pieter Bruegel l'ancien. Cette toile inspirera, dans un registre d'appropriation moins littérale, l'ouverture de Il est difficile d'être un dieu et les derniers mots d'Adamov prononcés avant son exécution sont, du point de vue de ce dernier film, particulièrement annonciateurs, d'autant plus quand ils se comprennent en contrepoint d'un propos tenu au tout début par un militaire tsariste concernant le fait qu'un écrivain comme Léon Tolstoï appartienne à un siècle passé équivalent d'une planète lointaine : « Quand passe une grande planète, les plus petites sont bien malgré elles saisies dans son orbite et finissent satellisées par celle-ci » (d'où que le titre du film puisse être aussi Compagnon de route et Le Septième satellite, le terme russe spoutnik ayant en français les deux sens). Cette satellisation, ce sera l'histoire des scientifiques happés par l'attraction planétaire du monde médiéval et parallèle de Il est difficile d'être un dieu (un projet auquel songeait Alexeï Guerman déjà après la réalisation du Septième compagnon), elle a déjà été l'histoire d'Adamov en regard de la révolution, un homme pour qui Il aura été difficile d'être un juste. Un ultime mouvement de caméra faisant monter la terre boueuse et enneigée jusqu'à faire disparaître dans ses plis son corps ainsi que celui de son camarade tous deux exécutés posera alors l'évidence phénoménologique de la vision guermanienne, jusqu'à l'apothéose démiurgique de Il est difficile d'être un dieu : le monde se tient moins en face de nous que nous sommes en lui, recrachés par lui pour y finir ensevelis, engloutis, déglutis.

2/ La Vérification (1971)

 


Dans la préférence idéologique du traître évident au héros compliqué

 


L'atmosphère est épaisse, lourde, préfigurant dans ses contrastes infinis de gris la puissance chthonienne des films de Béla Tarr à partir de Damnation (1987). Un champ russe boueux, strié par une pluie battante, est le théâtre d'une terrible opération dont sont spectateurs quelques paysans forcés de prendre acte d'une situation sur laquelle ils n'ont alors aucun moyen d'agir : une récolte de pommes dissimulées par eux dans un trou est arrosée par des soldats d'un liquide déversé d'un camion-citerne afin de les rendre impropres à la consommation. Ce théâtre conjuguant le pouvoir de destruction militaire avec l'impuissance paysanne ne saurait suffire à lui seul à être entièrement compréhensible en ses motivations (la pluie faisant effectivement presque écran à la pleine visibilité de ce qui est en train de s'accomplir) et c'est alors une voix de femme maigrelette qui raconte, off, les conséquences négatives, notamment sur le plan médical (un paysan a voulu manger l'une de ses pommes et est mort quelques mois après), d'une opération localisée s'inscrivant à une époque où, en 1942, le nord-ouest de la Russie était envahie par les panzers de l'armée allemande. L'entrée en matière de La Vérification, c'est (pour reprendre les catégories de Roland Barthes mobilisées dans La Chambre claire. Note sur la photographie publié en 1980) le studium caractérisant la souveraineté d'une mise en scène appliquée à fondre une situation de guerre précise dans un bain élémentaire et tellurique, au bord de l'engloutissement matériologique (pour parler comme François Dagognet) et météorologique. En même temps que c'est le punctum documentaire d'une voix incontestablement issue du réel (son grain, son rythme, ses modulations, ses hésitations – tout attesterait en effet que la narratrice aurait été interviewée dans le cadre d'une enquête préliminaire) traversant diagonalement l'image en la ramenant dans un régime du témoignage personnel marqué par l'histoire de la Seconde guerre mondiale. Ce fragment de théâtre militaire à la fois planté dans une terre noire gorgée de l'eau grise du ciel et électrisé par une ligne de témoignage documentaire venue de l'histoire vécue (comme en contrepoint aux regards-caméra systématisés à partir de Vingt jours sans guerre), Alexeï Guerman ne le réitérera pas tout au long de son film, préférant faire de cette ouverture magnifique la guise unique d'un double avertissement au spectateur : d'abord, les choses du monde sensible ne se traduisent pas forcément et immédiatement en lisibilité des intentions transparente et univoque ; ensuite, les vérités historiques prennent parfois l'allure de voix tremblotantes et à peine inaudibles à cause du vrombissement des chars de l'idéologie. Comme si la question du sens de l'histoire devait ici affronter deux problèmes fondamentaux (et qui trouveraient même à se renforcer mutuellement), celui de la complexification ou de l'opacité des rapports de causalité entraînée par la guerre et celui d'un certain régime de discours travaillant à sur-déterminer et ainsi trahir la complexité des situations réellement vécues échappant à ses grilles de lecture et d'analyse. Si La Vérification a subi de lourds problèmes de censure avant de pouvoir enfin être distribué quinze ans après sa réalisation, c'est précisément en raison d'un consensus idéologique imposé par le comité central du PCUS et relayé par le Goskino vouant les traîtres, jamais interrogés sur les causes pratiques de leur incorporation contrainte dans l'armée du Reich, à l'infamie et l'indignité (toutes choses chèrement payées de l'internement durant de longues années dans des camps de travail). La carte que préfère alors jouer Alexeï Guerman en s'appuyant sur le récit de son père Youri Guerman (Prose de guerre) contre le dogmatisme des valeurs et des convictions, c'est une authentique éthique des situations comme le dirait Alain Badiou. Et, de ce point de vue-là, le film possède une évidente force didactique, montrant l'opposition entre deux figures d'autorité (Petuschkov joué par Anatoli Solonitsyne, le commissaire politique autoritaire vissé dans ses certitudes morales et Lokotkov interprété par Rolan Bykov, l'officier pragmatique soucieux de ne pas juger trop vite en besogne) concernant le sort d'Alexandre Lazarev (Vladimir Zamanski), un ancien officier de l'armée rouge qui se rend à un groupe de partisans après avoir été comme d'autres incorporé contre son gré dans l'armée allemande (précisément l'armée Vlassov formée d'anti-bolcheviques et soutenue matériellement par la Wehrmacht).

 


Très loin des grandes fresques spectaculaires dédiées à la gloire de l'Union soviétique dans la guerre livrée à l'ouest contre l'hitlérisme (même en diminuant la dose d'héroïsme comme dans Ils ont combattu pour la patrie de Sergueï Bondartchouk en 1975) ou des fables spiritualistes imprégnées de la littérature dostoïevskienne (le beau L'Ascension de Larisa Shepitko en 1977), La Vérification après Le Septième compagnon habité par une problématique similaire demande à ce que soit prise en compte la réalité concrète des rapports de forces qui, en temps de guerre, délient les individus des idées que leurs habits militaires sont censés exposer en les impliquant dans des situations qui peuvent contredire leurs propres engagements initiaux. L'éthique des situations en vertu desquelles il faut comprendre que les individus sont aussi les produits involontaires de configurations qui les dépassent, non seulement ne permet pas de faire l'éloge d'un pragmatisme cyniquement adossé à une absence totale de convictions, mais elle s'oppose également aux versions sectaires (elles-mêmes sur-déterminées par des réalités concrètes et leurs conséquences affectives, par exemple la perte d'un fils pour Petuschkov) d'un idéalisme ignorant le pouvoir impur des situations à être plus fortes que le maintien pur ou strict des intentions. La guerre, ce peut être très simple, vue de loin (et filmée en très longue focale en rappel historique de l'intrication du cinéma et de la guerre), comme à travers le viseur d'un fusil-mitrailleur russe passant en revue les futures victimes (dont un officier qui regarde de manière troublante la caméra comme s'il savait ce qui l'attendait) appartenant à un régiment allemand avant que la « logistique de la perception » (Paul Virilio) ne s'accomplisse en exécution industrielle. La guerre, ce peut être très bête aussi, comme la mort de ce partisan courant après la vache (« Rosa ! Rosa ! ») qui lui appartenait et qui avait été réquisitionnée comme tant d'autres têtes de bétail par les armées ennemies (c'est le générique-début). La guerre, ce peut être horrible aussi comme ce cri d'animal mortellement blessé poussé par un soldat allemand abattu mais ce peut être étonnamment beau – d'une beauté idéalement pure de tout enjeu en termes de prises de position – quand des soldats allemands surgissent du blanc neigeux opacifiant le fond du plan (cette opacité neigeuse, elle connaîtra son acmé dans Khroustaliov, ma voiture !). La guerre, c'est également très compliqué parfois quand, à l'occasion d'un flash-back, Petuschkov demande de détruire un pont ferroviaire sur lequel passe un train au moment où glisse un bateau rempli de prisonniers russes et que Lokotkov refuse d'obéir parce qu'il ne peut identifier des traîtres à la cause soviétique là où pour sa part il voit des camarades ayant eu moins de chance que lui (le timing du bateau et du train se croisant perpendiculairement au même moment est impressionnant, seulement possible par une industrie du cinéma aussi développée que les studios Lenfilm). La guerre, c'est enfin toute une série de vacillements qui passent par le personnage d'Alexandre Lazarev, qui se rend volontairement au début du film à un jeune partisan maladroit alors qu'il pouvait aisément le neutraliser, qui participe aux nombreuses actions du groupe qu'il a rejoint alors que Petuschkov continue d'insister en soulignant les défauts de perception d'un partisan sur la méfiance que lui inspire toujours le traître, qui tente de se pendre à force de croire que rien au monde ne saurait effacer une tache dont il n'est pas responsable, et qui se sacrifie enfin en toute connaissance de cause (il tue même ses anciens camarades faits comme lui prisonniers et peut-être depuis acquis à la cause de l'armée Vlassov) afin de permettre au groupe de partisans de récupérer le train de marchandises rempli du bétail réquisitionné lors du générique-début. Toutes actions qui, exemplairement, manifestent un désir volontariste de réintégration dans l'armée rouge à laquelle l'ennemi l'avait arraché. A cette occasion, un autre vacillement survient lorsque le spectateur recroise vivant le jeune garçon pourtant condamné au début du film pour trahison par les partisans alors qu'il se plaignait d'avoir été incorporé dans l'armée Vlassov à cause des efforts de sa tante, pour finalement mourir avec les habits de l'armée adverse qu'il a dû entre-temps réussir à rejoindre. Tombé dans la profondeur de champ enneigé sans que personne ne se retourne sur lui, en l'absence de toute figuration héroïque comme de toute musique ronflante, Alexandre Lazarev ne saurait ressusciter (son nom bien évidemment s'y prête) comme héros qu'en raison de la perspective matérialiste déployée par le film et par lui seul. Dans l'ultime séquence de La Vérification où enflent les notes d'une fanfare patriotique, les troupes russes se massent en direction de Berlin, deux anciens partisans se croisent, Lokotkov toujours à sa place et une jeune recrue qui depuis aura gagné du galon : il ne sera jamais question entre eux d'Alexandre Lazarev dont le souvenir se serait dissipé comme la neige fondant au contact de la mitraillette utilisée par ce dernier dans sa dernière action héroïque. On est certain pourtant que ce personnage n'aura pas été pour rien dans la victoire qui s'annonce. Mais qui se souviendra de lui, sinon le film de Alexeï Guerman qui, dans la puissance à la fois matériologique et matérialiste de sa mise en scène, aura su faire entendre au sein du chœur dévolu au dogmatisme des valeurs patriotiques la petite voix maigrelette d'une éthique des situations (une voix aussi maigrelette aussi que celle de l'ex-général tsariste du Septième compagnon) à laquelle souscrira pourtant quarante ans plus tard un film étonnamment proche, Dans la brume (2012) de l'ukrainien Sergueï Loznitsa ?

3/ Vingt jours sans guerre (1976)

 


Contre tout discours, la guerre comme expérience

 


D'abord un étrange raclement de gorge comme venu d'un temps d'après ce qui arrive, en préfiguration de la bande sonore saturée de Mon ami Ivan Lapchine et surtout Khroustaliov, ma voiture !. Ensuite, des soldats sur une plage, comme livrés à une étrange temporalité bercée par le rythme de quelques plans longs au diapason de la marche des personnages pour leur part transis par le lent roulement cyclique des vagues d'un côté quand, de l'autre, le sable blanc paraît se fondre avec le grain de l'horizon en écho à la neige des autres films de Alexeï Guerman. Alors, soudainement, le temps se contracte, des avions surgissent du ciel, des explosions trouent la grève : un seul plan aura été nécessaire pour montrer l'attaque aérienne et puis, quelques secondes après, tout est fini, le temps promis à recommencer comme si rien de remarquable ne s'était véritablement produit. Un mort est malgré tout à déplorer et ses compagnons d'infortune font quand même remarquer en retournant son cadavre qu'un seul éclat presque imperceptible aura suffi à déterminer sa mort et ainsi témoigner de la guerre (plus tard, un autre soldat se plaindra que la balle ayant éraflé son manteau risque d'être à tort considéré par ses proches comme un trou de mite). Au loin, très loin, la guerre continue entre des navires et des avions. Le générique de Vingt jours sans guerre peut alors commencer. Deux choses sidèrent dans l'ouverture du troisième film de Alexeï Guerman, le seul et unique long-métrage du cinéaste à n'avoir pas souffert de la censure soviétique grâce au prestige de l'auteur de son scénario, Constantin Simonov : d'une part, le saisissement d'un temps mort de la guerre à peine électrisée par la possibilité de son renversement en temps fort ; d'autre part, la mobilisation de moyens matériels et militaires lourds mis à la disposition du film mais pourtant relégués en arrière-plan comme si la guerre était une toile de fond, un paysage, un décor naturel, une ambiance atmosphérique. La guerre (la Seconde dans la séquence finale de la bataille de Stalingrad au premier jour de 1943) ramassée dans ses lieux communs (par exemple une attaque aérienne ou un bombardement) aurait pu être classiquement représentée (le cinéaste en avait largement les moyens, disposant de plus de 310 jours de tournage ici quand la moyenne des films soviétiques était alors à 80), elle est pourtant ici ressaisie comme image subjective cristallisant une expérience vécue et son ressouvenir après coup. Ces quelques moments vécus dans la relève de leur ressouvenir appartiennent au personnage principal (le correspondant de guerre Vassili Lopatine joué par Youri Nikulin), double fictionnel de l'écrivain Constantin Simonov qui a écrit le scénario de Vingt jours sans guerre et dont la voix-off ouvre et ferme le film. Il se trouve que le héros doit se rendre à l'occasion d'une permission loin du front, précisément à Tachkent, la capitale de l'Ouzbékistan où se sont réfugiées les élites culturelles de l'Union soviétique après l'invasion allemande, à la fois pour remettre à l'épouse d'un compagnon de régiment décédé les affaires du défunt et assister au tournage d'un film adapté de ses écrits. Là où le cinéaste est continûment intriguant, c'est en investissant l'intervalle en raison duquel le temps subjectivement remémoré (et qui peut remonter par vagues blanches lors de quelques flash-back circonstanciés) se déploie dans des plans asseyant leur durée en bordure limite du filmique et du profilmique. Les regards-caméra, nombreux dans le cinéma de Alexeï Guerman, crépitent ainsi dans la zone indiscernable d'une volonté (posée par le cinéaste) et d'une liberté (laissée à l'acteur) et l'on serait bien en peine de pouvoir les distinguer. Et c'est en raison de cette indistinction même que les plans, en durant suffisamment pour jouer avec la sensation d'une immédiateté documentaire, viennent troubler la perspective dévolue aux expériences vécues et ressouvenues. Cette incertitude entre le fait directement vécu et sa remémoration différée, ce flottement entre le passé d'actions représentées et le présent de l'acte de représentation, c'est précisément cela, le temps au cinéma, une césure en plein cœur divisé du sujet humain. Et ce temps est celui qui ne saurait se déployer qu'en rupture avec les codes prescrits par un certain classicisme du régime représentatif longtemps subordonné dans l'industrie du cinéma soviétique par la ligne jdanovienne et le réalisme socialiste qu'elle prônait. On comprendra dès lors comment le tournage du film dans le film intitulé La Stalingradienne, ouvertement critiqué par l'écrivain dont les livres pourtant en inspirent le scénario, vaut comme contrepoint critique, mieux comme preuve a contrario ou par la négative de ce que Vingt jours sans guerre souhaite par ailleurs réussir, en fidélité aux textes témoignant de l'expérience vécue de son auteur : non pas représenter la guerre sous le prétexte propagandiste de la célébration de l'héroïsme alors requis pour triompher de l'ennemi, mais la saisir plutôt comme un état (un paysage, une humeur, un climat) dénué de toute possibilité qu'un événement susceptible d'une recodification idéologique puisse y survenir.

 


La destruction par la bombe, la mort infligée par rafales, les dévastations matérielles relèvent en conséquence moins du régime de l'événement en exception de la situation habituelle, qu'elles appartiennent au registre des coordonnées à partir desquelles se fonde la réalité quasi-environnementale de la guerre (s'impose ici une vision écologique quand plus tard les derniers moments du stalinisme seront appréciés sur le mode physiologique proposé par Khroustaliov, ma voiture !). D'où que la guerre soit alors perçue en tant qu'elle se joue partout, y compris à l'arrière, sur deux fronts complémentaires mais aux intensités différentes, celui où on la vit au plus près (on marche sur une plage et des avions vous tirent dessus, on fait une photographie dans des ruines et ils vous tombent sur la tête) et celui où on la parle au plus loin (et parfois mal – dans un studio de cinéma où les figurants sont tirés à quatre épingles, ailleurs dans une usine accueillant la scène de théâtre de la propagande où le héros y joue mollement le rôle dont le commissaire politique local l'a chargé). D'un côté, les moments de contraction sur le front (qui est aussi celui des souvenirs) rendent raison à un chaos intimement ressenti (lorsqu'un mur s'écroule comme à l'intérieur de soi ou qu'un soldat perd momentanément l'ouïe), au point d'ailleurs de neutraliser toute figuration héroïque comme toute opposition distinctive des camps engagés dans le conflit. De l'autre, les moments de distension à l'arrière se moulent dans les rythmes d'un monde mouvant et labyrinthique, sinueux et saturé à l'intérieur duquel le protagoniste lui-même ne compte presque plus au profit d'une caméra qui l'abandonne régulièrement et souverainement en bordure du champ, voire hors-champ (et même dans un contrechamp longtemps différé après la longue confidence d'un officier partageant le même compartiment que le héros, sorte de monologue théâtral assumé comme l'équivalent d'un tunnel ferroviaire puisque la séquence aura été bel et bien tourné dans un vrai train en marche). S'impose alors l'inscription de la fiction dans le champ d'une macrophysique de la guerre constamment électrisée par une dynamique de prélèvements de micro-événements (une mère tombant avant de retrouver sur le quai d'une gare son fils de retour de la guerre, un bas effilé recouvrant la jambe d'une femme qui pleure, une vieille édentée qui rit en regardant la caméra, une fille qui chante dans les vapeurs de l'alcool, des soldats qui racontent chacun à leur manière leurs guerres à eux). La moisson toujours inattendue mais jamais aléatoire de détails sélectionnés se proposant ainsi de soutenir la perspective contrapuntique du micro seulement digne d'être ressouvenu depuis la vastitude confuse du macro (en écho à certains aspects – mais pas l'intégralité – du romanesque réaliste de Léon Tolstoï cité au début du Septième compagnon). Le monde objectivement posé donc comme macro (la guerre se vit comme englobant total) ne serait vécue et ressouvenue, et puis aussi dite et écrite et qu'en raison affective et subjective d'événements insignifiants et micro, seuls dignes d'être sauvés du désastre présent. La guerre est donc posée comme un état permanent vouant à l'impossibilité de tout surgissement d'un événement comme renvoyant à leur nullité intrinsèque les conventions idéologiques du discours du commissaire politique comme de la représentation cinématographique « réaliste » et « socialiste ». Mais, plus important peut-être, le présent, c'est déjà du passé bon pour l'avenir dès lors que la macrophysique de la guerre représente une surface instable et grumeleuse à partir de laquelle prélever, ramasser et sauvegarder en ses bords quelques concrétions en guise de points de capiton affectifs. L'événement authentiquement signifiant, ce n'est alors et alors seulement qu'un tout petit détail arraché d'un fond confus dévolu à la guerre totale et permanente pour le restituer plus tard grâce à un effort plus ou moins volontaire de mémoire. On comprendra enfin l'immense beauté de cette microphysique des détails prélevés au présent (un cheval parmi d'autres dans le troupeau d'une plaine d'Asie centrale vue du train, le bas appartenant à Anna Nikolaïevna aimée durant ces vingt jours, un arbre sur lequel s'appuyer au petit matin blême, la conversation joyeuse mais insonorisée des amants derrière une vitre comme une scène de cinéma sourd), forment la réserve d'un passé (souvent mutique – il y a une vraie défiance du verbe dans le film) à venir, le terreau de futures possibilités du ressouvenir, en diagonale d'une guerre dont l'œuvre rare et précieuse de Alexeï Guerman n'est jamais loin de garantir qu'elle serait peut-être sans fin. Pourquoi alors, le film n'ayant exceptionnellement pas été victime de la censure du Goskino, Vingt jours sans guerre n'aura pourtant pas connu le destin des autres grands films soviétiques diffusés et célébrés dans le monde occidental ? « Le contenu moins ''subversif'' de ce scénario et le prestige de Simonov font que ce film ne semble pas avoir suscité de réserves du côté ''officiel''. Présenté à Paris dans le cadre d'un échange culturel non ouvert au public, je l'ai vu avec émerveillement raconte Marcel Martin et l'ai chaudement recommandé au comité de sélection de la Semaine de la Critique : sinon, le talent de Guerman nous serait peut-être resté inconnu pour des années encore. Bizarrement, le film n'est sorti ici que dix ans plus tard, comme si l'inertie des distributeurs étrangers se substituait parfois aux interdits des censeurs soviétiques pour enterrer un chef-d’œuvre » (ibid., p. 85).

4/ Mon ami Ivan Lapchine (1982)

 


Le long hiver stalinien, son théâtre de faux-semblants et l'enfance qui s'en souvient

 


Un long plan-séquence s'applique en traçant dans l'espace de subtiles arabesques à faire le tour d'un grand appartement, rasant les murs, empruntant les couloirs, franchissant différents seuils, s'arrêtant sur divers objets (une statuette au tout début, quelques livres plus tard), comme s'il s'agissait d'en dresser l'inventaire. Le goût du détail, encore, se manifeste d'emblée dans la suite de La Vérification tourné six ans plus tôt, avant d'exploser dans le baroquisme furieux de Khroustaliov, ma voiture !et, plus furieux encore, celui de Il est difficile d'être un dieu. Une tête frôle en passant devant la caméra avant d'être retrouvée un peu plus loin et plus tard, en contrebas d'une pièce dévolue au travail de l'écriture. Elle appartient au corps d'un homme assis à la table des souvenirs, Alexeï Guerman lui-même qui s'adresse en voix-off au spectateur à l'occasion de son quatrième long-métrage pour lui raconter qu'à quelques minutes de là, sur l'île Vassilievski, à l'époque où Saint-Pétersbourg, lieu de naissance du cinéaste, s'appelait encore Leningrad, s'est jouée il y a un demi-siècle une pièce de théâtre dont il aura été le spectateur, en ce temps là alors encore jeune et innocent. Il était alors âgé de même pas dix ans lorsqu'il vivait avec son père dans le grand logement communautaire où vécut aussi, au temps où se profilaient à l'horizon les purges staliniennes, une grande figure de la police parallèle au NKVD (le « Commissariat du peuple aux Affaires intérieures » spécialisé dans les enquêtes politiques) et en charge précise des affaires criminelles, le fameux Lapchine (Andreï Boltnev). Un homme considéré par ses amis policiers comme l'égal d'un Pinkerton investis avec lui dans la traque d'un gang de malfrats dirigé par le fameux Soloviev (qui est par ailleurs le nom d'un philosophe, poète et théologien russe auteur d'un Court récit sur l'Antéchrist en 1899, actualisation de l'Apocalypse de Jean). Le marquage fortement subjectif du récit étonne moins (le film est après La Vérification adapté de nouvelles du père du cinéaste, l'écrivain Youri Guerman, dont Lapchine datant de 1937) que le fait que le plan-séquence en question soit en couleurs (on y voit également le propre fils du cinéaste, Alexeï Guerman jr., tout jeune enfant alors en train de jouer dans un escalier, ne pouvant imaginer d'une part qu'il réaliserait presque trente ans plus tard à son tour un film, Soldat de papier en 2010, et qu'il permettrait d'autre part que l'ultime opus posthume de son père, Il est difficile d'être un dieu, sorte enfin sur les écrans deux ans après son décès). C'est d'ailleurs un tralala clamé par un enfant joueur dans l'indiscernabilité de son auteur (Alexeï Guerman père ou fils) qui permet de faire la transition entre hier et aujourd'hui, déployant ainsi les circonvolutions mentales d'un récit qui, hérité d'un fils pour le donner en héritage au sien dans un geste de toute évidence transgénérationnel, se voit soumis aux intermittences de la pellicule, passant de manière intempestive du noir et blanc aux monochromes sépia et de ceux-là à la couleur. A l'instar du Miroir (1974) de Andreï Tarkovski avec lequel il partage bon nombre de points communs, de la focalisation interne de la narration à une propension poétique à saisir des humeurs personnelles comme des états atmosphériques en passant par les passages filmiques de la couleur et du noir et blanc (et l'on pourrait ajouter aussi la présence paternelle articulée à l'origine littéraire du scénario, les problèmes rencontrés avec la censure ainsi que l'obsession d'un catastrophisme déjà avéré), Mon ami Ivan Lapchine se présente comme le film le plus inscrit dans les plis de la biographie de son auteur, opérant un retour sur soi afin de rendre manifeste les vertiges existentiels et moraux d'une classe bureaucratique vouée malgré l'amitié, l'expérience commune de la guerre civile et le ciment de la conviction idéologique à faire l'épreuve d'irrésistibles trahisons (d'une certaine manière, tous sont des avatars du personnage d'Alexandre Lazarev de La Vérification). Pourtant, ce que montre le cinéaste avec force détails visuels (l'appartement encombré de ses locataires tous affairés à publiciser, socialiser voire collectiviser leurs problèmes individuels) et sonores (le brouhaha où se mélangent rires et chansons, blagues et anecdotes, engueulades et souvenirs de guerre) excédant les limites physiques du cadre, c'est une ambiance baroque et enjouée cristallisée en pointes de sensation traversant le temps (l'odeur des cigarettes fumées par Lapchine, l'air entonné par son ami Khanine en faisant flamber un plat, la neige qui tombe dehors, la boule de l'un des montants du lit glissée sous les draps pour faire une blague à Okochkine). Cette ambiance de fête perpétuelle, un enfant (celui que Alexeï Guerman aura été en même temps qu'il en rêve le souvenir) la vit comme un climat habituel, un environnement chaleureux et naturel, toujours situé quelque part en bordure ou au fond des plans, spectateur finalement pas si ignorant puisqu'il regarde la caméra du fait que de l'autre côté du temps se trouve celui qu'il sera et qui, joignant sa voix au feuilleté des couches de paroles, remettra en scène un pan de leur mémoire partagée. En conséquence de quoi, les intermittences de la couleur et du noir et blanc trahissent ouvertement le faux partage supposément hermétique non seulement entre souvenirs de choses réellement vécues et visions issues du travail rétrospectif de la fabulation mais aussi entre passé (habituellement identifié au noir et blanc) et présent (ordinairement indexé sur la couleur), le présent et le passé polarisés de manière bergsonienne ou proustienne afin de ne jamais cesser d'échanger comme à l'intérieur d'un cristal leur valeur de témoignage (le présent et le passé comme la mémoire et l'imagination en tant que ces deux couples forment une image biface, qu'ils représentent au carré les deux faces ou fourches complémentaires de la durée vécue).

 

 

Les années 1930 durent et concernent les années 1980, et la censure aura négativement rendu raison à cette logique de polarisation mémorielle qui affrontent les impasses de ce que le cinéaste aura lui-même qualifié de « mémoire génétique » qui, transmise entre les générations, mythifie le passé vécu en l'auréolant d'une nimbe nostalgique. A la suite de la réalisation de son film, son auteur reçut un abondant courrier particulièrement symptomatique des effets pervers de cette mémoire : « Il y en avait à peu près une élogieuse sur trois contre : l'une demandait qu'on brûle le film, d'autres me dénonçaient comme traître à la patrie, à emprisonner ou exiler ! Il y a des gens pour qui les années 30 sont sacrées : à cette époque il y avait une comédie très populaire d'Alexandrov, Volga Volga et, par une aberration de la mémoire, certains se souviennent de ces années, celles de leur jeunesse, à travers des stéréotypes que j'ai brisés » (cf. Marcel Martin, ibid., p. 122-123). Même les événements qui pouvaient alors alerter d'une tragédie irrémédiablement programmée à ce que tous en subissent l'épreuve (l'ami Khanine qui a rejoint le logement communautaire, un écrivain doublement hanté par le suicide du poète Vladimir Maïakovski et par le décès récent de sa compagne, tente à son tour de passer à l'acte dans la salle de bain) se teintent d'une coloration grotesque (ce dernier essaie par tous les angles de se tirer une balle dans la tête et échoue en tirant lamentablement dans la baignoire). Et cette teinte ne cessera jamais plus de rebondir de reflet en reflet (ou gris de miroir tenu en main par le garçon), en particulier lorsque Khanine permet à Lapchine de faire la connaissance d'une troupe de théâtre comptant Natacha, une jeune comédienne demandant au policier qui s'éprendra d'elle de l'aider à rencontrer une prostituée afin de parfaire son prochain rôle sur scène. Il y aurait d'ailleurs comme un symptôme à ce que Lapchine cherche continuellement à fréquenter les représentants de la bohème, le théâtre assumé des uns révélant par contraste celui des autres directement vécu dans leur vie quotidienne (et, en préfiguration du médecin-chef Youri Glinski de Khroustaliov, ma voiture !, la représentation perpétuelle de soi-même autorise le déni angoissé d'un réel auquel ils ne sauraient pourtant échapper plus longtemps : les deux hommes ayant inspiré leur personnage respectif auront été liquidés par le NKVD). L'homme de théâtre qu'est toujours resté Alexeï Guerman moule ainsi son récit dans une dynamique scénographique vouée à la théâtralisation perpétuelle, de l'appartement communautaire aux répétitions des comédiens en passant par les séquences filmés en plans longs et dédiées à la traque criminelle de Soloviev, comme en préparation durant une dizaine d'années au fellinisme cauchemardesque de Khroustaliov, ma voiture ! qui fera du corps agonisant de Staline un théâtre à la fois merdeux et caverneux où, embourbé, s'ébroue tout le peuple russe. Il faudra alors qu'une prostituée placée en détention dans un commissariat se gausse des efforts de la comédienne pour lui ressembler en lui retournant les jupes dans un geste obscène et extraordinairement révélateur d'une horreur que la théâtralisation vise à reléguer hors-champ. Il faudra ensuite que Khanine, l'artiste désœuvré et du coup enrôlé dans les œuvres de la police, soit à nouveau le sujet d'un rapport grotesque à la violence lorsqu'il tente d'arrêter un complice des bandits qui le neutralise avec une telle facilité que son interprète s'autorise à regarder, l'air amusé, la caméra. Il faudra encore que Lapchine abatte au terme d'une traque dantesque comme un chien et sans gloire ni héroïsme le chef des malfrats alors qu'il était prêt à se rendre, désarmé. Il faudra enfin que, par réflexe social, Natacha préfère amoureusement s'abandonner dans les bras de Khanine, l'artiste désœuvré doublé d'un policier raté, plutôt que dans ceux d'un vrai faux héros dont l'autorité prestigieuse repose surtout sur la guerre idéologique faite à la pauvreté (prostituées, délinquants, bandits – toute une population brechtienne et bariolée qui déroge, en raison du dénuement matériel auquel les livrent les rentiers de la révolution bureaucratisée, à la morale de fer de la pureté soviétique). Il faudra donc tout cela pour accomplir le tournant carnavalesque d'une théâtralisation de la vie quotidienne de la bureaucratie policière russe à l'époque des années 1930 qui débouche sur le plus grand écart, le moins aisément négociable, entre les engagements de ceux qui se sont courageusement investis dans la guerre civile afin de protéger la révolution des armées contre-révolutionnaires mobilisées par toute l'Europe dans l'écrasement de la réalisation de l'idée communiste et ceux qui, bien souvent les mêmes, vivent leurs idéaux sur le mode d'un mauvais théâtre petit-bourgeois ne résistant pas à se muer en carnaval ouvertement obscène. L'obscénité, Alexeï Guerman y reviendra encore deux fois après l'effondrement terminal de l'empire soviétique, et cela en ouvrant à chaque fois plus large la focale, face au stalinisme (Khroustaliov, ma voiture !) puis en regard de l'histoire génériquement vouée comme dans les visions catastrophistes d'Auguste Blanqui à répéter sa pente dystopique sur toutes les planètes (Il est difficile d'être un dieu). Que resterait-il alors à sauver du grand naufrage soviétique, sinon quelques menus détails prélevés ici ou là (le père jouant seul aux échecs, l'odeur de la soupe, le sourire radieux d'une femme, le visage lointain d'un homme, le cri du désespoir d'une pauvresse), toutes petites choses appartenant à une enfance sauvegardée par-dessus la ligne de flottaison d'un naufrage du grand navire soviétique en voie d'engloutissement dans une vaste marée boueuse et excrémentielle ? Dans la répétition de la leçon prodiguée par Vingt jours sans guerre, la relève affective du souvenir s'inscrit dans une microphysique (ou une « micrologie » désignant cette attention pour le détail privilégiée par les intellectuels dans l'orbite de la Théorie critique, proche comme Max Horkheimer ou plus lointain comme Walter Benjamin) seulement possible qu'en rapport dialectique avec la macrophysique qui n'est jamais que celle, désastreuse et obscure, d'une guerre ininterrompue.

 

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Le 14 mars 2015


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