My Childhood (1972), My Ain Folk (1973), My Way Home (1978)
Qu'il était noir mon terril
« Je suis originaire d'une famille ouvrière et je me sens, en cet instant même, à la fois proche et éloigné de ma classe d'origine » pouvait écrire le sociologue anglais Richard Hoggart dans The Uses of Literacy originellement paru en 1957 et publié treize ans plus tard en France sous le titre fameux de La Culture du pauvre (sous-titré Étude sur le style de vie des classes populaires, éd. Minuit-coll. « Le sens commun », 1970, p. 42). Y aurait-il alors comme un paradoxe sociologique des distances antithétiques (le proche et le loin en même temps) là où, comme aimait à le préciser un sociologue français, Henri Lefebvre, il y aurait bien plutôt des contradictions sociales non perçues ? Les paradoxes subjectifs de l'éloignement et de la proximité entremêlée n'en sont seulement que pour ceux qui souffriraient d'être inattentifs aux habitus clivés résultant de processus de socialisations pluriels et contradictoires. Et les contradictions éprouvées par le sociologue anglais porté par un habitus combinant schématiquement socialisation primaire ancrée dans la classe ouvrière et socialisation secondaire où l'appartenance aux classes moyennes intellectuelles a été déterminée par une réussite scolaire et l'ascension sociale qui s'ensuivit auront été également partagées par le cinéaste anglais Bill Douglas. D'une part, parce que, élevés d'ailleurs tous les deux par leur grand-mère, ils ont vécus avant-guerre dans des quartiers populaires du nord de l'Angleterre (le quartier ouvrier de Leeds dans le Yorkshire pour Richard Hoggart né en 1918 et la cité minière de Newcraighall en Écosse pour Bill Douglas né en 1934). Et, d'autre part, parce qu'ils ont réussi à échapper à la mécanique destinale de la reproduction sociale en parvenant à devenir deux intellectuels engagés dont le travail porta, indépendamment de leur spécificité respective, sur les rapports des classes populaires avec les formes plus ou moins légitimes de la culture dominante. L'enseignement universitaire pour le premier (qui fut avec Raymond Williams et Stuart Hall l'un des initiateurs des « cultural studies ») et la réalisation pour le British Film Institute pour l'autre (qui devint également enseignant à la National Film and Television School à partir de 1978) auront ainsi offert des formes privilégiées de consécration institutionnelle relayées, respectivement, par la publication pour l'un et la réalisation pour l'autre. Toutes choses égales par ailleurs, il semblerait légitime de poser que The Uses of Literacy représente pour son auteur ce que la trilogie cinématographique formée par My Childhood (1972), My Ain Folk (1973) et My Way Home (1978) est au sien : à savoir l’œuvre à dimension autobiographique ressaisissant a posteriori (scientifiquement ou artistiquement) les formes passées de la socialisation primaire avec un regard intellectuel informé par les processus ultérieurs de la socialisation secondaire. A ceci près pourtant que Richard Hoggart, en dépit du fait que deux de ses ouvrages seulement ont été traduits en français (La Culture du pauvre et 33 Newport Street, autobiographie d'un intellectuel issu des classes populaires anglaise), est plus connu en France (il est décédé en avril 2014 à l'âge de 95 ans) que Bill Douglas (qui reçut pourtant le Lion d'argent pour My Childhood), décédé en 1991 d'un cancer à l'âge de 57 ans après n'avoir pu réalisé à la suite de sa trilogie qu'un seul autre long-métrage, Comrades en 1987. Il paraîtra alors autant légitime de ce point de vue d'affirmer, en parallèle de la nécessité de la traduction de la totalité des ouvrages écrits par le sociologue afin de parfaire notre connaissance des enquêtes qu'il aura menées, cette autre nécessité relative à la distribution de Comrades (une fresque épique digne de certains grands films de Peter Watkins, durant trois heures et consacrée à la création par des fermiers anglais de la première union syndicale du pays au début du 19ème siècle), enfin actée en juillet 2014 dans la foulée de la brillante restauration numérique (par le British Film Institute lui-même à partir des négatifs 35 mm. et 16 mm. originaux) d'une trilogie cinématographique dont Frédéric Bonnaud concluait, dans un bel article des Inrockuptibles daté du 30 novembre 1996, qu'elle était comme un « diamant noir » (lien).
Lacunaire et laconique
L'histoire du petit Jamie raconté en trois temps (les moyens-métrages My Childhood et My Ain Folk et le court long-métrage My Way Home) assure en à peine trois heures tournées sur six ans, entre 1972 et 1978, la cohésion narrative d'un geste esthétique qui a prélevé de la matière mémorielle charriant une enfance ruinée de puissants blocs de fiction, lacunaires et laconiques. Lacunaire et laconique, la trilogie l'est assurément qui pose sans souci d'articulation dramatique ou d'explicitation psychologique (les films sont effectivement très peu dialogués, la bande sonore étant souvent réduite à sa plus simple expression, soit le silence) les fragments épars d'une enfance vécue et ressouvenue comme s'il s'agissait d'un territoire désolé formé de bouts décharnés. L'enfance chez Bill Douglas ressemble ainsi à un monde lunaire, amorphe et épuisé, désert composé d'isolats épais et charbonneux filmés en noir et blanc et en pellicule 16 millimètres gonflée en 35. Comme des morceaux qui se cognent sans jamais – à quelques exceptions près – se donner la main, semblables à des rebuts entassés dans une décharge à ciel ouvert que seraient les terrils, ces entassements de minerais résultant de l'exploitation minière et derrière lesquels se réfugie le héros, un garçon cherchant à fuir avec ses pauvres moyens la violence de son environnement. Le terril (qui, comme peut le rappeler Luc Moullet qui en 1992 a consacré un court-métrage intitulé La Cabane des oursins à ces monticules stratifiés des déchets accumulés d'anciennes mines désaffectés, se prononce « terri ») désigne l'accumulation après triage de résidus miniers (schistes et grès carbonifères) et son origine proviendrait peut-être de l'adjectif « stérile ». La trilogie de Bill Douglas donnerait alors la forte impression qu'il aurait idéalement voulu proposer l'obscur contrechamp au portrait de la classe ouvrière (non pas écossaise mais cette fois-ci galloise) de l'industrie minière dans How Green Was My Valley (1939) dressé par le romancier britannique Richard Lewellyn (adapté au cinéma deux ans plus tard par John Ford). La verdeur lyrique et nostalgique de la vision romanesque paraissant dès lors comme asséchée, voire stérilisée par une vision cinématographique qui aurait du coup substitué au lyrisme et la nostalgie la noirceur d'une tristesse pour durer toujours. Après le temps épique de l'opposition mythique de la génération révoltée des fils face à la génération désireuse du statu quo avec le patronat des pères, serait alors venu le temps d'après, celui d'une jeunesse désœuvrée voulant fuir une classe ouvrière dont l'inertie sociale se confondrait avec un paysage minéral extrait de ses mains à partir du tréfonds chthonien de la terre. « La tristesse durera toujours » dit, dans A nos amours (1983) de Maurice Pialat, le père à ses enfants en prêtant ces mots à Vincent Van Gogh. Et comment, en effet, ne pas rapprocher, en vertu d'une semblable puissance d'expression arrachant le nerf de l'enfance miséreuse du gras misérabiliste, à L'Enfance nue (1969) du même cinéaste ? « La vie est faite de morceaux qui ne se joignent pas » entend-on dans Les Deux Anglaises et le continent (1971) de François Truffaut d'après Henri-Pierre Roché. Et comment, effectivement, ne pas penser à l'inaugural Les 400 Coups (1959) devant une trilogie qui, contemporaine également de Kes (1969) du compatriote Ken Loach (tourné dans une ville minière du Yorkshire), aura largement hérité du premier enfant de la peine du cinéma moderne, soit Edmund dans Allemagne année zéro (1947) de Roberto Rossellini ? Comme dans L'Enfance nue, il y a des bagarres d'enfant, des chats martyrisés et des gosses transbahutés de famille en famille. Comme dans Kes, il y a l'identification documentaire d'un classe sociale et d'un paysage métabolisé par le travail humain – autrement dit un milieu social où le minéral ressemble déjà à du fossilisé, en regard duquel se tend de manière tangentielle un désir d'individuation prenant la forme du salut culturel (le dressage d'un oiseau de proie pour le garçon de Kes, une vague envie artistique hésitant entre cinéma et musique ou littérature et peinture chez Bill Douglas). Comme dans Les 400 Coups, le salut culturel s'incarne dans la figure radieuse de l'ami transperçant la nuit familiale pendant que la place sociale accordée aux enfants légitime l'exercice terrifiant et banalisé d'une brutalité ordinaire. Et, comme dans le film de Roberto Rossellini, l'enfant brutalisé, victime d'une violence banalisée, l'enfant ensauvagé et pétrifié par ce qu'il voit et subit, livré au pouvoir des autres sanctionnant son impuissance à lui, est constamment menacé par une obscure pulsion suicidaire parachevant le caractère indifférent et scandaleux des arrangements sociaux alors en vigueur.
L'enfant de la (triple) peine
Comme Edmund, Antoine et François (et pourquoi pas aussi Apu dans Pather Panchali, le premier film de la « trilogie d'Apu » tournée entre 1955 et 1959 par le cinéaste indien Satyajit Ray ?), Jamie est un enfant de la peine au triple sens du terme : de sanction (en latin, « poena » signifie punition), d'affliction également mais aussi d'existence de peu, diminuée (au sens du latin « paena » devenu l'adverbe « à peine »). C'est d'ailleurs ce qui finit par différencier le geste cinématographique de François Truffaut (anticipé par celui de Satyajit Ray sauf que ce dernier utilisa un acteur différent pour chaque nouveau film) de celui de Bill Douglas, le premier offrant à son personnage autobiographique Antoine Doinel (ainsi qu'à son interprète fétiche, Jean-Pierre Léaud) l'ampleur romanesque d'une saga fictionnelle (formée d'un court-métrage et de quatre longs-métrages) ne réduisant donc pas son existence à la seule expression d'une enfance malheureuse. Pendant que le second, ayant conservé de son prédécesseur le principe du personnage récurrent interprété par le même acteur (Stephen Archibald dans le rôle de Jamie), aura préféré quant à lui concentrer son attention sur le passage difficile – impossible au sens du réel le plus difficile, le plus susceptible d'échapper à toute symbolisation – entre la fin de l'enfance et la fin de l'adolescence. Tout finirait alors dans la trilogie (qui ne devait être au départ qu'un simple court-métrage si Mamoun Hassan n'avait pas poussé le BFI à produire tout le projet cinématographique de Bill Douglas dès lors développé sur trois films), parce qu'il s'agit de filmer littéralement (c'est-à-dire frontalement) les choses : une enfance (littéralement) finie comme une adolescence (littéralement) finie en regard d'un monde ouvrier (littéralement) fini. C'est ici qu'il faudra insister sur la complexité temporelle d'une œuvre trop souvent réduite au seul principe d'une transposition fictionnelle d'épisodes réellement vécus alors qu'elle invente une épaisseur mémorielle particulièrement paradoxale. Parce que, dans une perspective bergsonienne, la mémoire constitue la coprésence de l'actuel (autrement dit du présent) et du virtuel (autrement dit du passé), on dira en premier lieu que chaque image de la trilogie articule deux temporalités spécifiques, le présent (documentaire) du tournage et le passé (fictionnel) d'un scénario reconstituant la diégèse fragmentaire et elliptique de moments dont le ressouvenir électrique les arracherait ainsi du noir charbonneux de l'oubli. Et si le noir et blanc peut formellement attester un passé venu de très loin, le refus évident de toute reconstitution décorative ainsi que le recours strict à des acteurs non professionnels dépasse largement des questions de restriction économique (même si My Childhood n'a coûté que 3.000 pounds de l'époque). Notamment pour affirmer la conjonction esthétique de la proximité et de l'éloignement constitutives des paradoxes ou contradictions de l'habitus clivé de l'intellectuel britannique aux origines populaires si puissamment décrit par Richard Hoggart. Mais l'on dira ensuite, en un second temps plus précis, que Bill Douglas arrive à machiner avec chaque image de sa trilogie une triple temporalité conjuguant ce qui a été (le passé ressouvenu au prisme de la fiction), ce qui est (le présent enregistré au prisme du documentaire) et ce qui sera (les archives témoignant d'un présent qui sera le passé d'un futur non encore advenu au moment du tournage), le noir et blanc du passé avérant dès lors autant ce qui fut que ce qui aura été. Le passé (d'une autobiographie revisitée à l'aune de sa projection fictionnelle) se composerait ainsi, en plus de lui-même, d'un présent pur (celui d'un documentaire consignant l'état des lieux d'une classe ouvrière frappée d'inertie ou de désœuvrement) comme d'un futur antérieur (archivant la fossilisation d'une industrie disparue – « toujours-déjà » aurait dit Jacques Derrida). Et il n'y a en effet pas un seul plan de My Childhood, de My Ain Folk comme de My Way Home qui ne montre pas l'ouverture du dedans de la mémoire personnelle ou individuelle du cinéaste sur le dehors d'une mémoire plus impersonnelle divisant le temps de l'enregistrement documentant le présent du tournage en passé ressouvenu comme en futur propice à accueillir les souvenirs prochains d'un présent toujours déjà en train de passer. Ainsi, le temps de l'enfance passée et revisitée en ses ruines et déchets (qui sont toujours de blanches intensités électrisant la nuit pétrifiée du misérabilisme, en tendresse comme en brutalité) toucherait le temps d'une immobilité sociale traduisant un monde social comme pétrifié (puisque, en l'absence de reconstitution, rien ne semblerait donc avoir changé depuis les années 1940 jusque dans les années 1970). Ces deux temps touchent quant à eux celui d'une pétrification synonyme de fossilisation, autrement dit d'une disparition d'un monde social qui sera effectivement liquidé par les politiques néolibérales initiées par Margaret Thatcher au début des années 1980 afin de privilégier un régime d'accumulation du capital non plus productif et industriel mais financier. Au-delà des intentions strictes du cinéaste (qui, lui pas davantage que n'importe quel autre, ne peut de toute façon jamais borner les interprétations ultérieures de ses spectateurs), on conclura provisoirement sur ce fait important dans la réception actuelle de la trilogie : celle-ci ne se sera donc pas contentée de filmer le ressouvenir de la peine d'une enfance ruinée puisqu'elle contient en effet les images de la ruine future d'un milieu dont la violence sociale a conditionné pour le jeune ensauvagé l'exercice de la brutalité qui s'abattit plus d'une fois sur lui. De ce point de vue-là (autrement dit, celui où la fiction n'obère pas la possibilité que le documentaire documente aussi un futur possible), les trois films de Bill Douglas représentent ainsi une sorte d'archéologie du présent branchée sur son futur, relativement proche du projet archivistique des travaux du couple allemand Bernd et Hilla Becher consignant de manière plus sérielle et objectiviste les traces photographiques d'un industrialisme révolu, d'une (deuxième) révolution industrielle achevée, terminée.
Si jeune et déjà si vieux :
pas d'enfant gâté dans un milieu gâteux
Mais n'aurait-on pas raté peut-être autre chose d'aussi essentielle si l'on ne mentionnait pas cette autre articulation des temps selon laquelle la ruine éternellement présente de l'enfance passée du cinéaste se serait réfléchie via le miroir de la fiction sur l'enfance alors toujours en cours de son jeune acteur, lui dont le visage mutique et le corps mat exposaient quand même au présent des plans les signes obscurs d'une violence qui aura été réellement la sienne ? Stephen Archibald a essayé de devenir acteur après la trilogie, il aurait dû jouer dans Comrades que Bill Douglas mit plusieurs années à monter mais il était alors en prison, la délinquance, la malnutrition et l'addiction aux drogues ayant eu finalement raison de sa vie en 1998. Mort dans la misère à 38 ans pendant que Hughie Restorick qui joue le rôle de son demi-frère ou de son cousin aura fini pour sa part à mettre un terme à ses jours. On pense alors ici à d'autres jeunesses prolétaires dont le visage aura illuminé parmi les plus beaux films français de ces 25 dernières années (Gérald Thomassin dans Le Petit criminel en 1990 puis Le Premier venu en 2007 de Jacques Doillon et entre-temps Paria de Nicolas Klotz et Élisabeth Perceval en 2000, David Dewaele dans Hadewijch en 2009 et Hors Satan en 2011 de Bruno Dumont) et qui auront été brutalement rappelées à l'ordre de leur destin social – délinquance et arrestation pour homicide pour le premier venu de la DDASS et crise cardiaque à 37 ans pour le second élevé par sa grand-mère. A cette aune, on pense forcément au sourire de Jamie (revêtu de la djellaba locale) que permet la rencontre avec l'ami incorporé comme lui dans une base égyptienne de la Royal Air Force. S'il bouleverse infiniment à la fin de My Way Home, c'est qu'il se présente comme un pur événement, valable pour le passé du cinéaste, pour le présent de l'acteur et pour leur avenir que le spectateur représente. Le premier sourire ayant réussi à frayer son chemin sur un visage dont on croyait qu'il n'était plus capable d'une telle intensité depuis le départ douloureux de son ami Helmut, un prisonnier de guerre allemand travaillant aux champs et repartant chez lui après la fin du conflit à la fin de My Childhood. Ce sourire apparaît aujourd'hui comme un craquèlement, une lézarde utopique qui, si elle a puissamment triomphé du risque misérabiliste collant aux basques de la trilogie, aurait été trois fois balayé par le cancer du cinéaste, la mort précoce de son acteur principal et le suicide d'un autre s'il n'y avait pas un spectateur pour s'en faire le gardien. Ce sourire représente donc un événement pour un visage déjà pâteux et ratatiné (Stephen Archibald a douze ans dans My Childhood, 18 dans My Way Home), comme pris dans la glu d'un précoce gâtisme prolongé dans un avachissement du corps (la plupart du temps, celui-ci est filmé en état de prostration). Ce corps qui ne trouve d'ailleurs le réconfort que, symptomatiquement, près de sa grand-mère maternelle (My Childhood) puis de sa grand-mère paternelle, non pas quand sa vieillesse respire encore la grande santé (My Ain Folk) mais une fois que la folie s'en saisit pour la pétrifier (le début de My Way Home). N'est-ce d'ailleurs pas l'actrice non professionnelle Hellen Crummy, l'interprète de l'institutrice dans le premier volet de la trilogie, qui décrivait Stephen Archibald comme cet « enfant le plus abîmé que j'aie jamais vu. Même enfant il avait souvent l'air d’un petit vieillard déprimé » ? La vieillesse précoce de l'acteur réel et de son personnage fictionnel lui-même inspiré de l'enfance passée (mais qui durera toujours au présent) du cinéaste figurerait, à mi-chemin du social et du physiologique, le symptôme d'une épaisseur temporelle à la fois longue et figée affectant un monde statique, structuré par une industrie vieille alors de deux siècles. Jamie, si jeune et si vieux déjà, comme alourdi dès la naissance par le poids social d'un milieu saturé par l'extraction de charbon et dont on croirait qu'il est enseveli sous les tonnes montant jusqu'au ciel de résidus miniers et de grès carbonifères. Ainsi, le montage parallèle ouvrant My Ain Folk, celui montrant des enfants chantent à l'école pendant que leurs pères descendent dans la mine, établit la profonde angoisse d'un destin social couru d'avance. La vue subjective de la descente dans la mine répétant alors le premier plan ouvrant My Childhood d'un mouvement de caméra descendant partant du ciel gris (« bas et lourd [qui] pèse comme un couvercle » aurait dit Charles Baudelaire au début du dernier Spleen) pour suivre la ligne verticale d'une chemin d'usine avant de finir sur un paysage environné de terrils. Ce monde sénescent, désolé comme la lune, déterminerait peut-être esthétiquement le désir de Bill Douglas de renouer avec des procédures filmiques revenant du cinéma des origines (cadres fixes et immobilité artificielle des postures, mimiques surjouées et faux-raccords lyriques). Un bel exemple de faux-raccord lyrique concerne Jamie qui, dans My Childhood, court moins vite que son demi-frère quand il s'agit de rattraper la grand-mère perdue dans le terril mais un raccord renverse l'ordre des places et c'est Jamie qui finalement arrive le premier (comment ne pas penser alors à Charlie Chaplin ?). La stase n'empêche donc nullement ici la fulgurance et l'on pense encore à ce début incroyablement bressonien de My Way Home où le garçon, furieux que le directeur de l'orphelinat s'occupe tendrement d'un autre que lui le jour de Noël, renverse son plat et fuit dans sa chambre pour tout y casser pendant que l'assemblée, stupéfaite, forme un tableau exagérément statique. Comme si, pour Bill Douglas comme pour son contemporain Philippe Garrel par exemple, la modernité cinématographique se devait d'inventer un original néo-primitivisme combinant stases filmiques et zébrures faisant disjoncter les jointures afin de filmer dans le même élan l'enfance du monde et sa vieillesse, l'origine architectonique du monde ressemblant alors à sa fin électrique. Cette esthétique néo-primitivisme pousse alors le réalisme social en direction d'un fantastique singulier, électrisé de visions hallucinatoires. Ce qui est à nouveau étonnant pour un cinéaste que l'on n'hésite pourtant pas à rapprocher de Ken Loach, c'est que ces visions saisissant un être désœuvré, voué à une existence précaire pris en tenaille entre une virilisme grotesque et une féminité maladive en conséquence d'un monde industriel gâteux, sont parfois très proches de celles imaginées par David Lynch réalisant à la même époque Eraserhead (1977).
Désaffectation et réaffectation :
le désert, la désertion - l'orientation après la désorientation
La trilogie de Bill Douglas raconte donc bien l'histoire d'un enfant moins gâté que gâteux. Un enfant voué rapidement à la sénescence d'un milieu social en phase longue d'épuisement auquel on n'échapperait pas. Pas plus qu'on ne peut à cet endroit réussir à échapper aux taches noires de charbon qui finissent toujours par revenir (sur le visage et les doigts, les manches et les cols de chemise). Inertie et immobilisme, pesanteur chthonienne et circularité de la reproduction sociale : alors que les femmes fuient sur place dans la folie (la mère internée de Jamie, ses deux grands-mères dont la sénilité respective frise la folie), les hommes privilégieraient plutôt la fuite sous la forme du suicide (c'est le grand-père de Jamie qui résiste à se jeter sous les roues d'un train mais réussit à s'endormir définitivement en inhalant du gaz). C'est la fin, bouleversante, de My Childhood qui semblerait au départ montrer Jamie répéter le jeu de Tommy courant (après avoir tué le chat de son demi-frère) afin de profiter de la vapeur crachée par un train passant sous un pont. On pensera ici au tableau d’Édouard Manet peint en 1873 et intitulé Le Chemin de fer qui montre une femme et sa fille devant une grille de la gare Saint-Lazare pendant que, derrière elles, la traîne blanche d'un train passé de droite à gauche manifeste la puissance industrielle d'un nouveau régime de vitesse excédant les capacités picturales traditionnelles à capter et fixer le mouvement. Le plan est magnifique, Tommy disparaissant puis réapparaissant au gré des volutes de vapeurs. Mais l'on ignorait alors le caractère de virtualité suicidaire auréolant ce jeu qui s'actualisera lorsque Jamie le répète à son tour. Puisque celui-ci, au lieu de jouir de la vapeur une fois qu'il a atteint le pont, préfère passer par-dessus la grille et se jeter dans le vide. Le spectateur n'a même pas le temps, tant la décision du garçon est fulgurante, de penser à la possibilité que celui-ci mette un terme à ses jours, celui de Allemagne année zéro (auquel, à nouveau, on ne peut pas ne pas penser ici) ne s'attendant pas davantage à ce que, au terme d'une longue séquence d'errance et de déambulation dans les ruines de Berlin, le petit Edmund décide en fermant les yeux de sauter en haut d'un immeuble dans le vide. Pourtant – c'en est presque un gag, mais il est terrifiant – Jamie tombe dans un wagon rempli de charbon tiré par une locomotive qui, dans le dernier long plan de My Childhood, s'enfonce moins dans la profondeur de champ à droite qu'elle accomplit une boucle pour revenir à la gauche du cadre. L'inertie du milieu social d'appartenance appelle une force d'attraction centripète et Jamie ne semblerait pas pouvoir y échapper. En même temps que ce phénomène d'assignation réitérée enjoignant le garçon de rester à sa place se double paradoxalement (et ce paradoxe est aussi une forme d'hypocrisie) d'une impossibilité dans l'occupation d'une place qui serait ici viable. Appartenir à ce monde, c'est pour Jamie ne disposer d'aucune place qui lui donnerait le sentiment d'une légitimité qualifiant cette appartenance communautaire. Le chiche appartement de la grand-mère maternelle finit en ruine dans laquelle se réfugie le personnage et celui, plus richement doté, de la grand-mère paternelle finit lui aussi par devenir une ruine habitée par une vieille devenue à son tour folle. Et – ruine parmi les ruines – l'enfant rebut, le déchet de l'enfance réinventée de Bill Douglas, soit Jamie. Jamie prostré, Jamie replié sur lui-même comme en position fœtale, Jamie roulé en boule dans un bout de rue comme si une tornade était attendue afin qu'elle le soulève de cette terre ingrate faisant des grands-mères aimées des folles du logis et des géniteurs d'impossibles pères. Lorsque l'on parle ici de milieu, on a précisé que ce terme identifie monde social et paysage et il est vrai que le garçon ne paraît pas plus devoir échapper à la famille qu'au charbon des terrils. Sur le plan strictement ethnographique, la trilogie de Bill Douglas serait passionnante en ceci qu'elle documenterait des modèles familiaux ressemblant moins à la famille nucléaire traditionnelle qu'ils s'ouvrent sur des recombinaisons ou des élargissements communautaires. Soucieux de ne rien expliquer ou commenter, le cinéaste privilégie une sorte de nébulosité généalogique selon laquelle les frères sont aussi des demi-frères ou des cousins, les pères même absents sont plurielles et les grands-mères démultipliées. La difficile lisibilité des liens généalogiques entre les parents de Jamie informe que, de son point de vue, ces liens de parenté établissent une zone d'indiscernabilité qui se prolongerait dans à l'infini nuancier, digne d'un Pierre Soulages ou plus récemment d'un Béla Tarr, des noirs caractérisant l'environnement charbonneux. La famille serait donc partout (dans la multiplicité communautaire des liens) et nulle part (parce qu'elle est démissionnaire sur le plan affectif). A l'instar des résidus miniers et charbonneux dont la poussière contamine les sols et l'air, signant les vêtements, les visages et les mains de ses sujets.
Avec un sourire de Sphinx,
devenir l'égyptologue de soi-même
Que reste-t-il donc à faire quand, irrépressiblement, s'entête un réellement insistant mais obscur désir de fuir ? Quand une ligne de fuite soutenant un projet de désertion aimerait bien électriser un territoire voué à l'épuisement lunaire, au désert ? Mais existerait-il d'autres lignes de fuite que la folie féminine et la démission suicidaire masculine ? Le suicide, Jamie y a échoué dans sa tentative. Sinon, l'institution aux normes oppressives ne cesse de le rattraper sous toutes ces formes, de la famille du côté maternel à celle du côté paternel, de l'orphelinat à la mine, de l'atelier du tailleur à l'incorporation militaire. « Serai-je le héros de ma propre histoire ou bien quelque autre y prendra-t-il cette place ? » demandait déjà David Copperfield dans le roman éponyme de Charles Dickens écrit en 1849 et dont Bill Douglas se réclame explicitement (seront également cités par le lui autant Franz Kafka que Maxime Gorki). En conséquence de quoi, puisque Jamie est un étranger au monde, prisonnier d'un monde semblable à une caserne, il se rapprochera alors de la figure répétée de l'étranger, deux fois déclinée. Avec le personnage du prisonnier allemand Helmut dans My Childhood et avec celui de l'ami bourgeois rencontré en Égypte dans une base de la Royal Air Force. La désertion est donc ici une forme de la déterritorialisation, intérieure (avec l'ami allemand en terre écossaise) ou extérieure (avec l'ami anglais en terre égyptienne). Le sable fin et lumineux de l'Orient se substituant alors au minerais charbonneux d'un monde au sein duquel Jamie se sentait littéralement désorienté. Avant le bouleversant (et peut-être digne du Sphinx) sourire égyptien à la fin de My Way Home en guise de promesse pour le héros désaffecté la possibilité d'une réaffectation (au sens où l'absence d'une place à soi dans le monde est promise à cesser enfin, et avec elle la fin d'un manque cruelle d'affection), c'étaient déjà ces rires partagés avec le prisonnier allemand à qui le garçon avait appris sa langue dans My Childhood. Sans savoir – autre séquence parfaitement bouleversante – que cet enseignement allait servir à ce que le prisonnier nostalgique de sa région natale dise qu'il est temps pour lui de rentrer à la maison. Fuir la famille, c'est donc fuir le territoire et l'ironie veut que l'image paradoxale de la pyramide égyptienne établisse ici le caractère anti-œdipien d'un mouvement de déterritorialisation pouvant aboutir sur la grâce d'une réaffectation intempestive. Être réaffecté, c'est être ouvert à de nouvelles affections ou bien à celles dont on ne se croyait plus capable tant l'être ensauvagé et brutalisé est devenu un désert affectif, un terril. Il y avait déjà une étonnante possibilité esquissée que l'affection revienne en s'identifiant à une réaffectation, c'était au tout début de My Ain Folk avec la projection au cinéma du coin du classique pour les enfants Lassie, chien fidèle. Le plan du film hollywoodien était en couleur et, plus inattendu encore, le plan suivant montrant du balcon l'écran sur lequel est projeté le film l'était également : comme si le monde s'ouvrait à la couleur par la seule grâce d'un film vu enfant. Le plus beau est que Bill Douglas préfère filmer le visage ému non pas de Jamie mais de son (demi)frère ou cousin qui, s'il a beau constamment se battre avec lui, vit les mêmes situations douloureuses et éprouve les mêmes sentiments. A la fin de My Way Home, Jamie aura bien fini par trouver son orientation, autrement dit le chemin qui le ramène à la maison (orientée) de son être (jusque-là désorienté). Et celui-ci passera par le refus du milieu (social et familial) sous la double condition de la culture universelle (sous l'affiche de Niagara, la promesse d'un avenir cinématographique) et de l'amitié singulière (sur l'épaule de Robert, la tête reposée de Jamie pendant que le muezzin emplit la mosquée de son chant). On goûtera la circulation du motif du trésor caché, du collier de perles maternel enfoui dans l'édredon (on songe à un semblable bijou scellant le destin de la sœur et du frère de Pather Panchali de Satyajit Ray en 1955) à l'adresse de l'ami qu'il faudra tout autant préserver et dont le modèle réel se nommait justement Peter Jewell (« bijou » en anglais). Dans la toute dernière séquence – à la fois étrange et étrangement émouvante – de la trilogie, le grondement d'un bombardier fait trembler l'image pendant qu'un travelling circulaire fragmenté en plusieurs parties relève les ultimes restes (comme passés à une chaux digne de Carl T. Dreyer) de l'appartement de la grand-mère paternelle. Il n'y aurait plus rien à voir de cette enfance rebutée et Jamie a quant à lui disparu d'une séquence en forme de rébus. Le garçon comme envolé, laissant place à un pommier majestueux dont la floraison printanière conclut la trilogie sur l'épiphanie d'une ascension. Il est vrai que les Rois mages d'une représentation scolaire de la nuit de Noël annonçaient en ouverture de My Way Home qu'était venu le temps de la fin des épreuves. Il est vrai aussi que le temps du chapardage de pommes dont le motif revient durant les trois films semble se clore définitivement au nom d'une nouvelle époque pour laquelle les pommes (de l'arbre de la connaissance et de la vie) seront moins volés que cueillis. Un condamné à vivre sa vie s'est donc échappé et cette nouvelle déterritorialisation promet de nouvelles vies, comme le chat noir et pouilleux ramassé par le héros dans My Childhood. Comme une ultime désertion promettant de beaux lendemains à ceux dont les interprètes, qui en auront joui à l'image, auront aussi été tragiquement rappelés à l'ordre d'une violence sociale impossible, car tellement réelle. Il aura donc fallu trois films à Bill Douglas pour boucler la boucle et faire le solde de tout compte d'une enfance meurtrie, proposant ultimement non pas l'image de sa rédemption mais celle de la naissance d'un art accouché de son cadavre. L'enfance rebutée (au sens de ses dégoûtants ou décourageants rebuts), c'est ce dont il aura fallu précisément survivre pour devenir l'artiste qui, rendant compte de cet effort de survie, aurait montré dans le même mouvement une ascension (celle de son héros) et une chute (celle d'un monde social promis à disparaître). Cet effort aura été infiniment plus fort que tous les petits récits de résilience privilégiés par le psychologisme des magazines, en étant par exemple particulièrement proche du grand récit d'apprentissage proustien (avec dans les deux cas la figure adorée de la grand-mère) pour lequel, selon Gilles Deleuze, l'art mieux que la mémoire volontaire et même mieux que la mémoire involontaire offre au temps perdu la possibilité d'être retrouvé en sa plus pure éternité (in Proust et les signes, éd. PUF-coll. « Quadrige », 1964). L'ironique « chemin du retour » finalement tracé depuis l'Égypte ne signifierait-il pas, alors, que Jamie aura été cet égyptologue au service du dés-enfouissement des trésors cryptiques cachés à l'intérieur de lui-même, puisque, en effet, « l'égyptologue, en toutes choses, est celui qui parcourt une initiation – l'apprenti » (op. cit., p. 112).
Le 10 janvier 2016
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