Patricio Guzmán est un cinéaste à la mémoire obstinée. Il a d'ailleurs réalisé un documentaire précisément intitulé Chili, la mémoire obstinée (1997), porté par ce savoir que, comme l'aurait dit Paul Ricœur, l'amnésie des uns s'accorde forcément avec l'amnistie des autres. L'homme de la mémoire obstinée parce que déchirée en envisagerait autant le devoir (c'est une éthique muée en morale publique) que le droit (c'est, moins médiatique, une politique émancipatrice). Le devoir de mémoire se double toujours déjà, pour son dialecticien obstiné, d'un droit de (faire) savoir qui est aussi celui d'aller y voir et revoir. Et c'est en cela que s'obstine Patricio Guzmán, depuis les trois volets de La Bataille du Chili (1975-1979) co-réalisé avec Chris. Marker jusqu'au Cas Pinochet (2001) suivi par Salvador Allende (2004).
Mais la mémoire obstinée, qui se saisit toujours donc comme une mémoire déchirée, divisée par l'oubli qui lui est consubstantiel, se comprend aussi comme mémoire amplifiée, excédée. Désormais, il y a ce diptyque programmé à devenir un triptyque, ouvert avec Nostalgie de la lumière (2010) et prolongé cinq ans après avec Le Bouton de nacre, grâce auquel le cinéaste chilien exilé en France, jusqu'à présent sujet d'un devoir de mémoire dédoublé en droit de (faire) savoir et d'aller y (re)voir, en envisagerait la matière à équidistance pascalienne de deux infinis. Avec l'infra-moléculaire d'un côté et le supra-stellaire de l'autre, la mémoire s'inscrit ici dans un champ magnétique où des effets de polarisation autorisent que la science se fasse poésie et réciproquement. Les effets de polarisation entraînant alors des effets de magnétisation, la mémoire pourrait représenter la relève de l'Histoire, la mémoire étant en conséquence elle-même relevée pour être ressaisie à un niveau cosmique insoupçonné.
Chili cosmique
Le premier film du triptyque s dédie à un désert fondateur, celui d'Atacama, la région la plus sèche du globe située au nord du Chili, à 3.000 mètres d'altitude, à la fois lieu propice pour sonder les mystères de l'espace et cimetière non dit à ciel ouvert. Atacama où le ciel est suffisamment dégagé pour y analyser à l'aide de gigantesques observatoires astronomiques, ainsi que du plus puissant télescope cosmologique au monde, les confins de l'univers. L'examen de la possibilité d'une vie extra-terrestre y confine avec celui des fragments d'astéroïdes tombés du ciel et mélangés avec la roche du désert. L'aridité du sol invite autant aux recherches archéologiques concernant des momies précolombiennes ou les ossements d'antiques explorateurs et mineurs, qu'aux recherches initiées par les parents ou proches des trois milliers de disparus, victimes de la dictature d'Augusto Pinochet entre 1973 et 1990.
Avec Nostalgie de la lumière, Patricio Guzmán s'autorise le renouvellement de son geste en soulignant que le calcium est commun aux ossements déposés par les couches d'histoires sédimentées et aux poussières d'astres disparus, remarquant ainsi que l'histoire des crimes d'État est aussi une affaire de lumière fossile : qu'avant tout désastre, il y eut un astre. Avec ce film élégiaque, l'horreur totalitaire n'appartient plus seulement à la cosmogonie personnelle d'un cinéaste qui se serait suffi du statut de victime du régime de Pinochet, puisqu'il travaille désormais à voir comment cette tragédie, loin d'être relativisée en la confrontant aux étoiles, irradierait tout le cosmos. En attendant La Cordillère des songes en guise de troisième et dernier panneau d'un triptyque cosmogonique, ce film de la fin promis à être celui du milieu.
Avec Le Bouton de nacre, qui constitue donc le deuxième volet du triptyque de Patricio Guzman, s'impose non plus la terre comme tombeau des étoiles et cimetière des espoirs historiques passés, mais l'eau qui, certes, vient aussi du cosmos, mais dont la mémoire coule abondamment dans le plus vaste archipel du monde situé cette fois-ci dans le sud du Chili, en Patagonie occidentale.
À cet endroit, le fantôme d'un ami d'enfance noyé côtoie les descendants des peuples autochtones de l'eau, les Tehuelches, les Selknam, les Manekenk, les Yagan, les Kawesqar, soit une vingtaine de survivants d'une population s'élevant au total à 8.000 personnes au 18ème siècle. À cet endroit, ces nomades des eaux arrivés en ces lieux il y a 10.000 ans ont quasiment tous disparu avec la colonisation du sud du continent américain entamée à la fin du 19ème siècle, et leurs survivants, ces étrangers d'une nation qui aura tourné le dos à son héritage maritime malgré 4.000 km de côtes, ne savent toujours pas trouver dans leurs idiomes les équivalents pour les mots de dieu et de police puisque, disent-ils, ils n'en ont toujours pas besoin. À cet endroit, il y a aussi une île, l'île Dawson, qui servit de camp d'internement et d'évangélisation forcée pendant les politiques coloniales de déportation, d'expropriation et d'élimination. La même île servit à nouveau durant le régime dictatorial de Pinochet qui s'est aussi attaqué à Salvador Allende parce que le socialisme pour lequel il militait devait également porter témoignage des cultures meurtries des peuples indigènes.
À cet endroit, l'océan Pacifique n'est pas à la hauteur de son nom, gardien d'une oublieuse mémoire où flottent les fantômes de plus de 1.200 victimes de la dictature et c'est le juge Juan Guzmán – l'homonyme du cinéaste – qui eut l'idée de reconstituer le processus totalitaire d'élimination des traces du crimes, cadavres déterrés d'Atacama pour avoir été jetés ensuite depuis des hélicoptères dans les volcans ou dans l'océan, un morceau de rail utilisé afin de lester les corps des victimes. À cet endroit où les vagues meurtrières se seront succédé au point de se recouvrir et s'annuler, un simple bouton de nacre symbolise le raccord intempestif entre les horreurs d'avant-hier (l'indigène originaire de la Terre de Feu et issu des Yagan, Orundellico, a été surnommé Jemmy Button par le capitaine Robert FitzRoy chargé de missions hydrographiques et cartographiques en 1830, le second ayant été payé par le premier d'un bouton de nacre afin d'accepter d'être exhibé en Angleterre) et celles d'hier (on a aussi retrouvé un bouton de nacre accolé à un rail exposé parmi d'autres dans la Villa Grimaldi, ancien centre de détention et de torture situé à Santiago).
D'un bouton de nacre l'autre, le Chili est une terre gorgée et fissurée, plus d'une fois catastrophée.
La sensibilité de Patricio Guzmán lui permet de voir au travers du soubassement archéologique de la catastrophe une autre catastrophe, moins vue, connue et reconnue, qui pourtant en aurait représenté le sombre précurseur. Le sol d'une catastrophe conserve les traces d'une autre catastrophe qui en représente l'envers sombre. On ne peut pas ne pas songer à l'hypothèse examinée par Georges Didi-Huberman dans Sentir le grisou quand il pose que « si une catastrophe n'est pas reconnue, c'est qu'elle n'est pas vue ; si elle n'est pas vue, c'est tout simplement qu'elle n'est pas lisible. Et elle ne sera pas lisible tant qu'elle ne constituera que le sous-texte, l'arrière-fond, le palimpseste ou la note en bas de page d'une catastrophe plus spectaculaire, plus consensuellement reconnue, vue, lisible » (éd. Minuit-coll. « Fables du temps », 2014, p. 13).
La mémoire est-elle soluble ou non dans l'eau ?
À cet endroit, un dispositif proprement « archipélique » comme l'aurait qualifié Édouard Glissant mobilise un matériau particulièrement hétérogène. Des témoignages et des vues aériennes, des effets spéciaux et des ralentis, des reconstitutions et des œuvres d'art, brassant généreusement, au risque de frôler la belle image photographique à la Yann Arthus-Bertrand, mais pour à la fin réussir à donner étonnamment tort à la fameuse phrase accroche de Alien (1979) de Ridley Scott selon laquelle, dans l'espace intersidéral, personne ne vous entend crier. C'est vrai scientifiquement, mais poétiquement, rien n'est moins sûr. On savait Patricio Guzmán amateur de Jules Verne (il a d'ailleurs réalisé en 2005 un film intitulé Mon Jules Verne) et on le croyait embarqué dans un voyage fantastique qui lui permettrait temporairement de s'alléger d'un fardeau terrible. Mais le cinéaste de la mémoire obstinée et obstinément déchirée, qui veut faire de la mémoire un principe de savoir et un moteur d'y aller y voir et revoir, retrouve dans une goutte d'eau conservée dans un bloc de quartz de 3.000 ans ou bien au bout de l'infini les traces moléculaires portant peut-être mémoire d'un bouton de nacre incrusté dans un rail, indice du poids d'une tragédie dont le cinéaste ne se départira jamais. Lui qui ne peut pas ne pas se dire que le jour de la victoire de la junte militaire fut celui de l'explosion d'une supernova. Lui qui ne peut pas ne pas se demander si la découverte récente d'un quasar (l'entité galactique la plus lumineuse de l'univers) n'est pas porteuse d'une eau dont la mémoire cosmique contiendrait celle des horreurs des 19ème et 20ème siècles.
Le Bouton de nacre montre que l'océan tout autant que le désert ont de la mémoire pour ceux qui s'efforcent de ne pas en finir avec le passé, le devoir de mémoire se confrontant désormais au droit de comprendre et de savoir si, pour paraphraser le beau titre d'un documentaire réalisé par Charles Najman en 1995, la mémoire est soluble ou non dans l'eau. Si l'hypothèse scientifique de la mémoire de l'eau, proposée en 1988 par l'immunologue Jacques Benveniste puis soutenu par d'autres chercheurs dont Luc Montagnier, reste toujours à démontrer, elle demeure néanmoins une métaphore suggestive, notamment évoquée dans Nouvelle vague (1990) de Jean-Luc Godard. Cette image poétique est particulièrement insistante, notamment à l'heure où triomphent les politiques réactionnaires de désertification des possibles et de liquidation de la mémoire des vaincus et de la « tradition des opprimés » chère à Walter Benjamin. Quand il s'agit par exemple d'inscrire dans la loi scélérate du 23 février 2005 « l'œuvre positive de la France en Algérie » ou bien encore quand il s'agit, pour l'actuel premier ministre israélien, d'attribuer au grand mufti de Jérusalem – et par extension à toute le peuple palestinien – l'idée de l'extermination des juifs mise en pratique par Hitler qui, pour sa part, n'aurait eu pour seule volonté politique que celle de leur expulsion.
L'ambivalence bachelardienne de l'eau, liquidatrice et régénératrice, devient chez Patricio Guzmán l'image même de l'ambivalence de la mémoire, sacralisée comme devoir civique mais inégalement appliquée et sous-estimée comme droit des vaincus à ne pas se reconnaître uniquement dans le statut de victime mais aussi dans celui d'opprimés (avec le devoir de mémoire il y a un droit de savoir mais, contre lui, l'oubli nécessaire à voir les usages et mésusages de la mémoire, c'est l'enjeu d'un beau court-métrage de Ian Menoyot, Quand est-ce). La mémoire obstinée et obstinément déchirée est alors aussi celle de cette ambivalence même. Signe de vie rappelant à l'être humain que tout le cosmos bat en lui parce qu'il est composé à majorité d'eau. Signe de mort parce que l'eau située dans les confins de l'univers serait porteuse de la mémoire oublieuse des horreurs.
La mémoire pharmacienne
On pourrait même dire qu'avec Le Bouton de nacre, Patricio Guzmán suture la position philosophique interrogeant dans le sillon de Hannah Arendt l'histoire moderne (aux origines du totalitarisme de Pinochet, l'impérialisme et l'extermination des indigènes de Patagonie) à l'épreuve poétique d'une hypothèse scientifique (si l'eau est porteuse de la mémoire de l'horreur, elle autorise alors les opprimés à crier sans fin, y compris dans l'espace intersidéral d'où elle vient). La douceur angélique de la voix de Patricio Guzmán ainsi que sa bonhomie ne doivent en rien masquer le pessimiste obstinément radical qu'il est, pas loin des ruminations métaphysiques d'un Louis-Auguste Blanqui. Enfermé après la Commune dans le Fort du Taureau, ce dernier décrivait dans L'Éternité par les astres (1872) que les échecs des militants de l'émancipation se rejouent identiquement dans d'infinies répétitions partout dans l'univers. Mais une interrogation le distinguera de son sombre précurseur révolutionnaire en poussant la politique de son documentaire dans les marges de la science-fiction spéculative qui hériterait ainsi des (in)compossibilités leibniziennes-borgésiennes-deleuziennes puisqu'il se demande si la loi du plus fort se joue ou s'est joué à l'identique sur d'autres planètes qui auraient été ou même seraient habitées.
L'ambivalence de la mémoire pose qu'elle est, pour son représentant obstiné et déchiré, remède et poison, devoir éthique remédiant aux amnésies et amnisties persistantes et droit de (faire) savoir comme d'aller (re)voir que les échos de la tragédie se répercutent au plus loin : remède et poison, autrement dit pharmakon. La mémoire est une pharmacie, elle soigne autant qu'elle intoxique, d'autant plus quand elle renforce le déni de ce qui en constitue l'ontologique vérité, à savoir l'oubli.
On pourrait encore appeler autrement cette ambivalence, en la nommant par exemple « illatence » puisque c'est ainsi qu'en pensant à Martin Heidegger, Giorgio Agamben traduit l'aléthéia des Grecs de l'antiquité. La vérité ne se manifeste ici que dans la négation du Léthé qui est la fille d'Éris, déesse de la discorde et personnification allégorique de l'Oubli, en désignant le fleuve des Enfers dans lequel les morts venaient alors s'abreuver. Si la condition philosophique de la vérité consiste à avoir toujours déjà été oubliée, alors la mémoire n'a pas d'autre fondement, si elle est l'authentique gardienne de ce qui s'est vraiment passé, que l'oubli, l'illatence ou aléthéia ayant donc pour fond la latence, le Léthé. Ce qui passe de la latence à l'illatence (au sens encore de manifeste ou de dévoilé), c'est par exemple la carte du Chili, toujours tronçonnée en trois parties et déroulée en une seule fois par la plasticienne Emma Malig dont les cartographies imaginaires s'exposaient déjà dans Salvador Allende. C'est encore la photographie du visage de Marta Ugarte dont le cadavre retrouvé à la fin des années 1970 n'aura jamais fini de nous regarder, ses yeux conservant peut-être l'image de ses bourreaux – une autre hypothèse fausse d'un point de vue scientifique mais qui se double cependant d'une vraie image poétique, retenue d'ailleurs dans un film de Dario Argento.
L'illatence obstinée est telle qu'elle se manifeste, dans le présent de Nostalgie de la lumière, dorénavant dans celui du Bouton de nacre, et bientôt dans un prochain film consacré à la Cordillère des Andes, au nord et au sud du pays, dans le ciel et sur la terre, dans le désert et dans l'océan, dans le passé et dans l'avenir, dans les atomes de la Terre et les molécules interstellaires. Puisque l'on sait que les victimes, des opprimés qui ont été des vaincus, hurlent sans fin la victoire de leurs oppresseurs et que leur cri, résonnant depuis le fond des abysses du Pacifique pour passer dans les modulations vocales de l'anthropologue chantant l'écoulement de l'eau jusque dans le silence infini des lointaines galaxies, est aussi celui d'espoirs politiques à relever à l'avenir – pour l'avenir.
Il y a en effet, a minima, de l'avenir dans ces langues assassinées dont la résonance spectrale ou la lumière fossile rappellent qu'il n'est nul besoin de mot tels que police ou dieu puisqu'il n'est point besoin de ces choses auxquelles ces choses se rapportent. Il y aura enfin de l'avenir pour les savoirs enveloppés dans le nimbe cosmique de la catastrophe. Le désastre engage alors pour le cinéaste chilien autant le point de capiton d'une hantise subjective irrémédiable que les développements spiralés de ses échos, ondes et résonances. C'est pourquoi le geste cinématographique de Patricio Guzmán s'apparenterait vraisemblablement à une poétique du type de la mécanique ondulatoire.
26 mars 2016
Avant que Santiago ne dévoile son visage tout de béton, verre, quadrillage et acier, il faut passer la voile de gaze suspendue de quelques nuages. Le Chili vu du ciel, depuis les drones ? L'exilé sait qu'il est un ange de passage tombé du ciel, il sait bien qu'il revient toujours au pays natal comme un absent, un revenant, comme la conscience flottante d'une terre revisitée comme étant la plus étrangère. Le Chili est devenu une terre inconnue pour celui qui en a été chassé, le natif devenu étranger banni comme un démon rouge dont les rangs se montent à plus d'un million d'exilés depuis le désastre du 11 septembre 1973. Un peu de vapeur d'eau comme des coups de pinceau en apesanteur sur la toile bleue du ciel ouvre en effet un accès à la fois aérien et fantomatique à la cité de plomb, lestée par les souvenirs noirs du coup d'état militaire, minée par l'assassinat d'une utopie populaire concrète dont les cadavres auront servi de lit sanglant aux « Chicago Boys » pour y expérimenter le laboratoire du nouvel ordre économique, empoisonnée par le néolibéralisme.
Littéralement, Patricio Guzmán prend la capitale du Chili de haut mais la prise de hauteur est nécessaire afin de percer le mur de Santiago, berceau historique d'un néolibéralisme historiquement imposé par la terreur, pour en révéler le dos qui plonge dans le noir de la terre et dont les hauteurs blanches se prolongent en nuages tachetant la toile du ciel. C'est ainsi que le nuage inaugural susurre à sa façon qu'il appartient à la montagne andine, comme la bulle de savon soufflée par son ample respiration et dans laquelle se love la voix incorporelle et angélique de l'étranger, qui parle avec douceur et précision la langue démonique du retour impossible. Patricio Guzmán est un revenant dépaysé et s'il est encore chilien, ce n'est plus qu'andin. Beau paradoxe alors que de privilégier, contre les pouvoirs molaires de la capitale chilienne, des réalités gazeuses et microphysiques rappelant à la grande chaîne montagneuse sud-américaine ses intensités moléculaires.
Patricio Guzmán écosophe
Nostalgie de la lumière (2010) a été ce film du nord où le désert d'Atacama, la région la plus aride de la Terre, permet de voir à la fois loin dans l'espace et loin dans le temps, l'astrophysique se conjuguant ici avec l'archéologie pour examiner comment un désastre en cache un autre, autrement dit comment il y a toujours plus d'un désastre en amont de soi (l'écrasement du socialisme par la dictature militaire, oui, mais toujours déjà précédé aussi par la construction historique du Chili avec ses génocides amérindiens et ses massacres de prolétaires) formant une nébuleuse dont les lumières fossiles font un faisceau reliant les mondes intersidéraux. Le Bouton de nacre (2015) a été ce film du sud où la Patagonie, plus vaste archipel océanique et terrestre, accueille un dense réseau hydrographique dont les eaux orphiques et poétiques mêlent à la considération écologique d'un milieu naturel menacé la mémoire peuplée des multiples disparus de l'histoire, autochtones réduits en minorité racisée et reléguée comme militants politiques torturés et assassinés.
Comme annoncé, La Cordillère des songes vient désormais clore le triptyque de la revisitation cosmogonique de l'étrange pays de l'exil, ce film de la fin qui est celui du milieu, qui élit la Cordillère des Andes, la plus longue chaîne de montagnes continentale du monde, pour l'ériger en liaison terrestre et intervallaire, en autre archipel, tectonique et titanesque, où peuvent enfin se rejoindre les eaux qui ont de la mémoire pour tous les boutons de nacre, les lumières fossiles qui tombent en revenant de loin et les couches géologiques formées des divers sédiments de l'histoire. Le Chili d'Allende a disparu corps et biens, il revient comme archipel cosmique projetant l'obsessionnelle blessure de toute une vie dans des temps confinant à l'immémorial, en avérant que les extraterrestres ne sont personne d'autre que nous.
De toute évidence, Patricio Guzmán est un cinéaste « écosophe » au sens où l'entendait Félix Guattari en publiant Les Trois écologies (éd. Galilée, 1989). L'étoile de ses trois documentaires couvrant la décennie finissante le montre tout particulièrement en effet, soutenue par un geste poétique pour lequel l'écologie se comprend de façon « éthico-politique » en relevant à la fois d'une écologie environnementale (avec ces milieux privilégiés, désert d'Atacama, archipel patagon, cordillère andine), d'une écologie sociale (avec l'histoire du Chili matelassée par ses désastres passés, des plus anciens aux plus récents) et d'une écologie mentale (avec sa subjectivité exilique en forme de retour impossible au pays natal, le revenant étant un étranger faisant l'expérience du pays perdu qui n'est retrouvé que dans toute son étrangeté dépaysante).
Comme un miroir à trois faces qui décompose et recompose poétiquement le poème du pays natal disparu, le triptyque de Patricio Guzmán est cette boussole pour un monde perdu. La rose des vents à trois pointes construite dans un geste « archipélique » qui aurait parlé à Édouard Glissant a été conçue pour soigner les blessures inguérissables de l'exil cultivé au carrefour de l'astrophysique et de l'archéologie, de l'hydrologie et de l'histoire, de la géographie et de la géologie, de la sculpture et de la peinture pour voir aussi avec le désastre originaire la vérité de plus d'un désastre irradiant et qu'il faut considérer au-delà toute sidération, et faire enfin du réseau de leurs lumières fossiles un large spectre projetant le fardeau douloureux de l'exil dans l'apesanteur de vastes cosmogonies étoilées.
Pierres tombées, tombes de pierre
Le revenant au pays perdu n'y revient donc qu'en étranger, il en est tout à la fois le spectre et le dépaysé, l'exilé qui tire du dépaysement un pays nouveau, qui fait du pays perdu le pays retrouvé mais seulement comme le plus étrange pour l'étranger, le pays le plus inconnu qu'il faudra donc réinventer, celui du « dépays » dont a parlé Chris. Marker. C'est ainsi que l'écosophie permet d'ouvrir un nouvel espace esthétique, une zone cultivée à l'intermédiaire du pays réel et celui des songes et de l'imaginaire, un champ nouveau de sensibilité traversé par le rayonnement obscur de la blessure, ce fardeau le plus lourd qui se vit désormais dans la plus grande légèreté. Si l'exil a été largement documenté au plus proche de l'actualité entre épopée et tragédie avec La Bataille du Chili (1975-1979), ensuite dans la série des rétrospectives mémorielles, Chili : la mémoire obstinée (1996), Le Cas Pinochet (2001) et Salvador Allende (2004), il est dorénavant expérimenté différemment. Comme zone de passage poétique entre les mondes disparus, comme zone de frayage entre les disciplines artistiques et scientifiques, comme pays natal irrémédiablement perdu dont la terre se recompose cependant dans l'archipel d'une cosmogonie nouvelle, à l'endroit qui est un envers intervallaire et interstellaire séparant les assises molaires du continent des lignes de fuite moléculaires de l'océanique et du galactique.
Patricio Guzmán revient donc toujours plus étranger, plus dépaysé que jamais, le revenant dépeuplé qui tombe du ciel pour passer la toile d'araignée bétonnée de Santiago afin de pouvoir parler directement avec la pierre : les pierres que travaillent à la main les amis plasticiens (les sculpteurs Francisco Gazitùa et Vincente Gajardo) tandis que d'autres constituent des enjeux d'exploitation économique privatisés à 80 % ; les pierres que racontent en tableaux peints, pages écrites et en vidéos filmées les amis artistes et techniciens (le peintre exilé Guillermo Muñoz, le documentariste et journaliste Pablo Salas, l'écrivain Jorge Baradit) quand d'autres forment tantôt des tombes dédiées aux disparus de la dictature, tantôt des pépites météoriques dont la roche noire ou d'or accueille dans ses anfractuosités les espérances tues ou les vœux les plus secrets. Le pays du dépays s'expose ainsi comme une carrière traversée de trains fantômes, autant peuplée de tombes qu'elle est jonchée de ruines, vestiges du ciel et de la terre parmi lesquels on croit deviner l'antique maison familiale. Et le cinéaste angélique, ce revenant du ciel, se montre à la fin, explicitement, comme l'alpiniste solitaire et fracassé qui n'en finit pas de gravir la paroi crevassée d'une même douleur, patiemment et infiniment.
La persistance de la perte sans remède se fait cependant davantage ressassement quand se redit comme une leçon l'histoire du Chili sous la junte militaire. En même temps que la mélancolie via les nappes violoneuses du duo Miranda y Tobar se confond avec la nostalgie quand l'accent plus nettement biographique entretient le lit d'une déploration montée en boucle, qui souffre par rapport aux deux films précédents de manquer dans ses connexions d'un peu d'imagination. L'art de la mécanique ondulatoire se fait plus mécanique aussi. La Cordillère se fait alors moins archipélique et moléculaire, elle redevient massive et molaire dans ses tours métaphoriques (la montagne comme témoin et colonne vertébral, mais si peu ouverte sur sa flore, et rien sur sa faune, pourtant l'une des plus diversifiées au monde). L'ange passe et repasse autour du noyau obscur d'un désastre originaire, mais le voyant écosophe qui a l'œil de Sirius pour renverser l'image du pays natal perdu en zone archipélique et cosmique est un revenant obsessionnel qui ne voit pas grand-chose du Chili contemporain, sinon la perpétuelle reconduction du pire.
Vie et mort du néolibéralisme
« Le néolibéralisme est né au Chili, il mourra au Chili » : c'est un slogan parmi d'autres génialement inventé par tout un peuple soulevé depuis le 18 octobre dernier contre les inégalités sociales ramassées dans la goutte d'eau de trop de la hausse de 3% du tarif du ticket de métro. Et malgré vingt décès relevés parmi les rangs des émeutiers durant un état d'urgence décrété entre le 18 et le 27 octobre (une première depuis 1987), ce peuple qui est l'enfant de l'événement l'ayant fait naître à l'endroit même où il manquait réinvente son avenir, ainsi que le nôtre, en l'arrachant aux derniers gardiens d'un temple néolibéral érigé sur le cadavre sanglant du socialisme rapporté au suicide de Salvador Allende.
Il est beau alors que La Cordillère des songes se finisse sur le vœu confié à la roche de l'espace que le Chili puisse un jour retrouver son bonheur, ce bonheur qui, aujourd'hui, mobilise plusieurs centaines de milliers de Chiliens qui ainsi rejoignent celles et ceux qui, en Équateur et en Bolivie, en Algérie et en Guinée, au Soudan et en Éthiopie, en Irak et à Hong-Kong, en Catalogne et au Liban, en Haïti et en Papouasie, désirent réveiller à nouveau l'histoire et réinventer leurs vies. C'est-à-dire la vie hors capital, sans capitalisme, dans l'outrepassement définitif de l'ordre néolibéral imposé hier avec la terreur militaire et conservé aujourd'hui par l'abjecte brutalité policière (cette terreur à la fois native et terminale, Maurizio Lazzarato en a fait récemment le récit avec Le Capital déteste tout le monde publié par les éditions Amsterdam en avril dernier, significativement intitulé Fascisme ou révolution). C'est pourquoi il est tragique aussi de voir ce bonheur populaire et insurrectionnel échapper au radar de l'ange tombé du ciel pour gravir seulement la grande chaîne de montagne de son œuvre, son doux angélisme restant obsédé par l'exigeant démon de ses propres surrections.
2 novembre 2019