« Car plus violent / Que les eaux, le sauvage flot humain /
Frappa ma poitrine et du tumulte monta /
La voix du pauvre peuple à mon oreille »
(Friedrich Hölderlin, La Mort d'Empédocle (troisième version),
éd. Acte sud-coll. « Babel », 2004 [1799 pour la rédaction], p. 45)
« Straub. L'espace signifie avec force. Mais toute figuration de l'espace est comme du béton (…) : là sont les morts, là n'est qu'un calme, mais le bloc filmique de l'espace force le sens, en force »
(Alain Badiou, « Repères sur la seconde modernité cinématographique » (1983) in Cinéma, Nova éditions, 2010, p. 105)
Quand Jean-Marie Straub est venu présenter au cinéma Le Reflet Médicis à Paris le vendredi 14 janvier dernier une série de quatre courts-métrages ramassés sous le titre du dernier d'entre eux, O Somma Luce, cela faisait à peine une semaine qu'il était âgé de 77 ans, et la vieillesse lui donnait l'air d'un dinosaure intimidant, persévérant dans les déserts du refus de la massification spectaculaire à faire des films continûment placés sous le signe de la radicalité esthétique et de la colère politique. Le dinosaure, fulminant contre les petitesses des exploitants de salles d'art et d'essai et grommelant contre les timidités d'un public restreint acquis par réflexe légitimiste plutôt que par labeur analytique, est aussi un survivant, pas seulement parce que le geste esthétique qu'il défend depuis 1962 s'inscrit dans la séquence historique achevée de l'avènement des nouvelles vagues cinématographiques qui ont bousculé les arrière-gardes académiques des cinématographies nationales des pays de l'ouest et de l'est, du nord comme du sud. Mais aussi et surtout parce que cette vaillante obstination à réaliser des films pour un public toujours plus improbable et rare est soumise depuis le 10 octobre 2006 à la difficile et obscure épreuve de la disparition de celle sans qui rien n'aurait eu lieu : Danièle Huillet. Exemple rarissime (depuis on pourrait citer Jean-Luc Godard et Anne-Marie Miéville, ou Yervant Gianikian et Angela Ricci-Lucci) d'un couple qui a su réaliser dans la commune égalité amoureuse une œuvre unique exposant originalement et inlassablement l'idée communiste qui la soutient. Elle s'occupant particulièrement des problèmes de son et lui des questions d'images, tous les deux au montage de leurs films magnifiques (il faut voir ou revoir Où gît votre sourire, enfoui, le documentaire de Pedro Costa réalisé en 2001 à ce sujet) et s'exceptant ainsi des partages habituels déterminant dans le cinéma la norme hétérosexuelle de ses rôles genrés (l'homme filme sa compagne comme Pygmalion modèle sa Galatée selon les axes hiérarchiques distinguant dans l'ordre de la création artistique l'activité masculine et la passivité féminine).
Les noms de Straub et Huillet désignent donc, à l'instar entre autres de celui de Jean-Luc Godard (80 ans en décembre dernier), d'Eric Rohmer (décédé à presque 90 ans le 11 janvier 2010) et de Manoel de Oliveira (102 ans en décembre dernier également), l'idée d'une modernité cinématographique irréductible aux asservissements de la marchandise comme au confort petit-bourgeois de la « bonne volonté culturelle » (Pierre Bourdieu). Des écrits littéraires (Heinrich Böll et Bertolt Brecht, Pierre Corneille et Stéphane Mallarmé, Franz Kafka et Marguerite Duras, Cesare Pavese et Elio Vittorini, Sophocle et Maurice Barrès, Friedrich Hölderlin et Dante Alighieri), mais aussi des textes historiques et politiques (Friedrich Engels et Mahmoud Hussein, Franco Fortini et Jean-Jacques Rousseau), des œuvres musicales (compositions de Jean-Sébastien Bach et opéras d'Arnold Schoenberg), des conversations (entre Joachim Gasquet et Paul Cézanne), des lettres (entre Friedrich Engels et Karl Kautsky, entre Arnold Schoenberg et Wassily Kandinsky) : il s'agit dans tous les cas de décentrer le passage dominant en régime représentatif et mimétique de l'adaptation et de la reconstitution pour s'aventurer dans les bordures esthétiques de ce qui, à la lisière de ce qui est dit et de ce qui est écrit, à la frontière de ce qui est lu et de ce qui est vu, à la limite de ce qui est lisible ou dicible et de ce qui est (in)visible, dans le réel peut témoigner de la matérialité de la lutte des classes dont l'histoire, parce qu'elle est écrite par les vainqueurs, demeure innommable. La puissante manière objectiviste et dialectique développée par Danièle Huillet et Jean-Marie Straub aura alors consisté à tracer dans le réel la ligne filmique qui, dans le partage conflictuel de ce qui appartient à l'œuvre citée comme aux récitants qui la profèrent, et de ce qui relève du paysage consigné comme du temps qui le modifie, désigne – et donc rend visible – le point de fuite d'une violence historique tout à la fois masquée et persistante, tout à la fois passée et présente parce que son passé est refoulé et son présent dénié par les vainqueurs. « Les dominants du moment sont les héritiers de tous ceux qui ont vaincu dans l'histoire. L'identification avec le vainqueur profite à chaque fois aux dominants du moment » écrivait justement Walter Benjamin (« Paralipomènes et variantes de Sur le concept d'histoire (1940) in Écrits français, éd. Gallimard-coll. « Folio essais », 1991, p. 455).
Le cinéma de Straub et Huillet est un pur geste de résistance (au règne du commerce et de la valeur d'échange) et de persévérance (de l'idée communiste contre tous les reniements, de l'idée de l'art comme dissensus contre toutes les domestications culturelles), résistance persévérante dans le refus esthétique et politique de la représentation au nom de la présentation de notre commune énigme : notre histoire, l'histoire de la lutte des classes, celle que nous ne savons ni lire, ni entendre, ni voir, et c'est parce que nous sommes expropriés de notre propre histoire que nous demeurons vaincus. « Il faut continuer » concluait Samuel Beckett à la fin de L'Innommable en 1949 (éd. Minuit, 1953), et c'est probablement au nom de la puissance de pareil énoncé que Jean-Marie Straub continue à remettre sur l'ouvrage le travail d'une perspective historique matérialiste véritable selon laquelle l'histoire doit être prise « à rebrousse-poil » (Walter Benjamin, idem) afin de vaincre l'hégémonie culturelle et consensuelle des dominants. D'abord en avril 2009 avec la sortie d'une passe de trois courts-métrages que forment ensemble Le Genou d'Artémide (d'après La Bête sauvage, deuxième des Dialogues avec Leuco de Cesare Pavese en 1947), Itinéraire de Jean Bricard (l'ultime réalisation aux côtés de Danièle Huillet consacrée aux paroles enregistrées en 1994 par un chercheur du CNRS, Jean-Yves Petiteau, et aux lieux d'un fils de résistant ayant habité sur l'île Coton en Loire-Atlantique) et Les Sorcières (d'après Le Streghe, le premier des Dialogues avec Leuco). Il s'est alors entre autres agi de parachever le travail entamé avec Ces rencontres avec eux (Quei loro Incontri 1947-2005 en 2005) autour de l'ouvrage de Cesare Pavese (Dialogues avec Leuco ainsi que La Lune et les feux en 1949 avaient déjà inspiré en 1978 De la nuée à la résistance), leur dernier long métrage réalisé ensemble, comme de montrer comme les gestes de la résistance antinazie d'hier (l'histoire familiale de Jean Bricard) doivent aujourd'hui se prolonger en gestes de la résistance face à la destruction capitaliste des milieux naturels (l'île Coton est désormais baignée des eaux d'un fleuve, la Loire, toujours moins sauvage et toujours davantage pollué). On doit également être entendre dans Le Genou d'Artémide, dont l'ouverture consiste en un long plan noir accueillant l'Abschied (l'Adieu), le sixième et dernier lied du Chant de la terre (1907) de Gustav Mahler, le bouleversant désir de Jean-Marie Straub de consacrer l'idéelle immortalité de Danièle Huillet croisant ainsi les dieux rêvant d'humanité qui, telle Artémis, sont évoqués dans le texte de Cesare Pavese.
Avec O Somma Luce, Jean-Marie Straub propose une nouvelle programmation, comme une sorte de constellation cinématographique désormais soutenue par une nouvelle problématique : Dante se substitue à Pavese car il ne s'agit plus seulement de mythifier le deuil de l'être aimé ou de valoriser le choix de l'histoire humaine contre l'éternelle immobilité divine, mais cette fois de légitimer l'actualité de notre rage nourrissant notre perpétuel désir de résistance en regard des immondes brutalités d'un pouvoir illégitime.
Friedrich Nietzsche disait que nous avions besoin d'histoire, mais autrement que sur le mode de l'érudition culturelle et bourgeoise. Walter Benjamin, qui s'est très bien souvenu de la prévention nietzschéenne, propose alors l'« aporie fondamentale » suivante : « La tradition comme le discontinuum du passé par opposition à l'histoire comme le continuum des événements (…) : L'histoire des opprimés est un discontinuum – La tâche de l'histoire consiste à s'emparer de la tradition des opprimés » (opus cité, pp. 449-450).
Ce qui frappe d'emblée, dans le programme de quatre courts-métrages proposés par Jean-Marie Straub et d'une durée de quasiment 80 minutes, c'est l'extrême hétérogénéité des films entre eux. Cet aspect hétéroclite ou disparate témoignerait donc, selon la méthode historique matérialiste que le cinéaste s'est constituée avec Danièle Huillet à son usage, de la singularité des opprimés dont l'histoire est caractérisée par la discontinuité. Il est certain que devant O Somma Luce (on rappelle que le titre générique de cette programmation est le titre particulier du quatrième et dernier court-métrage), prime une phénoménologie de l'isolement et de la disjonction, qui certes n'est pas chose nouvelle dans cette œuvre. Citons notamment Trop tôt / Trop tard (1980) avec ses deux blocs (une première partie tournée en France faisant entendre des fragments de La Question paysanne en France et en Allemagne écrit en 1894 par Friedrich Engels, ainsi qu'une lettre adressée à Karl Kautsky en 1889, et une seconde partie tournée en Égypte faisant résonner des fragments de La Lutte de classes en Égypte de 1945 à 1968 écrit par Mahmoud Hussein en 1969), comme le diptyque sorti en 2002 intitulé Le Retour du fils prodigue / Humiliés... Que rien de fait ou touché par eux, de sorti de leurs mains, ne résultât exempt du droit de quelque étranger (Ouvriers, paysans – suite et fin) qui accomplissait la passionnante entreprise consacrée au roman d'Elio Vittorini, Les Femmes de Messine (1946-1964), inauguré avec Operai, contadini (Ouvriers, paysans en 2001), et plus avant avec Sicilia ! (1998) d'après le roman Conversations en Sicile (1937-1938) du même écrivain.
Si la sensation de la disjonction s'inscrit dans la continuité d'un parcours cinématographique ouvert avec le titre emblématique NICHT VERSÖHNT oder Es hilft nur Gewalt, wo Gewalt herrscht (NON RECONCILIES ou Seule la violence aide là où la violence règne) réalisé en 1964 d'après Heinrich Böll (long court-métrage fondateur précédé par le court-métrage inaugural Machorka Muff en 1962 à nouveau d'après Heinrich Böll : c'est le premier diptyque de Jean-Marie Straub et Danièle Huillet), le disparate des films présentés prolonge la métaphore de la constellation employée par les cinéastes pour exprimer le travail de découpage et de montage effectué dans la matière du roman Les Femmes de Messine d'Elio Vittorini (« Personnages, constellations et texte du roman Le Donne di Messina » comme le stipulent les génériques-début de Ouvriers, paysans et de Le Retour du fils prodigue / Humiliés). Il se trouve que cette métaphore a déjà été avancée par Walter Benjamin pour décrire, à l'opposé de l'historisme bourgeois dominant, le travail de l'historien matérialiste : « Il dispose, lui, d'un principe de construction. L'acte de penser ne se fonde pas seulement sur le mouvement des pensées mais aussi sur leur blocage. Supposons soudainement bloqué le mouvement de la pensée – il se produira alors dans une constellation surchargée de tensions une sorte de choc en retour ; une secousse qui vaudra à l'image, à la constellation qui la subira, de s'organiser à l'improviste, de se constituer en monade en son for intérieur » (ibidem, p. 441-442).
La constellation témoigne du dépassement dialectique d'un blocage de la pensée tel qu'il est configuré par l'idéologie historiste ou historiciste au nom de laquelle l'histoire est linéaire, progressive, non-dialectique, et le fait des « grands hommes ». Et l'explosion de l'idéologie dominante, le déblocage de la pensée, l'éclatement de la continuité historique, la constellation n'est alors possible qu'à la condition d'un montage créateur de sens à partir d'éléments éloignés ou distincts, d'un agencement de blocs séparés ou isolés que leur rapprochement ressaisit dialectiquement afin de produire les nouvelles « synthèses disjonctives » (Gilles Deleuze) nécessaires pour relancer la pensée et redonner une nouvelle chance en termes de visibilité et de lisibilité au passé (des) opprimé(s). C'est un semblable constat s'agissant de la chose philosophique : « Je suis d'accord avec Deleuze [dit Alain Badiou] : la philosophie n'est pas du tout la réflexion de n'importe quoi. Il y a philosophie, il ne peut y avoir philosophie, que lorsqu'il y a des relations paradoxales, des ruptures, des décisions, des distances et des événements. La philosophie est la pensée des ruptures et des relations qui ne sont pas des relations. Mais on peut le dire autrement : la philosophie est ce qui fabrique une synthèse ; ce qui invente une synthèse alors que cette dernière n'est pas donnée. La philosophie crée une synthèse nouvelle à l'endroit où il y rupture. Elle n'est pas simplement la constatation des différences, mais l'invention de nouvelles synthèses, qui se construisent là où il y a de la différence » (Cinéma, op. cit., p. 329).
Quels rapports entre une rue grise de Clichy-sous-Bois et la forêt toscane, l’œil perdu de Joachim Gatti et les généraux romains de Corneille, les violences policières et le Paradis de Dante ? La puissance de déflagration esthétique prodiguée par O Somma Luce, ce programme de quatre courts-métrages dont le dernier, donnant son titre à l'ensemble, éclaire rétrospectivement les trois autres d'une lumière qui les relève tous dialectiquement, réside justement dans les éclairs dégagés par une constellation de films qui, séparés et s'affrontant dans un même élan tout à la fois synthétique et disjonctif, monte et montre en trois temps successifs l'infernale brutalité contemporaine, le purgatoire des textes anciens dont la (re)lecture réveille un sens réinscrivant l'enfer du contemporain dans l'histoire longue et répétitive de l'oppression, et enfin le paradis que la terre pourrait être à la stricte condition que l'immémoriale lumière baignant notre monde soit perçue sans ignorer les corps absents et les yeux blessés des opprimés. « La mise en scène est une mise en scène de l'affrontement et de la séparation ; elle reprend, à son niveau, sur et par son théâtre, le principe inaugural du marxisme-léninisme tel que le formule Althusser : " Pour qu'il y ait classe dans une société, il faut que la société soit divisée en classes : cette division ne se fait pas après coup, c'est l'exploitation d'une classe par une autre, c'est donc la lutte des classes, qui constitue la division en classes (Lettres à John Lewis, p. 130)" » (Louis Seguin, Jean-Marie Straub Danièle Huillet. « Aux distraitement désespérés que nous sommes... », éd. Cahiers du cinéma, 2007, p. 49-50 – on précisera aujourd'hui que le marxisme straubien peut aisément survivre détaché de tout léninisme, et Jean-Marie Straub lui-même n'a jamais suturé politiquement son cinéma aux trois avatars historiques du léninisme, stalinisme, trotskisme ou maoïsme).
Il faut dès à présent définir le plus rigoureusement et décrire le plus précisément possible les quatre films composant la constellation intitulée O Somma Luce afin de pouvoir ensuite qualifier l'extrême hétérogénéité formelle qui les caractérisent, comme de soutenir dans le mouvement saisissant leur force disjonctive de séparation et d'affrontement la puissance synthétique les relevant dialectiquement au fur et à mesure de la progression de la totalité du programme. Le premier court-métrage se nomme Europa 2005. D'une durée de dix minutes, il est le premier film tourné en numérique (DV) par Jean-Marie Straub et Danièle Huillet. Ce film est sorti une première fois le 19 octobre 2006, en ouverture de Ces rencontres avec eux (le seul autre film précédent Europa 2005 à avoir été enregistré sur support vidéo était Montaggio in quattro movimenti per « La Magnifica Ossessionne » tourné en 1985 pour la chaîne de télévision italienne R.A.I. III, et comportant quatre parties, la première étant un court-métrage de David Wark Griffith, A Corner in Wheat datant de 1909, les trois autres étant tirées de Moïse et Aaron en 1975 d'après l'opéra inachevé d'Arnold Schoenberg (1930-1932), de Fortini / Cani en 1976 d'après Les Chiens du Sinaï (1967) de Franco Fortini, et de De la nuée à la résistance). Afin de célébrer le centenaire de la naissance de Roberto Rossellini, proposition a été faite par la chaîne R.A.I III et le magazine culturel Fuori Orario à divers cinéastes (dont Hou Hsiao-Hsien, David Lynch, Olivier Assayas, etc.) de réaliser un court-métrage inspiré du destin tragique du personnage d'Irène interprété par Ingrid Bergman dans Europe 51 (1952) de Roberto Rossellini. Seul Europa 2005 semble avoir été à ce jour réalisé.
Il s'agit donc d'une répétition, puisque ce film nous avait déjà été présenté il y a un peu plus de quatre ans. S'il faudra interroger le sens de cette reprise, au-delà du fait, bien sûr important, de rendre manifeste la persistance symbolique de la présence (désormais spectrale) de Danièle Huillet (puisqu'elle a participé à la mise en œuvre de ce projet, comme de Itinéraire de Jean Bricard), on peut d'ores et déjà indexer celle-ci sur le caractère minimaliste et sériel d'un film composé de dix plans (ils ont tous été tournés par le complice Jean-Claude Rousseau) et reposant sur la réitération cinq fois de suite du même dispositif (un panoramique de gauche à droite puis, à la suite d'un raccord dans l'axe, un autre panoramique filé dans le sens inverse, de droite à gauche, et quelques mètres en retrait du premier plan). Les différences sonores (le vent qui souffle en faisant remuer les feuilles d'un arbre, des jappements de chien) et visuelles (la lumière, plus forte lors de la troisième répétition du dispositif, alors que l'image est le plus souvent victime de la grisaille automnale) attestent, certes de manière minimale, que nous avons bien affaire à dix plans différents, même s'ils sont distribués selon les mêmes principes formels et rythmiques (deux panoramiques repris cinq fois de suite). Enfin, aucun texte n'est ici proféré, récité ou lu (c'est une première chez les cinéastes). Seule une inscription électronique vient s'afficher sur l'écran lors de la fin du second panoramique concluant les cinq répétitions : « Chambre à gaz. Chaise électrique ». Europa 2005 qui a pour sous-titre 27 octobre a été qualifié par les cinéastes de ciné-tract, et veut témoigner, à l'endroit même où sont morts électrocutés à Clichy-sous-Bois Zyed Benna et Bouna Traoré le 27 octobre 2005, de la violence d’État telle qu'elle aura alors entraîné à la suite de leur décès trois semaines de révoltes urbaines comme la France n'en avait jamais connu depuis Mai 68.
Pour Joachim Gatti est le deuxième court-métrage de la programmation proposée par Jean-Marie Straub. D'une durée de 1 minute 30, il expose en un seul plan fixe le visage photographié d'un jeune homme, au téléphone, les yeux en l'air. Il s'agit de Joachim Gatti, fils de Stéphane Gatti, l'un des coopérateurs de La Parole errante (le centre international de création de la ville de Montreuil-sous-Bois créée en 1985), et petit-fils du poète, réalisateur et dramaturge anarchiste Armand Gatti (le directeur artistique de La Parole errante). La photographie repose sur une feuille cartonnée rouge elle-même posée à même la roche parsemée de lichens (on comprend donc que l'axe de prise de vue est une plongée intégrale à 90° – il est fort probable que c'est la première fois que Jean-Marie Straub use d'un pareil axe de filmage). En off, le cinéaste lit un passage d'un des plus grands textes de philosophie politique moderne : le Discours sur l'origine et les fondements de l'inégalité parmi les hommes (1754) de Jean-Jacques Rousseau. Voici le fragment du texte ici cité in extenso : « Il n'y a que les dangers de la société tout entière qui troublent le sommeil tranquille du philosophe et qui l'arrachent de son lit. On peut impunément égorger son semblable sous sa fenêtre ; il n'a qu'à mettre ses mains sur ses oreilles et s'argumenter un peu pour empêcher la nature qui se révolte en lui de l'identifier avec celui qu'on assassine. Faute de sagesse et de raison, on voit toujours l'homme sauvage se livrer au premier sentiment de l'humanité. Dans les émeutes, dans les querelles des rues, la populace s'assemble, l'homme prudent s'éloigne : c'est la canaille, ce sont les femmes des halles, qui séparent les combattants et qui empêchent les honnêtes gens de s'entr'égorger » (éd. LGF-coll. « Le Livre de poche », 1996, p. 99-100).
On apprend par l'intermédiaire de la théoricienne en esthétique cinématographique Nicole Brenez, initiatrice avec la monteuse Nathalie Hubert du film collectif Outrage et rébellion auquel ont participé une quarantaine de réalisateurs, dont Marcel Hanoun, Lech Kowalski, Philippe Garrel et donc Jean-Marie Straub avec Pour Joachim Gatti, que 19 lectures ont été nécessaires pour satisfaire le rigorisme du cinéaste grammairien, qui conclut son ciné-tract de la façon suivante : « Et moi, Straub, je vous dis que c'est la police armée par le Capital, c'est elle qui tue ». Là encore, l'intervention intempestive et subjective du cinéaste, afin de signifier la colère politique qui l'emporte devant le crime (le 08 juillet 2009, le réalisateur Joachim Gatti a perdu un oeil à la suite d'un tir de flash-ball lors d'une manifestation à Montreuil), est une fulgurante nouveauté dans l'œuvre, autant d'ailleurs que la prise de vue en plongée. Après les mouvements de balancier du premier ciné-tract qui consignent le double mouvement contradictoire d'une mémoire des brutalités policières et de leur amnésie (l'euphémisme scandaleux et à fort contenu idéologique de « bavure » sert justement d'accompagnement symbolique à l'amnistie dont bénéficient la plupart du temps les agents de l'ordre répressif), c'est s'agissant du second ciné-tract la frontale mise à plat d'une plongée dans l'orbe de la violence d’État tel que le reflète l’œil photographié, encore vivant, d'un jeune homme qui a été victime en 2009, à l'instar de Zyed Benna et Bouna Traoré en 2005, de l'impunité policière.
Le troisième court-métrage tranche franchement avec les deux précédents. Composés de huit plans et d'une durée de 27 minutes, Corneille-Brecht (ou Rome l'unique objet de mon ressentiment) dont il existe trois versions différentes expose la comédienne Cornelia Geiser, une première fois debout, face à la caméra, sur un balcon dont les fenêtres servent à redoubler le cadre filmique (c'est un immeuble qui se trouve dans son dos, privant ainsi le plan de toute profondeur de champ, et étouffant une lumière qui de fait contraint la comédienne à séjourner à contre-jour), aux prises avec les mots de Pierre Corneille (d'abord une stance de Horace, puis une autre d'Othon). Après ces deux courts plans, les six autres, plus longs, sont consacrés à la lecture des scènes 6 à 12 du Procès de Lucullus, une pièce radiophonique écrite par Bertolt Brecht en 1940. La scénographie est différente, Cornelia Geiser étant cette fois-ci assise dans un fauteuil à la gauche duquel (à la droite du plan de notre point de vue) se trouve un rideau qui se substitue désormais aux fenêtres de la scénographie précédente pour rappeler une lointaine origine théâtrale, et qui laisse parfois se déposer une lumière qui vient dessiner – comme s'il s'agissait de le relever d'un trait argenté – le corps de la comédienne. A chaque raccord, c'est un vêtement différent qu'elle porte afin de signifier que l'enchaînement des prises de vue ne s'est pas effectué dans la foulée des lectures. Les changements de vêtements dans Corneille-Brecht sont alors structuralement homologues aux infimes variations venteuses et lumineuses de Europa 2005 : à chaque fois, il s'agit de faire l'expérience d'un intervalle entre les plans, d'une ellipse, d'un trou, d'une coupure (rien n'horrifie plus Jean-Marie Straub que les tuilages, raccords ou fondus sonores, et c'est pourquoi chez lui un plan s'identifie aussi à la prise de son unique l'accompagnant), d'une béance par-dessus laquelle enchaîner les plans, par-dessus laquelle ré-enchaîner des plans qui manifestent ainsi expressément leur dés-enchaînement (autrement dit leur désaffiliation d'avec le régime représentatif général). C'est d'ailleurs cette logique intervallaire du ré-enchaînement qui autorise aussi, selon Gilles Deleuze, la lecture des images visuelles : « Lire, c'est ré-enchaîner au lieu d'enchaîner, c'est tourner, retourner, au lieu de suivre à l'endroit : une nouvelle Analytique de l'image » (in Cinéma 2. L'Image-temps, éd. Minuit-coll. « Critique », 1985, p. 319).
Autant le spectateur est convié à regarder et écouter la comédienne lire un texte qu'elle a déjà lu (il repose sur ses genoux dans le seconde partie brechtienne du court-métrage alors qu'il paraît devoir reposer hors-cadre sur le sol dans la première partie cornélienne du film), qu'elle connaît donc, et qu'elle récite même quand elle s'autorise à déposer sur ses genoux les feuilles consignant le texte, autant il est invité à lire les sous-titres traduisant le texte dit dans sa langue originale (l'allemand pour Brecht). Autant Jean-Marie Straub invente un mode de profération des textes qui ne relève ni du théâtre pur (parce que le texte est visible), ni du cinéma pur (parce qu'il n'est pas complètement joué), autant l'invention d'un espace intermédiaire où la lecture et la récitation entrent dans une zone d'indiscernabilité qui fait disjoncter les habitudes mimétiques indexe le rythme de la voix sur celui relatif au défilement des sous-titres lus par le spectateur. Nous avons donc affaire à une étrange machine d'une extrême originalité artistique, une machine de guerre entre le lire et le voir, entre l'oreille et l'oeil, une machine de non-réconciliation sensorielle indexant le morcellement psychique des corps sur les contradictions sociales entre le capital et le travail, une machine qui repose sur la mise en scène conflictuelle d'images se dressant à la lisère partageant le lisible et l'audible, le lisible et le dicible, images vues autant que lues, images dont la visibilité gêne la lecture et dont la lecture ferait presque écran à la visibilité. Cet écartèlement quasi-derridien d'un texte spécialement réécrit pour être lu dans les conditions cinématographiques relevant du geste esthétique de Jean-Marie Straub (on se souvient des traits de couleur pratiqués par Danièle Huillet sur le corps des textes afin d'en prescrire la rythmicité toute cinématographique), d'un texte à la fois lu et récité (par la comédienne), comme écouté et lu (par le spectateur), d'un texte rythmiquement réapproprié pour agencer ensemble l'hétérogène du souffle de la comédienne, de la vitesse de défilement des sous-titres et de la durée du plan, ouvre un espace susceptible d'arracher l'actualité d'un acte de parole intemporel aux fixations historiques consensuelles requises par l'idéologie historiciste et l'hégémonie culturelle des classes dominantes. « Ce que la parole profère, c'est aussi bien l'invisible que la vue ne voit que par voyance, et ce que la vue voit, c'est ce que la parole profère d'indicible » (Gilles Deleuze, op. cit., p. 341).
Constellation dans la constellation, Corneille-Brecht fait s'entrechoquer Horace (1640) inspiré par l'historien romain Tite-Live et Othon (1664) inspiré de l'historien romain Tacite, deux tragédies du dramaturge Pierre Corneille, avec d'une part la déploration de Sabine face aux guerre fratricides entre Romains et Albains et d'autre part les guerres de palais au terme desquelles le sénateur romain Othon peut à la fois épouser Camille et devenir empereur à la place du vieillard détesté Galba. Et le choc cornélien entre en collision avec le Brecht du Procès de Lucullus avec son général romain descendu aux enfers pour y être jugé par un tribunal d'ombres, et dont la morgue ne suffira pas à empêcher qu'il soit rayé du royaume des morts. Dans les trois cas, il s'agit de Rome, de l'Empire, de la suprême alliance étatique du capitalisme et de l'impérialisme, comme violente concentration de la puissance collective dont le souci d'accumulation des richesses entraîne dans son sanglant sillon la ruine des amitiés et des amours (Horace), la corruption qui va jusqu'à souiller l'héroïsme (Othon), et l'arrachement des fils à leur mère afin qu'ils soient incorporés dans l'armée mobilisée pour piller les régions et peuples alentour (Le Procès de Lucullus).
D'un côté, Les Yeux ne veulent pas en tout temps se fermer ou Peut-être qu'un jour Rome se permettra de choisir à son tour (1969) est le (troisième) long métrage de Danièle Huillet et Jean-Marie Straub, réalisé d'après Othon de Corneille (on se souvient de sa dédicace : « Ce film est dédié au très grand nombre de ceux nés dans la langue française, qui n'ont jamais eu le privilège de faire connaissance avec l'oeuvre de Corneille »). De l'autre, la référence brechtienne court dans toute leur filmographie (Seule la violence aide là où la violence règne, le titre secondaire de NON RECONCILIES, provient de Brecht, Leçons d'histoire en 1972 repose sur le fragment du roman posthume Les Affaires de Monsieur Jules César du même auteur, et Antigone en 1992 est la version retravaillée pour la scène par le dramaturge allemand à partir de la traduction effectuée par Friedrich Hölderlin en 1803 de la tragédie de Sophocle). On comprendra alors aisément en quoi Corneille-Brecht propose au cœur du programme la formidable synthèse d'une bonne partie de l'œuvre qui aura également consisté en la résonance poétique de langues vivantes ainsi dégraissées de leur capture instrumentale ou communicationnelle (on pense particulièrement ici à l'allemand, langue violée par le jargon technocratique nazi – la langue du troisième Reich ou « LTI » selon le philologue Victor Klemperer – dont la rédemption symbolique aura été pour partie réalisée à l'époque des premiers films de Jean-Marie Straub et Danièle Huillet d'après Heinrich Böll). En même temps que nous est proposée la remise en perspective d'une violence d'État qui brûle la jeunesse contemporaine (le transformateur électrique de Europa 2005, le tir de flash-ball de Pour Joachim Gatti), comme elle a déjà brûlé la jeunesse des temps passés (le fils de la poissonnière convoquée lors du procès de Lucullus chez Brecht, les Horaces et les Curiaces déchirés comme la cour impériale de Galba divisée chez Corneille).
O Somma Luce est donc le dernier film du programme monté par Jean-Marie Straub. Comme Corneille-Brecht, Jean-Pierre Duret (succédant à Louis Hochet à partir de Sicilia !) s'est occupé de la prise de son et Renato Berta (succédant à William Lubtchansky à partir de Ouvriers, paysans) de la photographie. Comme les trois autres films, il a été tourné avec une petite caméra numérique : quand on sait le privilège straubien accordé à la pellicule argentique et à l'analogique, le recours à la technologie numérique (certes moins chère, mais plus froide puisqu'elle substitue la traduction en langage binaire à l'impression photosensible) témoigne d'un rétrécissement économique du champ d'action du cinéaste que seules les réussites cinématographiques d'un Pedro Costa (Où gît votre sourire, enfoui ?, Dans la chambre de Vanda en 2000, En avant, jeunesse en 2006) pouvaient malgré tout autoriser. L'ouverture de ce film de quasiment 40 minutes est extraordinaire. C'est un long plan noir soutenu par le début de Déserts du compositeur étasunien d'origine française Edgard Varèse, qui a été écrit entre 1952 et 1954. Ce n'est pas la première fois que Jean-Marie Straub ouvre un de ses films avec le modernisme musical de ce compositeur, par exemple au début de Humiliés qui faisait retentir un fragment de Arcana (1925-1927). On devra enfin citer le triptyque réalisé par Jean-Marie Straub et Danièle Huillet consacré à l'inventeur de la musique dodécaphonique, Arnold Schoenberg (dont le principe de la « parité intervallique », cassant la hiérarchie classique entre les hauteurs, s'accorde tout autant avec l'esthétique intervallaire des cinéastes qu'avec leur désir de l'idée communiste) : Introduction à la « Musique d'accompagnement pour une scène de film » d'Arnold Schoenberg (1972), Moïse und Aaron, et Von Heute auf Morgen (Du jour au lendemain) en 1996.
Avec Déserts, c'est la première fois dans l'histoire de la musique que les moyens neufs de l'électro-acoustique sont associés aux moyens plus traditionnels d'émission du son (interprètes et instruments). Hors des sentiers battus concernant sa structure (on compte sept épisodes que l'on peut diviser en quatre fragments orchestraux et trois interpolations électroniques se succédant alternativement), Déserts mélange ainsi des fragments de la partie instrumentale (l'orchestre est composée de quatre bois, dix cuivres, cinq percussions, et un piano) et des sons bruts enregistrés sur bande magnétique et remaniés par les techniques électro-acoustiques d'alors. Un scandale légendaire a éclaté lors de sa création au Théâtre des Champs-Élysées à Paris le 2 décembre 1954 (pour l'anecdote, Jean-Marie Straub a assisté à cette première : il allait avoir 22 ans). C'est l'enregistrement original qui nous est donné à écouter, et il est stupéfiant de constater à quel point les rires, lazzis (« Bande de salauds ! ») et sifflets se marient parfaitement avec les torsions musicales d'un compositeur qui semble avoir prévu de telles réactions, et paraît avoir été en capacité de les anticiper et de leur ménager un espace inclusif au sein même de son œuvre. Le long plan noir, pour faire l'épreuve d'une cécité temporaire qu'il faut relier tant à l'œil assassiné de Joachim Gatti qu'aux regards absents de Zyed Benna et Bouna Traoré, pour rendre manifeste la proximité esthétique du cinéma straubien avec la peinture abstraite (le suprématisme de Kasimir Malevitch auteur de Carré noir sur fond blanc en 1913 et contemporain de la révolution russe, l'abstraction lyrique de Pierre Soulages avec ses noirs brillants, son « outre-noir »), et pour soutenir dans le noir de la non-représentation les fracas musicaux d'Edgard Varèse : le long plan noir, c'est le désert qui revient de Moïse et Aaron, le désert de la marginalisation économique du cinéma considéré comme une pratique artistique minorée par les contraintes industrielles et commerciales, le désert du démantèlement idéologique de la classe ouvrière et de la fin du tiers-mondisme utopique, le désert de la dépolitisation de l'espace public concomitant de l'extension biopolitique de la sphère de la marchandise, les déserts de la violence impériale romaine et des brutalités policières en Seine-Saint-Denis (et l'on peut alors aisément raccorder les huées du public de Déserts avec les jappements de chien dans Europa 2005 : Jacques Rancière n'a de cesse de le répéter, politique et esthétique sont deux concepts identifiables à partir de leur puissance dissensuelle remettant en cause les partages policiers du sensible - cf. Malaise dans l'esthétique, éd. Galilée, 2004, p. 31-63).
Mais, comme l'a dit aussi Gilles Deleuze dans son texte « Causes et raisons des îles désertes » (in L'Île déserte. Textes et entretiens 1953-1974, éd. Minuit-coll. « Paradoxe », 2002, p. 11-17), et avant lui Hannah Arendt, les commencements sont aussi des recommencements, et peut-être même que les recommencements sont premiers. Le désert, ce « lointain espace intérieur que nul télescope ne peut atteindre, où l'homme est seul, dans un monde de mystère » comme l'a décrit lui-même Edgard Varèse (in Le Nouveau dictionnaire des œuvres, éd. Robert Laffont-coll. « Bouquins », 1994, p. 1768), c'est le purgatoire nécessaire par lequel est passé Jean-Marie Straub après le décès de Danièle Huillet (et nous avons été quelques-uns à nous demander si ce passage allait être surmonté ou bien s'il allait déboucher sur un acte radical digne d'Empédocle, de Walter Benjamin ou de Cesare Pavese), et c'est le purgatoire nécessaire que nous empruntons afin de pouvoir éprouver avec la plus intense sensibilité la lumière toscane. Le choc de la lumière fait mal aux yeux : nos yeux souffrent de la brutale interruption d'une cécité imposée et temporaire, mais cette souffrance signe dialectiquement la puissance du réel quand il fait retour après avoir été si longtemps absent. Le réel est ici celui de la nature toscane, là où Jean-Marie Straub et Danièle Huillet ont planté leur caméra à partir du moment où ils ont commencé à travailler avec le théâtre communal de la cité toscane de Buti, avec ses comédiens non-professionnels, avec ses amateurs, pour certains ouvriers, pour d'autres paysans, à l'époque de Ouvriers, paysans justement (cela fait dix ans maintenant).
Si le vert lumineux de la Toscane fait retour, ce n'est plus la langue d'Elio Vittorini ni de Cesare Pavese qui en chante la grâce, mais celle de leur maître à tous : Dante. C'est le dernier chant (le trente-troisième) du troisième cantique de La Divine comédie (1307-1321) qui résonne ici dans le corps et par la bouche de son récitant, Giorgio Passerone, qui n'est pas comédien mais traducteur et professeur de littérature italienne à l'université de Lille-III. Le dispositif filmique ici privilégié peut ressembler de loin à celui qui détermine la forme de Europa 2005. En effet, nous avons affaire à une série répétitive de deux fois cinq plans tournés selon des modalités relativement similaires. Un premier plan montre le lecteur-récitant au milieu du plan, une écharpe autour du cou (écharpe aussi rouge que la feuille cartonnée sur laquelle repose la photographie dans Pour Joachim Gatti, aussi rouge que le drapeau communiste), assis sur la ruine d'une vieille charrue en plein champ, les feuilles du texte soumis à la rythmicité straubienne en main, ou bien posées sur l'herbe, un caillou servant à les empêcher de s'envoler. Puis c'est un panoramique qui part de la gauche vers la droite, ouvrant en grand l'espace filmique afin d'accueillir toute la beauté tranquille du lieu. Et l'on revient au lecteur-récitant. Les vers de Dante sont donc alternativement lus ou récités en in (quand Giorgio Passerone est dans le cadre) comme en off (quand il est hors-cadre pour le bénéfice des plans panoramiques).
Signalons enfin deux choses : le mouvement des cinq panoramiques n'est jamais répété à l'identique (parfois la caméra va un peu plus loin, parfois elle refait le mouvement accompli en sens inverse), et un ultime plan montre Giorgio Passerone conclure sur « l'amour des étoiles » en se tenant bien accroché à la charrue abandonnée qui lui sert de fauteuil guère confortable. Une seconde version de ce film nous est enfin présentée, avec la même ouverture placée sous le signe de Déserts d'Edgard Varèse, mais cette fois-ci sans sous-titre pour permettre au spectateur, libéré des contraintes de la lecture, de jouir de la musicalité poétique du verbe et de la picturalité du paysage, et avec son ultime plan raccourci, comme pour signifier un dépassement de la souffrance de l'intelligibilité du dispositif au nom de la jouissance du sensible.
Ce n'est pas la première fois que Jean-Marie Straub et Danièle Huillet proposent plusieurs versions du même film, des quatre montages de La Mort d'Empédocle (1986) et Noir péché (1988) aux cinq versions linguistiques de Chronique d'Anna-Magdalena Bach (1967), des trois montages de Sicilia ! aux deux versions linguistiques de Cézanne : conversation avec Joachim Gasquet (1989) et de Lothringen ! (1994). Tantôt la différence des montages repose sur le choix d'autres prises de vue avec des durées elles-mêmes relativement différentes et d'autres mixages sonores, tantôt les films sont des versions plus courtes travaillant la différence des versions d'un même projet littéraire, ou bien effectuant une sorte de gros plan sur une partie proprement dite de l'oeuvre. Par exemple Noir péché, dont il existe quatre versions différentes, repose sur la troisième version du texte de Hölderlin quand La Mort d'Empédocle, dont il existe aussi quatre versions, repose sur la première version du texte. On citera également Le Retour du fils prodigue qui a été monté à partir des prises 40 à 46 et 63 à 66 de Ouvriers, paysans afin de mettre en avant le personnage de Spine d'Elio Vittorini (il paraîtrait que c'est le distributeur du film qui a demandé aux cinéastes de réaliser ce film guère aimé par eux afin d'accompagner en double programme Humiliés qui dure 29 minutes, Le Retour du fils prodigue en durant quant à lui 35). On pense alors à la phrase de Paul Eluard issue de Répétitions (1922) dont s'est inspiré Walter Benjamin pour ses « Paralipomènes et variantes de Sur le concept d'histoire » : « L'éternel retour est ce châtiment, projeté à l'échelle cosmique, comme lorsque l'on est consigné pour une retenue : l'humanité doit écrire son texte après coup, en d'innombrables répétitions » (ibid., p. 445).
Le châtiment, c'est d'abord pour Giorgio Passerone de lire et/ou réciter un texte, assis sur une charrue abandonnée qui – on le voit bien dans le dernier plan de la première version de O Somma Luce et c'est presque un gag – lui fait mal au derrière. Mais, c'est pour rappeler dans la plus grande rigueur matérialiste que la poésie dantesque n'a été possible qu'inscrite au cœur de la paysannerie italienne de son temps (littéralement, ce qui est exprimé ici, c'est que le fondement de la culture poétique de Dante, à l'instar de la musique de Jean-Sébastien Bach comme l'a souvent rappelé Jean-Marie Straub, c'est l'agriculture), que la ruine des sociétés paysannes (les vestiges de la charrue rouillée) est ce qui consacre aujourd'hui la catastrophe capitaliste mondiale (notamment sur le plan écologique : « Ne nous étonnons pas demain si "un monde sans paysans" devient "un monde sans art" » : Régis Debray, Vie et mort de l'image, éd. Gallimard-coll. Folio-essais, 1992, p. 279), et que la volonté de rendre tout cela intelligible doit passer par un corps humain supportant la synthèse de l'idée et de la matière (et si le dernier plan est plus court dans la seconde version, c'est alors pour soulager Giorgio Passerone et ainsi manifester la plus grande liberté du spectateur une fois la contrainte de lecture des sous-titres levée). Venons-en à la répétition maintenant. Elle peut être cette arme esthétique d'une très grande portée politique, puisqu'elle induit, à rebours de l'idéologie consumériste valorisant incessamment le neuf (c'est d'ailleurs Theodor Adorno lui-même qui riait de cette « fausse monnaie de l'actuel ») ou de l'idéologie néolibérale vantant le mouvement des individus et la transformation des institutions au nom de la circulation du capital (c'est Pierre-André Taguieff, pour une fois inspiré, qui parlait à ce sujet de « bougisme »), l'idée que les changements peuvent être superficiels en regard de la quasi-immobilité trans-historique des rapports de domination. « Il faut que tout change pour que rien ne change » concluait justement le personnage éponyme du roman Le Guépard (1958) de Giuseppe Tomasi, prince de Lampedusa (dont Luchino Visconti a réalisé la puissante adaptation en 1963).
C'est pourquoi Danièle Huillet et Jean-Marie Straub ont valorisé la forme répétitive tout en l'inscrivant dans une perspective dialectique, d'abord pour dire que l'histoire des opprimés que cherchent à effacer les oppresseurs est la répétition, de Spartacus aux spartakistes, de l'écrasement des peuples désirant leur émancipation, ensuite pour exprimer que la variation découlant de la répétition (puisqu'il n'y a pas de répétition stricte ici, mais la quête patiente de la plus petite différence) pouvait induire des changements plus grands. Ne jamais céder à tenir les deux bouts, de la lucidité d'un côté, et de l'utopie de l'autre : tel était le credo maintes fois affirmé des cinéastes. C'est également Slavoj Zizek qui arrive à identifier (même sur un plan théologique) Sören Kierkegaard et Walter Benjamin s'agissant des prétendues nécessités historiques et du rôle d'acte fondateur de la répétition (« (…) la révolution comme une répétition qui vient suspendre le progrès historique linéaire ») afin de créer l'ouverture susceptible de briser la grande chaîne historique, de casser en deux le dos du présent amnésique qui nous cache les violences passées, et ainsi de délivrer la potentialité des révolutions qui ont précédemment échoué (in Jacques Lacan à Hollywood, et ailleurs, éd. Actes sud/Jacqueline Chambon, 2010, pp. 129-130).
Avec le programme O Somma Luce, Jean-Marie Straub présente différentes modalités de la répétition : répétition d'un même film (Europa 2005, montré en 2006 et à nouveau aujourd'hui), répétition d'un même dispositif de filmage (les deux panoramiques cinq fois répétés de Europa 2005) qui débouche sur des variations ouvrant un espace de liberté (les onze plans de O Somma Luce), lectures de textes ressemblant à des répétitions (Corneille-Brecht), reprise sans sous-titre du même film (O Somma Luce) : la répétition elle-même varie et, là on s'attend à de l'identique, c'est le différent qui ne cesse pas de faire retour. C'est que la répétition, pour reprendre la distinction conceptuelle établie par Gilles Deleuze dans Différence et répétition (éd. PUF-coll. « Epiméthée », 1968) en s'inspirant de David Hume, Sören Kierkegaard et Friedrich Nietzsche, est moins statique que dynamique, moins passive que créatrice, parce qu'elle vaut pour l'affirmation non pas de l'identique mais de la différence. La répétition est l'affirmation de la différence, et si la différence est si faible avec Europa 2005, c'est que la mort des enfants des classes populaires (et souvent d'ascendance migratoire et (post)coloniale) entraînée par le zèle policier a continué après le décès de Zyed et Bouna, comme se sont répétées, avec moins d'intensité certes, des révoltes urbaines démunies de toute capacité de transformation politique (citons seulement le cas des émeutes de Villiers-le-Bel qui ont démarré le 25 novembre 2007 après la mort de deux adolescents en mini-moto renversés par une voiture de police, et son procès inique en juillet 2010 qui a entraîné la condamnation de cinq personnes à plusieurs années de prison sur la foi d'un seul témoignage anonyme). C'est l'infernale répétition statique de l'impunité policière et des brutalités policières, à Clichy-sous-Bois, à Montreuil-sous-Bois, à Villiers-le-Bel : c'est pourquoi Pour Joachim Gatti répète Europa 2005, en même temps qu'il élève le silence du premier film à l'analyse politique (la référence à Jean-Jacques Rousseau et l'imparable conclusion : « Et moi Straub je vous dis, c'est la police armée par le capital, c'est elle qui tue »).
Cette relève du sensible au niveau de l'intelligible se poursuit plus largement dans Corneille-Brecht qui extirpe dans le purgatoire des textes anciens et poussiéreux l'étude de l'histoire longue du versant obscur de l'accumulation des richesses, autrement dit le sacrifice de la jeunesse, du fils prénommé Faber de la poissonnière dans Le Procès Lucullus aux fratries, amours et amitiés détruites au nom du pouvoir central chez Corneille (cette dévoration saturnienne des fils par les pères est aussi le motif de Un homme qui crie de Mahamat-Saleh Haroun). Les chiens (de la police armée par le capital) aboient dans Europa 2005, comme d'autres aboyaient dans Fortini / Cani (puisque Franco Fortini y lisait des passages de son livre intitulé Chiens du Sinaï consacré aux chiens qui courent derrière les dominants ou les vainqueurs, et particulièrement ici les Italiens qui soutiennent les exactions impérialistes israéliennes contre les peuples arabes voisins sous prétexte de la culpabilité européenne suite au génocide nazi des Juifs). Et les cerbères répètent leurs aboiements stériles aux côtés d'autres chiens de garde de l'académisme, lors de la création de Déserts d'Edgard Varèse en 1954, mais aussi au sein du CNC qui a refusé de participer au montage financier et à la distribution de O Somma Luce à cause de Europa 2005. Il est vrai que les inscriptions « Chambre à gaz. Chaise électrique » à la fin de chacune des cinq répétitions des deux plans contiennent une puissante charge de scandale, non pas parce que Jean-Marie Straub, en cela fidèle au geste cinématographique rossellinien, se complairait dans l'amalgame, mais parce que la violence d'Etat persévère dans son être illégitime malgré la diversité particulière de ses formes, de l'extermination nazie à la peine de mort étasunienne (avec le gaz, la seringue ou la chaise d'ailleurs) en passant par le transformateur électrique qui exemplifie la peur mortelle de la jeunesse française (racisée ou non, de Clichy-sous-Bois à Montreuil-sous-Bois) face aux exactions policières. Pourtant triompheront in fine le paradis terrestre de la lumière toscane et de la langue de Dante.
Dante, dont la rédaction de La Divine comédie s'est effectuée lors de son bannissement de Florence en 1302 (il commence à écrire en 1314 sa Comédie qui ne deviendra « divine » que posthume, en 1555), a lui aussi connu les conflits (les guelfes florentins contre les gibelins de Bologne et de Pise) et les divisions politiques (les guelfes noirs favorables à la papauté triomphant des guelfes blancs valorisant l'autonomie de la cité florentine) de son temps, qui résonnent avec les déchirures racontées par Corneille dans Horace et Othon. Dante (signalons ici que Dante est l'un des prénoms du grand-père de Joachim Gatti) dont la célébration du monde vivant rappelle un semblable éloge chez Empédocle : « O vois ! Elle brille, l'image enivrée de la terre, / La divine, elle est à toi, jeune homme, / Elle bruit et s'agite à travers tous les pays » (Friedrich Hölderlin, La Mort d'Empédocle, op. cit., p. 25). N'est-ce pas Walter Benjamin qui citait Dante dans son fameux texte Sur le concept d'histoire écrit en 1940, quelques temps avant son suicide au bord de la frontière franco-espagnole, et rédigé la même année que Le Procès de Lucullus de Bertolt Brecht (apatride depuis 1935, il passe par la Scandinavie en 1940 avant d'atteindre la Californie l'année suivante) ? « La vérité immobile qui ne fait qu'attendre le chercheur ne correspond nullement à ce concept de la vérité en matière d'histoire. Il s'appuie bien plutôt sur le vers du Dante qui dit : c'est une image unique, irremplaçable du passé qui s'évanouit avec chaque présent qui n'a pas su se reconnaître visé par elle » (ibid., p. 435). Enfin, Quand le vert de la terre brillera à nouveau pour vous est le titre secondaire de La Mort d'Empédocle de Jean-Marie Straub et Danièle Huillet, et la jouissance communément partagée de ce verdoiement, qui signe une écologie politique dont la seule garantie se nomme communisme, n'est possible qu'à partir du seul moment où ne sont oubliés ni les yeux meurtris ni la jeunesse sacrifiée.
La lumière est belle, voilà ce pour quoi nous nous battons, et nous la regardons avec nos yeux informés par la cécité de nos camarades et la mémoire des exilés politiques (on rappelle à cet effet que Jean-Marie Straub a refusé de faire son service militaire en Algérie en 1958, a fui la France pour Amsterdam et l'Allemagne, a été condamné par contumace pour désertion à un an de prison par le tribunal militaire de sa ville de naissance, Metz, et a enfin bénéficié de l'abandon des poursuites contre lui en 1971), apatrides et suicidés, qui hier sont tombés dans la nuit de l'échec communiste pour qu'aujourd'hui soit relevé dans la lumière de l'immortel désir de l'émancipation collective.
« La politique force l'espace, brutalement. Le sol et les murs s'ouvrent. Le trou noir, ruine entre les ruines, engloutit le sens et ne laisse de place qu'à la probabilité du commentaire ou de l'explication » (Louis Seguin, op. cit., p. 70). Quatre films, trois langues parlées (le français, l'allemand, l'italien), 43 plans, environ 85 minutes : O Somma Luce est un pur condensé de l’œuvre de Jean-Marie Straub et Danièle Huillet (c'est dire à quel point son immortalité ne cesse d'être consacrée par son compagnon depuis Itinéraire de Jean Bricard et Le Genou d'Artémide), une puissante synthèse fonctionnant sur le mode du triptyque dantesque : Europa 2005 et Pour Joachim Gatti pour l'enfer (de la brutalité policière et de la haine étatique de la jeunesse), Corneille-Brecht pour le purgatoire (de la longue et vieille histoire répétitive du sacrifice de la jeunesse et des affects d'amour et d'amitié au nom de la conquête du pouvoir d’État et ses menées impérialistes), et O Somma Luce pour le paradis (le vert paradis de la rédemption des martyrs dont les spectres contemplent avec nous, les vivants qui ne les oublient pas, la suprême lumière de notre être commun).
Comment passer de la décharge électrique qui tue (ce sont les avertissements inscrits sur les murs : « Stop ! Ne risque pas ta vie » ou « L'électricité est plus forte que toi » de Europa 2005) à la lumière cosmique baignant le monde vivant ? C'est la question que pose et que résout O Somma Luce. C'est la puissance géologique et sismologique d'un cinéma qui mène des enquêtes stratigraphiques : que cache la rue de Europa 2005, ce ciné-tract dont les mouvements de balancier dialectiques (un panoramique qui consignerait la mémoire de la mort de deux enfants, un autre qui exprimerait l'amnésie visant l'effacement de cette mémoire) seraient tels le recto et le verso d'un tract imprimé ? Gilles Deleuze, s'appuyant sur le texte de Serge Daney intitulé « Un tombeau pour l'oeil » (in La Rampe, éd. Cahiers du cinéma/Gallimard, 1996, p. 78-85), évoque pour sa part, et très justement, une « archéologie de notre temps ». « A la question : qu'est-ce qu'un plan straubien ?, on peut répondre, comme dans un manuel de stratigraphie, que c'est une coupe comportant les lignes pointillées de facies disparus et les lignes pleines de ceux qu'on touche encore. L'image visuelle, chez Straub, c'est la roche » (ibid., p. 318-319). Europa 2005 : tombeau de Zyed Benna et Bouna Traoré. Pour Joachim Gatti : littéralement, un tombeau pour l'œil du petit-fils de l'écrivain anarchiste. Corneille-Brecht : tombeau pour les (jeunes) victimes de l'impériale goinfrerie romaine. O Somma Luce : tombeau de la paysannerie italienne.
Voilà ce que dessinent les panoramiques, figure filmique centrale chez Jean-Marie Straub : le tracé sismique d'un ensevelissement des cadavres, d'un enfouissement des invisibles martyrs de la violence d'État et de la lutte des classes, d'un travail d'amnésie historique qui est le corollaire des opérations symbolique visant à amnistier la violence des policiers (notamment quand il est question de « bavures »). Mais on répète, continuant en cela à suivre Walter Benjamin, que le labeur straubien s'inscrit dans la perspective d'une histoire matérialiste. Par conséquent, si la ligne horizontale visuelle montre les murs dressés par le pouvoir pour rendre invisible la violence de sa domination, la ligne verticale sonore relève dialectiquement ce qui demeure caché : tantôt c'est la ligne descendante de la bestialité des oppresseurs ou de la bêtise des conservateurs (les chiens de Europa 2005, les lazzis pendant Déserts) ; tantôt c'est la ligne ascendante de la musique d'Edgard Varèse, comme du verbe rappelant l'histoire longue de la domination étatique (Corneille-Brecht) ou celui célébrant l'immémoriale lumière (O Somma Luce).
« L'acte de parole ou de musique est une lutte : il doit être économe et rare, infiniment patient, pour s'imposer à ce qui lui résiste, mais extrêmement violent pour être lui-même une résistance, un acte de résistance. Irrésistiblement, il monte » (Gilles Deleuze, ibid., p. 331). Résistance du réel face au filmage, résistance du texte face à ses réappropriations rythmiques, résistance des corps affrontant les difficultés de la lecture et de leur situation dans le réel, résistance de l'intelligible face aux pressions du sensible (et vice-versa), résistance de l'image par rapport au son (et inversement), résistance du spectateur qui doit passer par l'épreuve de l'obscur ou de l'opaque pour accéder au sens (dans tous les sens, dirait Jean-Luc Nancy : intelligibilité et sensibilité toutes les deux comme ramassées dans une nouvelle synthèse disjonctive) : le cinéma de Jean-Marie Straub (accompagné désormais du spectre de Danièle Huillet) est le pur chant de la résistance dont nous avons esthétiquement besoin pour nourrir politiquement les combats qui, tout en étant les nôtres aujourd'hui, répètent les combats d'hier menés par ceux qui sont tombés, et qui, en tombant, comptaient sur les générations suivantes qui allaient les relever en continuant le combat. « Nous avons été attendus sur terre » (Walter Benjamin, Sur le concept d'histoire, ibid., p. 433).
Et puis...
Ce vendredi 14 janvier 2011, le dinosaure Straub était fatigué : il grommelait, grondait son rare public qui lui est d'avance acquis tout en s'exonérant de faire le travail de base de l'analyse filmique, il rouspétait contre le responsable du seul cinéma programmant O Somma Luce qui lui a demandé de venir défendre ses films (comme si les films ne pouvaient plus se défendre tout seul), et avouait à demi-mots qu'il aurait dû accompagner dans la mort Danièle Huillet. Et pourtant, le vieux bonhomme était bien vivant, riant de ses postures provocatrices, moquant ses obligations contractuelles de bougon, mais aussi conscient que la générosité réelle dont il a pu témoigner ce soir-là envers l'auteur de ces lignes ne pouvait résulter que d'une confrontation critique rigoureuse. Tout cela ne serait au fond que du cinéma, si quelques heures après cette inoubliable rencontre, on apprenait que le dictateur tunisien Ben Ali n'avait pris la fuite à la suite d'une clameur populaire littéralement inouïe. L'improbable et bouleversante rencontre entre le peuple effectuant son retour fracassant sur la scène de l'histoire et la suprême lumière straubienne éclairant la clairière de l'idée communiste aura alors dialectiquement exemplifié les rapports étroits entre esthétique et politique.
Lundi 17 janvier 2011