« David Lodge rappelait (...) qu'il est recommandé au romancier
de savoir ''faire de son chat un chat avant d'en faire un symbole''. »
(Patrick Lacoste, « L'animal qui » in L'Animal écran,
éd. Centre Georges Pompidou-coll. « Supplémentaires », 1996, p. 70)
Un ronronnement enfle sur la bande sonore tandis qu'à l'image la caméra remonte lentement l'armoire à glace qui capture le reflet du vieil Ivan, locataire septuagénaire d'un petit appartement encombré de la banlieue moscovite, concentré malgré sa cécité au travail du tissage de ses filets à légumes : tout en haut, un chat blanc surplombe souverainement la scène.
Le plan ouvre Dans le noir (2004) de Sergueï Dvortsevoï, qui compte peu de plans (moins de trente pour quarante minutes de métrage montées et mixées durant de longs mois). Il est l'ouverture s'offrant dans la grâce du geste documentaire à la reconfiguration imposée d'un espace domestique dont l'exiguïté réelle se voit investie d'une propension baroque appliquée tant qu'elle peut à faire fuir les lignes. A la contraction attestée d'une chambre réduite car engoncée dans ses empilements d'objets et la présence massive de son mobilier (c'est une histoire soviétique qui se raconte notamment avec les films d'Alexeï Guerman et dans Le Miroir d'Andreï Tarkovski), répondrait alors comme la décontraction d'une sensibilité cinématographique soucieuse de prendre acte du cosmos qu'elle abrite, de la forme de vie qui s'y enroule en pelote. D'un côté, la couverture recouvrant le lit sur lequel est assis Ivan se déplie en effet en tapis et tenture recouvrant le mur derrière celui qui s'active avec son morceau de bois à tresser des ficelles pour en faire des nattes. De l'autre, l'image filmée du vieil homme au travail de ses filets inclut en abyme son double, à savoir l'image qui lui renvoie la surface réfléchissante du miroir appartenant à son armoire et qui elle-même se double d'un autre reflet renvoyé à côté par la surface d'un vieux moniteur de télévision (on découvrira plus tard que l'appareil repose encore sur un téléviseur plus gros). Le dédoublement d'Ivan qui se comprendra donc au pluriel, autrement dit les dédoublements d'Ivan se poursuivront encore le long d'un mouvement ascendant de la caméra attrapant les cadres que le meuble contient (on remarque une icône de tradition orthodoxe puis une autre, on reconnaîtra plus tard la photographie du couple qu'il formerait encore ou bien qu'il aurait formé naguère puisque l'on ne peut dire avec certitude si l'homme est veuf ou si sa compagne a refusé d'apparaître dans le film). Jusqu'au terme d'un mouvement ascensionnel offert au félin lui-même qui est l'objet lointain de quelques-uns des grommellements d'Ivan, trônant au-dessus des icônes comme une figure démonique, petit génie à l'ambivalence tutélaire, à fois ange et démon. Hors-champ, des enfants se font entendre, ils s'amusent pendant la récréation comme le précise Ivan lui-même et l'on reconnaît à leurs grincements réguliers qu'ils font de la balançoire. Les surfaces réduites trouvent ainsi à se déployer, elles se prolongent en se dépliant, en se dédoublant, en se démultipliant à l'image (même si le gros plan reste privilégié, doublement déterminé par le travail manuel et l'exiguïté) comme au son (les bruits du dehors arrivent à se faire entendre jusque dans la chambre d'échos du vieil homme). Autant d'images reliées et tramées depuis les ficelles que noue Ivan dans la fabrication de ses filets et que lui retire son chat qui ne cesse de vouloir s'en jouer. Le tramage (les appareils enregistrent les flux du réel, à l'image et au son) suivi du tressage (le montage et le mixage en composent la forme afin d'en réagencer la portée) est un jeu qui s'impose donc au travail du film et que polariseraient d'un côté le chat comme animal d'intérieur et de l'autre les enfants à l'extérieur. Et le jeu ramène à lui toute une enfance qui trouvera à revenir à l'endroit même de la vieillesse, des enfants au dehors à l'enfant au dedans qu'Ivan se souvient avoir été en se remémorant la douceur du bleu dont la couleur recouvre des balançoires aussi vieilles que lui.
Des gestes, des images et des sons dont le tramage diagonalise plus d'un cercle concentrique, entre Ivan et son chat, le chat et l'extérieur qui attise ses sens comme l'oreille d'Ivan. Jusqu'à l'imprévisible accroc qui change tout. Le risque est bien avec cet aveugle et son chat joueur celui de la catastrophe domestique, qui fait cependant rire plus qu'elle ne fait peur. Mais dans la mesure aussi où la complication des tâches respectives du tisseur et du réalisateur invite à reconnaître leur analogie (le ronronnement du chat se confond avec celui de l'appareil de prises de vues), d'autant plus à partir de l'accident qui les réunit (la coupe franche est un trou noir à l'intérieur duquel s'enlacent le handicap visuel et le défaut momentanément du film).
Le chat se présente classiquement en effet comme une petite créature de perversion, tantôt en jouant avec la pelote de ficelle au point de rendre la tâche d'autant plus difficile au vieil Ivan qu'il est victime de cécité, tantôt parce qu'il se hisse jusqu'au haut de l'armoire en provoquant conséquemment la chute des feuilles et livres qui s'y trouvaient. Dans les deux cas, le vieillard est furieux, agonisant d'injures son animal mais il faut relever cependant l'essentiel : Ivan ne lève jamais sa main sur son chat, il le houspille tout le temps certes, l'affublant de noms revenus d'un soviétisme défait (le petit « bandit » serait un « espion » méritant de lui envoyer la « milice »), mais il ne le bat jamais. Dans tous les cas, le travail du film en train de se faire s'en trouvera aussi compliqué, tantôt parce que la fuite du chat provoque une disjonction dans la prise de son (le preneur de son muni du micro directionnel n'est autre que le réalisateur lui-même qui fut dans une autre vie technicien radio et qui est dans une position de cécité relative, dans le dos de son opérateur), tantôt parce que ses bêtises obligent à un conflit entre l'ingénieur du son qui veut aider le vieil aveugle à ranger ses affaires et l'opérateur qui ne veut pas avec sa présence dans le champ d'une accentuation d'un visible déjà saturé. Il faut comprendre alors comment, la vision discrètement baroque obligeant au privilège du pli, la complication devient stricto sensu l'affaire d'une implication. Au tout début du film, le plan noir s'accorde affectivement à la cécité d'Ivan, avant que la dimension haptique d'un certain nombre de plans ne prolonge une empathie qui fasse passer la sensation du travail des mains dans la dimension filmique. Mais la coupe franche est un autre plan noir, comme un trou noir marquant l'accident du tournage d'un film qui vient littéralement de se casser la gueule. Objectivement empêtré dans le bordel provoqué par le félin pervers, le tournage accidenté avère la suspension de la continuité du film en train de se tourner, butant momentanément sur le réel de sa propre impossibilité pratique. Cette complication du film par le réel au point d'en contrarier la captation cinématographique est signe d'un matérialisme rien moins que sublime. Sublime en ce qu'il bat le rappel du caractère disjonctif du réel, aux frappes duquel ne saurait résister le tissu conjonctif du film. Sublime aussi en ce qu'il voit dans les flux respectifs de l'image et du son comme des fils se mêlant à l'embrouillamini matériel et affectif des relations serrées d'un homme avec son chat. Le monde filmé, ceux qui le filment ne sauraient y échapper, opérateur et ingénieur happés dans le fil tendu entre un homme et son félin par l'œil de cyclone, le maelstrom que serait momentanément devenue leur zone partagée d'intensité affective. Et si le chat tourne en bourrique son propriétaire, ce dernier y répondrait sans violence physique aucune et par un registre d'insultes de fait révélé comme un masque de pudeur recouvrant une situation résolument désirée.
Alors, s'impose le rappel de la huitième des Élégies de Duino (1923) de Rainer Maria Rilke, qui dit que le monde de l'animal est celui dans lequel il vit quand l'humain se croit face au monde, posé en extériorité devant lui. Dans le noir est un film magnifiquement accidenté de s'être pris matériellement les pieds dans un réel empêtré, pour comprendre à la fin que l'empêtrement est ce que désire un homme dont la vie ne tiendrait qu'à un fil.
Le chat qui pelote et la machine à tisser
La camionnette-caravane de la famille de forains kazakhs dans Highway (1999) était déjà un espace bordélique caractérisé par l'encombrement et l'exiguïté, mélangeant dans les brinquebalements incessants d'une route cabossée aux confins de la steppe mongole la cohue d'objets quotidiens, de couvertures, de chiens et d'enfants. Telle une zone ou un milieu d'intensité affective électrisée par les remuements des présences animales, les courts-circuits de la colère maternelle et les heurts enfantins. Mais, ici comme dans Paradis (1995) avec ses ânes, comme dans Le Jour du pain (1998) avec ses chiots et ses chèvres, et puis encore comme dans l'unique long-métrage de fiction à ce jour tourné par le cinéaste kazakh, Tulpan (2008) avec ses moutons, il y avait la vastitude naturelle, cosmique du dehors. Et il était aussi plus aisé d'en extraire à partir des interfaces du dehors et du dedans le nerf baroque d'un geste documentaire respectueux des formes de vie à la fois ouvertes et hétérogènes, entre microcosmos et macrocosmos. La zone d'intensité investie par Sergueï Dvortsevoï n'est avec Dans le noir pas moindre, mais elle proposerait peut-être une image plus nette encore des flux au principe du tramage des vies qui s'y rapportent, quand bien même à l'intérieur comme à l'extérieur le monde semble avoir considérablement rétréci. Il suffira en effet de s'aventurer au dehors comme Ivan lui-même le fait, prêt à offrir à qui le voudra bien ses filets tressés pendant l'hiver en se postant à un carrefour dans un quartier massivement bétonné, et l'on saisira alors qu'il y a des flux qui circulent pour ne jamais se croiser, faire des nœuds et s'entremêler. Il y a bien quelques exceptions qui exemplifient que les nouages de la vie communautaire n'ont pas fondu dans la déliaison individualisante de la marchandisation. Ivan est bien cet « oncle Vania » des temps nouveaux et que beaucoup connaissent en effet, une vieille voisine aussi sourde qu'il est aveugle entonnant un air du compositeur arménien Arno Babadjanian, auteur de la chanson titre du film Chanson du premier amour (1958) qu'une autre femme en passant reconnaîtra. Mais il y a aussi et surtout d'autres flux, majoritairement identifiés à la circulation mondiale des marchandises, du porteur de sacs plastiques affirmant que les filets ont fait leur temps au couple de clodos beckettiens et alcoolisés qui survivent en récupérant bouteilles et cannettes. Et cette circulation en ses rapports indexés sur l'équivalent monétaire abstrait ne détermine ni trame ni tresse, ni nœud affectif ni nouage relationnel. Elle pousse même dans sa pesanteur de plomb obligeant la caméra à filmer le sol plutôt que le ciel à ce que ne peut plus résonner la voix de la gratuité, son obsolescence étant vouée à l'inaudible.
L'empêtrement, dont l'étymologie rappelle en passant que l'entrave soit le lien attaché à la patte de l'animal en constitue le noyau pastoral, soutenait jusque dans le réel de la disjonction accidentelle la variété intensive d'un tissu conjonctif tramant les relations de part et d'autre des images réalisées. La circulation avère non seulement la déliaison des nouages affectifs et des tramages relationnels, mais encore la dissolution marchande de toute relation. Et les appareils d'enregistrement de l'image et du son n'auront été à l'égal métaphorique des filets d'Ivan pour autant qu'ils savent laisser filer aussi le réel consigné, pour autant qu'ils savent aussi organiser le filage de ses traces les plus mémorables parce que, littéralement, les plus accrocheuses.
De retour chez lui, Ivan pleure. Ses larmes seraient insupportablement obscènes (ce sont des larmes de ce genre versées dans Premier amour en 1974 qui auront décidé Krzysztof Kieslowski à passer du documentaire à la fiction) s'il n'y avait pas eu les séquences qui précèdent, marquées par le souci d'une aide à lui apporter, au risque de contrarier la continuité du film soudainement enflé des accidents ayant scandé les processus irréguliers de sa matérialité. Puis un carton prévient du passage du printemps à l'été et de l'été à l'automne. Alors, dehors, un jaune vivifiant brûle les feuilles des quelques arbres environnants, une mouche invisible attire l'œil du chat gourmand qui veut jouer encore en finissant par lui substituer la pelote de ficelle attrapée depuis le tiroir de la commode. Le monde aura entretemps refleuri, comme ragaillardi de couleurs chaudes charriées par une source imperceptible d'eau vive. La source de vie au principe d'intempestifs refleurissements n'est donc pas tarie, un vieux moscovite dans le don de ses larmes en aura été l'un des gardiens secrets. La pelote de ficelle n'en finit pas de dérouler son fil qui relie un chat à l'homme qui vit avec. Arrachés de la contemplation narcissique et régressive caractéristique de ces « animaux individués, familiers familiaux, sentimentaux » (« les animaux œdipiens de petite histoire » comme ne les appréciaient guère Gilles Deleuze et Félix Guattari in Mille plateaux. Capitalisme et schizophrénie 2, éd. Minuit-coll. « Critique », 1980, p. 294), l'homme et sa chat qui pelote constituent bien plutôt ensemble un machine à tisser, un tissage machinique d'affects, une forme de vie intensive. Autrement dit un monde.
Ce fil qui passe, qu'on déroule à deux et qui fait des nœuds aura glissé au chas du film de Sergueï Dvortsevoï, dont les tramages et les tressages jusqu'à l'accroc à jamais en témoigneront.
9 janvier 2018
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