Jilani Saadi, sacré profanateur

A propos de "Marchandage nocturne" (1994), "Khorma" (2002), "Tendresse du loup" (2006) et "Dans la peau" (2009-2015)


Un éclopé, borgne et unijambiste, veut tirer sa crampe avec la prostituée du coin, qui lui conseille déjà de se laver au moins la bite. Le personnage s'exécute fiévreusement en se savonnant, plein cadre, ses organes dans la première fontaine trouvée. Il revient pour comprendre que la prostituée lui a posé un lapin, hurle comme un chat de gouttière sa haine à la terre entière, et irrite suffisamment un voisin pour prendre la fuite afin d'éviter la castagne. Marchandage nocturne (1994) est le tout premier film tourné à Paris par un jeune réalisateur d'origine tunisienne alors âgé de 32 ans, premier segment d'un projet de long-métrage intitulé Sécheresse et finalement abandonné, faute de financements (on apprend du réalisateur que l'histoire envisagée préfigurait drôlement La Saveur de la pastèque du taïwanais Tsai Ming-liang tourné dix ans plus tard). Le court-métrage qui oblige à une économie narrative généralement ramassée permet alors à Jilani Saadi de ramasser son idée au point d'en extraire le jus à la fois le plus concentré et le plus acide : l'économie nocturne des rapports sexuels tarifés produit aussi ses exclus et ses consommateurs frustrés, ses figures rancies et réactives, pourtant jamais soustraites d'un regard empathique.

 

 

De rapport sexuel, il n'y aura donc pas : voilà peut-être bien la scène primitive de tout le cinéma de Jilani Saadi depuis ce coup d'essai inaugural. Et cette scène trouvera à se répercuter tant dans le viol de l'héroïne par trois marginaux de Tendresse du loup (2006) que dans la surveillance s'exerçant continuellement sur le couple adultère de Dans la peau (2009-2015), tant dans la figure du puceau puni pour avoir rêvé de devenir le messie du quartier dans Khorma que dans l'autre figure du futur marié auquel sa promise aura fait faux bond dans Winou Baba - Où est papa ? (2011).

 

 

Économie générale dératée

(la passion sacrée des ratés, des profanés) 

 

 

Dans Marchandage nocturne, le marchandage en question tourne littéralement au vinaigre (comme le projet architectural prendra l'eau dans le moyen-métrage documentaire intitulé La Maison-laboratoire de Mahdia et tourné en 2012). Le vinaigre est celui du jaune artificiel de la photographie trahissant ici la scène naturaliste au bénéfice d'un petit théâtre de cruauté et d'artifices comme hérité du cinéma des années 1970, quelque part entre Rainer Werner Fassbinder et Paul Vecchiali (par exemple, on imagine que Le Café des Jules réalisé par ce dernier en 1988 à partir d'un scénario de Jacques Nolot pourrait avoir autant inspiré l'autre court-métrage Café-Hôtel de l'avenir en 1997 que l'économie générale de Tendresse du loup). Ce théâtre de la cruauté, qui découle directement des ratages des échanges marchands et qui donc appartient aux ratés d'une économie seulement rapportée et identifiée à ses vainqueurs, est celui où s'affrontent précisément les figures d'un désœuvrement qui prendra la forme radicale et foutraque du road-movie tournant en rond dans le no man's land de Bidoun 2 (2014). Autant le désœuvrement, au principe de l'attente et du viol dans Tendresse du loup (un titre pas loin d'être confondu avec le polar de Jean-Pierre Bastid intitulé La Tendresse du loup en 1997) comme de l'errance sans but des héros de Bidoun 2, avère une « part maudite » (Georges Bataille) jamais épongée par le triomphe circulatoire de l'argent comme équivalent général abstrait, qu'il participe aussi à faire dérater ou dérailler les petites machines justement conçues pour accumuler le maximum de profit, monétaire comme symbolique.

 

 

C'est l'autre perspective de l'inaugural Marchandage nocturne : si l'éclopé n'a pas tiré son coup, la prostituée n'aura en conséquence gagné aucun argent. Le désœuvrement aura donc été, de part et d'autre d'une ligne de partage sexuelle et économique, finalement mimétique. Que l'on pense encore au premier long-métrage de Jilani Saadi, Khorma (2002), en forme de retour après l'exil parisien dans le pays d'origine et le quartier de l'enfance à Bizerte. Là où le simple d'esprit profite d'une faute commise par son père adoptif pour reprendre en main les tours de la micro-économie populaire de la prière publique et de l'annonce des mariages et des décès, tout en les détournant (on aimerait dire tout en les dératant) pour son intérêt propre, en vertu d'un goût pour la fabulation et la transgression qui, in fine, sera collectivement sanctionnée. C'est que le rouquin Khorma (Mohamed Graïa), à sa place quand il était considéré comme l'idiot du village sympathique (Khorma signifiant en français la bêtise ou la faute du gros bêta), ne l'est plus quand il cherche à tirer personnellement profit de la petite économie dont il n'était pourtant jusqu'à présent qu'un rouage inoffensif. Et c'est en même temps qu'il désire désormais occuper une place inédite en raison de laquelle ses transgressions jusque-là admises et comprises comme inoffensives lui permettraient d'accéder désormais au statut de l'exception quasi-messianique. La réponse communautaire prendra alors la forme réactive d'un lynchage symbolique (le héros, ligoté à un poteau, aura été dévoré toute une nuit par les moustiques, avant de repartir au matin dans un grand éclat de rire), en conséquence d'un désœuvrement strictement identifié à celui qui n'aura pourtant travaillé qu'à en révéler le noyau obscur. L'idiot du village se rêvait roi du monde, il finira en victime placentaire, offerte en sacrifice afin d'apaiser les soubresauts convulsifs d'une « crise mimétique » (René Girard) et de rétablir, contre la crainte de l'indifférenciation généralisée, le respect retrouvé des places et des hiérarchies.

 

 

La « crise mimétique » se comprendra plus précisément avec Tendresse du loup sur le mode anthropologique de la « rivalité mimétique » avec ses trois paumés s'y vengeant du désœuvrement où les a abandonnés une bande rivale en violant une femme en guise de virilité retrouvée. Et cette dernière proche pourtant du meneur de cette même bande se venge de ses violeurs par une bonne bastonnade de la part de ses copains, et déjà en commençant par le seul qui n'aura pas pris part à l'agression (à nouveau interprété par Mohamed Graïa). Une innocence profanée en profane mimétiquement une seconde, celle de Stoufa, dès lors rappelé le plus brutalement à l'ordre de sa responsabilité symbolique dans un viol auquel il n'aura pourtant pas participé, et qui cherchera bêtement à se venger à son tour de Saloua. Jusqu'à ce que le désœuvrement fasse retour au sein même de l'entreprise vengeresse en la désactivant. Le court-circuit de la violence mimétique ressaisie dans sa viralité contaminatrice relève alors de la grâce d'un mouvement imperceptible, digne de l'attente rossellinienne, miraculeusement faufilé à travers la maille interstitielle du scénario (mais l'on peut ou veut croire que le goût du héros pour le Cap-Vert et la musique de Césaria Evora y aura été pour quelque chose, le garçon étant visiblement soucieux de prendre soin d'un reste en lui d'enfance et de sublime arraché à la nuit sauvage de Tunis, cité largement ravagée par les revers pulsionnels de l'économie marchande).

 

 

Ivresse dionysiaque

(perspectives éclatées et corps dansants,

boiteux et éclopés)

 

 

On n'hésite pas à penser à Gare centrale (1958) de Youssef Chahine devant Khorma, on n'hésitera pas davantage à penser à A mort l'arbitre (1984) de Jean-Pierre Mocky devant Tendresse du loup (d'autant plus que l'on y croise un groupe de supporters de foot vêtus de jaune). Et plus généralement Fritz Lang dont l'ombre cinéphile accompagnerait sûrement tous les films cités, précisément celui de M le maudit (1931) et de Fury (1936). Le Fritz Lang dont les films portent le plus grand témoignage des logiques de contamination virale et de propagation fulgurante de la violence mimétique, dans une réversibilité diabolique des positions comme des oppositions symboliques, et dans le sacrifice des innocentes victimes émissaires en guise de retour purifiant une société menacée par l'indifférenciation.

 

 

C'est pourquoi Dionysos s'impose chez Jilani Saadi, et cela au moins deux fois. Ce sont exemplairement les séquences de danse, tout aussi nombreuses dans ses films qu'est récurrent le motif du miroir, de la symétrie des séquences de douche de Tendresse du loup aux effets filmiques de miroitement de Bidoun 2 (2014). En passant par le côté fractal du montage des images de Tendresse du loup, Dans la peau et Bidoun 2, ce dernier film proposant rien moins qu'une possibilité de néo-baroquisme, déjà amorcé avec les mouvements de caméra et les plans en plongée depuis les terrasses de Khorma, et arrachée aux bricolages ou bidouillages d'une économie de cinéma radicalement infra, autrement dit qui extrait d'une pauvreté subie une radicalité assumée. L'entrecroisement de séries d'images hétérogènes en guise d'éclatement des points de vue, initié avec Tendresse du loup (et ses plans tournés en noir et blanc) puis prolongée sur le mode langien du panoptique mabusien de Dans la peau (et ses images de télésurveillance), explose d'une autre manière encore, mais toujours dionysiaque, la série des Bidoun (deux ont déjà été réalisés, un troisième est achevé). La caméra numérique portative de marque GoPro pouvant alors autoriser en effet de se dispenser d'un chef opérateur au profit original d'un miroitement fractal ou kaléidoscopique de tous les points de vue imaginables, ceux des acteurs portant autour du cou la caméra, mais aussi ceux des arbres, des pans de mur, des angles d'appartement, des coins de rue.

 

 

C'est qu'il y a, depuis l'éclopé de Marchandage nocturne, de la boiterie dans le cinéma de Jilani Saadi (comme dans celui de Leos Carax par ailleurs), les personnages à l'intérieur d'eux comme entre eux, les images à l'intérieur d'elles comme entre elles. Ces boitements s'inscrivent incontestablement dans un régime allégorique général où la marge sociale fait boiter le centre et l'artiste héritier de Dionysos, se sachant si loin comme si proche du fou (au risque partagé du lynchage, et pas que symbolique), se réjouit de claudiquer en déboîtant les normes de la représentation, d'une part en rendant étrange l'habituel tout en tirant le naturel vers l'artificiel, écartant d'autre part le champ afin de l'ouvrir sur le hors-champ de la représentation. Là où la forme témoigne contre sa pente habituellement exclusive de son sens de l'ouverture et de l'hospitalité en accueillant le difforme ou le boiteux, l'éclopé et le profané. Cette radicalité du geste cinématographique, en plus de prendre appui sur des réalités sociales sous-exposées et des figures socialement reléguées et partant vouées à l'absence de regard, témoigne du détournement pratique et critique de technologies faites pour le contrôle social des sexualités (par exemple Dans la peau). Et, ce faisant, le geste oppose esthétiquement la question de sa propre radicalité à cette extrémité attestée dans le forçage spectaculaire et mortifère qualifiant le narcissisme pulsionnel de certains de ses pires utilisateurs (si l'on pense en effet à l'usage qu'en aura fait Mohammed Mehra).

 

 

Diviser la profanation,

pour mieux la profaner

 

 

Ainsi, Jilani Saadi aurait réussi à faire émerger une puissance de désorientation baroque à l'endroit de la plus grande pauvreté économique (Tendresse du loup reste pour le moment son dernier film produit et distribué correctement). Raul Ruiz sortant comme Alien des entrailles de Jean-Pierre Mocky, Fritz Lang pris par derrière par Pier Paolo Pasolini (on y pense furieusement devant le plan incroyablement osé du personnage de l'albinos extatique, bigleux et prognathe violant Saloua dans Tendresse du loup). Cette désorientation, attentive aux mécanismes de réversibilité caractéristiques de la violence mimétique, est également soucieuse d'inscrire dans la représentation son hors-champ. La sexualité clandestine des héros de Dans la peau prend, notamment avec les poils pubiens humés par le garçon et son orteil du pied léché par la fille, des formes probablement jamais vues sur un écran tunisien, sinon arabe, à tel point d'ailleurs que les acteurs ont depuis refusé d'assumer les images d'un film bloqué dans sa visibilité (le film n'a été montré que trois fois jusqu'à ce jour et la première mondiale aura eu lieu lors des troisièmes Rencontres des cinémas arabes de Marseille en 2015). On imagine alors que c'est à cette aune-là que s'explique l'importance symbolique d'un cinéaste aussi solitaire que Jilani Saadi pour les jeunes cinéastes tunisiens contemporains parmi les plus passionnants, Ala Eddine Slim, Belhassen Handous et Youssef Chebbi.

 

 

Désorientation comme désœuvrement devront alors se comprendre, plus que comme simple transgression, comme profanation, radicalement. La profanation saisie, ressaisie ici avec le maximum de radicalité, depuis sa racine même, fondamentalement divisée : autrement dit la restitution à l'usage commun. « Alors que consacrer (sacrare) désignait la sortie des choses de la sphère du droit humain, profaner signifiait au contraire leur restitution au libre usage des hommes » (Giorgio Agamben, Profanations, éd. Payot & Rivages, 2005, p. 91). Que la restitution au libre usage commun soit vécue comme un viol à l'endroit du sacré minimal représenté par le corps de l'autre, littéralement (Tendresse du loup), socialement (la vidéosurveillance policière de Dans la peau) ou économiquement (la prostitution dès Marchandage nocturne). Ou bien qu'elle se comprenne comme inclusion dans le champ commun du visible de formes sacralisées puisque séparées et exclues de toute visibilité (de la figure des « hommes infâmes » comme les aurait appelés Michel Foucault à la question de l'intimité et de l'érotisme étouffée par la problématique du contrôle de la sexualité). La profanation est ce qu'il faut savoir diviser, la profanation est ce qui doit être profanée, la profanation portée au carré afin de désœuvrer les sacralités inavouées de la modernité et la rappeler alors contre certaines formes de séparation sacrales au sens émancipateur des usages communs, caméras GoPro comprises.

 

 

Grand profanateur qu'il faudrait rapprocher des cinéastes italiens Daniel Cipri et Franco Maresco, par ailleurs admirateur du grand portugais João Cesar Monteiro, Jilani Saadi est moins la tête de pont du nouveau cinéma promis par la jeune démocratie tunisienne que, depuis vingt ans maintenant, l'une des têtes de pioche les plus cohérentes mais aussi les plus sous-exposées du cinéma contemporain. Arabe ou non, qu'importe.

 

 

écrit le 27 avril 2015, repris le 28 novembre 2018

A propos de "Bidoun 2" (2014)

Bidoun 2 (2014) se veut un film délibérément foutraque qui s'expose à poil depuis le biscornu de ses cadrages, et qui avance par séries presque arbitraires de coups de force narratifs. Le monde qui s'y présente est un enfer désertifié, traversé de long en large par deux êtres paumés à l'errance azimutée par les bricolages d'un filmage néo-baroque comme d'un scénario menaçant toujours cependant de sombrer à vau-l'eau.

 

 

Depuis une inspiration puisée chez Walter Benjamin, Giorgio Agamben peut écrire que « les enfants, ces brocanteurs de l'humanité, jouent avec toute anticaille qui leur tombe sous la main, de sorte que subsistent dans le jeu des objets et des comportements profanes que l'on a oubliés. Tout ce qui est vieux peut devenir jouet, indépendamment de son origine sacrée » (in Enfance et histoire. Destruction de l'expérience et origine de l'histoire, éd. Payot & Rivages-coll. « Petite bibliothèque Payot », 2002 [1978 pour l'édition originale], p. 129-130). « Tout ce qui est vieux peut devenir jouet » est précisément aussi ce que vise Bidoun 2, drôle de bidule bosselé à l'image du corps déglingué de son réalisateur, avec son peignoir mauve Ben Ali, le cheveu ras et blond platine, le regard masqué par des lunettes de soudeur directement revenues de L'Aveu (1970) de Costa-Gavras inspiré par le procès d'Artur London.

 

 

Le beau consiste ici à ce que Jilan Saadi joue dans son film un corps en trop comme le cadavre de The Trouble with Harry d'Alfred Hitchcock (1955), qui s'obstine malgré tout à demeurer un objet transitionnel pour deux jeunes Tunisiens désaffiliés (les deux « sans » ou apatrides désignés par le titre). Abdou (Majd Mastoura, retrouvé deux ans plus tard dans Hedi de Mohamed Ben Attia) et Aïda (Sarah Hannachi) sont en effet des êtres suffisamment disponibles à la vacance et, comme l'aurait dit Thoreau, à l'extra-vagance, pour être happés dans un road-movie s'entêtant à aller nulle part dès lors que, dans un pays à la géographie dissoute, l'eau de la mer finit par fusionner dans l'eau de l'aquarium avec lequel s'ouvre le film. Le vieillard têtu, revenu avec quelques gros bras se venger d'Abdou et Aïda qui ont longtemps trimbalé et molesté son corps inconscient, lance le signal d'une castagne élidée car débouchant directement sur le fondu enchaîné tramant l'image du pare-brise de la voiture, de l'eau de la mer et de l'aquarium. Son corps-symptôme barrant la route à deux jeunes personnes, le vieillard revient ainsi comme un revenant insistant, l'avatar d'une triste figure dictatoriale que l'on aurait pu croire liquidée avec l'Histoire de l'insurrection populaire de 2011. Mais sa persistance comme pulsion de mort (ou comme « lamelle », cette « libido en tant que pur instinct de vie, c'est-à-dire de vie immortelle » évoquée par Jacques Lacan dans son Séminaire XI) noie la puissance océanique de la jeunesse en la contenant dans le cube violacé d'un aquarium alcoolisé. L'allégorie conjoignant de façon expéditive des bribes d'un lointain théâtre de l'absurde (voire de la foirade beckettienne) avec la véhémence vacharde et bricolée des films de Jean-Pierre Mocky porte de toute évidence sur une jeunesse réellement désorientée et possiblement rattrapable par ses vieux démons.

 

 

L'humidité du miroir à deux faces

 

 

La manière assez délirante avec laquelle Jilan Saadi ne craint pas de plonger dans le bain nanardeux afin de circonscrire un territoire de cauchemar demande à poser la question suivante : l'existence d'un Tunisien lambda serait-elle donc digne d'un film de série Z ? Quant aux discussions absconses relayées en ondes radiophoniques à propos de l'article 6 de la Constitution portant sur la liberté de conscience et la religion, elles se soutiennent de prises de vue tellement improbables et bizarroïdes (qu'il s'agisse des angles impossibles, des objectifs grand-angulaire et des tremblements aqueux de l'image) qu'elles finissent par produire effectivement comme la vision appauvrie d'un poisson coincé dans son bac vitreux. Jilani Saadi ose tellement tout que l'on se demande si ce tout est l'équivalent systématique d'un grand n'importe quoi, étant pour notre part souvent incapable de discerner dans son film entre la réussite qui pointe et le ratage qui l'emporte. Peut-être qu'est éprouvée ici l'absence d'opérateurs (le générique-fin note seulement la présence de deux cadreurs) qui peut être relativement compensée aussi au montage par Valérie Loiseleux, monteuse des films de Manoel de Oliveira.

 

 

C'est, d'un côté, l'éclatement de la perception pouvant rappeler le néo-baroque des films les plus fauchés de Raul Ruiz, avec des plans effectivement filmés depuis les plafonds ou en bordure de miroir (quand les mini-caméras numériques ne sont pas harnachés aux corps des acteurs). Et c'est, de l'autre, le jeu anti-naturaliste des acteurs dont les personnages comme revenus de la modernité des années 1960 (les jeux avec le miroir peuvent d'ailleurs lointainement rappeler Le Départ de Jerzy Skolimowski avec Jean-Pierre Léaud en 1967) affrontent des situations de la façon la moins attendue qui soit (c'est par exemple Aïda endormie dans la voiture d'Abdou qui ne s'en rend même pas compte tout en se masturbant en pensant à la femme qu'il aime située de l'autre côté de la vitre). Peut-être Jilani Saadi aura-t-il lu à nouveaux frais Averroès dont une paraphrase du De sensu et sensibus d'Aristote mentionne un miroir à deux faces dont l'une des deux parties est trempée dans l'eau afin d'évoquer l'humeur aqueuse de l'œil ? Et peut-être aura-t-il voulu renouer aussi avec la grande pensée « fantasmologique » du Moyen-Âge exemplifiée avec Le Roman de la Rose selon laquelle le miroir et la fontaine servaient à instruire l'union érotique de Narcisse et d'Éros afin d'exprimer la puissance fantasmatique du fol amour comme image qu'il faut pourtant s'approprier comme s'il s'agissait d'une chose bien réelle (cf. Giorgio Agamben, Stanze, éd. Payot & Rivages-coll. « Bibliothèque Rivages », 1994 [1992 pour l'édition originale], pp. 135-140) ?

 

 

En conséquence de quoi, Bidoun 2 pose en ses intempestives incorrections son intraitable monstruosité, celle qu'affrontent deux jeunes exilés de l'intérieur ou apatrides du grand dehors, Aïda-Éros et Abdou-Narcisse, paradoxalement impuissants à se défaire ensemble du corps encombrant du Père. Le miroir allégorique d'une monstruosité réelle mais bien moins saugrenue qu'il ne le paraît de prime abord l'est enfin en proposant de chiner et brocanter parmi les décombres de l'incurie nationale. Et l'incurie devra inclure autant l'industrie du cinéma elle-même qu'un certain nombre de fantômes peut-être revenus aussi du cimetière de la guerre à Bizerte, le réalisateur étant né quelques mois seulement après les événements de juillet 1961 qui hantent par ailleurs aussi la vie de Marc Scialom. En écho aux cheveux roux de l'orphelin surnommé Khorma, comme un Tirésias des bas-fonds ou un cousin tunisien du colporteur des Signes parmi nous (1919) de Charles-Ferdinand Ramuz criant les mauvaises nouvelles du moment qui sont aussi celles du monde qui vient, Jilani Saadi entré désormais dans l'âge platine de la vieillesse court incessamment le risque de ne pas toujours réussir à sauter sans trébucher par-dessus les parois transparentes d'un aquarium social ou politique bidonné. Le risque est affronté, il est résolument assumé, c'est une audace qui donne envie de sauter aussi en dehors de l'aquarium du vau-l'eau national.

 

 

écrit le13 février 2015, repris le 28 novembre 2018


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