La situation n’est pas inconnue : une salle de classe studieuse, le silence général requis par un devoir sur table, des élèves sous le contrôle sourcilleux d’une surveillante, une antisèche. C’est une feuille pliée en accordéon, sortie d’on ne sait quelle poche, tombée d’on ne sait quel trou. C’est un gage de hors-champ, on dirait même un cactus surgi de la faille d’un sol arpenté par des jambes de femmes dont le pas est un compas qui bat la mesure (et fait battre le cœur de quelques adolescents – on n’a pas oublié l’image truffaldienne). Le papier tombé est cependant de trop, c’est un excès, une présence obscène et fautive qui fausse la règle du jeu caractérisant la scène transparente de l’examen. Tombe en réponse et conséquence le couperet logique des sanctions, qui s’enchaînent au nom d’une règle qui, pourtant, ne sera pas moins transgressée que la norme scolaire proscrivant aux élèves de recourir à la tricherie. Métaphore cactée oblige, tout cela est donc bien épineux.
L’histoire est simple et elle ne l’est pas. C’est l’histoire que raconte en moins de trente minutes Fouska de Samy Elhaj en faisant œuvre avec sa miniature d’orfèvrerie. Suffisamment exemplaire pour se rappeler au bon souvenir du plus grand nombre, ce récit est un conte suffisamment singulier pour présenter la banalité de son argument au feuilletage d’un sens soucieux de déplier du banal le ban qui en constitue le pli. Fooska dit en tunisien la « fausse copie », autrement dit c’est l’antisèche nécessaire aux élèves qui suent à grosses gouttes quand s’intensifie l’aridité de l’examen, au risque d’essuyer la foudre des autorités scolaires qui frappent en bannissant par exclusion les élèves tricheurs. Il est vrai que, dehors, l’été se fait sentir en chauffant la terre jaune de la cour du lycée Hannibal Carthage. Il est non moins vrai que le papier plié en accordéon de l’antisèche induit une situation aussi épineuse que peut l’être un cactus poussant dans un désert. On le sait, une salle de classe peut s’offrir au désert qui avance et ses bancs servir de gibet ou de pilori à ceux qui font l’expérience de la banalité des injustices effectivement vécue comme une mise au ban.
Les tricheurs
C’est une situation banale, certes, mais le traitement ne l’est pas qui l’investit avec la rigueur démonstrative du film policier. Il y a donc des présumés coupables et des autorités instituées qui travaillent à dégager par la ruse ou par la force la preuve factuelle d’indéniables culpabilités. Il y faudra alors des interrogatoires et des contre-interrogatoires, des témoignages et des chantages, des soupçons flottants et des indices trompeurs, des preuves avérées et des aveux signés. Sept personnages, quatre lycéens et trois représentants de l’autorité scolaire, composent ainsi une équation comptant autant d’inconnues dès lors que la « fausse copie » se vérifie comme une pratique diversement partagée mais inégalement sanctionnée. En tous les cas, la partie engagée ne cesse pas d’être ludique, tenue d’un côté par un appareillage technique d’une légèreté toute rohmérienne, de l’autre aimantée par un sens du découpage aiguisé par le cinéma de Fritz Lang, au point de s’éviter de recourir à la facilité scénaristique du flash-back.
Les points de vue individuels se croisent et se superposent, les perspectives se feuillettent en fait comme les plis en accordéon de l’antisèche ou les feuilles épineuses d’un cactus. Les virevoltes narratives maniées avec dextérité ont des pointes qui composent la fleur d’un perspectivisme poussant le bouchon jusqu’à tordre le cou des évidences indiciaires et relativiser les polarités de l’innocence et de la culpabilité. La foudre finit alors par s’abattre sur les plus faibles, qui collent trop à l’image de resquilleurs toujours déjà identifiées par l’institution. Quant aux plus forts, ils connaissent déjà la double nature obscène de la règle dont l’avers est cette maille de fer exigeant d’être couturée par l’envers de ses petites exceptions qui constitue l’enfer des petits arrangements et des négociations secrètes comme autant de discrètes compromissions. La foudre est ainsi ce feu entretenu par les seigneurs du lycée Carthage Hannibal qui trahissent le legs de leur auguste prédécesseur, Hannibal Barca, le grand stratège carthaginois qui tint tête à l’empire romain et dont le nom appartient à qui ayant la faveur du dieu sémitique Baal associé à la foudre.
L’univocité destituée
Fouska a été réalisé en 2007. Le film s’est imposé depuis comme une allégorie à la précision toute géométrique de l’ordre policier et corruptible rapporté à la figure autoritaire de Ben Ali. D’autant que le proviseur s’habille de violet, la couleur préférée du régime benaliste (et la partie à sept inconnues ferait encore écho au privilège du chiffre sept pour le superstitieux autocrate). Depuis 2011, cette interprétation a gagné en véridicité avec la force rétrospective du contexte historique. Une décennie plus tard, le film intrigue encore mais sur un autre versant, peut-être davantage fascinant. L’antisèche est d’usage dans un monde où le désert de la loi inique croît comme les cactus. Mais l’antisèche dit moins que la « fausse copie », qui voit ici se démultiplier ses avatars (il y a plus d’un papier fautif incluant la signature d’aveux forcés), qui fait valser ses culpabilités (le premier de la classe n’y échappe pas moins que le directeur de l’établissement), qui oblige les indices à la duplicité (l’encre verte et la présence de plus d’un feutre de cette couleur).
D’abord c’est un papier qui tombe par terre, puis le paquet de copies de la surveillante suivi par une autre antisèche n’ayant pas servi, jusqu’à ce que des feuilles s’envolent dans la cour désertique du lycée. La « fausse copie » n’est pas un accident faisant accroc à la puissance discriminante et assertive, véridictionnelle, de l’écriture, elle en donne l’emblème vérifiant par là même l’obscénité des gardiens duplices de sa sacralité. La fausse copie n’a plus besoin de guillemets désormais, parce qu’elle expose la vérité de l’écriture dans ses puissances troubles de démultiplication et de dispersion. La lettre dont la dissémination divise la semence des autorités fait ainsi disjoncter l’univocité dont elles assurent la garde patriarcale, policière et logocentrique. Notamment dans le petit royaume de la salle de classe où les lycéens tunisiens sont soumis à l’examen consacré à vérifier leurs connaissances en « pensée islamique ».
Avec la fausse copie, la mesure de l’un cède le pas devant le compas du multiple, le plus d’un oblige l’univocité à s’ouvrir sur les fourches de l’équivoque : les simulacres règnent, pour le meilleur comme pour le pire, dans les promesses d’un érotisme diagonalisant les frontières générationnelles, dans l’adolescence déjà emplie des ruines de la trahison amoureuse. L’écriture asservie participe d’un pouvoir institué de conduction, comme dissémination elle est puissance folle de séduction et d’ambivalence, puissance virale et démonique de profanation et de destitution. Et l’ordre autoritaire laïc de ne pas moins s’y soustraire que l’univocité censée caractériser le texte sacré dont l’encre évidemment verte devient la couleur du mensonge. Fooska a sur des questions épineuses des pointes foudroyantes, comme une fleur de cactus surgi dans le désert sec de l’univoque. Comme on garde une poire pour la soif. Comme l’auteur aura su la cultiver depuis ses années de jeunesse (précisément sur les bancs du lycée Carthage Hannibal) pour la donner en héritage à son fils à qui son film est dédié.
10 février 2019