« Nous ne célébrons pas un passé remarquable,
nous attendons un futur à fêter. »
(Jacques Kebadian et Jean-Louis Comolli,
Les Fantômes de Mai 68, éd. Yellow Now-coll. « Les carnets », 2018, p. 75)
« Traînées de feu, effervescence où nous fûmes emportés et où nous ne cessâmes d’être ensemble, mais d’une manière nouvelle » : ce sont les mots de Dionys Mascolo pour décrire les journées et surtout les nuits passées en la vive compagnie des ami-e-s, Marguerite Duras, Robert Antelme, Maurice Blanchot, dans l’amitié intensément renouvelée par la participation à un événement politique consistant en la réinvention intégrale de la vie, en l’avènement révolutionnaire de la vraie vie dont Mai 68 demeure l’universelle nomination autant que la persistante énigme (« Pour l’amitié » in À la recherche d’un communisme de pensée. Entêtements, éd. Fourbis, 1993, p. 14). Ces mots qui disent la conjonction placée sous le signe prométhéen du feu de l’événement et de l’amitié renouvelée, on y pense à la découverte des premières images incandescentes des Révoltés. Images brûlantes de coller de si près à l’événement alors vécu comme un brasier, images brûlées d’en entretenir fidèlement le reste, cendres moins que braises un demi-siècle après.
D’emblée, le film de Michel Andrieu et Jacques Kebadian atteste qu’il ne sera pas une œuvre de commémoration, il n’y est nullement question en effet de cultiver les souvenirs filmés d’une époque révolue. La commémoration est un enterrement de première classe et la nostalgie est son triste affect privilégié. Comme y invite le chercheur en science politique Boris Gobille, quiconque s’intéresse réellement à Mai 68 doit alors sortir des ornières d’une « mémoire-écran » en opérant ainsi « la déconstruction des lieux communs qui empêchent la connaissance historique. » (Mai 68, éd. La Découverte-coll. « Repères », 2008, p. 5). Les images d’archives rassemblées à partir d’une quinzaine de films tournés durant les chaudes journées de mai et juin 1968, au cœur de l’événement, constituent un montage rhapsodique dédié à l’événement tel que son présent dure et tel qu’il brûle encore. L’événement dont le dur désir de durer de ses fidèles sujets avère que les archives ne sont pas les traces conservées du passé mais les images dont la valeur d'usage persiste dans la promesse que le passé a de l’avenir.
L’avenir du passé est ce temps chiasmatique assurant aux images d’actualités un présent tel qu’il n’est plus celui de l’actualité mais bien de l’intempestivité. À cet égard, les rhapsodes ne sont pas des archivistes missionnés par l’État pour assurer le gardiennage du matériel portant trace visuelle et sonore d’un passé dépassé, mais les archontes par eux-mêmes et quelques camarades mandatés pour garder la flamme de la possibilité rédemptrice que le futur soit l’aurore du passé.
Les fantômes de Mai
Les Révoltés aura été à ce titre précédé par un petit livre publié le 18 mai 2018, Les Fantômes de Mai 68 de Jacques Kebadian et Jean-Louis Comolli (éd. Yellow Now-coll. « Les carnets ») qui est devenu un film éponyme de cinquante minutes signé des mêmes auteurs rejoints à la réalisation par Ginette Lavigne, projeté aux États Généraux du film documentaire de Lussas en août 2018. Que sont donc ces fantômes revenant pour rompre avec la succession linéaire des temps ? Qui sont ces spectres qui brûlent de revenir parmi nous parce qu’ils n’en ont pas fini avec nous ? Dédié selon les mots de Daniel Bensaïd « à tous les récalcitrants à la nuque raide. Aux inflexibles qui refusent d’avaler tant de couleuvres qu’on finirait par ramper », Les Fantômes de Mai 68 croisent le fer rouge des photogrammes du film Le Droit à la parole réalisé par Michel Andrieu, Jacques Kebadian et le collectif ARC et d’un texte de Jean-Louis Comolli s’attachant à saisir la série disparate des attitudes, gestes et postures comme autant de signes fugaces et suspendus à l’état d’éclats interrupteurs du temps homogène, mécanique et vide – « des emblèmes, dans l’histoire mais hors du Temps » (opus cité, p. 11).
Emblématiques sont en effet les traces fantomatiques d’un monde bouillonnant parce que ressaisi dans sa jeunesse et les jaillissements de sa beauté convulsive. Emblématiques sont effectivement ces revenants qui sauvent de la tristesse de la cohorte médiatisée des renégats et des repentants, en prouvant contre l’horlogerie du capital que « les utopies deviennent des uchronies » (op. cit., p. 44). Le soulèvement des femmes et des hommes, les seconds comme d’autres Hamlet ou Empédocle et les premières comme de nouvelles Antigone, toutes et tous porté-e-s par l’enthousiasme révolutionnaire des journées de mai et juin 1968, c’est l’insurrection de la jeunesse du monde brûlant du désir de faire sauter le temps hors de ses gonds. Au nom d’une justice en excès aux prescriptions restrictives et exclusives du droit, d’une Loi hétérogène aux lois, d’une exigence infinie qui en finirait avec la finitude. Des images, ces traces incandescentes de traces incandescentes, brûlent ainsi de témoigner des excès nécessaires à faire disjoncter le circuit électrique des dominations et des chronologies, dans le court-circuit de l’actuel et de l’inactuel où l’intempestivité entre en collision avec le contemporain.
Incendiaire rhapsodie
On l’a dit, Les Révoltés est un film de montage, dont les battements rhapsodiques s’écrivent en lettres de feu et raccords d’images prélevées sur plusieurs films préexistants (le montage est toujours, on le sait, à la fois démontage et remontage). Ces films se comptent au nombre de seize, en voici les titres et leurs auteurs respectifs : Ce n’est qu’un début de Michel Andrieu ; Comité d’action 13ème de Renan Pollès ; Le Droit à la parole de Michel Andrieu et Jacques Kebadian ; Le Joli mois de mai de Jean-Denis Bonan et Mireille Abramovici ; Nantes-sud aviation de Pierre-William Glenn ; Collectif ARC 68 de Mireille Abramovici, Michel Andrieu, Gérard de Batista, Jean-Denis Bonan, Pierre David, Jean-Noël Delamarre, Gérard Desnoyer, Pierre-William Glenn, André Glucksmann, Jacques Kebadian, Jean Michaud-Maillan, Daniel Ollivier, Nathalie Perret, Renan Pollès, Monique Prunier, Françoise Renberg et l’ATELIER DES BEAUX-ARTS ; Citroën-Nanterre d’Édouard Hayem ; Classe de lutte du Groupe Medvekine de Besançon ; Écoute Joseph de Jean Lefaux ; Grands soirs et petits matins de William Klein ; Journal mural de Jean Narboni et Bernard Eisenschitz ; La Révolte des étudiants de Guy Demoy, Francis Espressades et Jean-Paul Thomas ; Le Cheminot de Fernand Moszkowicz ; Oser lutter oser vaincre de Jean-Pierre Thorn ; Sochaux 11 juin 1968 du Groupe Medvedkine de Sochaux ; Trente trois jours en mai de François Chardeau.
Il ne faut pas plus de 80 minutes aux auteurs des Révoltés, étudiants de l’IDHEC qui participent entre 1967 et 1972 à la co-fondation et l’animation du collectif ARC (Atelier de Recherche Cinématographique), pour exposer la réalité multidimensionnelle de Mai 68, dont l’onde sismique aura traversé secoué diagonalement non seulement la société française mais le monde en son entier. Et, dans la foulée, en profiter pour rendre gorge à la glu tenace des clichés, d’autant plus tenaces quand ils sont le fait de quelques repentis et abonnés médiatiques, qui réduisent l’événement à l’hystérie juvénile d’étudiants seulement révoltés contre la figure du père et désireux d’en finir avec l’internat en dortoirs séparés. D’entrée de jeu, Mai 68 est rappelé à sa dimension d’insurrection mondiale, les émeutiers partout ouvrent des brèches, Berkeley, Mexico, Berlin, Varsovie, Prague. D’emblée, l’actualité des images de feux nocturnes accueille virtuellement tous les embrasements anti-impérialistes et tiers-mondistes, indépendances africaines et guérillas sud-américaines, Vietnam arrosé de napalm étasunien après l’Algérie par la France. Même si Les Révoltés s’en tient à une chronologie française des journées de mai et juin 1968 (précisément de l’occupation de la Sorbonne le 3 mai aux affrontements avec la police à Renault-Flins puis Sochaux les 10 et 11 juin), sa tenue est rigoureuse en ceci qu’elle témoigne avec vivacité et alacrité de la multiplicité des sites et des fronts de lutte comme de la diversité des acteurs et des figures engagés dans la bataille.
Et le témoignage brûle d’autant plus que ses images n’ont pas été tournées de l’extérieur. Ce sont en effet des prises de vue et de son qui expriment des prises de position depuis l’intérieur du mouvement. Des prises cinématographiques dont la reprise rhapsodique indique, par exemple à l’occasion d’une course filmée en travelling-arrière puis avant, qu’elles ont aussi été arrachées de haute lutte aux forces de répression policière ayant cherché à en empêcher la production. Pour chaque prise constituée par la force c’est la déprise de la contre-force dont elle triomphe localement, sa partielle destitution. La synchronisation du son et de l’image caractérisant la nouveauté esthétique du « cinéma direct » pour reprendre la formule de Mario Ruspoli aura ainsi trouvé l’un de ses tout premiers terrains d’expérimentation pratique dans l’enregistrement politique des traces des luttes sociales qui, alors, n’étaient pas documentées par l’ORTF, l’institution étant par ailleurs elle-même en grève massive durant l’événement. C’est cette histoire du cinéma qui est une contre-histoire de la télévision, une contre-histoire qui redonne au cinéma sa part documentaire refoulée quand elle n’est pas niée par le privilège industriel et commercial du cinéma de fiction, une histoire à laquelle appartient pleinement de l’autre côté de l’Atlantique le collectif étasunien « Newsreel » avec Allan Siegel et Robert Kramer, que prolonge aujourd’hui un cinéaste comme Sylvain George comme le montrent Vers Madrid – The Burning Bright (2012) et Paris est une fête – un film en 18 vagues (2017). D’hier à aujourd’hui, on notera encore ceci que le passage de la radio-télévision d’État à la concurrence lucrative entre radios et télés publiques et privées aura été l’époque où le monopole étatique d’un appareil idéologique s’est redéployé au nom de la liberté mercantile entre les mains qui ressemblent à des mâchoires de l’État et du marché. S’il y a quantitativement plus d’images aujourd’hui qu’hier, le consensus antisocial n’est cependant pas moins garanti depuis que le néolibéralisme a succédé comme régime hégémonique au capitalisme monopoliste d’État.
Plus d’un Mai
Les Révoltés est une rhapsodie de la lutte qui tisse des relations de continuité depuis les failles de mondes séparés. Une continuité arrachée aux séparations géographiques et au centralisme parisien hérité du monarchisme absolu, une continuité assurée par l’image et le son entre Paris et d’autres territoires français qui sont le siège de vastes mouvements, en région francilienne avec Flins, Boulogne-Billancourt, Colombes et Ivry-sur-Seine, au-delà du côté de Quimper ou bien à Sochaux et Besançon. Une continuité qui restitue aux acteurs engagés dans la lutte la multiplicité de leurs visages, étudiants et ouvriers jeunes et moins jeunes, cadres syndicaux et lycéens, mais aussi des femmes qui doivent lutter pour s’imposer dans la prise de parole (et qui deviennent des militantes aussi aguerris que leurs compagnons de lutte comme c’est le cas à Besançon de l’immortelle Suzanne Zedet), mais encore des ouvriers qui s’interpellent en français mais aussi dans la langue des racisés comme l’arabe et le portugais, et même des enfants qui ont leur mot à dire parce que la réinvention de la vraie vie ne les concerne pas moins que tous les autres. Une continuité filée dans la série des lieux les plus divers, atelier des Beaux-Arts et usines Renault ou Citroën, Théâtre de l’Odéon et Sorbonne occupés, stade Charléty et bidonville de Nanterre, dépôts RATP ou SNCF, mais aussi tous les comités d’action, de grève et d’arrondissement, mais encore les commissions et les meetings, les manifestations et les occupations. Toutes les occasions, à l’exemple de la journée de manifestation du 13 mai durant laquelle un million de personnes ont battu ensemble le pavé parisien, auront été bonnes dès lors que les gens qui ne se rencontraient pas se rencontraient enfin pour tenir le site commun des places nouvelles consistant à ne plus occuper les places habituelles. Et tenir le site pour y prendre la parole comme d'autres avant eux ont pris la Bastille pour reprendre le mot fameux de Michel de Certeau l’aura été pour trois d’entre eux jusqu’à la mort, avec la noyade du lycéen Gilles Tautin âgé de 17 ans à Flins le 10 juin, suivie par la mort de Pierre Beylot et Henri Blanchet, deux ouvriers de Peugeot-Sochaux lors de la terrible répression policière organisée le lendemain, 11 juin. Cela qui a été misérablement nié par Le Redoutable (2017) de Michel Hazanavicius aura été rappelé par Jean-Luc Godard lors de la conférence cannoise de son Livre d’image (2018).
La rhapsodie cinématographique composée par Michel Andrieu et Jacques Kebadian au fond relaie fidèlement la politique populaire qui, alors, s’inventait en consistant à dépasser la segmentation sectorielle des foyers de luttes sociales pour une convergence révolutionnaire générale. Pour cela, il faut des raccords tissant diagonalement des solutions de continuités entre l’amphithéâtre et l’usine occupées, entre la rue où les foules battent le pavé et les pavés arrachées des rues pour s’opposer aux CRS et au pouvoir qui en train de les goudronner. Pour cela, il faut des raccords comme des jets de pavés en effet pour que gicle l’étincelle du présent historicisé, notamment trois fois par-dessus la « nuit des barricades » entre le 10 et le 11 mai, entre le 24 et le 25 mai, entre le 11 et le 12 juin avec les irréductibles du Quartier latin – ces grandes nuits incendiaires durant lesquelles 1968 était gros alors des journées insurrectionnelles de 1830, 1848 et 1871. C’est la complexité de Mai, c’est là sa multidimensionnalité dont témoigne un film comme Les Révoltés qui rend justice au fait qu’il y a eu plusieurs Mai simultanément, plus d’un Mai en même temps durant Mai 68. « Car Mai 68 est bien plutôt un chœur polyphonique souvent atonal qu’un ensemble ajusté de solistes. » (Alain Badiou, On a raison de se révolter, éd. Fayard-coll. « Ouvertures », 2018, p. 9). Mai 68 recoupe en effet au moins trois Mai, et peut-être même quatre si l’on suit ici la distinction proposée par Alain Badiou, à savoir le Mai étudiant et lycéen sous les auspices duquel s’ouvre Les Révoltés, le Mai ouvrier qui est celui de la plus grande grève générale de l’histoire de France et dont les convulsions emportent la seconde partie du film et un Mai plus libertaire, moins axé sur la critique sociale que sur la critique artiste de l’existant dans la continuité du surréalisme assuré notamment par les situationnistes. Chacun de ces Mai a d’ailleurs son site francilien privilégié, la Sorbonne pour les figures de la jeunesse étudiante, Boulogne-Billancourt pour les figures de « l’insubordination ouvrière » comme la nomme si bien l’historien Xavier Vigna, le Théâtre de l’Odéon pour les libertaires.
On pourrait pourtant contester aux Révoltés sa chronologie indexée sur la primauté du Mai étudiant. Mais le Mai ouvrier y est cependant rappelé à sa précédence historique localisée à Nantes avec Sud-Aviation, premier foyer d'occupation ouvrière où le comité de grève a participé à faire vivre une Commune montée deux fois à l'assaut de la préfecture (comme le rappelle L'Autre mai, Nantes mai 68 de Jacques Willemont en 2008). En même temps, le principe de l’occupation d’usine est une action qui se renforce dans sa fréquence grâce à la proximité des échanges entre étudiants et ouvriers, surtout les plus jeunes. Ces derniers sont en effet passés à l’action en forçant les bureaucraties syndicales qui ont bien été obligées de suivre un mouvement inauguré sur le versant ouvrier par des grèves sauvages. La jeunesse est bien ce fait sociologique qui aura historiquement permis de rapprocher étudiants et ouvriers, les premiers qui ne se satisfont plus des conditions archaïques de l’enseignement à l’université, les seconds qui ne se satisfont pas davantage de la discipline d’usine comme de l’encadrement syndical. Et le montage rhapsodique qui reprise le tissage des continuités arrachées à une société segmentée en places inéchangeables et hiérarchisées n’hésite pas à faire toute sa place aux ponctuations dissonantes qui rompent avec un certain consensus de gauche entretenu depuis dans la représentation de Mai 68. L’autocritique d’un cadre syndical de la CGT lors du meeting de Charléty du 27 mai, la déclaration du secrétaire de la CGT Georges Séguy faisant suite aux accords de Grenelle qui se félicite de n’avoir pas à demander aux ouvriers de reprendre le travail parce que la centrale ne leur a jamais demandé de cesser de travailler, les moqueries à l’égard du « rouquin » du Mouvement du 22-Mars et le slogan ambigu « La Sorbonne aux Français » entendus lors de la manifestation du 29 mai organisée par la CGT, enfin la une de L’Humanité du 6 juin célébrant « la reprise victorieuse du travail » : tout cela rappellera en effet que Mai 68 aura également été le nom d’une contradiction pour les organisations syndicales et politiques ouvrières, PCF et CGT clivés entre la tendance réformiste et l’élan révolutionnaire et le clivage paraît avoir perduré.
La rupture du consentement et le communisme sans héritage
(le quatrième Mai 68)
Les Révoltés marque ceci : Mai 68 est une multiplicité vivante, c’est le cristal d’une fractalité contemporaine parce qu’intempestive, une fête aurorale donnée à l’avenir du passé. Mai 68 nomme la conjonction disjonctive entre plusieurs fronts d’un même refus générique, entre plusieurs « ruptures d’allégeance » caractéristiques d’une « crise du consentement à l’ordre symbolique » (Boris Gobille, op.cit., p. 6). Un Mai, deux Mai, trois Mai, étudiants, ouvriers, libertaires : la dialectique, c’est cela, compter un, deux, trois, pour aller jusqu’à quatre. Entre les intervalles des tissages du montage rhapsodique, les archontes laisseraient voir l’autre Mai à la suite des trois premiers déjà repérés, le quatrième Mai, celui qui charge le plus d’historicité le présent en ouvrant l’avenir non pas à la répétition statique du passé mais à sa relance dynamique et créatrice. Le quatrième Mai, quel serait-il sinon celui de la rénovation de la vieille dialectique articulant les temporalité respectives des mouvements sociaux et des partis politiques. Celui qui appelle à la réinvention libertaire de l’hypothèse communiste dans sa mise à distance du parlementaire et de l’État, à l’écart de toute tentative de capture étatique, en soustraction à toute étatisation catastrophique. Mai 68 a eu lieu, Les Révoltés en atteste depuis la conjonction rhapsodique et disjonctive des trois Mai. Mais le film de Michel Andrieu et Jacques Kebadian est un carrefour avérant également l’existence diagonale de l’autre Mai, le quatrième Mai qui est le plus prometteur d’entre eux. Le quatrième Mai, riche de « l’ensemble des expériences qui ont attesté que l’impossible bouleversement des places sociales, le renversement de l’impitoyable, de la sordide hiérarchie des fortunes, des libertés et des pouvoirs étaient politiquement possibles, à travers un type inédit de prise de parole et la recherche tâtonnante de formes d’organisation adéquates à la nouveauté de l’événement. » (Alain Badiou, op. cit., p. 48).
Ce quatrième Mai est celui dont nous avons le plus besoin aujourd’hui, celui qui nous permettrait de pousser plus loin l’agenda des mouvements sociaux les plus récents ou actuels, limités tantôt par le privilège accordé à l’assembléisme (Nuit Debout), tantôt par une justice sociale indexée sur la redistribution fiscale (Gilets Jaunes). Comme le dit René Char dans le numéro 62 de ses Feuillets d’Hypnos, « notre héritage n’est précédé d’aucun testament » et il est vrai que la rhapsodie composée par les archontes n’a absolument rien de testamentaire. Mais la difficulté est grande cependant, dès lors que, en suivant désormais Maurice Blanchot, la relance libertaire et la réinvention créatrice de l’idée communiste exigent autant de rompre avec le consensus et le consentement à l’ordre existant qu’à s’exclure de toute communauté déjà constituée au nom d’un « communisme sans héritage ». Cette double rupture, cet héritage sans testament qui est un communisme sans héritage obligent à investir l’aporie en héritant de ce qui n’a pas d’héritier – c’est ce que Maurice Blanchot nomme encore « le trait d’union d’un désastre, d’un changement d’astre » (« Le communisme sans héritage », Comité Bulletin publié par le Comité d’action étudiants-écrivains au service du Mouvement n°1, octobre 1968, p. 13 repris dans Mai 68, révolution par l’idée [édition de Jean-François Hamel et Eric Hoppenot], éd. Folio, 2018, p. 57).
C’est pourquoi l’histoire que raconte Les Révoltés ne finit pas. C’est pourquoi le film n’est pas intéressé à raconter la suite que tout le monde peu ou prou connaît, à savoir l’interdiction des manifestations et la dissolution des organisations « gauchistes » le 12 juin, l’évacuation de la Sorbonne le 16 juin, la reprise du travail à Renault le lendemain, puis à Citroën, Peugeot et Berliet le 20 juin, la fin de la grève à l’ORTF le 23 juin et la victoire écrasante des gaullistes au second tour des élections législatives du 30 juin. C’est ainsi que l’on s'explique pourquoi l'on ne retrouvera pas l'inoubliable femme en colère du génial La Reprise du travail aux usines Wonder (1968) de Pierre Bonneau, Liane Estiez-Willemont et Jacques Willemont en guise de figure exemplaire de résistance ultime à l’effacement de l’événement. Et pas davantage l’ambition de répéter la clôture générale de toute la séquence historique dans le dialectique de l’épique et du tragique comme Chris. Marker l’a fait avec Le Fond de l’air est rouge (1977). L’image finale des Révoltés, qui montre le millier de personnes défilant silencieusement dans les rues parisiennes en mémoire à Gilles Tautin, offre au regard actuel la métaphore intempestive d’une forêt de poings qui brûlent comme des torches trouant la nuit. Et qui attendent que d’autres poings les relèvent dans le passage du témoin à travers la césure des temps. Ce témoin à passer et faire passer est un flambeau qui sert à ouvrir l’avenir et il aidera à fêter le futur quand celui-ci saura être digne d’accomplir les promesses du passé.
25 février 2019