La découverte de Akher Wahed Fina – The Last of Us aura toujours été déjà précédée d'une belle rumeur, légende prometteuse, dont la bulle avait commencé à enfler depuis sa présentation à la Mostra de Venise en 2016. Mais elle aura été déjà bien avant soufflée par les cinéphiles tunisiens qui suivaient l'affaire de très très près, Ikbal Zalila, Tahar Chikhaoui, Adnen Jdey, Insaf Mechta, Sihem Sidaoui. L'écume des présents développements se nourrit amplement de la levure des conversations avec eux, qu'ils en soient toutes et tous remerciés.
1) Un geste, une exclamation
(comme une main positive traversant la membrane de l'écran)
_ Ce premier long-métrage est un événement de cinéma, c'est une expérience esthétique. Exceptionnelle, elle aura été cependant précédée ou préfigurée par les deux premiers courts-métrages d'Ala Eddine Slim, The Fall (2007) et The Stadium (2010) et, également par sa participation à un documentaire important, Babylon (2012) co-réalisé avec Ismaël et Youssef Chebbi, un film consacré à un camp de réfugiés surgi du fond du désert pendant les mouvements populaires de 2011, avec l'insurrection démocratique tunisienne à l'ouest du pays et l'effondrement de la Libye à l'est.
_ Il demeure encore difficile de fixer par des mots ce que de telles images engagent, en termes de puissances imaginales et d'énergies émancipatrices, en termes de pensée et de sensibilité. La tâche est si périlleuse, on peut cependant s'y essayer en proposant quelques pistes qui ne le sont qu'à être des lignes de fuite, soucieuses du sens comme restance, du sens comme ce qui reste en résistant aux captures épuisantes des grilles de lecture carcérales et des machines paranoïaques d'interprétation.
2) Un film d'aventure singulier
(la non moins singulière aventure du film)
_ Si le film ne relève pas du genre de l'aventure, comme le serait l'énième aventure d'un archéologue au lasso empêtré dans les contradictions colonialistes et impérialistes de son époque, il serait cependant à comprendre comme une aventure mais alors en un sens fort, le plus fort et philosophique qui soit, au sens de Georg Simmel (l'aventure est rupture avec l'ordinaire, discontinuité valable comme un bloc en soi, comme une œuvre) et de Giorgio Agamben (l'aventure est un événement qui vous saisit du dehors et dont vous faites un destin en en tirant de façon paradigmatique un récit).
Le film serait donc une aventure, et cela selon quatre perspectives ou modalités spécifiques :
_ Une aventure en termes de tournage (4 semaines intenses d'hiver au nord-ouest de la Tunisie, dans la région de Jendouba, avec des journées de travail de 15 à 16 heures) et de production (quatre structures indépendantes locales parmi lesquelles Exit Productions et Inside Productions) : il faudrait citer les noms des amis qui ont participé à l'aventure collective dédié à tous ceux qui ne cèdent pas sur leur désir, particulièrement Amine Messadi dans le rôle de l'opérateur, Yazid Chebbi dans celui du preneur de son, Tarek Louati pour les compositions sonores, Haythem Zakaria pour les compositions graphiques, sans oublier les acteurs Jawher Soudani et Fathi Akkeri (le premier est connu pour être artiste de rue, le second pour être metteur en scène et comédien de théâtre).
_ Une aventure pour le personnage principal, un migrant d'origine subsaharienne, sans nom ni idiome (une lettre l'indique au générique : N.), qui vient du sud et se destine pour le nord, passe par Tunis (filmée comme un avant-poste de ce nord, comme une cité de la fantasmagorie marchande) et se perd en Méditerranée en arrivant, naufragé, dans la forêt d'une terre inconnue.
_ Une aventure pour le spectateur, qui partage avec le protagoniste moins le trajet que la trajectoire d'une déroute littérale. Une déroute aimantée d'un côté par des processus de désidentification : le migrant abandonné à la vie nue ou l'apatride anonyme, déchet des états-nations dont le constat avait déjà été dressé par Hannah Arendt, devient une icône mystérieuse et désirable). De l'autre par des processus de déterritorialisation : le non-lieu où est voué le migrant devient une zone comme le dirait Marie-José Mondzain, un entre-deux échappant à toute localisation, un site intervallaire, moins utopique qu'atopique, homogène aux formes et couleurs du monde sensible dont il hérite, fondamentalement sépia (à l'encre de seiche) ou bistre (ce brun tirant vers le gris issu de la suie détrempée et dont on se sert pour peindre au lavis), où la survie dans la barbarie du monde civilisé se fait vie composant avec le milieu naturel environnant (contre les battements de la visibilité boitant entre sous-exposition et fatale surexposition, le devenir est celui de l'imperceptible). Une aventure déroutante au triple sens d'une dérivation, d'une désertion et d'une désorientation : un plan de boussole affolée en expose l'idée en toute simplicité, il faut savoir perdre le nord pour rompre justement avec les partitions asymétriques du sud et du nord.
_ Une aventure enfin pour le cinéma tunisien, qui s'est exceptionnellement initiée en suivant des chemins buissonniers et broussailleux, en dehors des règles balisant le milieu professionnel et industriel, dans une transdisciplinarité favorisant les passages entre cinéma, vidéo et arts contemporains et privilégiée depuis 2011 par des collectifs comme Politiques. Une aventure que ce même milieu institutionnel aura d'ailleurs bien été obligé d'admettre après coup afin d'en reconnaître l'exemplarité (du prix du premier film accordé par les Journées Cinématographiques de Carthage à sa sélection afin qu'il représente la Tunisie pour l'académie des Oscars).
3) Un se divise en deux
(la dyade, plus d'un fois)
_ Un se divise en deux : voilà quel serait l'enjeu du tout premier plan du film. Au loin, une silhouette se dresse et glisse dans le désert, jusqu'à se fendre presque pour laisser advenir deux silhouettes différenciées. L'ouverture impressionne durablement :
_ L'image est double, qui vient de loin dans le cinéma (une certaine aventure du désert qui vient d'une radicalité du cinéma d'auteur aux franges de l'underground du mitan des années 1960-1970, Philippe Garrel et Chantal Akerman, Monte Hellman et Michael Snow, Werner Herzog et Michelangelo Antonioni), qui vient aussi d'ailleurs que du seul cinéma (la force plasticienne est ici telle qu'elle convoque sans forcer Paul Klee, Alberto Giacometti, Bill Viola).
_ L'image est double, parce que sa surface d'inscription, à la fois travaillée par un grand souci de matérialité et soutenue par une grande factualité neutralisant toute psychologie, est portée aussi par l'esprit des fata morgana, des mirages dans le désert de sel du Chott el-Djérid, mirages lucifériens qui sont moins trompeurs qu'ouverts aux lignes de fuite allégoriques (le récit, aussi factuel et documenté soit-il, est une fiction qui s'assume telle, en assumant sa part d'imaginaire).
_ L'image indique l'indice d'une structure de pensée moins monadique que dyadique, dont les battements comme ceux d'une paupière (la bâche de l'arrière d'un camion est battue par le vent comme la feuille de papier de Foyer du vidéaste tunisien Ismaël Bahri) se poursuivent avec la disparition du premier compagnon et l'apparition imprévisible d'un nouveau. Avec aussi la béance qui divise centralement le film comme dans un film de David Lynch ou Apichatpong Weerasethakul pour le surgissement d'inscriptions graphiques transformatrices de toute écriture afin de « lire ce qui n'a jamais été écrit » (Walter Benjamin). Avec encore le surgissement mystérieux au cœur de la forêt d'une sphère mystérieuse, un signe qu'il faut éviter d'enfermer dans le pur symbole en même temps que l'on y apercevrait ceci d'essentiel : après l'œil exorbité par les bombardements de la fantasmagorie marchande, vient la sphère lumineuse qui fait lever les yeux en éclairant la nuit comme le faisceau du projecteur dans cette grotte aux images qu'est la salle de cinéma.
_ La nuit forestière s'éclaire donc d'un feu originel et démonique, celui placentaire et dyadique de l'ami Pierrot qui succède aux amis passés et trépassés (et faire un brasier est, par ailleurs contre toute disposition islamique, la brûlante prière muette dédiée à l'esprit de l'immortel ami qui a tout appris et dont il faut soustraire le cadavre et sa cabane à la loi naturelle de la déréliction et l'entropie). Entre tous les feux dès lors dispensés, lampe-torche trouant la nuit, soleil couchant digne d'une toile de Turner dans le dos de qui prend le large comme s'il foutait le feu au vieux monde derrière lui, don somptuaire de la prière en forme de rituel de crémation, une bulle parmi les bulles pour qui renaît toujours déjà divisé, là où l'endroit ressemble le plus à l'envers, là où le trou confond dans sa boue élémentaire anus mundi et axis mundi.
_ Un se divise en deux à l'occasion d'un unique, d'un exceptionnel champ-contrechamp : c'est un regard en vertu duquel l'hospitalité et l'hostilité entrent dans une zone d'indiscernabilité. Cette zone où celui qui jusqu'à présent n'était vu par personne est considéré avec une intensité qui est celle du désir et de la pulsion encore obscurément entremêlés vérifie qu'il n'y pas les uns et les autres mais un autre qui ne l'est qu'à l'être de l'autre, soi-même non seulement comme un autre mais surtout comme l'autre de l'autre. Alors, le spectateur comprend enfin qu'il n'a pas cessé d'être regardé par le film lui-même avec le même genre de mélanges indistincts.
_ L'image est donc double parce que l'esprit est dyadique. C'est ainsi que marche l'image en se tenant sur ses deux pieds, l'un sur son versant factuel, matériel et pratique et l'autre sur son versant idéel, imaginaire ou allégorique, afin de projeter le spectateur dans le tableau tout en projetant continûment ce tableau dans son œil.
4) La problème de la robinsonnade,
apparemment promise, réellement contrariée
(l'écume de la parole manquante)
_ On aurait en effet affaire apparemment à une robinsonnade parce que le naufrage est la condition d'une survie seule puis à deux puis à nouveau seul, l'isolement loin de la civilisation obligeant à l'effort créateur d'une « insulation » (Peter Sloterdijk), d'une bulle symbolique servant ceux qui y vivent à s'abriter des violentes pressions exercées par le milieu naturel et dont le hurlement des loups est ici le signe le plus patent.
_ Pour que lève la bulle, pour qu'elle enfle et lévite, il y faut une mousse, non plus l'aspersion de l'eau nécessaire au lavage des voitures mais l'écume de la mer redéployée dans l'essai de transcodage graphique de l'artiste Haythem Zakaria dont les gouttes pleuvent dans la grande faille intervallaire du film. A son endroit qui est un envers où, ainsi que Edward Saïd l'aurait dit, le monde se fait entre-mondes. L'écriture poétique s'y prolonge alors en supplément sans comblement de la parole qui manque, le ruissellement de la série verticale des lignes parallèles tombantes rebondissant en cercles d'inégale diamètre, à la fois horizontaux et sécants. La parole qui manque à la commissure des lèvres des migrants disparus est la poétique graphique d'une absence qui est une hantise, d'une faille ouvrant l'ontologie sur l'hantologie et par où s'engorge une écume séminale qui fait lever la pâte lunaire d'un improbable ami Pierrot pour finir par gicler, plus spermatique que jamais, dans la cascade d'eau douce finale.
_ La robinsonnade est cependant doublement contrariée, d'une part parce que l'on ne sait pas si l'on se trouve réellement sur une île déserte, d'autre part parce qu'à la relation asymétrique et racialement connotée entre Robinson et Vendredi s'est désormais substituée la fusion des deux figures, redoublée entre N. et M., son alter ego plus vieux.
_ La robinsonnade de Daniel Defoe faisait déjà rire Karl Marx qui y reconnaissait la fable archéo-libérale de l'individu se faisant tout seul, elle ne reviendrait ici comme spectre qu'à la limite depuis sa double variante proposée par Michel Tournier avec Vendredi ou les Limbes du Pacifique en 1967 et, en sa version jeunesse datée de 1971, Vendredi ou la Vie sauvage. Mais à cette différence près, qui est décisive : l'héliophanie littéraire isolant la monade individuelle pour le bain érotique et dissolvant du cosmique aurait donc laissé place désormais à une manière originale d'« hécatophanie ». Il est vrai qu'ici, la lumière de l'astre mort relaie au plus profond de la nuit la lumière trop forte ou drue du soleil, astre diurne et patriarcal par excellence.
_ L'insulation autoriserait alors moins l'hypothèse que l'image de la presqu'île, métaphore appropriée parce qu'intervallaire et intermédiaire, qui dès lors participerait à éclater et morceler, disons même dans l'inspiration d'Édouard Glissant à « archipéliser » pour les disséminer les assignations massives, identitaires et catégoriques d'une logique continentale où règne la polarité molaire de l'État et du marché.
5) L'imaginaire en relève du documentaire
(blanche écume, noir Éros)
_ « Nul ne témoigne pour le témoin » ou « Personne ne témoigne pour le témoin » : ces trois vers de Paul Celan issus de « ASCHENGLORIE » (« GLOIRE DE CENDRES » selon l'une des traductions disponibles) ont fait penser plus d'un philosophe, à l'instar de Jacques Derrida qui s'est demandé si le poème ne témoigne pas d'abord pour le témoignage lui-même, dans la garde du secret de son impossibilité. Pourquoi pense-t-on alors à cela face au film d'Ala Eddine Slim ?
_ C'est ainsi que la fiction trouverait ici à imposer son régime de nécessité éthique : il ne manque pourtant en ce moment ni de documentaires ni de fictions consacrés aux migrants réfugiés, mais les seconds sont bien en peine d'égaler les premiers, paradoxalement plus riches en fictions que les fictions proprement dites ne le sont, qui sont par ailleurs souvent pauvres en documentaire aussi.
_ La fiction ne se tient ici, et c'est là sa facture exceptionnelle, que depuis l'absence radicale du documentaire, depuis l'impossibilité du documentaire qui témoignerait de ce qui adviendrait au migrant cherchant refuge mais disparu en mer, dans ce cimetière qu'est la Méditerranée. C'est parce que le témoignage documentaire manque que l'on peut inventer et imaginer, sans cependant jamais pallier ce manque et encore moins le combler. Il faut imaginer depuis ce manque qui en fonderait après coup seulement la légitimité, il faut que la fiction témoigne pour l'impossibilité du documentaire, que l'imaginaire supplée sans comblement au défaut du témoignage qui est son réel, le point de réel de l'imaginaire. C'est ainsi que la fiction témoignerait pour le témoin ressaisi dans la perspective d'une double absence, l'absence du témoignage faisant défaut et celle du témoin qui manque à jamais pour témoigner.
_ C'est ainsi que le film fonderait sa propre régime de souveraineté, dans l'écart distinguant le versant objectif recouvert par ce terme (la souveraineté des États-nations caractérise leur puissance de vie et de mort sur les populations qu'ils ont à charge ou à décharge) et son versant subjectif, lié aux expériences-limites, à l'être comme excès dont les rires et les larmes, le sang et les humeurs du corps, le sexe et la mort sont les aiguillons privilégiés (on aime alors à se dire dans l'inspiration de Georges Bataille qu'Ala Eddine Slim serait comme un anarchiste de type mystique).
_ Après tout cela, on peut enfin considérer la toute fin de The Last of Us dans la dimension de son entière sublimité : le personnage ne meurt pas, il disparaît de l'image mais dans l'image, il se fond en elle en s'évanouissant dans le paysage d'une source, fondu dans le devenir. Disparu ou évanoui, l'homme sans nom ni idiome est devenu alors figure iconique, mythe de cinéma, l'immortel désirable et inoubliable dont le dos et le fessier masculins, à l'érotique sculpturale, exposent au regard halluciné qu'ils sont peut-être les tout premiers à avoir été ainsi filmés du cinéma tunisien, arabe, maghrébin, etc. Comme la statuaire noire face à la blanche écume exemplifie l'écume de notre désir, nous qui coulons en désirant sans fin, désirant seulement en finir avec ce qui s'efforce à tout prix à vouloir en finir avec notre désir.
19 octobre 2018
Post-scriptum du 3 janvier 2019 :
On a beau vouloir compliquer l'apparente évidence de la robinsonnade, son motif cependant insiste, qui revient par le beau hasard d'une lecture offrant la découverte du premier roman arabe de l'Espagne islamique, Hay ibn Yaqdhan d'Ibn Tufayl (connu ici sous le titre de L'Éveillé ou Le Philosophe autodidacte). Sous la plume de Kamel Daoud, on lira en effet ceci :
« De tous les mythes de commencement, j'aime celui de la robinsonnade, mais dans sa version théologique, celle réécrite à la fin du XIIe siècle par Ibn Sina, Avicenne, et Ibn Tufayl, entre autres. On y décrit le monde nu, simultané du corps nu d'un nouveau-né, dans la tradition morte des récits mystiques. Le personnage arrive au monde dans une île déserte et se charge de prouver que la foi est innée et que la religion, au-delà du rite et du dogme, est une nature, un élan profond et naturel de l'homme. L'homme y a sa vocation insulaire de philosophe autodidacte. Le personnage s'appellera "le vivant fils du vigilant", traduction de Hay ibn Yaqdhan dans ces écrits anciens. De toutes les versions du récit que l'on retrouve facilement, j'aime cette introduction fabuleuse : "Nos vertueux prédécesseurs rapportent (Dieu soit satisfait d'eux) qu'il y a une île de l'Inde, située sous l'équateur, dans laquelle l'homme naît sans père ni mère." »
(Le Peintre dévorant la femme, éd. Stock-coll. « Ma nuit au musée », 2018, p. 49)