"O Ka - Notre maison" (2015) de Souleymane Cissé

Les quatre piliers de la maison

O Ka est le dernier film en date de Souleymane Cissé, immense cinéaste malien relégué dans les strapontins des festivals internationaux. Le film est beau en étant rigoureusement fidèle à son titre : c’est une maison faite en étagement et les quatre sœurs du cinéaste en tiennent les murs autant que ses piliers. Comme le film qui raconte leur combat contre l'expulsion est un documentaire qui se soutient aussi d’une histoire longue de cinéma venant en relais du rayonnement de mythes millénaires.

 

 

Le registre de l’intervention familiale, nécessaire, n’est pas suffisant : d'un côté le documentaire se dédouble en film de fiction, ; de l'autre le constat politique est transcendé par le poème aux résonances mythiques. Voilà les quatre piliers fondant la tenue de la maison de O Ka. La bâtisse natale donne au film son modèle architectonique, habité(e) par l’esprit d’un jeune homme de mille ans qui est à la hauteur de son nom en rassemblant autour de lui ses enfants, mobilisant toutes les ressources de liberté et d’insubordination caractérisant l’enfance qu'il reconnaît dans le combat de ses sœurs.

Enfantine rétivité

 

 

 

Comment commencer ? Par exemple en recommençant – un pas en arrière pour en faire un autre au-delà. On pourrait ainsi repartir d’un film important, Yeelen (La Lumière en bambara), que Souleymane Cissé a mis quatre années à réaliser entre 1984 et 1987, et pour lequel il reçut le Prix du Jury au Festival de Cannes, première récompense jamais attribuée à un réalisateur d’origine subsaharienne. Depuis le tchadien Mahamat Saleh Haroun avec Un homme qui crie a remporté le même prix équivoque en 2010, une récompense certes prestigieuse symboliquement, mais la moins bien située aussi dans la hiérarchie des palmes cannoises.

 

 

Précisément reviendraient quelques images issues d’un documentaire consacré au tournage de Yeelen où l’on reconnaît, dans un coin de dune plissée et orangée, le metteur en scène plus jeune de trente ans. On le voit alors s’y reprendre à plusieurs fois afin de réussir à faire entrer dans le champ couvert par la caméra un petit garçon récalcitrant, Youssouf Ténin Cissé, qui préfère se détourner de l’œuf d’autruche à portée de main pour mieux se retourner dans les bras de l’homme qui est probablement son père. La beauté picturale du plan à composer importerait donc moins ici que l’enfant dont les turbulences spontanées le poussent à préférer au champ cultivé par la caméra un hors-champ insolent, aimanté par la figure du parent aimé, et si aimable de rire de cette petite rébellion que son fils impose aux impératifs de tournage et de production.

 

 

L'enfantine rétivité à incarner les exigences figuratives de la mise en scène d’un récit mythique où un garçon prénommé Nianankoro s’initie à la lumière de la connaissance au risque de devoir affronter le roi Soma, son père qui craint l’apparition d’un rival susceptible de lui ravir son « pilon magique », est tout bonnement réjouissante. C’est qu’elle avérerait avec une limpidité cristalline l’essentielle inquiétude, l'intranquillité de tout héritier dont l’héritage est tissé de continuités et de ruptures, couturé de transmissions obligées et d’imprévisibles trahisons. Yeelen est cette « tragédie sorcellaire » ainsi que l’a décrite le réalisateur congolais David-Pierre Fila et son auteur, né dans une famille musulmane du quartier populaire de Bozola à Bamako, sait bien qu’il hérite des mythologies bambara associées à son nom, Cissé, qu’il recompose cependant en y associant dans un grand geste de création généalogique le peuple fulbé (joué par le fils de Souleymane Cissé, le fils de Nianankoro est aussi celui d’Attou, la dernière épouse du roi peul Rouma Boll).

 

 

L’enfant est donc destiné à hériter – et autant l’enfant du mythe que celui qui l’incarne dans le film et le récit de ses développements initiatiques et épiques. Mais l’adulte est destiné aussi à hériter de son enfance ressouvenue dans les turbulences de son jeune acteur, comme une réserve toujours disponible de liberté radicale, d'indétermination et d’insubordination pour l’avenir.

 

 

Une réserve de lumière dont le mythe cinématographique pose qu’elle métaphorise la connaissance dès lors qu’on ne cesse pas d’y reconnaître une naissance : présent en ouverture et en conclusion du film, l’enfant est ainsi rappelé à son titre de gardien du passé et de l’avenir, porteur de l’œuf et du soleil. Yeelen demeure ainsi le mythe d’un Homère contemporain offert en cinéma au peuple malien. Le mythe a pour fonction concrète d'éclairer depuis le foyer d’un passé imaginaire la quête initiatique d’une émancipation toujours recommencée contre la loi rude des gardiens du dogme. Et sous la condition de l’acquisition de savoirs agencés dans la composition hétérogène, forcément hétérogène des identités multiples, ethniques, culturelles et linguistiques.

 

 

 

Un jeune homme de mille ans

 

 

 

Le savoir est un jeu d’enfants, la connaissance est une cure de jouvence, une renaissance sur laquelle pèse la surveillance de qui a intérêt pour la perpétuation de son pouvoir à organiser l’ignorance de ses sujets.

 

 

Voilà bien qui constitue l’un des fondements de O Ka, le septième long-métrage du cinéaste malien depuis un demi-siècle d’exercice cinématographique, ouvert avec le court-métrage significativement intitulé L’Aspirant (1968), quarante années après le premier long-métrage, Den Muso – La Jeune fille (1975). Après un retard de deux années depuis sa présentation en séance spéciale hors compétition au Festival de Cannes en 2015, qui succède d’ailleurs à l’invisibilité du long-métrage précédent tourné en 2009, Min Yé – Dis-moi qui tu es, une comédie moquant la polygamie, O Ka arrive sur les écrans en différé dans une distribution en catimini par Pathé. Enfin, quand on parle d'écrans, il faut tout de suite préciser qu'il s'agit de quatre copies parisiennes et c’est tout.

 

 

Réduire O Ka ainsi qu'y invite la presse, à un documentaire d’intervention personnelle concernant l’expulsion arbitraire dont ont été victimes les quatre sœurs du cinéaste serait une erreur. Et d'autant plus mutilante si l’on ne voyait pas à quelles sources, plurielles et d’une certaine manière aussi hétérogènes que la généalogie impure et mêlée au principe du récit de Yeelen, s’abreuve un film qui témoigne dans une paradoxale modestie de l’ampleur de vue de son auteur.

 

 

Le titre, O Ka, dit « notre maison » en bambara et l'on sait bien qu'il faut plus d’un pilier pour qu’une maison tienne debout. L’un de ces piliers est une longue histoire de persévérance, qui remonte en amont du tournage de Yeelen aux mythes constitutifs associés au patronyme hérité. Un récit vieux d’un bon millénaire quand le Mali, nation instituée dans la vague des décolonisations en 1960, est un pays si jeune, à peine soixantenaire, plus jeune de vingt ans que le cinéaste dont on dira alors, films à l’appui, qu’il est comme un jeune homme de mille ans. Dans cette histoire multiséculaire à l’intérieur de laquelle trouvera donc à prendre place le drame réellement vécu par ses sœurs, on devra compter aussi sur quelques animaux mythiques, le cheval des Bambaras (Cissé signifie le cavalier) et le serpent, boa ou python (« Bida ») des Soninkés (Cissé est le nom mythique d’un peuple auquel les Bambaras sont apparentés).

 

 

Les avatars contemporains de la jeune fille mythique à sacrifier au nom du serpent constitué des anneaux de la rivalité familiale (les Diakité abusent de l'hospitalité offerte par les Cissé), de la spéculation immobilière (le quartier natal et populaire du Bozola n’y échappe pas) et de la corruption étatique (la plainte a été déposée et retenue à l’aide de quelques billets) sont devenues les quatre sœurs de Souleymane Cissé. Et leur frère documente depuis 2008 leur résistance pacifique en forme de désobéissance civile opposée à l’iniquité de l’arrêté d’expulsion. Le pilier documentaire dressé au nom du combat familial afin de préserver une maison familiale des stratégies expropriatrices se double d’emblée de l’autre pilier d’une histoire de cinéma qui appartient à Souleymane Cissé, d'un côté en dédiant O Ka à la monteuse récemment disparue de tous ses films, Andrée Davanture, de l'autre en représentant l’un de ses derniers enfants comme le continuateur des enfants mythiques de Yeelen et Waati – Le Temps (1995). L'enfant à la fois porteur de la lumière de la connaissance identifiée au soleil et, à l’instar de la sud-africaine Nanti, gardien du secret lui permettant de communiquer en toute intimité avec le grand cheval blanc. Et, comme on vient de le voir, cette histoire elle-même se constitue comme le relais dans le médium du cinéma d’un troisième pilier fait des mythes ancestraux et leur héritage oblige, contre tous les conservatismes traditionnels ou culturels, à en recomposer la matière afin d’en entretenir la dynamique vivante, l’enfance rétive jouée contre les raideurs et le sérieux du patriarcat.

 

 

O Ka est dès lors fidèle à son titre : c’est une maison faite en étagement, le documentaire se soutient d’une histoire longue de cinéma elle-même en appui au rayonnement de mythes millénaires.

 

 

 

La justice comme un soleil

 

 

 

Souleymane Cissé est un jeune homme de mille ans. C'est en raison de son enfance millénaire qu'il peut reconnaître dans le présent le plus contracté d’une lutte familiale circonstanciée une crise dont les raisons, à la fois économiques et politiques, ont aussi des fondements mythiques. La question demeure ou bien l’esclavage ou bien l’émancipation dès lors que le peuple se retrouve tiraillé, pris en tenaille dans la mâchoire d’une logique prédatrice qui repose sur la spéculation immobilière et d’une connivence étatique qui s’explique par des fonctionnaires voulant tirer un bénéfice de l’expropriation des sœurs.

 

 

Le documentaire d’intervention en faveur d’un combat familial, finalement remporté par une victoire devant les tribunaux à l’automne 2015, est un film aussi politique au fond que Den Muso. Les sœurs Cissé partagent en effet une communauté de destin faite d’injustice avec Ténin, la fille muette et violée du premier long-métrage. L'intervention du film a vocation politique, en même temps qu’il est un pur poème traversé d’autruches ou de fourmis remuant la terre, d’enfants et de lumière. On peut être moins convaincu par les parties fictionnelles reconstituant d’un trait parfois un peu forcé les zones aveugles du drame en train de se jouer (ainsi les heurts avec la police). Même si l’on devra y reconnaître en passant la tentative de ne pas se suffire justement de la consignation documentaire en ponctuant l’enregistrement des faits d’un lyrisme inattendu.

 

 

A l'inverse, on est vraiment séduit et emporté quand O Ka, qui fait d’un quartier de la capitale malienne une scène de procès débordant le cadre strictement judiciaire comme l'avait précédemment proposé plus allégoriquement Bamako (2006) du mauritanien Abderrahmane Sissako, trouve dans la scène elle-même une dimension antique liée au rayonnement solaire des origines mythiques. C’est que la justice en son incommensurable exigence reste hétérogène au droit, qui n’en représente que la mesure finie et, partant, à jamais discutable. C’est que la justice est lumière dont le droit peut induire par force l’obscurcissement – on le sait en France au moins depuis Montaigne et Pascal.

 

 

On le voit, le registre de l’intervention familiale, s’il est nécessaire, n’est cependant pas suffisant : d'un côté le documentaire se dédouble parfois en film de fiction ; de l'autre le constat politique est constamment transcendé par le poème aux résonances mythiques. Ce sont là les quatre piliers fondant la tenue de la maison de O Ka. La bâtisse natale devient le modèle architectonique du film où habite l’esprit libre d’un jeune homme de mille ans et c'est alors qu'il est à la hauteur de son nom en rassemblant autour de lui ses enfants, mobilisant toutes les ressources d’insubordination caractérisant l’enfance qu'il reconnaît dans le combat exemplaire de ses sœurs.

 

 

Depuis quand n’avions-nous pas vu au cinéma un film animé par une telle croyance, qui fut partagée par des artistes comme Sergueï Eisenstein et John Ford, Jean Renoir et Fritz Lang, Charlie Chaplin et Roberto Rossellini, une croyance offerte au cinéma comme un art permettant de faire bouger l’architecture mal ordonnée des choses ? Et dans quel sens sinon celui d'une justice aussi vieille que le soleil et aussi jeune que lui. Moyennant quoi, la maison de O Ka est la nôtre. La maison en question n'est plus affaire de possession privée, mais relève d'une propriété commune.

 

 

 

7 septembre 2017


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